II. QUELS CHOIX DE DÉVELOPPEMENT PRIVILÉGIER ?

L'attitude à adopter face aux délocalisations suscite en deuxième lieu un questionnement sur le niveau de développement auquel aspire notre société . Nul ne conteste que, pour s'imposer dans la compétition économique, il soit nécessaire de fournir des efforts. Ce n'est que lorsqu'on aborde la nature de ces efforts, leur degré, leur répartition, que les divergences apparaissent : en cette matière plus qu'en d'autres, équité et efficacité ne sont pas synonymes d'égalité de traitement . Les modèles de développement assez divers que donnent en exemple l'Histoire ou le monde actuel sont là pour en témoigner. A cet égard, votre commission a souhaité baliser de quelques grands repères les pistes de solutions qu'elle préconise, tout d'abord en rappelant l' intérêt qui s'attache à conserver une exigence élevée de normes de développement , puis en suggérant une plus forte responsabilisation des acteurs économiques , avant de rappeler qu'aucune politique ne pourra s'exonérer, si elle recherche l'efficacité, de choix stratégiques susceptibles d'être douloureux .

A. MAINTENIR UNE EXIGENCE ÉLEVÉE DE NORMES DE DÉVELOPPEMENT

Le modèle français est fondé sur un haut niveau de protections collectives destinées à la fois à favoriser le développement individuel et à consolider le lien social . Que les moyens juridiques et financiers mis en oeuvre pour maintenir, voire accroître, ce niveau soient tous pertinents, efficaces ou cohérents, est évidemment une question essentielle, mais elle ne saurait être ici l'objet du débat. Plus modestement, il ne s'agit que de s'interroger sur les entorses à cette exigence que la société française serait éventuellement prête à consentir dans le but de diminuer le nombre des délocalisations des industries de main d'oeuvre . Dans cette perspective, il convient d'examiner successivement les deux principales différences entre le modèle de développement français et celui des pays émergents expliquant les écarts de coûts de production : la protection sociale , qui pèse sur le coût du travail, et les normes environnementales , qui affectent celui du capital.

1. Préserver le modèle social

Pour faire face à la concurrence des pays émergents sur les segments productifs employant une main d'oeuvre importante, l'une des solutions pourrait être de diminuer drastiquement le coût global du travail : supprimer tout salaire minimum, diminuer les charges sociales, augmenter fortement la durée du travail, réduire les contraintes normatives qui encadrent les relations du travail. Sans nécessairement tout réformer en même temps, ni sombrer dans l'excès, un certain nombre de pays industriels ont déjà effectué ce parcours ou s'interrogent sur l'opportunité de s'y engager.

La Grande-Bretagne connaît ainsi depuis une vingtaine d'années un modèle social aux antipodes, à bien des égards, du nôtre, fondé sur la flexibilité et la réduction au minimum des règles sociales (plusieurs directives européennes, telles celles relatives au temps de travail ou à l'information et à la consultation des salariés, ne sont toujours pas applicables en vertu de diverses dérogations). Nombre de commentateurs ne manquent pas de saluer le dynamisme de l'économie britannique , son taux de croissance flatteur (+ 2,3 % en 2003) et son faible taux de chômage (4,8 % l'an dernier). Cependant, ces performances ont un coût social très important : la sortie anticipée du marché du travail de plus d'un million de salariés pourtant en âge de travailler, une précarisation accrue des emplois (la moitié des contrats de travail ont une durée inférieure à quinze mois), une paupérisation qui s'aggrave (20 % des personnes ayant un emploi vivent en deçà du seuil de pauvreté : c'est le taux le plus élevé de l'Union européenne à 15). Mais surtout, cette stratégie n'a pas empêché à la Grande-Bretagne de subir sur la période une désindustrialisation sans précédent et de connaître des mouvements de délocalisations bien supérieurs aux nôtres .

Un constat identique peut être fait quant à la situation des Etats-Unis, qui sont confrontés à de nombreuses délocalisation alors même que, comme le rappelait lors de son audition M. Claude Pottier, chargé de recherches au CNRS, le salaire ouvrier moyen a connu , sur la période 1982-1996, une baisse absolue .

Pour votre commission, ces exemples tendent à démontrer qu'il est inutile d'engager avec les pays émergents une « guerre des coûts » de la main d'oeuvre en renonçant à un socle de protection sociale solide et étendu : outre qu'elle serait perdue d'avance compte tenu du différentiel de départ, elle ne paraît pas forcément efficace.

Mais cette position de principe n'interdit en revanche pas de chercher à renforcer l'efficacité des dispositifs existants , qui méritent bien des réformes . On peut donner à l'entrepreneur davantage de liberté dans l'organisation du cycle de production , et donc assouplir la législation sur le temps de travail, continuer à réduire le coût du travail non qualifié pour renforcer l'incitation à l'embauche et diminuer le chômage, rationaliser les dépenses d'assurance-maladie afin d'alléger les prélèvement sociaux , etc., sans pour autant trouer les filets de protection : c'est ce qu'ont entrepris avec succès ces dernières années des Etats « sociaux » comme la Suède, le Danemark, la Finlande ou encore les Pays-Bas. Leur exemple démontre que les pistes sont nombreuses : mais il serait illusoire de croire, comme le prétend par exemple le patronat allemand à l'occasion du débat sur l'éventuelle augmentation de la durée du travail, qu'elles permettront d'interrompre les délocalisations. Comme il serait dangereux que, mises en oeuvre avec excès, elles conduisent à la fracture du lien social.

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