b) L'emploi industriel en crise ?

L' observation quantitative de l'emploi industriel est bouleversée par plusieurs évolutions qui, résultant de cette recherche permanente de la rentabilité des entreprises, en affectent tant la structure que la qualité , sans pour autant les détériorer nécessairement. Ces mouvements rendent ainsi plus délicates les comparaisons historiques comme l'analyse de ce qui est communément qualifié de crise de l'emploi industriel.

(1) L'augmentation continue de la productivité du travail dans l'industrie

La baisse de la productivité apparente du travail depuis le début des années 1980 est l'une des caractéristiques principales des économies européennes . Comme l'ensemble des pays riches, l'économie française a été marquée par un tel ralentissement, la productivité passant d'un taux annuel de 4 % dans les années précédant le premier choc pétrolier à 1,3 % à la fin des années 1990 (ce taux était de 1,8 % au Royaume-Uni et aux États-Unis).

Cette tendance de fond est toutefois essentiellement due à la tertiarisation de l'économie . En effet, le secteur industriel a, pour sa part, toujours enregistré, sur moyenne période, des gains de productivité importants , s'élevant à plus de 4 % en moyenne annuelle depuis 1980 , grâce au progrès technologique . L'automatisation croissante et les innovations techniques ont ainsi, à quantité produite égale, diminué les besoins de l'industrie en main d'oeuvre . Cette baisse des effectifs industriels, contrepartie naturelle de cette évolution, se répercute positivement sur l'ensemble de l'économie au travers de la baisse relative des prix industriels. En outre, la baisse des prix des biens d'équipements offre au secteur des services la diffusion du progrès technologique, ce qui alimente la productivité globale des facteurs. Enfin, cette baisse des prix a permis aux industriels de défendre leurs parts de marché à l'international.

Toutefois, même si à court terme, une baisse de la productivité du travail peut avoir un effet positif sur l'emploi, il convient de rappeler que, à long terme , la croissance économique dépend directement de la capacité d'innovation d'une économie et donc d'une évolution positive du progrès technique .

Tel était d'ailleurs tout l'enjeu des débats intervenus en 2000 sur la nouvelle économie et le regain de croissance de la productivité du travail américaine, source de créations d'emplois qui auraient été, selon l'avis de certains économistes, liées à la diffusion des TIC dans l'ensemble des branches de l'économie. Dans la mesure où le taux de croissance d'une économie à long terme est déterminé par un ensemble de facteurs mais plus particulièrement par la croissance de la démographie et l'évolution de la productivité, il est donc impératif que les économies européennes renouent avec la croissance de la productivité du travail pour relancer la « machine à créer des emplois ».

(2) Le travail temporaire

Le recours massif des entreprises industrielles au travail intérimaire permet d'expliquer une partie des mouvements de l'emploi industriel car les emplois intérimaires, dont beaucoup concernent des postes de travail industriels, sont statistiquement recensés dans le secteur des services (l'employeur du travailleur intérimaire étant une société de services). Or, ces emplois sont passés, au cours des années 1990, d'un effectif de 150.000 à plus de 300.000 . La réintégration d'une partie d'entre eux dans les statistiques industrielles permettrait , de ce fait, de diminuer mécaniquement l'importance apparente des pertes d'emplois dans le secteur manufacturier .

En effet, le recours à l'intérim permet aux entreprises de disposer d'une main d'oeuvre flexible en externalisant vers une société de services la gestion des rigidités du marché du travail , notamment celles induites par les législations nationales du travail. Ainsi, l'emploi d'intérim a supporté l'essentiel de l'ajustement des effectifs lors de la rupture de croissance de 2001-2002, ce qui a permis de limiter la baisse de la productivité par salarié à 0,3 %, intérim compris, contre 1 % sans prendre en compte ces effectifs.

(3) L'extériorisation des tâches

Les entreprises industrielles, pour améliorer leur rentabilité ou se consacrer à leur coeur de métier , ont progressivement confié un certain nombre de leurs tâches de gestion (entretien, comptabilité, maintenance, marketing, services après-vente, parfois ressources humaines, etc.) à des sociétés de services , qui les assurent pour leur compte : c'est ce qu'on appelle l'« extériorisation ». L'extériorisation des services hors du secteur industriel, dans son acception comptable, a ainsi conduit à une baisse mécanique du nombre d'emplois industriels , puisque ceux-ci sont comptabilisés à raison du secteur d'activité de l'employeur et non en fonction du poste de travail occupé .

Le secteur des services aux entreprises connaît partout en Europe une croissance liée à cette « tertiarisation » ou dématérialisation de l'activité industrielle. La France n'échappe pas à cette tendance, avec un taux d'extériorisation des services industriels de l'ordre de 50 % et une augmentation de l'emploi du secteur des services aux entreprises de plus de 1,2 million de postes de travail depuis 1990 . Dès lors, si l'industrie manufacturière stricto sensu ne représente plus que 17 % du PIB, les services industriels qu'elle a extériorisés restent liés à son existence et doublent pratiquement cette proportion .

En réalité, l' imbrication de l'industrie et des services aux entreprises est aujourd'hui si importante qu'elle rend la frontière entre les deux secteurs de plus en plus floue . Ainsi que l'a souligné lors de son audition M. Jean-Pierre Falque-Pierrotin, directeur général de l'industrie, des techniques de l'information et des postes (DIGITIP), les technologies de l'information conduisent à la constitution d'entreprises étendues, étroitement liées à leurs clients et à leurs fournisseurs. A cet égard, les mesures statistiques issues des années 1950, peu modifiées depuis, saisissent difficilement les réalités nouvelles d'un tissu constitué d'activités de services, disposant des caractéristiques d'une industrie . Cette imbrication croissante conduit d'ailleurs les Anglo-saxons à avoir une acception plus large que les Français du terme « industrie », qui regroupe, dans leur terminologie, les activités productives non seulement matérielles, mais aussi immatérielles. C'est dans cette optique que M. Jean-Louis Levet, chef du service des entreprises et du développement des activités économiques au Commissariat général du Plan, a affirmé, lors de son audition par votre groupe de travail, que la société post-industrielle était un mythe car, dans les pays où les services se développent fortement, l'industrie croît . Si cette observation est globalement vérifiée, elle doit pourtant être nuancée par l'analyse des évolutions affectant certaines économies comme celle du Royaume-Uni par exemple.

(4) Crise des emplois non qualifiés ou des emplois compétitifs ?

On ne saurait enfin examiner la crise des emplois industriels sans se référer à la distinction à opérer entre emplois non qualifiés et emplois compétitifs . Ainsi, les transformations de la structure productive mondiale et la diffusion du progrès technique à l'échelle internationale se traduiraient, dans les économies les plus développées, par un biais en défaveur du travail non qualifié , selon un mécanisme historique ternaire :

- destruction des emplois les moins qualifiés à mesure de l'émergence des pays dotés d'une main d'oeuvre abondante et peu chère, qui offrent des perspectives de rentabilité plus importantes ;

- diminution supplémentaire du nombre des ouvriers non qualifiés par substitution accélérée des facteurs de production ( i.e. remplacement du travail par du capital) en raison de la diffusion des automatismes industriels ;

- hausse croissante des besoins de main d'oeuvre qualifiée, y compris dans les secteurs où l'emploi baisse globalement, en raison du développement des fonctions commerciales, d'études, de recherche, de conception, de marketing, etc.

A titre d'exemple, dans l'ensemble du secteur français de la métallurgie, le nombre d'ouvriers est passé de 1,5 million à 986.000 entre 1981 et 2001, celui des employés, techniciens et agents de maîtrise a régressé de 733.000 à 503.600, tandis qu'à l'inverse, le nombre de cadres et d'ingénieurs a progressé de plus de 50 % sur la même période, passant de 199.800 à 312.500.

Cette théorie doit néanmoins être nuancée au regard des analyses développées devant votre groupe de travail par M. Pierre-Noël Giraud, pour qui la distinction entre les emplois du secteur abrité de la concurrence internationale et du secteur exposé est aujourd'hui plus pertinente . Proposant d'examiner la part de l'économie nationale qui s'inscrit dans le secteur exposé, il observe que l'emploi d'un travailleur non qualifié n'est pas nécessairement menacé s'il se situe dans le secteur abrité (construction, tourisme ou restauration, par exemples). De même, les emplois qualifiés soumis à la concurrence internationale sont désormais autant menacés que les emplois non qualifiés , puisque les pays émergents les plus importants, Brésil, Russie, Inde et Chine (BRIC), disposent d'un très important nombre de « cols-blancs » parfaitement formés. Le défi des économies européennes serait alors de restructurer et de renforcer les secteurs exposés à la concurrence internationale tout en développant, dans le même temps, le nombre d'emplois situés dans le secteur abrité.

Ainsi, la capacité industrielle française est confrontée à des mutations multiformes et à la nécessité de s'adapter pour ne pas disparaître . Comme l'on relevé lors de leur audition Mme Marie-Suzie Pungier, Secrétaire confédérale à Force ouvrière (FO), M. Hervé Perrier, responsable de la fédération FO de la métallurgie, et M. Francis Van de Rosieren, Secrétaire général de la fédération FO des textiles, il convient en effet de se garder de laisser se constituer progressivement « une industrie sans savoir et sans main d'oeuvre » .

Car l'industrie exerce un effet d'entraînement fondamental sur le reste de l'économie , bien plus élevé que celui des activités de services. Selon les calculs de la DATAR, il ressort ainsi que, pour un euro de production, l'industrie consomme près de 0,70 euro de produits intermédiaires contre 0,40 euro pour les services . En outre, plus de la moitié des commandes passées à l'ensemble de l'économie française émanent du secteur industriel. En particulier, celui-ci constitue un client essentiel du secteur des services, lesquels arrivent dans certaines entreprises ou branches au premier rang des consommations intermédiaires. On trouve ainsi, parmi les services les plus consommés par l'industrie, le conseil et l'assistance, les services opérationnels et les transports. A titre d'exemple, le conseil et les services opérationnels, avec un total de 5,2 milliards d'euros en 2001, occupent les troisième et quatrième rangs des consommations des industries du secteur de la viande et du lait. De même, les services opérationnels constituent la plus importante dépense de l'industrie chimique en produits intermédiaires, avec un total de 4 milliards d'euros en 2001.

Il est donc indispensable de trouver les voies et moyens pour que la France maintienne et développe sa puissance industrielle afin de renforcer sa croissance économique. Mais ce défi est d'autant plus difficile à relever que le pays est confronté à la concurrence directe de nouvelles zones géographiques dotées de forts avantages comparatifs .

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