II. LES DÉLOCALISATIONS : OBJECTIFS ET COÛTS CACHÉS

Le phénomène des délocalisations d'entreprises est ainsi un processus participant par essence à l' internationalisation de l'économie : il en est à la fois un symptôme et un facteur . Il paraît à cet égard utile de se pencher sur les avantages que recherche un entrepreneur en délocalisant tout ou partie de son activité, mais aussi sur les risques susceptibles de le conduire à s'abstenir d'une telle décision, voire à « relocaliser » quelques années après avoir « délocalisé ».

S'agissant de ce que votre groupe de travail a qualifié de délocalisations « pures », le recours à une main d'oeuvre meilleur marché est, sans conteste, le gain essentiel que les entreprises attendent le plus souvent de leur décision. On sait que les rapports de coût en la matière atteignent des niveaux considérables dans certains domaines : ainsi, par exemple, le taux de salaire horaire dans le textile est 45 fois moins élevé au Pakistan qu'en France, selon les observations de l'Union des industries textiles (UIT) présentées lors de leur audition par MM. Jean-Pierre Grillon, vice-président de l'UIT, et Thierry Noblot, délégué général. Au vu d'une telle différence, comment ne pas s'étonner qu'il reste encore des usines textiles dans notre pays ? Finalement, et paradoxalement, l'analyse des délocalisations pourrait alors moins conduire à s'interroger sur la raison de leur survenue qu'à se demander pourquoi elles ne sont pas plus nombreuses...

En effet, si le différentiel des coûts de la main d'oeuvre entre pays industrialisés et pays en développement était le seul critère présidant aux mouvements de délocalisations, on ne saurait expliquer :

- que ces mouvements ne connaissent pas une bien plus grande ampleur que celle constatée ou estimée aujourd'hui et qu'ils n'affectent pas la plupart des emplois, qualifiés et non qualifiés, des secteurs productifs soumis à la concurrence internationale ;

- qu'un bien plus grand nombre de pays en voie de développement n'en bénéficient pas et que seuls certains Etats ou zones géographiques les accueillent ;

- que, dans divers secteurs (automobile, électronique) et activités (recherche et développement, finances), ils suivent autant, voire davantage, des flux Nord/Nord que des flux Nord/Sud.

A l'évidence, beaucoup d'autres paramètres que le seul coût du facteur travail sont pris en compte dans une stratégie de localisation industrielle , certains d'entre eux pouvant d'ailleurs conduire à ne pas retenir le choix d'une installation dans un pays en développement .

A. LES DÉTERMINANTS DES DÉLOCALISATIONS

La recherche de coûts réduits de production constitue, la plupart du temps, la motivation essentielle d'une délocalisation. Mais d'autres facteurs sont également à prendre en compte, qui pèsent parfois autant, voire davantage, dans la décision. Le schéma suivant, réalisé par le cabinet ATKearney et aimablement fourni à votre groupe de travail par MM. Laurent Petizon et Olivier Delrieu lors de leur audition, tout comme les autres documents qui illustreront les propos à venir, indique, à titre d'exemple, le poids respectif des différentes motivations à la délocalisation dans le secteur de l'industrie automobile.

Source : entretiens ATKearney réalisés en 2003 auprès d'acteurs de l'industrie automobile

1. La réduction des coûts

S'agissant des coûts, on observera tout d'abord que ce critère ne devient réellement déterminant que pour des produits à faible valeur ajoutée, dits « matures ». On examinera ensuite la principale ligne de coût des industries de main d'oeuvre, c'est-à-dire précisément le coût du facteur travail, avant d'analyser les autres types de charges susceptibles d'être moins élevées à l'étranger, qu'il s'agisse de la fiscalité, du coût du foncier ou de celui de l'énergie.

a) La maturité des produits

La notion de « maturité » du produit est essentielle pour comprendre les délocalisations dans la mesure où l'écrasante majorité des biens et services dont la production est délocalisée, au sens strict du terme, des pays industriels vers des pays en développement, sont des produits dits « matures » . La maturité exprime le fait qu' aucune innovation , technologie ou autre caractéristique discriminante intégrée au produit ne peut plus permettre à celui-ci, en le distinguant d'un produit similaire, d'échapper à la concurrence par les prix . Qu'il s'agisse par exemple, depuis longtemps déjà, des T-shirts ou des chaussures bas de gamme, ou, aujourd'hui, de certains composants électroniques ou de pièces détachées de l'industrie automobile, ces éléments n'ont plus une valeur ajoutée intrinsèque justifiant un prix de vente plus élevé que celui du marché. Celui-ci s'aligne donc sur les coûts de production les plus bas qui, s'agissant des produits des industries de main d'oeuvre, dépendent largement du coût du travail.

On observera à cet égard, comme en ont témoigné de nombreux industriels entendus par votre groupe de travail, que cette réalité explique en grande partie la segmentation géographique des processus de production et la très importante augmentation du commerce international intragroupe (68 ( * )) : un bien assemblé en Europe est en effet désormais très souvent constitué de nombreuses fournitures provenant de zones de production à bas coûts. Selon une enquête du cabinet Mercer Management Consulting parue en janvier 2004, les grandes entreprises européennes devraient ainsi doubler leur approvisionnement dans ces zones d'ici 2005, plus de 40 % d'entre elles (contre 15 % aujourd'hui) y réalisant plus de 10 % de leurs achats. Ce que, à titre d'exemple, confirmait en avril dernier le PDG de l'équipementier automobile français Valeo, qui a pour objectif de faire passer ses approvisionnements dans les pays à bas coûts de 25 à 70 % d'ici 2010.

Les cas de délocalisations d'unités de production de produits matures abondent et on ne saurait évidemment tous les citer. On retiendra cependant celui de la fermeture de l'usine STMicroelectronics de Rennes, qui faisait l'objet d'un puissant intérêt médiatique quand elle a été évoquée devant le groupe de travail par deux responsables de l'entreprise : pendant trente ans, les technologies de semi-conducteurs produites à Rennes et arrivant à leur maturité ont toutes été successivement délocalisées vers le site de Singapour, tout en étant remplacées par des lignes de nouveaux produits. Aujourd'hui, la direction de STMicroelectronics estime que cette politique ne peut plus être poursuivie sans investissements jugés trop coûteux, qu'elle a choisi d'effectuer sur deux autres sites européens (Crolles en France, pour 3 milliards d'euros d'ici 2007, et Catane en Italie) pour y développer notamment sa nouvelle gamme de plaques de 12 pouces : dès lors, le transfert de la production de technologie 6 pouces, arrivée à maturité, de Rennes vers l'Asie, conduit à la fermeture du site français et au risque du chômage pour 465 salariés.

Cette notion de maturité est également essentielle a contrario : elle souligne l'importance de l'innovation comme facteur permettant de s'imposer face à la concurrence internationale et témoigne qu'aucune industrie n'est, en tant que telle, nécessairement promise à la délocalisation . On en prendra pour preuve le contrat remporté début mai 2004 par le fabriquant de jouets Lansay , dont le secteur d'activité est soumis à la féroce concurrence des pays asiatiques depuis de très longues années déjà : il a emporté une commande du géant américain de la distribution Wall-Mart , pourtant connu pour sa stratégie essentiellement axée sur la recherche de prix d'achat extrêmement bas, de cinq millions d'exemplaires de sa mini-console de jeux TiviPad Pac Man . De la même manière, c'est grâce à une politique de montée en gamme que Beideacod , entreprise familiale de compteurs industriels installée dans le Bas-Rhin, a pu résister aux pressions à la délocalisation engagées par son principal client pour diminuer les coûts : selon M. Jean-Claude Audet, directeur général, entendu lors du déplacement du groupe de travail en Alsace, le remplacement de produits matures par une technologie plus innovante, associé à une réorganisation des sites de production, a permis non seulement d'échapper à la concurrence par les prix, mais aussi d'ouvrir à l'entreprise de nouveaux marchés.

* (68) Voir à cet égard l'étude de la DIGITIP in « Le 4 pages » du SESSI n° 186, janvier 2004, qui démontre notamment qu'en 1999, les 800 premiers grands groupes industriels internationaux réalisaient les deux-tiers des échanges extérieurs des produits manufacturés et près de 90 % des échanges intragroupe, qu'ils spécialisent leurs sites de production au niveau mondial, 65 % des flux transfrontaliers internes aux groupes résultant de cette spécialisation, et que, s'agissant des filiales de groupes étrangers installés en France, 50 % de leurs importations intragroupe étaient des biens réutilisés dans le processus de fabrication sur le territoire national.

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