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Mercredi 13 mai 2009

- Présidence de M. Hubert Haenel -

Agriculture et pêche

« Nouveaux aliments »
Aliments issus d'animaux clonés (E 3767)
Communication de M. Jean Bizet

M. Jean Bizet. - Le texte auquel se raccroche mon intervention est une « proposition de règlement relative à la mise sur le marché de nouveaux aliments ». Cette proposition vise principalement à simplifier les procédures appliquées aux nouveaux aliments. Mais derrière cette apparence anodine, l'enjeu majeur est la question des aliments issus des animaux clonés.

Alors que le Sénat peut se féliciter d'avoir apporté des contributions décisives au moment des premières lois de bioéthique au milieu des années 90, notre commission ne peut rester silencieuse lorsque, quinze ans plus tard, cette question resurgit de façon détournée et presque insidieuse. Cette proposition a trop de ramifications politiques et sociétales pour ne pas s'en préoccuper.

« Préoccuper », le terme est volontairement vague car l'examen que je vous propose n'est plutôt qu'une longue interrogation. Sur un tel sujet, nous sommes en permanence « sur le fil », glissant du texte au contexte, de la technique à l'éthique. Le sujet impose cette prudence et cette retenue. Pour essayer de dénouer les fils, je vous propose d'aborder ce sujet par itérations successives.

En premier lieu, le texte n'est pas en cause. C'est juste son champ d'application qui peut être débattu. De quoi s'agit-il ? Quel est l'objet du texte ? La proposition vise à simplifier le régime de mise sur le marché des nouveaux aliments. On compte environ une dizaine de demandes par an en moyenne, qu'il s'agisse d'aliments naturels inhabituels en Europe tels que le jus de noni (accepté), la pulpe de baobab (en cours d'examen) ou la poudre de bois de daim (refusé), ou d'aliments élaborés par l'industrie agroalimentaire tels que les aliments aux phytostérols censés lutter contre le cholestérol (refusé) ou bien encore l'huile de sardine ou de nouvelles pâtes de chewing-gum (en cours d'examen).

La commercialisation est aujourd'hui encadrée par un règlement de 1997. L'objectif est de protéger la santé humaine et de garantir le bon fonctionnement du marché intérieur. Le régime en vigueur procède en recensant les catégories de nouveaux aliments et repose sur un système d'autorisation préalable, avec un examen national par les autorités sanitaires des États membres - en France, l'AFSSA (Agence française pour la sécurité sanitaire des aliments)  - et un arbitrage éventuel au niveau communautaire, après avis de l'AESA (Autorité européenne de sécurité alimentaire).

En pratique, les désaccords sont nombreux. Les agences nationales s'opposent souvent à l'adjonction d'ingrédients, soit par principe, soit sur des modalités ou des seuils. Par exemple, le Conseil s'est opposé à la commercialisation de saucisses contenant des phytostérols parce que la saucisse ne pouvait être prédivisée en portions, qui auraient permis de doser l'apport en molécules. Les désaccords sont fréquents et les délais d'examen sont très longs, souvent de deux à trois ans.

La simplification proposée par la Commission est double. Il y a d'abord une simplification pour les aliments conventionnels peu connus en Europe mais consommés dans d'autres parties du monde ; beaucoup d'États tiers se plaignaient en effet de ne pas pouvoir exporter en Europe des productions locales comme ce fut le cas, par exemple, du jus de noni, consommé en Indonésie. Désormais, ces produits bénéficieraient d'une procédure d'autorisation simplifiée. Ensuite, la procédure d'examen sera centralisée et reposera directement sur la Commission et l'AESA, ce qui évitera les délais évoqués.

Ces deux améliorations étaient souhaitées. Le nouveau système d'autorisation sera incontestablement plus simple et efficace. En revanche, les difficultés surviennent lorsqu'on évoque le champ d'application du règlement. La Commission renonce à lister les catégories d'aliments, mais adopte une approche beaucoup plus large censée couvrir tous les nouveaux aliments. Les nouveaux aliments sont les denrées dont la consommation dans l'Union européenne est restée négligeable avant le 15 mai 1997, date d'entrée en vigueur de l'actuel règlement.

L'objet principal porte sur les denrées issues des biotechnologies, nouveau créneau de l'industrie alimentaire. Mais un autre cas est aussi évoqué : il s'agit des « aliments issus de nouvelles technologies ou techniques », une formule bien neutre, qui est pourtant le noeud du sujet, puisqu'elle laisse la porte ouverte à l'autorisation des aliments issus d'animaux clonés.

On aborde là le deuxième cercle d'investigation, qui suppose de bien cerner le sujet. Ce texte n'est pas un texte sur le clonage animal, ni a fortiori un nouveau texte sur le clonage, mais sur les aliments issus d'animaux clonés. La précision est fondamentale car ce n'est ni le lieu ni le moment de débattre du principe du clonage.

On retiendra simplement que si quelques États ont fait des choix fondamentaux en matière de clonage humain, il n'y a pas de texte communautaire contraignant sur le clonage et encore moins sur le clonage animal, qui ne suscite pas les mêmes appréhensions que le clonage humain. En effet, les deux doivent être distingués. Tout d'abord, contrairement au clonage humain, il n'y a pas d'interdiction du clonage animal et la pratique s'est beaucoup développée depuis la fameuse brebis Dolly en 1996. Depuis, le clonage s'est appliqué au veau, au porc, au lapin, au rat, au cheval, au chien, et au dromadaire, dernière espèce clonée puisque l'information a été donnée pas plus tard que la semaine dernière. Ensuite, le clonage animal peut s'avérer très utile dans certaines circonstances. La piste de la sauvegarde des espèces est un peu illusoire lorsque les espèces sont en voie d'extinction. Il me faut tout de même évoquer le clonage d'Aurore, l'une des trois dernières vaches de Bazougers, une race du Maine-Anjou, il y a quelques années. Mais ce sauvetage in extremis ne sauvera pas la race. En revanche, le clonage d'animaux de laboratoires qui permet de disposer d'animaux strictement identiques peut faciliter l'étude des effets de telle ou telle molécule. Le clonage d'animaux de compagnie est également une voie commerciale nouvelle.

Même si ce détour me paraissait utile, ce texte n'est pas un texte sur le clonage animal, mais seulement sur l'utilisation des aliments issus d'animaux clonés. Ces aliments seraient soumis au même principe d'autorisation préalable par l'AESA dans les conditions que l'on a vues. Quelques observations à ce sujet constituent en quelque sorte le troisième cercle de réflexion.

Tout d'abord, les produits issus d'animaux clonés, c'est-à-dire principalement la viande et le lait, ne présentent pas de différence avec l'original. Il n'y a pas d'apport ou de modification de substance, donc pas de différence avec l'animal cloné initial. La santé humaine n'est pas en jeu. Ce qui pose un problème déborde du seul champ de la santé publique. D'ailleurs, un aliment ne doit pas être seulement « bon à manger » mais doit être aussi « bon à penser ». Il y a des quantités d'espèces qui seraient parfaitement comestibles mais que l'on ne mange pas, parce que l'esprit n'est pas préparé à ce qu'elles soient mangées.

À ce jour, il n'y a pratiquement pas de clonage directement à des fins alimentaires. Avant tout pour des raisons de coût. Compte tenu du nombre des tests et des préparations, avec un pourcentage de chance de succès de l'ordre de 10 %, le clonage reste une technique coûteuse. Pour fixer les idées, le prix de revient d'un taureau cloné est de l'ordre de 100.000 euros.

Le clonage alimentaire est-il ou serait-il utile ? Il y a quelques mois, une personnalité publiait une tribune provocatrice intitulée : « Mangez des clones ». L'argument repose sur l'innocuité des aliments issus de clones et sur la satisfaction des besoins alimentaires en cas de pénurie. Face à cette position individuelle, il me faut évoquer la position collective du Conseil national de l'alimentation. L'avis, rendu le 13 octobre 2008, est très opposé au clonage animal, en se fondant essentiellement sur deux raisons.

Tout d'abord, les techniques actuelles de sélection des animaux donnent d'excellents résultats et ont permis de sélectionner des animaux qui répondent aux critères demandés par le consommateur et l'industrie alimentaire. D'ailleurs, une éventuelle pénurie en viande et en lait peut être aisément contournée par une réorientation des aides agricoles. Ainsi, le risque de pénurie ne peut à lui seul justifier le recours au clonage à des fins alimentaires.

Ensuite, le Conseil de l'alimentation pose la question de l'acceptabilité sociale qui renvoie à la perception des risques. Les premières études d'opinion montrent de grandes réticences à la consommation d'aliments issus d'animaux clonés. Mais le Conseil évoque surtout le retentissement éthique du clonage animal à des fins alimentaires. L'éthique peut se définir comme un ensemble de règles visant à indiquer comment les êtres doivent se comporter entre eux, dans une période donnée et dans un espace donné. C'est ce qui distingue l'éthique de la morale. L'éthique étant liée à un contexte, tandis que la morale est universelle. Le clonage animal a un retentissement éthique qui sort du registre scientifique dans la mesure où la banalisation implicite du clonage animal induite par ce texte inclut une possibilité d'application à l'espèce humaine elle-même.

Les Français sont réceptifs à de tels arguments. On serait donc tentés de dire « Halte, n'allons pas plus loin, c'est trop important pour s'engager dans cette voie sans en débattre ». Voire même, « c'est trop important pour s'engager dans cette voie » tout court. Certes. Mais au moment où la conclusion semble s'imposer, quelques arguments vont suffire à nous déstabiliser.

Le premier est une conséquence de l'approche éthique que l'on vient de privilégier. L'éthique est toujours relative. Elle dépend du lieu et des époques. De telle sorte qu'il faut admettre qu'il y a d'autres lieux où le clonage animal - et, a fortiori, les aliments issus d'animaux clonés - ne pose aucun problème. C'est le cas des États-Unis. L'analyse américaine est simple : « D'accord pour les objections scientifiques, sur la santé par exemple, s'il y en a, mais tout le reste relève du registre de l'irrationnel ». Or, comme il n'y a pas d'objection scientifique, il n'y a pas de problème pour développer le clonage animal. D'ailleurs, il existerait d'ores et déjà environ 600 taureaux clonés outre atlantique. Il faut bien être conscient que tout blocage ou tout frein européen se traduirait par un contentieux avec les États-Unis.

On vient de vivre une situation comparable à propos des importations de veaux aux hormones. Le contentieux s'est réglé par un accord : les États-Unis renoncent aux exportations de veaux aux hormones vers l'Europe en échange d'un accord sur des importations, en Europe, de viande américaine, sans hormones, à hauteur de 20 000 tonnes la première année et 45 000 tonnes dans trois ans. Le contentieux était certain et l'issue était très probable. Les États-Unis ont considéré que la compensation était correcte. C'est ainsi que fonctionne l'Organisation Mondiale du Commerce. Les différends se règlent souvent par des compensations commerciales. C'est aussi ainsi qu'un contentieux avec les États-Unis sur le commerce des aliments issus d'animaux clonés pourrait se dérouler. Bien sûr, cela ne doit pas être une raison pour renoncer à se positionner, mais il faut être conscient des conséquences de ses choix.

Le deuxième argument est plus embarrassant. Il n'y a, dans les faits, pratiquement aucun moyen de suivre le sort des animaux clonés et de leur descendance. On suit le sort du prototype en laboratoire, on suit encore l'évolution des premiers descendants, pour voir s'ils sont malades ou fragiles, ou s'ils présentent des caractéristiques imprévues. À l'extrême rigueur, on suit la troisième génération. Mais il arrive un moment où il n'est pas possible de suivre la filiation et de savoir si un animal, ou une viande, est issu d'un animal cloné.

Ainsi, toute la construction patiemment élaborée, fondée sur des arguments techniques, éthiques, s'écroule : il n'y a pas moyen de savoir si le consommateur consomme ou consommera des aliments issus d'animaux clonés. Quelques pays européens achètent d'ores et déjà des paillettes de taureaux clonés américains qui peuvent engendrer plusieurs dizaines de milliers de bovins. On peut ainsi affirmer qu'en Europe, aujourd'hui, quelques consommateurs mangent de la viande issue d'animaux clonés sans le savoir. Et si personne ne le sait aujourd'hui, personne ne le saura demain.

Les quelques solutions qui viennent spontanément à l'esprit ne sont guère satisfaisantes. La première est de rester sur l'analyse de santé publique. Mais cette solution conduit à une impasse car comme on l'a dit, le problème ne se pose pas en ces termes. La deuxième est de créer un pédigrée informatique pour chaque animal, qui permettrait de remonter au 4e, 5e, 10e ascendant... Est-ce crédible ? Peut-on augmenter les coûts de production de toute une filière pour régler le problème de quelques animaux ? La troisième est d'adopter une position de principe refusant le clonage animal à des fins alimentaires ; mais cela revient à fermer les frontières de l'Europe car la pratique se développe presque partout dans le monde. Le Parlement européen a adopté une résolution en ce sens, mais on peut penser que cette position restera sans effet pratique. Une solution de repli actuellement débattue consisterait à réglementer la commercialisation des aliments issus d'animaux clonés et de leur première descendance, sachant qu'après, on ne sait plus... Cette solution n'est pas plus convaincante que les autres.

Il arrive, comme c'est le cas ici, que les faits aillent plus vite que les lois. C'est pourquoi j'évoquais surtout une « préoccupation » en étant bien conscient des limites de mon intervention.

*

Au moment de conclure, je reviendrai à un plan politique, en formulant quelques observations et une proposition.

Je ne peux terminer cette analyse sans vous faire part d'un certain étonnement sur le fonctionnement de nos institutions européennes.

Un étonnement, tout d'abord, sur le calendrier qui dénote incontestablement une certaine maladresse. À quelques mois des élections européennes, la Commission européenne sort en accéléré des dossiers particulièrement épineux et même provocateurs. Qu'il s'agisse du vin rosé, des profils nutritionnels et maintenant des animaux clonés, voilà incontestablement de beaux arguments de campagne ! Cette accumulation de maladresses est presque une performance !

Ensuite, il me faut déplorer une certaine hypocrisie. On observera que jamais le mot clonage n'est utilisé. La disposition discutée évoque seulement « les aliments produits au moyen de nouvelles techniques ou technologies ». Même l'exposé des motifs reste silencieux. La Commission prend soin de ne jamais utiliser de mots qui fâchent et qui font débat. Tout est lisse et propre comme une paillasse de laboratoire. Alors que, dans le même temps, l'Europe étend les règles de conditionnalité des aides de la PAC au bien-être animal, à la surface ou à l'aération des cages des poules pondeuses, elle s'engouffre en toute innocence dans le clonage animal. J'y vois une certaine incohérence, voire, je l'ai dit, une certaine hypocrisie.

La question est d'autant plus grave que cette technique du clonage est presque une caricature du mode de production « productiviste » si régulièrement dénoncé lorsqu'on parle d'agriculture. Alors, à qui profite cette ouverture ? Comment éviter qu'une méfiance s'installe à l'encontre « des motivations mercantiles des promoteurs de l'application du clonage » pour reprendre l'expression du Conseil national de l'alimentation.

Enfin, il me faut aussi dénoncer une certaine inconséquence. La Commission, de plus en plus, prépare ses propositions par des livres verts, des questionnaires publics censés nouer des liens avec l'opinion. On peut avoir un questionnaire sur la mobilité des piétons, mais lorsqu'il s'agit du clonage..., il n'y a plus de questionnaire !

Tout cela me paraît extrêmement regrettable. Le mode de gouvernance européenne reste à inventer. Quel est le mode d'expression et de participation des citoyens à des choix techniques scientifiques et éthiques générateurs d'incertitudes ?

Mais il me semble qu'un tel sujet ne peut être traité en catimini, comme une disposition annexe. Pour se limiter au seul clonage animal, des questions vont apparaître sur les animaux de concours, les chevaux de course notamment, les animaux de compagnie, etc. Une solution de sagesse serait que la Commission prépare un texte général dédié au clonage animal, qui prendrait en compte l'ensemble des problématiques liées à cette nouvelle technologie.

M. Hubert Haenel. - Je salue votre analyse et votre prudence sur un sujet particulièrement délicat. Néanmoins, je trouve que ce texte pose une nouvelle fois une question de méthode ou, comme vous le dites, de gouvernance. Ce travail de la Commission en catimini est plutôt regrettable. Un jour, on s'apercevra qu'on mange des animaux clonés ou des aliments issus d'animaux clonés sans le savoir, et sans que personne n'ait jamais rien dit sur le sujet. Le sujet mérite qu'on en débatte.

M. Richard Yung. - La traçabilité est d'ailleurs une demande croissante de la part des consommateurs et de la société.

M. Jacques Blanc. - On voit que sur ce sujet, c'est la représentation intellectuelle de l'aliment qui compte.

M. Jean Bizet. - Exactement, mais il faut savoir que certains ont une approche plus pragmatique et n'ont pas les mêmes réticences à consommer des aliments issus d'animaux clonés. C'est le cas des États-Unis par exemple.

M. Jean-René Lecerf. - Je suis un peu abasourdi par le sujet. On va bientôt manger des animaux clonés ! Le rapporteur nous dit qu'on en mange peut-être déjà, ou du moins, qu'on mange peut-être déjà des aliments issus d'animaux clonés ayant été nourris aux OGM, sur des prairies ayant reçu des boues de stations d'épuration... N'y a-t-il pas de quoi s'inquiéter ?

M. Jean Bizet. - Je reviens à ma formule : l'aliment « bon à manger » doit être aussi « bon à penser ».

M. Hubert Haenel. - Je crois qu'il est utile que le rapporteur continue de suivre ce sujet. Nous sommes bien, là encore, dans notre rôle d'alerte, et nous verrons, le moment venu, s'il faut avertir notre Gouvernement, nos collègues des autres commissions du Sénat, voire des autres parlements nationaux.

Économie, finances et fiscalité

Système unifié de règlement des litiges en matière de brevets
(E 4381)
Communication de M. Richard Yung

M. Hubert Haenel. - Je rappelle que, en 2006, nous avons mené une réflexion importante sur le système européen des brevets dans le cadre d'un groupe de travail pluraliste. Par la suite, la France a ratifié le protocole de Londres sur le brevet européen. En principe, des avancées auraient dû suivre sur la création d'un brevet communautaire et d'un système unifié de règlement des litiges. Or, on n'a toujours pas abouti sur ces deux sujets et le gouvernement semble se retrancher derrière la position présumée du Parlement pour exprimer des réserves sur l'idée d'un accord international permettant de mettre en place ce système juridictionnel unifié.

M. Richard Yung. - Nous sommes, en effet, saisis d'une recommandation de la Commission au Conseil tendant à autoriser la Commission à ouvrir des négociations en vue de l'adoption d'un accord créant un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets.

Dans une précédente communication, en novembre 2008, j'avais présenté les progrès réalisés sous présidence slovène en vue à la fois de la création d'un brevet communautaire et de la mise en place d'une juridiction unifiée. J'avais aussi indiqué que malheureusement, en dépit de ces progrès, il n'avait pas été possible d'aboutir sous la présidence française dont le bilan sur ce dossier aura donc été mince.

La recommandation qui a été présentée par la Commission européenne le 23 mars est donc une nouvelle occasion de faire un point sur cette question. Je crois qu'il nous faut aussi affirmer une position pour inciter le gouvernement à aller de l'avant sur un sujet essentiel pour nos entreprises. C'est l'objet de la proposition de résolution que je vous présenterai.

1/ Quelle est la situation actuelle pour les litiges en matière de brevets ?

Les demandes concernant la validité d'un brevet doivent être introduites devant les tribunaux de l'État membre dans lequel le brevet a été enregistré. Les actions en contrefaçon peuvent, quant à elles, être portées soit devant les tribunaux de l'État membre du domicile du défendeur, soit devant ceux de l'État membre où le préjudice s'est produit ou risque de se produire.

Cela veut dire concrètement que le système actuel entraîne des litiges dans de multiples juridictions. En effet, une entreprise doit introduire des recours parallèles dans tous les États membres où son brevet est valide. Cette situation est évidemment à la fois complexe et coûteuse. Elle est aussi source d'une très grande insécurité juridique puisque, pour un même brevet, il peut arriver que les juridictions nationales qui sont saisies rendent des décisions qui se contredisent ! En pratique, on dénombre environ 2 500 litiges par an, dont 1 200 en Allemagne, 600 au Royaume-Uni, 400 en France et 300 en Suisse. Ces litiges entraînent globalement un coût de 250 millions d'euros par an pour les entreprises.

Dans une communication en date du 3 avril 2007, la Commission européenne a évalué que les frais totaux en cas de litiges parallèles dans les quatre États membres (Allemagne, France, Royaume Uni et Pays-Bas) dans lesquels sont jugés la plupart des litiges en matière de brevet, varieraient entre 310 000 euros et 1 950 000 euros en 1ère instance et entre 320 000 et 1 390 000 euros en deuxième instance. Couplé à l'absence de titre unitaire, ce système de règlement des litiges à la fois complexe, onéreux et n'offrant aucune sécurité juridique, est pénalisant pour les entreprises, en particulier pour les PME et les inventeurs individuels. Une étude récente (décembre 2008), réalisée à la demande de la Commission européenne, souligne l'effet bénéfique qu'aurait au contraire un système unifié et intégré de règlement des litiges. Elle évalue les économies réalisées pour les fonds privés entre 148 et 249 millions d'euros par an dès 2013.

2/ Qu'est-ce qui est proposé aujourd'hui pour remédier à cette situation ?

Je rappelle que certains États membres et des pays tiers avaient élaboré, sous les auspices de l'Office européen des brevets, un projet de traité spécifique dit « EPLA » (« European Patent Litigation Agreement ») créant une cour européenne traitant de la validité des brevets et de la contrefaçon. Cette approche avait été soutenue par l'Allemagne et le Royaume-Uni. La France avait pour sa part proposé en 2006 la « communautarisation » du projet, c'est-à-dire son transfert dans un cadre communautaire intégrant l'aspect juridictionnel et le régime du brevet.

Plus récemment, une nouvelle approche pour le volet juridictionnel a emporté une assez large adhésion, y compris de l'Allemagne. Elle consiste à prévoir un traité établissant une juridiction unifiée qui couvrirait à la fois le brevet européen et le futur brevet communautaire, et qui serait donc ouvert à des pays non membres de l'Union.

C'est cette approche que concrétise la recommandation de la Commission au Conseil. La Commission propose, en effet, d'ouvrir des négociations entre la Communauté européenne, les Etats membres et les autres Etats adhérant à la convention sur la délivrance de brevets européens en vue de la conclusion d'un accord créant un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets. Il s'agirait d'un accord mixte couvrant à la fois les brevets européens existants et les futurs brevets communautaires. En dépit de ce caractère mixte, il devrait être considéré comme relevant de l'acquis communautaire.

Quelles seraient les caractéristiques de ce système unifié ? Il comprendrait un tribunal de première instance, avec des divisions locales et régionales ainsi qu'une division centrale, une cour d'appel et un greffe. Toutes ces divisions feraient partie intégrante d'une juridiction unique et seraient dotées de procédures uniformes. Pour la France, les divisions locales de première instance pourraient être situées à Paris et à Lyon. Le Luxembourg souhaiterait accueillir la Cour d'appel. Les juges de cette juridiction unifiée devraient disposer d'un degré élevé de spécialisation dans le domaine des litiges en matière de brevets et d'une expertise technique. Une formation serait mise en place afin de renforcer cette expertise. Un pool de juges qualifiés à la fois juridiquement et techniquement serait institué.

La compétence de cette juridiction unifiée serait large. Elle concernerait à la fois le brevet européen et le futur brevet communautaire. Elle porterait aussi bien sur les actions en contrefaçon, les actions en nullité, les demandes reconventionnelles en nullité ou encore les actions en réparation. En principe, l'une des 23 langues serait utilisée, sauf accord des parties pour utiliser l'une des trois langues de procédure du brevet européen, c'est-à-dire l'allemand, l'anglais ou le français. Il y aurait une traduction intégrale du brevet qui serait financée par le système européen.

Les décisions de cette juridiction unifiée produiraient des effets sur tout le territoire couvert par le brevet en cause. C'est évidement là que réside toute son utilité et qu'un changement substantiel serait opéré par rapport à la situation qui prévaut actuellement. Les décisions de première instance pourraient faire l'objet d'un recours devant la cour d'appel. La Cour de justice, pour sa part, statuerait sur les questions préjudicielles posées par les juridictions du système unifié, en ce qui concerne l'interprétation du droit communautaire, ainsi que la validité et l'interprétation des actes des institutions de la Communauté.

3/ Où en est-on et quelles sont les perspectives des discussions en cours ?

Il faut d'abord préciser que ce mandat de négociations n'est pas destiné à être adopté immédiatement. Il a été présenté par la Commission européenne, afin qu'une demande d'avis puisse être adressée à la Cour de justice pour vérifier que l'accord serait compatible avec le traité et que l'Union européenne dispose d'une compétence pour le conclure. Ce qui explique que les directives de négociations envisagées soient formulées intentionnellement de manière large. Une discussion détaillée sur le contenu du mandat ne s'imposera qu'à compter de la réception de l'avis de la Cour de justice. La Commission européenne espère que cet avis puisse être rendu d'ici la fin de l'année. Mais cela semble très optimiste au regard des délais habituels pour ce type de procédure.

La majorité des États membres a salué la présentation du mandat de négociation par la Commission européenne et se sont déclarés prêts à travailler sur la demande d'avis à la Cour de justice. Les questions en suspens portent sur le point de savoir qui adressera cette demande d'avis et comment elle sera formulée. Le conseil compétitivité de fin mai devrait se prononcer. Je précise que pour la Commission européenne, c'est le Conseil qui devrait adresser la demande d'avis puisqu'elle-même n'a aucun doute sur la compatibilité du projet d'accord avec le traité. Parmi les rares États qui s'opposent, on trouve l'Espagne qui met en particulier en avant la question du régime linguistique.

Plus préoccupante est la position défendue actuellement par le gouvernement français qui fait valoir dans les discussions en cours que, si ce contentieux était confié à une juridiction non communautaire, la France aurait une difficulté sérieuse, y compris au stade de la ratification, pour des raisons à la fois juridiques et politiques.

Comme je l'ai rappelé, la France avait proposé en 2006 la création d'une juridiction communautaire. Par principe, le ministère de la justice est hostile à la création de toute nouvelle juridiction supranationale et spécifique qui pourrait apparaître comme un démembrement du système juridictionnel. Or les discussions techniques ont mis en évidence que les règles du traité ne permettraient pas la présence de juges spécialisés, pourtant essentielle pour ce contentieux très technique, et supposeraient l'application d'un régime linguistique et de procédures peu adaptés au contentieux spécifique des brevets. En outre, se poserait la question de la participation des États tiers membres de l'Office européen des brevets qui ne font pas partie de l'Union européenne. Un système de règlement des litiges purement communautaire les laisserait de côté. Pour ces motifs, la solution d'une juridiction mixte a été privilégiée.

Le Gouvernement a ensuite envisagé de se satisfaire d'un simple contrôle par la juridiction communautaire, par l'institution d'un pourvoi en cassation devant la Cour de justice. Or, L'Allemagne, la Commission et la plupart des autres pays s'opposent à la proposition française. Ils considèrent que la Cour de justice n'a pas l'expérience et la compétence pour se prononcer sur la validité ou la contrefaçon d'un brevet mais qu'elle doit dire le droit communautaire. C'est donc la voie de la question préjudicielle qui a en définitive été retenue dans le projet de mandat. Ce qui conduit le Gouvernement à indiquer que la France ne pourrait, en l'état, souscrire à ce projet de mandat.

En maintenant cette position, la France apparaît ainsi très isolée au sein du Conseil. Certes, il n'est pas illégitime de soumettre à la Cour de justice les différentes questions juridiques que peut soulever le projet d'accord. Mais il me semble que l'essentiel est d'assurer que les règles du droit communautaire soient correctement appliquées par la future juridiction unifiée, ce que permettrait le mécanisme de la question préjudicielle. Cette question ne devrait donc pas constituer un motif de blocage de la part de la France.

Je crois par ailleurs qu'il est essentiel de lier la question du système juridictionnel avec celle de la création du brevet communautaire. C'est d'ailleurs la position de nombreux États membres. En particulier, l'Allemagne ne pourrait accepter une perte de compétence sur le règlement des litiges de brevet qui relève actuellement des Länder que si un brevet communautaire était créé. Il faut un titre unitaire qui offre aux entreprises une protection complète de leurs inventions sur l'espace communautaire. C'est bien la position de la Commission européenne qui souhaite mettre en place à la fois le brevet communautaire et le système juridictionnel unifié. Son espoir est d'arriver à un accord sur un texte de compromis à la fin de la présidence suédoise. Mais si l'avis de la Cour de justice n'était rendu que courant 2010, ce qui est probable, il faudrait vraisemblablement patienter jusqu'à la présidence belge qui succédera à la présidence espagnole au deuxième semestre 2010.

Pour conclure, je vous propose de formaliser une position qui, d'une part, soutient la démarche proposée par la Commission européenne et, d'autre part, souligne l'exigence d'aboutir à un accord global incluant la mise en place d'un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets et la création d'un brevet communautaire.

M. Hubert Haenel. - Cette proposition de résolution permet de lever toute équivoque sur l'idée que le Parlement serait opposé à la démarche préconisée par la Commission européenne dans sa recommandation. Je rappelle que tous les représentants des entreprises que le groupe de travail avaient auditionnés en 2006 avaient souligné qu'il était indispensable d'assurer une plus grande sécurité juridique et de clarifier le système de règlement des litiges.

M. Christian Cointat. - Le brevet européen ne suffit-il pas ? Faut-il vraiment créer un brevet communautaire ? L'existence de deux titres en matière de brevets ne serait-elle pas une source de complexité ?

M. Richard Yung. - Le brevet communautaire sera un symbole très fort d'achèvement du marché intérieur. Il permettra des économies d'échelle importantes. Il conduira à une unification plus grande dans un cadre communautaire, ce que ne permet pas le brevet européen. Mais il est essentiel d'assurer le lien entre la mise en place d'un système unifié de règlement des litiges et la création d'un brevet communautaire.

M. Hubert Haenel. - Je constate que, depuis des années, il n'y a pas d'avancée sur ces sujets essentiels. On invoque aujourd'hui une éventuelle position du Parlement à l'occasion d'une ratification pour freiner le processus. La proposition de résolution encourage l'ouverture des négociations sur un système unifié de règlement des litiges sans préjuger de leur issue. Je rappelle à nouveau que les entreprises françaises demandent cette clarification qui ne peut être retardée pour de mauvaises raisons.

À l'issue du débat, la commission a conclu au dépôt de la proposition de résolution suivante :

Proposition de résolution

Vu l'article 88-4 de la Constitution ;

Vu la recommandation de la Commission au Conseil visant à ouvrir des négociations en vue de l'adoption d'un accord créant un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets ;

Considérant que le système actuel de règlement des litiges en matière de brevets entraîne des contentieux devant des juridictions multiples ; qu'il est ainsi à la fois complexe, coûteux et source d'une très grande insécurité juridique pour les entreprises, tout particulièrement les petites et moyennes entreprises, et pour les inventeurs individuels ; qu'il constitue en conséquence un frein au développement de l'innovation à travers un système de brevet sûr et efficace ;

Considérant que, dans ces conditions, un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets apparaît nécessaire ; que la mise en place d'un tel système doit être lié à la création d'un brevet communautaire qui permettra aux entreprises et aux inventeurs individuels de bénéficier d'une protection complète et uniforme de leurs inventions sur l'ensemble de l'espace communautaire ;

Le Sénat :

Approuve la démarche proposée par la Commission européenne dans sa recommandation ;

Demande, en conséquence, au Gouvernement d'agir dans le sens proposé par la recommandation de la Commission et de veiller à la recherche d'un accord global incluant la mise en place d'un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets et la création d'un brevet communautaire.

Jeudi 14 mai 2009

- Présidence de M. Hubert Haenel -

Questions sociales et santé

L'Europe sociale, état des lieux et perspectives
Rapport d'information de M. Richard Yung

M. Richard Yung. - Au cours des dernières années, notre commission a examiné à plusieurs reprises des textes ayant trait à la dimension sociale de la construction européenne. Je pense à des propositions relatives au temps de travail, au fonds d'ajustement à la mondialisation, à la lutte contre les discriminations, au congé parental ou, plus récemment, au comité d'entreprise européen. Je songe également aux services sociaux d'intérêt général, dont nous avons également débattus il y a quelques semaines en séance publique.

Si nous avons ainsi discuté, dans les années passées, de propositions européennes intervenant dans le domaine social, jamais jusqu'alors nous n'avons appréhendé l'Europe sociale dans sa globalité. Or, l'intervention de l'Union européenne en matière sociale fait l'objet d'une attente forte des citoyens européens comme l'a révélé le non au traité constitutionnel. Cette attente se trouve encore renforcée aujourd'hui du fait de la crise.

C'est pourquoi je vous propose de dresser un bilan des réalisations de l'Union européenne en matière sociale. J'évoquerai ensuite, les difficultés rencontrées, au point d'entendre parfois dire que l'Europe sociale serait en panne, comme en témoigne l'échec du sommet social organisé à Prague le 7 mai dernier. Je rappelle que la Confédération européenne des syndicats a refusé de signer la déclaration finale adoptée au terme de ce sommet, estimant qu'elle était trop générale et creuse. J'aborderai, enfin, les perspectives qui s'offrent à l'Union européenne.

I - UNE CONSTRUCTION LENTE AUX ACQUIS INDÉNIABLES

1. La construction progressive de l'Europe sociale

Les questions sociales sont d'autant plus fondamentales qu'elles façonnent véritablement la structure de nos sociétés. Elles concernent des questions essentielles pour nos citoyens : la famille, l'emploi, le logement, le niveau de vie, la santé. En fin de compte, on peut dire qu'elles sont consubstantielles à l'identité nationale. Ceci explique sans doute, pour partie, les difficultés que rencontrent les États membres à s'accorder sur ces questions.

La notion d'Europe sociale est, en effet, d'autant moins évidente à appréhender que les États membres s'appuient sur des traditions différentes en la matière. Trois viennent immédiatement à l'esprit en ce qui concerne ce que l'on pourrait appeler la vieille Europe : le modèle bismarckien, celui de Beveridge et sa déclinaison dite universaliste ou modèle scandinave.

Cette pluralité de références limite toute harmonisation sociale communautaire. Elle induit plus un travail de coordination des différents régimes, en vue de garantir la spécificité de ceux-ci tout en facilitant la mobilité des travailleurs. Chaque système national de protection sociale est, en effet, non seulement financé selon des modalités différentes mais offre également un niveau de prestations particulier. Aussi n'est-il pas envisageable d'aboutir à un système de protection sociale à l'échelle de l'Union européenne. La protection sociale demeure l'apanage des États membres. Ces derniers ne sont pas disposés à renoncer à leur autonomie en la matière.

Aux différences « philosophiques » s'ajoute la question de la mise en oeuvre de cette politique, tant celle-ci varie d'un État membre à l'autre. Le principe de subsidiarité prend, dans ce domaine, tout son sens.

Conjuguée à une situation économique assez favorable lors des premières années de la Communauté économique européenne et à une faible mobilité des personnes, cette diversité des traditions justifie à l'origine une certaine timidité en matière sociale. Le traité de Rome ne prévoit de mesures contraignantes qu'en matière de lutte contre les discriminations et n'envisage qu'une concertation entre États membres en vue d'améliorer les conditions de travail, la sécurité au travail ou la formation professionnelle.

Les ralentissements économiques observables à partir de 1974 modifient progressivement cette vision optimiste des rapports sociaux. Il n'est, à cet égard, pas étonnant d'observer que le premier programme social communautaire date de 1974. L'Acte unique européen permet en 1987 de franchir une nouvelle étape en prévoyant l'adoption, à la majorité qualifiée, de normes européennes destinées à protéger les travailleurs, notamment dans le domaine de la sécurité au travail. Sous l'impulsion de Jacques Delors, l'ambition des promoteurs de l'Acte unique est de concilier approfondissement de l'intégration économique et développement d'un véritable modèle social européen.

Les objectifs généraux en matière sociale de la Communauté sont récapitulés au sein de la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, dite Charte sociale, adoptée en 1989 sous la forme d'une déclaration. Elle est, avant tout, considérée comme un instrument politique contenant des "obligations morales" visant à garantir le respect de certains droits sociaux. Ces droits concernent le marché du travail, la formation professionnelle, la protection sociale, l'égalité des chances, la santé et la sécurité au travail. Elle contient également une demande expresse adressée à la Commission pour que celle-ci présente des initiatives visant à traduire le contenu de la Charte sociale dans des actes législatifs. La Charte sociale va servir de matrice à un certain nombre de programmes d'action et de propositions législatives. Les dispositions de ce texte sont reprises en 2000 au sein de la Charte des droits fondamentaux, proclamée à Nice.

Le traité de Maastricht, même s'il met en avant le principe de subsidiarité, comporte un protocole sur la politique sociale. Avec le traité d'Amsterdam en 1997, la question de l'emploi devient « d'intérêt communautaire ». Ce traité pose également comme objectif la lutte contre l'exclusion sociale et toutes les formes de discrimination.

Au-delà des traités, la stratégie de Lisbonne adoptée en 2000 est censée jouer un rôle important dans le développement de l'Europe sociale, en fixant notamment comme objectif le plein-emploi à l'horizon 2010 et la modernisation du modèle social européen.

Parallèlement à l'affirmation de cette volonté politique, l'Union européenne s'est dotée d'outils destinés à faciliter son action dans le domaine social.

En ce qui concerne le processus de décision, l'Union européenne a ainsi mis en place des instruments spécifiques qui viennent compléter les outils juridiques traditionnels - c'est-à-dire les directives, règlements et recommandations, même s'il convient d'observer que les directives sont généralement privilégiées en matière sociale.

Il s'agit, d'une part, de l'établissement d'un dialogue social au niveau européen. Il a permis aux partenaires sociaux de jouer un rôle croissant dans l'élaboration de la politique sociale européenne. En vertu du protocole sur la politique sociale intégré au traité de Maastricht, la Commission européenne doit en effet obligatoirement, avant de proposer un texte dans le domaine social, les consulter sur l'orientation possible que pourrait prendre celui-ci. Elle doit également les consulter sur le contenu des propositions qu'elle élabore en matière sociale. Par ailleurs, les partenaires sociaux se sont vus accorder la possibilité de conclure entre eux des accords, désignés sous le nom d'accords-cadres, qui sont ensuite transposés par la Commission sous la forme de directives. Dans les années 1990, les partenaires sociaux ont ainsi négocié trois accords-cadres : en 1995 sur le congé parental ; en 1997 sur les contrats de travail à temps partiel ; et en 1999 sur les contrats de travail à durée déterminée. Cette association des partenaires sociaux aux initiatives de la Commission a ainsi permis d'obtenir de réelles avancées en matière sociale et de faciliter la mise en oeuvre des politiques sociales européennes au niveau national.

L'Union européenne a, d'autre part, élaboré des instruments de soft law afin de lui permettre d'influer sur des questions d'intérêt commun, mais sur lesquelles elle ne dispose théoriquement pas de compétences pour intervenir. Je rappelle en effet qu'en matière sociale, l'Union européenne ne dispose que d'une compétence d'appui ou, au mieux, d'une compétence partagée avec les États membres. C'est pourquoi l'Union européenne a développé la méthode ouverte de coordination. Cette méthode de travail permet à l'Union européenne de fixer des orientations communes à l'ensemble des États membres, assorties d'un calendrier pour réaliser des objectifs à court, moyen et long terme. Elle favorise ainsi la convergence des politiques, tout en respectant les spécificités nationales, puisque chaque État membre est chargé d'élaborer son propre programme de réformes, en tenant compte des indicateurs fixés au niveau européen. Cette méthode est utilisée dans divers domaines sociaux : l'emploi (1997), l'inclusion sociale (2000), les retraites (2001), les soins de santé, la modernisation de la protection sociale (2002), ainsi que l'éducation et la formation (2002).

Outre ces instruments décisionnels spécifiques, l'Union européenne a créé des outils d'aide financière afin d'appuyer ses actions et celles des États membres dans le domaine social. Sur ce point, j'évoquerai les deux principaux fonds : le fonds social européen et le fonds d'ajustement à la mondialisation, même si les autres fonds structurels ont bien évidemment des incidences sociales.

Le fonds social européen a été créé par le traité de Rome en 1957. Il était, à l'origine, destiné à appuyer la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs. Il constitue désormais le principal instrument financier de l'Union européenne pour la mise en oeuvre de la stratégie européenne pour l'emploi. A ce titre, il cofinance principalement des projets ayant pour but d'améliorer la capacité d'adaptation des travailleurs et des entreprises, de renforcer l'accès à l'emploi, en particulier des personnes défavorisées, d'accroître le capital humain ou de lutter contre les discriminations. Le fonds est doté de 75 milliards d'euros pour la période 2007-2013, dont plus de 5 milliards devraient être attribués à la France.

Le fonds européen d'ajustement à la mondialisation, est peut-être, quant à lui, le plus emblématique en ces temps de crise. Créé en décembre 2006, il apporte une aide aux travailleurs venant de perdre leur emploi au sein de secteurs économiques bouleversés par la modification des structures du commerce mondial induites par la mondialisation, dès lors que ces licenciements ont des incidences négatives importantes sur l'économie régionale ou locale. Doté de 500 millions d'euros pour la période 2007-2013 et permettant un cofinancement communautaire à hauteur de 50 %, ce fonds a jusqu'ici été sous-utilisé en raison de conditions d'octroi et d'utilisation par trop drastiques. Sa récente réforme, portant notamment le cofinancement à 65 % et le transformant en outil de réponse à la crise, devrait permettre à l'Union européenne d'intervenir en matière de reconversion des salariés licenciés dans le cadre de restructurations économiques.

2. L'acquis communautaire en matière sociale

L'acquis communautaire en matière sociale est constitué de près de deux cents textes normatifs. Ils concernent la libre circulation, l'égalité entre les hommes et les femmes, le droit du travail - qu'il s'agisse des droits individuels ou collectifs ainsi que du domaine de la santé-sécurité - et la lutte contre les discriminations.

La libre circulation des travailleurs est principalement envisagée au travers de la coordination des régimes de sécurité sociale. Le règlement adopté en 1971 laisse aux États le droit de déterminer les types de prestations et leurs conditions d'octroi. En revanche, il impose certaines règles et principes afin de garantir que l'application des différents systèmes nationaux ne lèse pas les personnes qui exercent leur droit à la libre circulation. La révision de ce texte en 2004 étend désormais les dispositions initiales à tous les ressortissants communautaires couverts par la législation de sécurité sociale d'un État membre et non plus seulement aux seules personnes faisant partie de la population active. Le nouveau texte permet, en outre, de maintenir pour un certain temps (trois mois extensibles jusqu'à un maximum de six mois) le droit aux prestations de chômage pour la personne qui se rend dans un autre État membre afin d'y chercher un emploi.

L'accord obtenu en juin 2008 sur le travail intérimaire illustre également les avancées communautaires en matière de droit du travail. Le texte, dont la première rédaction a été présentée en 2002, généralise le principe de non-discrimination pour les travailleurs intérimaires. Les règles en matière de temps de travail, de rémunération et de formation professionnelle doivent être au moins équivalentes à celles applicables aux salariés de l'entreprise utilisatrice. Les États membres ne peuvent déroger au principe de non-discrimination que si la mission de l'intérimaire est d'une durée inférieure à douze semaines et si les partenaires sociaux ont donné leur accord.

La lutte contre les discriminations figure également parmi les priorités de la Communauté européenne en matière sociale. Le traité de Rome posait en effet le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes. Cinq directives ont donc été adoptées sur son fondement à partir de 1975 afin de garantir l'égalité de rémunération, l'égalité de traitement au travail et l'égalité en matière de sécurité sociale. A partir du traité d'Amsterdam de 1997, l'Union européenne est également intervenue à plusieurs reprises pour combattre les discriminations fondées sur le sexe, la race, l'origine ethnique, la religion, les convictions, le handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle. Différentes directives ont été adoptées sur ces sujets. En droit français, ce corpus juridique communautaire s'est, par exemple, traduit par la mise en place de la haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) ou l'allègement de la charge de la preuve pour la victime.

L'Union européenne s'est également attachée ces dernières années à tenter de définir les contours d'un modèle social européen, fondé sur le concept de flexisécurité. Celui-ci allierait, d'une part, fluidité du marché du travail et, d'autre part, sécurité de revenu et de protection sociale. Le principe sous-jacent est celui d'une gestion partagée des risques, ceux-ci ne pouvant être assumés uniquement par le travailleur individuel. L'adoption en 2007 d'un livre vert sur le sujet s'inscrit dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. La mise en avant des expériences néerlandaise, espagnole ou autrichienne dénote néanmoins une volonté de ne pas privilégier un alignement sur le seul exemple scandinave.

II - L'EUROPE SOCIALE EN PANNE ?

1.  Une paralysie croissante

Depuis quelques années, l'adoption de nouvelles dispositions en matière sociale apparaît cependant de plus en plus délicate. Seule une petite minorité d'États, au nombre desquels la France, souhaite véritablement avancer en matière sociale.

La Commission européenne rencontre des difficultés croissantes à élaborer de nouveaux textes susceptibles de recueillir un consensus entre les États membres. En outre, il n'est pas rare que certains États membres mettent en avant l'application du principe de subsidiarité lorsque des propositions en matière sociales sont présentées. L'âpreté des négociations concernant la révision ou l'adoption de certaines directives en est l'illustration. Je souhaiterais évoquer trois exemples.

Le cas de la directive relative au temps de travail est sans doute le plus emblématique. Les États membres ont souhaité réviser la directive de 1993 à la suite de plusieurs arrêts de la Cour de justice. Ceux-ci assimilaient les périodes de garde des médecins à du temps de travail, ce que ne prévoit pas la directive de 1993. Les débats au Conseil, puis entre le Parlement européen et le Conseil, se sont cristallisés sur la question de la suppression de la dérogation qui avait été inscrite dans la directive de 1993 à la demande du Royaume-Uni (clause dite d'opt-out) et qui permet aux États qui le souhaitent de ne pas appliquer la durée maximale du travail de quarante-huit heures. Et il a été impossible jusqu'ici de dégager un accord entre le Conseil et le Parlement européen.

L'absence d'avancée notable sur la proposition de directive relative à la portabilité des droits à pension complémentaire est également assez révélatrice des blocages qui se multiplient en matière sociale. Ce texte, présenté en octobre 2005, a pour objet de réduire les obstacles à l'acquisition par les travailleurs migrants de droits à pension complémentaire auprès des régimes de retraites d'entreprises du pays d'accueil. L'harmonisation des régimes de sécurité sociale montre ainsi clairement ses limites.

Des difficultés se font également jour en ce qui concerne la révision de la directive destinée à améliorer la santé et la sécurité des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes. Cette révision, qui vise à porter la durée du congé de maternité à dix-huit semaines, tout en recommandant aux États membres de verser aux travailleuses l'intégralité de leur salaire pendant la durée de celui-ci, fait l'objet d'une opposition entre le Conseil et le Parlement européen. La commission des droits de la femme et de l'égalité des genres du Parlement européen s'est en effet prononcée en faveur d'une extension du congé de maternité à vingt semaines et a requis le principe d'un congé de paternité obligatoire de deux semaines. Face aux risques de dissension entre le Conseil et le Parlement européen si le rapport de la commission des droits de la femme était adopté en l'état par le Parlement européen, les députés européens du PPE ont demandé le report de l'examen de cette proposition de directive, prévu en séance plénière au mois de mai. Les discussions ne devraient donc reprendre sur ce texte qu'à l'automne, après le renouvellement du Parlement européen.

Les acquis symboliques de ces dernières années, notamment en matière de lutte contre les discriminations, comme les blocages observés sur certains textes préconisant une harmonisation plus poussée, tendent à démontrer que l'Union européenne, à défaut de parvenir à tracer les contours d'un modèle social européen, dessine ceux d'un modèle sociétal à l'échelle communautaire. Plus qu'une harmonisation des règles de protection sociale, elle vise à une amélioration des conditions d'entrée sur le marché du travail, condamnant tout obstacle à ce qu'elle nomme « l'inclusion sociale ». Que l'année 2010 soit spécifiquement dédiée à ce sujet apparaît, à cet égard, significatif.

2. Une cause double

a) l'absence de vision commune entre les États membres sur les contours de l'Europe sociale

Dès son origine, la Communauté européenne réunissait des États membres dont les traditions sociales étaient diverses. À cet égard, il convient d'observer que le moteur franco-allemand n'a jamais véritablement fonctionné en matière sociale, l'Allemagne veillant scrupuleusement au respect du principe de subsidiarité en la matière, du fait des compétences des Länder dans ce domaine.

Les élargissements successifs n'ont pas réellement amélioré cet état de fait. Entré en 1973, le Royaume-Uni, fidèle à ses traditions libérales, ne s'est jamais montré ouvert au développement de l'Europe sociale. Il pourrait ainsi être le seul État membre à faire jouer la clause d'opt out afin que la Charte des droits fondamentaux ne lui soit pas applicable si le traité de Lisbonne entrait en vigueur.

Malgré leurs systèmes de protection sociale performants, les pays nordiques (Danemark, Finlande, Suède) ne sont pas non plus de grands promoteurs de l'Europe sociale. Ils estiment en effet que l'Union européenne ne sera pas en mesure de proposer des formules aussi avancées que ce dont ils disposent déjà. Ils se détournent donc de l'Union européenne en matière sociale, dont ils n'attendent rien et dont ils craignent même parfois une remise en cause de leur modèle.

Les élargissements de 2004 et 2007 ne sont pas, non plus, sans conséquence sur l'action de l'Union européenne en matière sociale. Au sein de l'Union à vingt-sept, le niveau de salaire moyen varie de un à dix, quand celui des seuils de pauvreté s'étale de un à cinq. Ces écarts de niveau ont d'autant plus d'incidences que les facilités offertes par la liberté de circulation des travailleurs et la libre prestation de services font craindre un risque de dumping social, comme l'ont souligné les débats autour de la directive Bolkestein.

Le réflexe libéral des nouveaux États membres, hostiles par culture à toute tutelle administrative en matière sociale, fragilise de surcroît toute volonté d'avancer en direction d'une plus grande harmonisation des systèmes sociaux. La crainte d'une perte de compétitivité n'est pas, non plus, sans incidence sur le raisonnement des gouvernements d'Europe centrale et orientale. Il n'est, en conséquence, pas étonnant d'observer un alignement des positions de ces pays sur celles du Royaume-Uni. A cet égard, on peut également se demander si ces positions ne sont pas renforcées par l'idée que de nouveaux progrès sociaux rendraient plus difficile l'adhésion éventuelle des pays candidats, à l'image de la Turquie et des pays des Balkans occidentaux.

En fin de compte, seuls les pays méditerranéens se montrent favorables à une harmonisation plus poussée.

b) les faiblesses du mécanisme institutionnel

A l'absence de vision commune entre les États membres sur les contours de l'Europe sociale viennent de surcroît s'ajouter certaines faiblesses du mécanisme institutionnel mis en place en matière sociale.

Un certain nombre de sujets sociaux sont soumis à un vote à l'unanimité au Conseil. Or, face aux antagonismes qui existent entre les États membres en matière sociale, il apparaît de plus en plus difficile de trouver des compromis sur des textes soumis à un vote à l'unanimité. Quant à la majorité qualifiée, elle est elle-même de plus en plus délicate à réunir face à l'absence de consensus entre les États membres.

Cette situation explique sans doute pourquoi l'Union européenne a développé des méthodes alternatives, à l'image de la méthode ouverte de coordination, pour préserver une certaine coordination des politiques des États membres en matière sociale. Cette méthode de travail a toutefois ses limites. Elle ne comporte, en effet, aucun caractère contraignant et ne prévoit aucune sanction en cas de non respect, par les États membres, des objectifs qui avaient été fixés.

Les difficultés rencontrées pour légiférer dans le domaine social ont conduit la Cour à intervenir régulièrement en la matière Entre décembre 2007 et avril 2008, la Cour a ainsi rendu trois arrêts - Laval, Viking et Rüffert - par lesquels l'égalité de traitement des salariés est potentiellement assimilée à une entrave à la libre prestation de services. Ce faisant, la Cour tend à privilégier la dimension économique du projet européen.

De telles décisions ne peuvent qu'amener à s'interroger sur l'absence de gouvernance en matière sociale à l'échelle de l'Union européenne, la Cour profitant de l'absence d'une réelle coordination entre droits sociaux des travailleurs et liberté de prestation de service pour intervenir. Elle vient souligner les problèmes d'application de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs, notamment au sein des pays ayant recours aux conventions collectives. Elle nourrit surtout la peur du citoyen européen face aux risques de dumping social.

III - QUELLES PERSPECTIVES POUR L'EUROPE SOCIALE ?

Face à ces blocages institutionnels et à ces antagonismes entre États membres, il convient de réfléchir aux perspectives qui s'offrent à l'Europe sociale dans les années à venir. La Commission européenne a publié, en juillet 2008, « un agenda social renouvelé » destiné à apporter une réponse aux défis socioéconomiques actuels. Si les objectifs affichés apparaissent ambitieux, on peut toutefois s'interroger sur le caractère incantatoire des mesures proposées, tant le document couvre un champ large. Le changement de format du sommet sur l'emploi réuni à Prague le 7 mai dernier traduit lui aussi cette oscillation chronique entre effets d'annonce et réalisations plus que modestes.

Pourtant, les attentes des citoyens européens à l'égard de l'Europe en matière sociale sont fortes, d'autant plus en cette période de crise. Dans ces conditions, il me semble que plusieurs mesures pourraient être adoptées pour favoriser une relance de l'Europe sociale.

1. Repenser les outils de l'Europe sociale

Concernant les outils, l'éventuelle entrée en vigueur du traité de Lisbonne pourrait bien sûr ouvrir de nouvelles perspectives. Rappelons que le traité devrait en effet clarifier la répartition des compétences entre l'Union et les États membres, permettre éventuellement d'étendre le champ de la majorité qualifiée, introduire une clause sociale horizontale et conférer à la Charte des droits fondamentaux un caractère juridiquement contraignant. Au demeurant, et même si elles offrent de réelles avancées, les dispositions du traité de Lisbonne ne sauraient suffire.

Il me paraît essentiel d'améliorer, en effet, le fonctionnement de la méthode ouverte de coordination. A ce titre, je propose de renforcer les techniques de « benchmark », d'introduire davantage d'indicateurs chiffrés et de publier des « tableaux d'honneur » faisant état des performances des États au regard de ces différents indicateurs. Il me semble que de telles mesures inciteraient davantage les États membres à atteindre les objectifs fixés, tout en maintenant le principe d'une liberté des moyens pour y aboutir. J'espère que la révision de la stratégie de Lisbonne en 2010 sera mise à profit pour procéder à une refonte de cette méthode de travail.

J'estime également qu'il est important d'encourager les discussions des partenaires sociaux au niveau européen. Le recours aux partenaires sociaux m'apparaît comme l'un des meilleurs moyens de surmonter les difficultés que rencontrent aujourd'hui les États membres à s'accorder en matière sociale. Outre les accords-cadres, je pense que si les syndicats parviennent à dégager entre eux des points d'accord sur certains sujets, ils devraient être en mesure d'infléchir les positions, parfois figées, des gouvernements. Une relance du dialogue social au niveau sectoriel pourrait également être opportune, dans un contexte marqué par la multiplication des restructurations économiques au sein de l'Union. Le dialogue social sectoriel présente l'avantage d'apporter une dimension très concrète pour répondre aux problèmes des citoyens.

Une optimisation de l'utilisation des outils financiers m'apparaît également nécessaire. Comme je l'ai indiqué précédemment, les élargissements de 2004 et 2007 ont constitué un défi en matière sociale, tant pour les nouveaux États membres que pour les anciens. Je m'étonne que la mobilisation des fonds structurels n'ait pas été plus forte en direction des régions touchées par la concurrence accrue qu'a pu représenter l'intégration des nouveaux États membres. Parallèlement, le développement d'infrastructures sociales au sein des nouveaux États membres pourrait faire l'objet d'un financement spécifique, destiné notamment à réduire les écarts observables en matière de niveau de vie et de développement. Le cofinancement par le Fonds social européen n'apparaît, à ce titre, pas assez élevé, surtout dans un contexte de difficultés budgétaires dans la plupart des États membres. Il n'est pas rare que les États membres soient contraints de rétrocéder les crédits qui leur avaient été déjà versés par l'Union européenne au titre du Fonds social, parce qu'ils ne sont pas en mesure d'assurer leur part du cofinancement de certains projets, du fait des contraintes budgétaires auxquels ils sont soumis. Cette situation me paraît anormale. Une diminution de la participation des États dans le financement des projets pourrait donc sans doute faciliter l'utilisation des crédits communautaires. Il faudrait sans doute également envisager d'augmenter la dotation du fonds européen d'ajustement à la mondialisation, même si une telle solution ne semble pas rencontrer, à l'heure actuelle, l'assentiment d'une majorité d'États membres.

2. Encourager les interventions de l'Union européenne dans le domaine social

Le contexte actuel de la crise apparaît comme une opportunité indéniable pour une relance de la politique sociale européenne. Dans le contexte actuel, l'Union européenne doit encourager les États membres à mettre en oeuvre une politique ambitieuse en faveur de l'emploi visant à la fois la préservation des emplois existants et l'anticipation des licenciements. Des dispositifs de reconversion des chômeurs vers les secteurs porteurs d'avenir pourraient également être créés.

De nouveaux projets en matière sociale pourraient également être envisagés afin d'atténuer les effets sociaux de la crise. Permettez-moi de vous en proposer quelques uns.

Il est essentiel de promouvoir la mobilité des travailleurs. Mais, celle-ci ne peut être le prétexte à une quelconque forme de dumping social. La directive de 1996 sur le détachement des travailleurs vise à pallier ce risque. Son application rencontre néanmoins quelques difficultés. Dans ces conditions, une meilleure coordination entre les États membres en matière de notification des détachements apparaît essentielle afin d'éviter toute dérogation au droit social du pays d'accueil.

Il me paraît également prioritaire de consentir des efforts en matière de formation professionnelle. Celle-ci constitue un important bouclier social, destiné à protéger les travailleurs tout au long de leur carrière, particulièrement en cas de chômage. Il convient donc d'augmenter les moyens financiers qui lui sont alloués. Elle doit être développée à tous les niveaux de compétence et de diplômes, afin de garantir une adéquation entre les diplômes et les besoins du marché du travail.

Le défi des migrations n'est pas, lui non plus, sans incidence dans le domaine social. L'attractivité de l'Union européenne à l'égard des travailleurs des pays tiers implique une réponse adaptée de la part de l'Union européenne. Dans la lignée de la carte bleue européenne octroyée aux informaticiens étrangers, la création d'un permis de travail européen, reconnu au sein des vingt-sept États membres, me semble être une piste à approfondir. Ce permis permettrait au travailleur migrant de travailler sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne tout en bénéficiant d'une protection sociale équivalente à celle du pays d'accueil. Il présenterait par ailleurs l'avantage de réduire les risques de dumping social.

Avant de conclure, je souhaiterais soulever l'épineuse question des services sociaux d'intérêt général, dont le dossier est aujourd'hui bloqué au sein des instances communautaires. Il me semble qu'il convient d'adopter, de manière urgente, un cadre juridique clarifiant l'organisation et le fonctionnement des services sociaux d'intérêt général. Cela ne préjuge en rien de l'adoption ultérieure d'un cadre juridique plus global concernant les services d'intérêt général. Une directive-cadre sur les services sociaux d'intérêt général apparaît d'autant plus essentielle que les services sociaux jouent un rôle fondamental dans l'ensemble des États membres en matière de solidarité. Leur action couvre des domaines aussi variés que la protection sociale obligatoire et complémentaire, les services à la personne, le secteur social et médico-social, les services d'aide et d'accompagnement à domicile des publics fragiles, le secteur de l'insertion par l'activité économique, l'emploi et la formation, le logement social, la petite enfance, la protection de l'enfance en danger, la prise en charge de l'enfance délinquante, la jeunesse, le sport et l'éducation populaire ainsi que le tourisme social.

Ces pistes peuvent vous sembler modestes et l'on peut aisément souhaiter des dispositifs plus ambitieux. Cependant, les auditions que j'ai menées ces dernières semaines m'ont conduit à penser qu'il serait aujourd'hui difficile de trouver les soutiens suffisants pour instaurer un salaire minimum à l'échelle de l'Union ou rédiger un code du travail applicable dans l'ensemble des États membres. De ce fait, j'ai préféré me concentrer sur des thèmes sur lesquels il me paraît possible de recueillir l'accord d'une majorité d'États membres.

*

Il convient d'espérer que cette nouvelle crise pourra servir de déclic pour relancer l'Europe sociale comme le premier choc pétrolier avait été à l'origine du premier programme social communautaire dans les années soixante-dix. Elle peut constituer une réelle occasion pour renforcer le « modèle social européen », ce socle de valeurs commun aux États membres, qui constitue une partie de l'identité européenne. L'Union européenne doit encourager les États membres à consolider leurs régimes de protection sociale. Elle doit également compléter les mécanismes de retour à l'emploi mis en place au sein des États membres, au travers d'actions spécifiques en faveur de la formation professionnelle et de la mobilité géographique.

Une politique sociale active demeure un facteur de progrès, favorisant à moyen terme des gains significatifs de productivité. A cet égard, une politique salariale ambitieuse pourrait être utile en vue d'une relance de l'activité par la demande.

Au-delà de la crise actuelle, les États membres sont confrontés à de nombreux défis communs, qu'il s'agisse du vieillissement démographique ou de la mondialisation, qui s'accompagnent d'une hausse du chômage et de l'exclusion sociale. C'est donc ensemble qu'ils peuvent apporter des réponses à ces enjeux.

Néanmoins, une minorité d'États membres ne doit pas pouvoir entraver la volonté d'autres États d'avancer en matière sociale. Aussi nous faudra-t-il sans doute, à l'avenir, envisager de ne progresser parfois qu'à quelques-uns, par le biais de coopérations spécialisées, quitte à ce que les autres États membres rejoignent ensuite le groupe de tête. Le protocole social annexé au Traité de Maastricht, signé par onze États membres sur douze, a démontré dès 1992 que des coopérations spécialisées étaient possibles dans ce domaine. Dès lors que certains États membres recourent à l'opt out, les autres constituent de fait une avant-garde prête à aller plus loin en matière d'harmonisation sociale. Il convient d'encourager ce type de coopération, à l'image de la zone euro ou de l'espace Schengen. Après tout, ne vaut-il mieux pas faire « un peu » à quelques-uns que « rien du tout » ensemble ?

Quoi qu'il en soit, il importe de garder en mémoire que le champ d'intervention de l'Union européenne en matière sociale ne recouvre pas celui des politiques sociales nationales. Le rôle de l'Union est subsidiaire par rapport à celui des États membres. Il convient donc de prendre la juste mesure de ce que peut être l'Europe sociale et de ne pas attendre de l'Union qu'elle fasse ce que ses compétences ne lui accordent pas.

M. Hubert Haenel. - Il est vrai que la crise aurait pu constituer un levier pour relancer l'activité européenne dans le domaine social. Jusqu'ici, il semble qu'elle n'ait malheureusement pas encore créé le déclic que nous pourrions espérer.

Je me félicite, par ailleurs, que vous ayez demandé l'inscription à l'ordre du jour du Sénat d'une question orale sur l'avenir de la politique sociale européenne. Ce débat en séance publique, qui interviendra après le travail de fond que nous effectuons aujourd'hui en Commission, permettra un échange nourri, sur la base du rapport d'information que vous venez de nous présenter. Je souhaite que nous réitérions, à l'avenir, l'usage d'une telle méthode.

Mme Catherine Tasca. - Vous évoquez, dans votre présentation, le fonds social européen. Il me semblerait important que le rapport présente quelques exemples concrets d'actions ou de projets qui ont été cofinancés par ce fonds en France.

M. Simon Sutour. - Le fonds social européen joue effectivement un rôle important dans les mesures mises en place en faveur de l'emploi au niveau local. Il concerne des actions en matière d'accès à l'emploi, de formation professionnelle mais aussi de lutte contre les discriminations. A la différence du FEDER, il n'est pas seulement utilisé par les collectivités. De nombreux projets émanant d'associations sont cofinancés par ce fonds.

Je souhaite maintenant revenir sur les blocages qui freinent aujourd'hui toute avancée européenne dans le domaine social. Le Royaume-Uni, qui refuse globalement toute contrainte née de l'Union européenne, porte sans doute une responsabilité dans cette paralysie ; de même que les nouveaux pays entrants, qui privilégient généralement une optique libérale. En fin de compte, je crois que les blocages sont le fruit de l'orientation politique dominante en Europe. En ce sens, je pense que le Sénat peut servir d'aiguillon afin d'alerter le Gouvernement sur les préoccupations des citoyens en matière sociale et de lui demander que la relance de l'Europe sociale figure parmi ses priorités.

M. Pierre-Yves Collombat. - Il me semble regrettable que la politique sociale européenne soit toujours traitée de manière dissociée des politiques économique, financière et monétaire menées par l'Union européenne. Elles sont pourtant liées : à mes yeux, l'Europe sociale n'est, au mieux, que le supplément d'âme d'un projet essentiellement économique, fondé sur l'idée de marché intérieur et de concurrence libre et non faussée. C'est pourquoi j'estime qu'on ne peut pas faire endosser la responsabilité des blocages actuels au seul Royaume-Uni. C'est avant tout la politique conduite par la Commission européenne qui explique les progrès insuffisants de l'Europe sociale.

Au niveau européen, la politique sociale est perçue soit comme un moyen de faciliter l'achèvement du marché intérieur - en particulier la libre circulation des travailleurs -, soit comme un instrument destiné à panser les plaies engendrées par certaines règles économiques. On ne peut donc guère s'étonner que l'Union européenne ne porte pas de projets sociaux plus forts. Mais, cela signifie aussi que les blocages actuels sont loin d'être passagers. Il est peu probable que l'Europe sociale connaisse des avancées significatives tant que l'Union européenne poursuivra sa politique économique et monétaire actuelle.

M. Christian Cointat. - Je partage pleinement le contenu du rapport que vient de nous présenter notre collègue Richard Yung et les pistes qu'il a esquissées. Je ne crois pas, en revanche, que l'on puisse affirmer que l'Union européenne se définit avant tout comme un grand marché. Le progrès social constitue l'un des objectifs du projet européen dès le traité de Rome.

Au demeurant, je reconnais parfaitement que l'Europe sociale rencontre aujourd'hui des difficultés. Les États membres ne sont pas prêts, pour des raisons tant idéologiques que financières, à renoncer à leur autonomie dans le domaine social. Pour autant, l'Europe sociale est avant tout au service des citoyens, non des États membres. En ce sens, je crois que nous devons tout faire pour que les citoyens européens comprennent ce que l'Europe peut faire pour eux dans ce domaine. Je ne doute pas qu'ils seront alors enclins à influer sur leurs gouvernements pour qu'ils acceptent de se coordonner.

M. Richard Yung. - Je souhaiterais apporter quelques précisions au sujet du débat que nous venons d'avoir. En ce qui concerne les nouveaux entrants, je crois qu'il convient d'opérer une distinction entre les partisans d'une approche libérale et ceux qui se montrent plus favorables à l'idée d'Europe sociale. En 2007, la Bulgarie et la Hongrie ont ainsi signé une déclaration, lancée à l'initiative de la France, sur « un nouvel élan pour l'Europe sociale », qui décrivait la dimension sociale comme « l'un des éléments les plus essentiels de l'intégration européenne » et appelait à un renforcement du modèle social européen.

Je veux également ajouter qu'il serait faux de dire que toutes les politiques sociales européennes visent l'achèvement du marché intérieur ou sont conçues comme le simple pendant de celui-ci. Les règles édictées en matière de lutte contre les discriminations ou la proposition de directive relative au congé de maternité que j'ai évoquée en témoignent. De même, les communications de la Commission qui portent sur des sujets tels que l'inclusion active, la lutte contre la pauvreté ou l'exclusion sociale évoquent des défis auxquels l'ensemble des États membres sont confrontés, sans pour autant être le fait du marché intérieur.

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A l'issue de ce débat, la commission a autorisé la publication de ce rapport d'information, paru sous le numéro 413 et disponible sur Internet à l'adresse suivante :

www.senat.fr/europe/rap.html