d) La délocalisation dans de nouveaux secteurs jusqu'ici épargnés

Si tous les secteurs économiques sont soumis à des contraintes de rentabilité, la recherche de coûts de main d'oeuvre plus faibles était jusqu'il y a peu, dans de nombreuses filières, contrariée par la nécessité de disposer d'un niveau minimal de qualification pour garantir la qualité du processus de production . La nouveauté de la troisième vague de délocalisations, à l'origine du débat actuel, réside précisément dans le fait que les nouvelles zones d'accueil des localisations peuvent mettre à la disposition des industriels des salariés à la fois moins payés que dans les pays de l'OCDE et suffisamment bien formés pour répondre à des exigences de qualité . C'est pourquoi tant des industries de main d'oeuvre, telles la plasturgie, des filières pour lesquelles la main d'oeuvre ne constitue pas le poste opérationnel le plus important dans leur bilan, comme la chimie, et surtout désormais le secteur des services, connaissent aujourd'hui également des mouvements de délocalisations.

A titre d'illustration des industries de main d'oeuvre jusqu'à présent relativement épargnées, la plasturgie , qui désigne l'ensemble de la transformation des matières plastiques en produits finis ou semi-finis et compte près de 4.000 entreprises employant plus de 160.000 salariés.

Ce secteur était jusqu'à présent très dynamique en raison de la diversité de ses marchés : fabrication d'emballages, de caoutchouc, d'éléments pour la construction automobile et pour le secteur médico-chirurgical. Or, les entreprises de ce secteur qui ne se sont pas portées sur des marchés spécialisés traversent une période délicate. Après plusieurs années de forte croissance, la profession a en effet enregistré en 2002 une stagnation de son chiffre d'affaires global par rapport à 2001 (25,6 milliards d'euros). Les effectifs ont baissé de 1,2% en 2002 et n'ont pas progressé depuis. Malgré une nette amélioration en 2003 et un redressement à court terme des perspectives des industriels, les inquiétudes ne sauraient être entièrement dissipées en raison de facteurs conjoncturels et structurels qui favorisent des décisions de délocalisations.

Au plan conjoncturel, la plasturgie constitue une filière sur laquelle la hausse du prix du pétrole a un fort impact en tant que matière première. Si la parité entre l'euro et le dollar venait à retrouver un équilibre plus conforme à la rationalité économique tandis que les prix de l'or noir demeuraient aussi élevé qu'aujourd'hui, la nécessité de réduire drastiquement les coûts de production s'imposerait.

Sous un angle structurel, on observe que cette industrie est particulièrement dépendante des donneurs d'ordre , qui raisonnent avec les fournisseurs français en se référant aux prix asiatiques. En effet, les plasturgistes français se trouvent en concurrence avec des fabricants des pays de l'Est ou d'Asie sur le marché des produits de consommation divers à faible valeur ajoutée. Ainsi, la filière a subi le contrecoup des choix faits dans l'automobile. Cette concurrence provoque un désarroi chez les sous-traitants français pour lesquels une véritable mutation de l'industrie est en marche. Deux positions sont généralement avancées : certains défendent l'innovation afin d'augmenter leur marge alors que d'autres prônent la délocalisation. La tentation de la délocalisation concernerait ainsi plus de la moitié des PME de cette industrie, selon une étude de KPMG menée en 2003 auprès de deux cents dirigeants de PME françaises dont le chiffre d'affaires oscille entre 7 et 75 millions d'euros (65 ( * )).

Cependant, dans ce secteur comme dans les autres, les délocalisations ne sont pas nécessairement négatives et signes d'un déclin, ainsi que le prouve la stratégie du groupe Plastivaloire : en dépit de la délocalisation en Chine de la fabrication de certains moules, celui-ci non seulement maintient neuf sites en France, notamment pour les opérations de mise au point définitive, mais il a également décidé de réaliser une opération immobilière d'envergure pour accueillir la direction générale afin de pérenniser les deux usines de Langeais et de Chinon.

Les délocalisations concernent aussi désormais de manière plus diffuse des filières plus capitalistiques telles que le secteur de la chimie . Certes, la situation française est à cet égard moins menacée que dans d'autres pays européens, en particulier l'Allemagne dont la chimie, fleuron industriel, a perdu 105.000 emplois entre 1994 et 2002.

L'industrie chimique française occupe la cinquième place sur le marché mondial après les Etats-Unis, le Japon, l'Allemagne et la Chine, et la deuxième position sur le marché européen, qui représente 34 % du marché mondial contre 28,7 % pour l'Asie et 26,3 % pour les Etats-Unis. Toutefois, son taux de croissance sur les dix dernières années est légèrement inférieur à la moyenne de l'Union européenne. Lors de son audition, M. Bernard Rivière, président de l'Union des industries chimiques, a indiqué à votre gropue de travail qu'une étude prospective sur l'évolution des industries chimiques menée par le CEFIC ( European Chemical Industry Council ) confirmait cette tendance dans des projections faites à l'horizon 2015, hors pharmacie, secteur qui demeure très dynamique.

Une des raisons de ce repli réside dans la diminution régulière de l'investissement ces trois dernières années . Si la part des investissements sécuritaires a crû en raison des contraintes pesant sur l'environnement, celle relative aux capacités est beaucoup plus faible. Or, la diminution des investissements pose la question de l'obsolescence des usines et donc, à terme, celle de la re-localisation de ces investissements ailleurs que sur le territoire national . Cette perspective est renforcée par la tentation d'échapper à des contraintes environnementales croissantes et, par ailleurs -de manière plus classique -, de réduire les coûts de production dans les pays émergents.

Enfin, même si cette activité ne constitue pas le domaine d'investigation de votre groupe de travail, celui-ci ne saurait omettre de faire référence pour mémoire au secteur des services . La plupart de ses interlocuteurs lui ont en effet fait observer qu'à l'avenir, l'essentiel des délocalisations devrait le concerner, à l'instar du mouvement déjà solidement installé aux Etats-Unis, dont les entreprises recourent volontiers à l'extériorisation « off-shore », en particulier vers l'Inde, pour un nombre croissant d'activités.

Si la France n'est encore pas très exposée à cette tendance, elle connaît pourtant déjà des délocalisations de ce type, dans le domaine des centres d'appel (Maghreb), de la comptabilité (Maurice ou Madagascar) ou encore de l'informatique. On citera ainsi à titre d'exemple l'entreprise indienne Atos Origin, située à Bombay et employant 450 salariés, qui réalise des prestations de service pour des entreprises comme Alstom , Axa , BNP Paribas ou le Crédit lyonnais .

A l'instar de M. Michel Testard, entendu par votre groupe de travail, tous les experts estiment que le mouvement pourrait s'accélérer. Ainsi, 15.000 à 20.000 emplois pourraient être créés à l'étranger par des entreprises françaises dans des call-centers . Selon M. Paul Hermelin, directeur général de Cap Gemini Ernst&Young , les sociétés de services informatiques devraient connaître une vague de délocalisations comparable à celle qui a frappé l'industrie textile (66 ( * )). Comme le souligne le cabinet ATKearney, des activités de plus en plus sophistiquées, à fort contenu intellectuel, sont traitées sur le sous-continent indien depuis deux à trois ans. Ce mouvement concerne, outre les services déjà sous-traités depuis une quinzaine d'années comme la saisie de données ou la programmation informatique de base, la recherche-développement, l'analyse financière ou les études de marché. Ainsi, Ineum Consulting estime que 730.000 emplois du secteur financier européen pourraient être détruits d'ici 2008 en raison de l'offre développée par les pays en développement (67 ( * )).

A l'issue de cette présentation générale du phénomène des délocalisations dans les industries de main d'oeuvre, votre groupe de travail retient trois enseignements majeurs :

- les délocalisations sont un phénomène économique relativement ancien qui ne constitue qu' un des aspects des incessantes restructurations de l'outil industriel dans un système globalisé , au demeurant nécessaires pour entretenir le mécanisme de l'innovation et permettre aux zones émergentes de s'intégrer positivement dans la division internationale du travail ;

- leur appréciation statistique est délicate et sans doute insuffisante dans notre pays, mais les estimations convergentes des experts ne permettent pas de penser que la France connaît récemment un mouvement massif qui priverait son industrie de ses ressorts dans la compétition internationale, pour autant que les industriels soient capables de s'adapter en recherchant l'excellence sur les segments productifs riches en valeur ajoutée ;

- à cet égard, l'irruption de nouveaux pays, disposant d'une main d'oeuvre abondante et de hautes capacités technologiques , rend la compétition plus rude , explique sans aucun doute une relative accélération des délocalisations et leur diffusion à de nouveaux secteurs ou segments productifs , et rend nécessaire un réelle vigilance à leur égard . Toutefois, cette émergence de nouveaux acteurs, dont les besoins immédiats et à venir sont considérables, est aussi bien davantage la cause d'une redistribution des moyens de production à l'échelle planétaire qui, répondant à des objectifs de conquête de marchés , ne saurait être qualifiée de délocalisations.

* (65) Etude citée par le Journal du Net Management du 16 novembre 2003.

* (66) In La Tribune - 31 mars 2003.

* (67) In Capital n° 148 - Janvier 2004.

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