Mardi 14 juin 2011

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Accord France-Italie relatif à la restauration du patrimoine architectural de la ville de L'Aquila - Examen du rapport et du texte de la commission

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission examine le rapport de Mme Bernadette Dupont sur le projet de loi n° 534 (2010-2011) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne relatif à la restauration du patrimoine architectural de la ville de L'Aquila.

Mme Bernadette Dupont, rapporteur - Vous vous souvenez sans doute que, dans la nuit du 5 au 6 avril 2009, un séisme de magnitude 6 a touché l'Italie centrale, et particulièrement la région des Abruzzes, faisant 308 victimes. A ces pertes humaines se sont ajoutés des dégâts affectant particulièrement la ville de L'Aquila, chef-lieu de la région, riche de nombreux chefs-d'oeuvre d'architecture.

C'est pour permettre à la France de participer à la reconstruction de l'Eglise Sainte-Marie-du-Suffrage, située sur la place centrale de la ville, qu'a été conclu, le 26 octobre 2010 à Rome, le présent accord.

L'Italie est située sur une zone sismique, et un précédent séisme de grande ampleur a touché, le 23 novembre 1980, la Campanie, en Italie du Sud, faisant 2 735 morts, et 8 850 blessés.

Cette catastrophe et l'organisation défaillante des secours provoquèrent alors une crise politique dans le pays, entraînant la création d'un service spécialisé en matière de protection civile pour permettre, à l'avenir, une meilleure organisation des secours.

La ville de L'Aquila elle-même n'a cessé, depuis sa fondation au XIIIe siècle, d'être touchée par des tremblements de terre.

Située sur un plateau des Apennins, L'Aquila, créée au XIIIe siècle, dispose, dès le XVe siècle d'un statut de cité-Etat dont la prospérité économique découlait largement de sa situation clé sur la principale route commerciale de l'Europe vers l'Asie.

Touchée par un fort tremblement de terre en 1703, qui fit 6 000 morts dans la ville et ses environs, L'Aquila fit appel, pour sa reconstruction, aux plus grands architectes romains de l'époque, qui la dotèrent de splendides bâtiments baroques.

Capitale régionale depuis 1860, elle compte aujourd'hui 72 000 habitants, et la région des Abruzzes, 1,3 million.

Le présent accord traduit l'engagement de la France d'aider la restauration du patrimoine architectural de L'Aquila, pris lors du G8 réuni dans cette ville en juillet 2009.

Lors de ce sommet, le Président de la République française a proposé aux autorités italiennes que notre pays participe à la restauration de l'Eglise Sainte-Marie-du-Suffrage.

Une déclaration d'intention a été signée, le 23 octobre 2009, entre le département de la protection civile de la présidence du Conseil des ministres italien et le Gouvernement de la République française pour confirmer leur volonté de procéder conjointement à la restauration de cette église. Cette déclaration d'intention a permis l'ouverture de chantiers-école de l'Institut national italien du patrimoine à L'Aquila.

Pour donner un cadre détaillé et juridiquement solide à cette coopération, un accord intergouvernemental a été négocié et signé le 26 octobre 2010 par les autorités des deux pays.

Le partenariat mis en place consiste à réaliser un projet de restauration de la structure architecturale de l'édifice par le biais de chantiers-école animés par des experts italiens et français. Il porte également sur la restauration des installations fixes qui font partie du décor intérieur de l'édifice. L'Italie et la France prévoient d'organiser, au terme des travaux, un séminaire euro-méditerranéen ayant pour objet l'expérience née de cette coopération comme modèle de référence, accompagné d'une publication sur les activités et travaux effectués.

Les crédits engagés par la France, qui fondent la nécessité de l'autorisation parlementaire de l'accord, s'élèvent à un plafond de 3,25 millions d'euros, provenant pour 1,9 million, du ministère de la culture et de la communication (programme 175 : patrimoines), et du ministère des affaires étrangères et européennes, pour 1,35 million d'euros (programme 185 : rayonnement culturel et scientifique).

Le financement italien sera apporté par le ministère des biens et activités culturels.

Les modalités de travail retenues en commun avec l'Italie conjuguent un travail de restauration et la prise en compte des impératifs de protection civile dans une optique de prévention, par l'application de normes sismiques très élevées. La sécurisation de l'église et de son environnement revêtira un caractère prioritaire.

Le coût a été établi par les deux pays au vu des dépenses estimatives à réaliser pour assurer la reconstruction à l'identique de l'édifice, au moyen des documents d'archives disponibles (plans et photographies). Cette église du XVIIIe siècle se distingue par sa coupole, réalisée au XIXe siècle, après la construction de l'édifice lui-même, par Guiseppe Valadier, architecte romain concepteur de la piazza del Populo.

Outre la France, trois autres pays se sont in fine réellement engagés à participer à la restauration d'édifices patrimoniaux : le Kazakhstan pour 1,7 million d'euros, la Russie pour 7 millions d'euros, l'Allemagne pour 3,2 millions d'euros et l'Espagne, pour la restauration du fort espagnol, sans que le montant de cette contribution soit encore précisé.

Les autorités françaises et italiennes chargées de déterminer les étapes les plus importantes des procédures d'appels d'offres seront l'ambassadeur et le vice-commissaire délégué aux biens culturels.

La procédure proposée par les autorités italiennes est celle d'un appel d'offres restreint à dix entreprises françaises et dix entreprises italiennes, en dérogation du code des marchés publics italiens, conformément au décret législatif n° 163/06 et ses modifications successives, en raison des circonstances exceptionnelles liées à la situation de catastrophe naturelle. Le choix de cette procédure doit être confirmé dans le protocole additionnel. L'Italie souhaite que ces appels d'offres soient limités à la France et à l'Italie, pour ne pas alourdir l'opération. La légalité de cette procédure va être examinée par le service juridique du ministère des affaires étrangères et européennes. Si une difficulté était décelée, la France en informerait l'Italie, et en proposerait la modification. Celle-ci interviendrait, le cas échéant, dans le cadre du protocole additionnel au présent accord, actuellement en négociation entre les deux pays.

Un comité mixte de suivi, co-présidé par le vice-commissaire italien délégué aux biens culturels des Abruzzes et l'ambassadeur de France en Italie, est chargé d'effectuer l'évaluation du diagnostic structurel et architectural de l'édifice.

La Constitution italienne ne requiert pas d'autorisation parlementaire pour cet accord. Il importe donc que notre pays dispose rapidement de cette autorisation, requise en France, pour que les travaux, qui ont déjà commencé, puissent se poursuivre sur une base juridique incontestable.

Par son appui, la France manifeste sa solidarité avec l'Italie, renouvelant un geste qui n'a, comme précédent récent, que sa contribution de deux millions d'euros à l'aménagement du musée de l'Amérique française, édifié en 2008 à l'occasion du 400è anniversaire de la ville de Québec.

Je vous engage donc à adopter le présent accord, et vous suggère que sa discussion en séance publique se fasse sous forme simplifiée.

Suivant l'avis de son rapporteur, la commission a adopté le projet de loi et proposé que ce texte fasse l'objet d'une procédure d'examen simplifiée en séance publique.

Accord de stabilisation et d'association entre la Communauté européenne et la Serbie - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. René Beaumont sur le projet de loi n° 396 (2010-2011) autorisant la ratification de l'accord de stabilisation et d'association entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d'une part, et la Serbie, d'autre part.

M. René Beaumont, rapporteur - Nous sommes appelés à nous prononcer sur le projet de loi autorisant la ratification de l'accord de stabilisation et d'association entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d'une part, et la Serbie, d'autre part.

Cet accord marque une étape importante dans le processus de rapprochement de la Serbie avec l'Union européenne.

Avant d'évoquer le contenu de cet accord, je voudrais revenir brièvement sur la situation des différents pays des Balkans occidentaux.

Comme vous le savez, la « vocation européenne » des pays des Balkans occidentaux, c'est-à-dire le principe de leur adhésion à l'Union européenne, a été reconnue au Conseil européen de Zagreb en 2000, sous présidence française de l'Union européenne, et a été régulièrement réaffirmée depuis.

La perspective d'adhésion à l'Union européenne est vue comme un instrument majeur au service de la stabilité de la région.

L'Union européenne a lancé, en juin 1999, un processus de stabilisation et d'association destiné aux pays de la région, processus qui repose en particulier sur la conclusion d'accords de stabilisation et d'association (ASA) avec chacun des pays concernés.

Les objectifs de ces accords sont le renforcement du dialogue politique, le rapprochement de la législation de ces pays avec le droit communautaire, l'établissement progressif d'une zone de libre-change et le développement de la coopération régionale.

A ce jour, l'ensemble des pays des Balkans occidentaux, à l'exception du Kosovo, ont signé un accord de stabilisation et d'association avec l'Union européenne.

Tous ces accords ont été ratifiés et sont désormais entrés en vigueur, à l'exception de l'accord avec la Serbie que nous examinons aujourd'hui.

En effet, le processus de ratification de l'ASA avec la Serbie a été initialement bloqué à la demande du Parlement néerlandais, en raison d'une coopération de la Serbie avec le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) jugée insuffisante, en particulier s'agissant de l'arrestation et de la remise des deux derniers fugitifs recherchés par le tribunal, Ratko Mladic et Goran Hadzic.

A la suite d'une amélioration de cette coopération, constatée par le Procureur du tribunal, M. Serge Brammertz, les Pays-Bas ont accepté de lever leur veto et les ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne ont décidé, le 14 juin 2010, de lancer le processus de ratification de l'accord.

Ratko Mladic a d'ailleurs été arrêté en Serbie le 26 mai dernier et remis depuis au TPIY où il attend son procès. Après la remise de Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, il ne restera donc qu'un dernier fugitif.

La conclusion d'un accord de stabilisation et d'association constitue une étape importante dans le processus de rapprochement avec l'Union européenne. Il ne s'agit cependant que d'une première étape car la route est longue.

Je rappelle, en effet, qu'avant d'adhérer à l'Union européenne, un pays doit d'abord se voir reconnaître la qualité de « pays candidat ». Ensuite, l'Union européenne doit approuver l'ouverture des négociations. Ces négociations, chapitre par chapitre, durent en règle générale plusieurs années.

Après la clôture des négociations, un pays ne peut adhérer à l'Union qu'après la signature et la ratification du traité d'adhésion.

Chacune de ces étapes est soumise à une décision prise à l'unanimité par tous les Etats membres.

Le processus prend donc plusieurs années, en fonction de l'état de préparation du pays.

L'adhésion est soumise au respect des critères dits de Copenhague :

- critères politiques : être une démocratie respectueuse de l'Etat de droit, des droits de l'homme, des minorités ;

- critères économiques : disposer d'une économie de marché viable capable de faire face à la pression concurrentielle du marché ;

- critère tenant à la reprise de l'acquis communautaire.

S'y ajoute la « capacité d'absorption » de l'Union européenne, c'est-à-dire la capacité de l'Union européenne à intégrer de nouveaux membres tout en maintenant la dynamique de l'intégration.

A la différence de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, l'adhésion des pays des Balkans occidentaux à l'Union européenne devrait se faire de manière différenciée, en fonction de l'état de préparation de chaque pays.

Comment se présente la situation des pays des Balkans occidentaux aujourd'hui ?

La Croatie est le pays le plus avancé dans son rapprochement avec l'Union européenne, puisqu'elle espère achever les négociations d'adhésion dans les prochaines semaines. Le rapport de nos collègues MM. Jacques Blanc et Didier Boulaud y reviendra plus longuement.

L'Ancienne république yougoslave de Macédoine et, plus récemment, le Monténégro, se sont vu reconnaître la qualité de « pays candidat » sans toutefois ouvrir les négociations d'adhésion.

L'Albanie, la Bosnie-Herzégovine et la Serbie restent, quant à eux, des « candidats potentiels », c'est-à-dire qu'ils ne remplissent pas encore suffisamment les conditions requises pour être reconnus comme candidats.

Enfin, reste le cas du Kosovo, qui a proclamé son indépendance en février 2008, et qui est reconnu à ce jour par 75 Etats, dont 22 des vingt-sept Etats membres de l'Union européenne (tous à l'exception de l'Espagne, de Chypre, de la Grèce, de la Roumanie et de la Slovaquie) mais pas par la Serbie.

Où en est la Serbie ?

La Serbie a officiellement présenté sa demande de candidature à l'Union européenne le 22 décembre 2009.

La transmission de cette candidature à la Commission européenne afin qu'elle rende son avis a été bloquée par certains Etats membres, comme les Pays-Bas, qui y voyaient un acte politique et un levier pour contraindre Belgrade à une position plus souple sur le Kosovo.

Ces réserves ayant été levées, le Conseil a pu transmettre, le 25 octobre 2010, la demande serbe à la Commission européenne, tout en soulignant l'obligation que constituait la pleine coopération avec le tribunal pénal international et la coopération régionale, et en invitant Belgrade à s'engager sans délai dans un dialogue direct avec Pristina.

La Commission européenne devrait rendre ses recommandations sur l'octroi ou non du statut de « pays candidat » à la Serbie à l'automne prochain.

Quelles sont les principales difficultés ?

Nous nous étions rendus en Serbie, avec notre collègue Bernard Piras, en décembre dernier, dans le cadre d'une mission de la commission, et nous vous avions présenté une communication le 2 février.

Le principal enseignement que nous avions retiré de notre déplacement était que, si la Serbie a réalisé des avancées, il reste à ce pays des progrès importants à accomplir avant d'être en mesure d'adhérer à l'Union européenne.

En matière politique, depuis la chute du régime de Milosevic, en octobre 2000, la Serbie a fait du rapprochement avec l'Union européenne la première priorité de sa politique étrangère.

Le Président de la Serbie M. Boris Tadic et le gouvernement sont très favorables au rapprochement avec l'Union européenne, qui recueille un large consensus au sein de la classe politique et de l'opinion publique.

Toutefois, de nombreux progrès restent à accomplir, notamment concernant l'équilibre des pouvoirs entre le Parlement et l'exécutif, la liberté de la presse, le retour des réfugiés ou encore la question de la propriété.

Ainsi, lors de nos entretiens à l'Assemblée nationale de Serbie, nous étions alors mi-décembre, nous avons eu la surprise d'apprendre que le projet de budget pour 2011 n'avait toujours pas été présenté par le Gouvernement et que le Parlement ne disposerait que de quelques jours pour l'adopter.

Nous avons également été très surpris par le mode d'élection des députés. En effet, le système électoral actuel est basé sur un scrutin proportionnel de liste. Les électeurs votent pour un parti qui désigne ensuite les députés élus sur la liste des candidats, sans tenir compte ni de leur rang, ni de leur base territoriale.

En outre, la possibilité prévue par la Constitution pour les partis politiques de demander aux députés une démission en blanc est une pratique très répandue. Une réforme du mode d'élection est actuellement à l'étude.

De manière générale, le Parlement serbe se caractérise par la faiblesse de ses moyens, ce qui peut poser des difficultés en matière de reprise de l'acquis communautaire.

Le Parlement serbe serait d'ailleurs très désireux de nouer une coopération administrative avec le Parlement français, notamment en matière européenne. La Commission européenne a lancé un appel d'offres et l'ambassadeur de France à Belgrade a émis le souhait que le Parlement français se porte candidat. Il me semble que, compte tenu des liens traditionnels d'amitié et de coopération entre la France et la Serbie, mais aussi des enjeux en termes de francophonie et d'influence française, il serait opportun que le Sénat français se porte candidat pour répondre à cet appel d'offres européen afin d'accompagner et de conseiller le Parlement serbe en matière législative et de transposition du droit communautaire. Un tel jumelage européen représenterait un coût financier réduit pour notre assemblée, mais aurait un effet très positif en termes d'influence et de rayonnement de notre langue et de notre système juridique en Serbie.

En matière économique, la Serbie est loin d'être considérée comme une économie de marché viable capable de faire face aux pressions concurrentielles. Le PNB par habitant est d'environ 7 500 dollars, soit moitié moindre que celui de la Croatie et représente un tiers de la moyenne européenne.

La ratification de l'Accord de stabilisation et d'association devrait permettre à la Serbie d'attirer davantage d'investisseurs étrangers et de bénéficier d'un meilleur accès au marché européen, grâce à une libéralisation asymétrique des échanges et des droits de douanes.

Cette libéralisation des échanges devrait également bénéficier à l'Union européenne, qui connaît un excédent commercial avec la Serbie.

Pour le vin et les produits agricoles, la libéralisation se fera de manière progressive avec une période transitoire de six ans.

Enfin, comme le relève la Commission européenne, malgré d'importantes réformes, dont celle de la justice, les capacités administratives et judiciaires restent encore très insuffisantes et la corruption demeure un problème sérieux.

En dépit de ces obstacles, la Serbie reste un pays clé de la région, du fait de sa position géographique, de son poids démographique, de son potentiel économique et administratif et de son influence sur les pays voisins.

La Serbie a d'ailleurs largement normalisé ses relations avec ses voisins, à l'exception du Kosovo.

La Serbie a ainsi amélioré ses relations avec la Croatie et avec la Bosnie-Herzégovine. Le Parlement serbe a adopté en 2010 une déclaration condamnant le massacre commis à Srebrenica. Le Président serbe s'est lui-même rendu à Srebrenica et à Vukovar où il a présenté les excuses au nom de la Serbie pour les exactions à l'encontre des civils.

La Serbie a également normalisé ses relations avec l'Albanie.

Reste le cas du Kosovo, dont la Serbie n'a pas reconnu l'indépendance.

Une clause de l'ASA stipule d'ailleurs que cet accord ne s'applique pas au Kosovo.

Saisie par la Serbie, la Cour internationale de justice a rendu, le 22 juillet 2010, un avis consultatif d'après lequel la déclaration d'indépendance du Kosovo n'était pas contraire au droit international.

Le 9 septembre 2010, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté, par consensus, une résolution proposée conjointement par la Serbie et l'Union européenne, prenant acte de cet avis et ouvrant la voie à de nouvelles discussions entre Serbes et Kosovars sous l'égide de l'Union européenne.

Ce « dialogue » entre Belgrade et Pristina devrait permettre de résoudre les difficultés pratiques rencontrées par les citoyens (comme la reconnaissance des documents par exemple) et faciliter le travail de la mission EULEX de l'Union européenne déployée au Kosovo. Les premières réunions ont déjà permis de réaliser des avancées.

Si la Serbie n'est pas disposée à reconnaître l'indépendance du Kosovo, Belgrade semble faire preuve d'une réelle volonté et d'une grande ouverture concernant ce dialogue avec Pristina, avec l'objectif de parvenir in fine à une « normalisation » des relations.

Même la publication du rapport du député suisse Dick Marty, dans le cadre du Conseil de l'Europe, qui accuse la guérilla albanaise de l'UCK et le Premier ministre kosovar Hashim Thaçi, de s'être livrés à un trafic d'organes sur des prisonniers serbes au cours du conflit, a suscité une réaction plutôt mesurée de la part des autorités serbes.

Si la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo n'est pas, en tant que telle, une condition de l'adhésion, puisque cette indépendance n'a pas été reconnue par cinq Etats membres (l'Espagne, Chypre, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie), la normalisation des relations constitue néanmoins une nécessité pratique et politique.

Il s'agit pour l'Europe d'éviter d'importer des conflits en son sein, à la lumière du précédent chypriote.

Or, une certaine ambigüité demeure en Serbie puisque l'idée d'une partition du Nord du Kosovo est souvent évoquée à Belgrade, ce qui serait susceptible d'entraîner des tensions dans la région, notamment en Macédoine ou en Bosnie-Herzégovine.

Enfin, après avoir remis Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, la police serbe a arrêté, le 26 mai dernier, Ratko Mladic, qui a été transféré à La Haye. Il reste donc un dernier fugitif recherché par le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.

Dans ce contexte, quelle doit être la politique de la France à l'égard de la Serbie ?

Le sentiment que nous avions retiré de notre déplacement est que la France doit soutenir la Serbie dans sa volonté de rapprochement avec l'Union européenne et encourager ses efforts de modernisation.

Comme nous avons pu le mesurer au cours de notre visite, la France jouit d'un capital important de sympathie en Serbie. Le souvenir de la fraternité des armes lors de la Première et lors de la Deuxième Guerre mondiale demeure, en dépit du souvenir douloureux des bombardements de l'OTAN sur Belgrade, comme en témoigne notamment le monument à la gloire de la France, situé dans le parc Kalemegdan, en plein centre de la ville.

Cette relance de nos relations a d'ailleurs été consacrée à l'occasion de la visite officielle en France du Président de la Serbie, M. Boris Tadic, le 8 avril dernier, avec la signature d'un accord de « partenariat stratégique » entre la France et la Serbie, à l'image des accords signés avec d'autres pays d'Europe centrale et orientale.

A cette occasion, le Président de la République et le Président serbe ont adopté une déclaration commune qui souligne le soutien de la France à l'adhésion de la Serbie à l'Union européenne et qui prévoit un renforcement de notre coopération bilatérale dans plusieurs les secteurs, en particulier en matière économique et de défense.

Si nos deux pays sont liés par une longue tradition d'amitié, en matière économique, notre pays occupe une place encore très modeste en Serbie.

La part de marché de la France est faible, avec seulement 3,4 % en 2009. La France est le 5e fournisseur, après la Russie, l'Allemagne, l'Italie et la Chine et le 12e client de la Serbie.

La présence économique française est limitée, avec deux grandes usines Michelin et Lafarge. Elle est surtout concentrée dans le système bancaire, l'agroalimentaire et les services.

Le montant des investissements français s'élève à environ 500 millions d'euros, sur un total de 16 milliards d'euros d'investissements étrangers. La France enregistre la 8e position, loin derrière l'Autriche et l'Allemagne.

Une nouvelle chambre de commerce franco-serbe a été créée en octobre 2009 qui devrait permettre d'attirer davantage d'entreprises françaises. Un grand projet intéresse notamment les entreprises françaises : la construction du métro léger de Belgrade.

La ratification de l'accord de stabilisation et d'association, qui a déjà été ratifié par la Serbie et par quinze autres Etats membres, constituerait un encouragement aux autorités serbes pour poursuivre les réformes.

Il existe une forte attente de la Serbie à l'égard de la France et je crois qu'il va de notre devoir mais aussi de notre intérêt d'y répondre.

C'est la raison pour laquelle je vous recommande l'adoption du présent projet de loi.

M. Josselin de Rohan, président. - Lors de votre déplacement en Serbie, avez-vous perçu un ressentiment de la part des Serbes à l'égard de la France en raison de l'intervention de l'OTAN en 1999 et de la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo ?

M. René Beaumont. - Les bombardements de l'OTAN sur Belgrade en 1999 ont laissé des traces, avec non seulement des bâtiments détruits, qui sont encore visibles à Belgrade, mais aussi dans les esprits.

L'attitude de la France avait alors été largement incomprise par l'opinion publique serbe et elle reste un souvenir douloureux, d'autant plus que la France et la Serbie avaient été unies par la fraternité des armes, lors de la ·Première et de la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, le monument à la gloire de la France avait été recouvert par un voile noir lors des bombardements de l'OTAN sur Belgrade. Pour autant, les Serbes sont très reconnaissant à la France et au Président Jacques Chirac d'avoir empêché la destruction des ponts de Belgrade lors des bombardements de l'OTAN.

M. Didier Boulaud. - Je voudrais remercier notre collègue pour son rapport. C'est une bonne chose que la Serbie se rapproche de l'Union européenne. La Serbie reste, en effet, le pays le plus peuplé et doté du plus grand potentiel économique des Balkans occidentaux et il n'y aurait pas de sens que ce pays reste à l'écart du processus de rapprochement des autres pays de la région de l'Union européenne. Au contraire, il est important que tous ces pays marchent de concert, même si la route sera longue et difficile avant l'intégration de tous ces pays dans l'Union européenne.

La plupart de ces Etats sont d'une taille modeste, avec une population peu nombreuse et un potentiel économique assez faible, à l'image du Kosovo ou du Monténégro. En revanche, la Serbie est peut être le pays qui a le plus grand potentiel de la région, en raison de son poids démographique, de ses institutions et de son économie. Il est donc important que ce pays ne reste pas à l'écart et se rapproche également de l'Union européenne.

Vous avez mentionné dans votre intervention la faible présence économique française en Serbie. C'est malheureusement un phénomène que l'on retrouve dans l'ensemble des pays de la région des Balkans occidentaux. En effet, je regrette que les entreprises françaises se montrent peu intéressées d'investir dans la région, à la différence des entreprises allemandes et italiennes. Ainsi, alors que l'Albanie a décidé récemment de rénover l'ensemble de ses routes, ce qui représente plusieurs milliers de kilomètres, aucune entreprise française ne s'est portée candidate pour cet important marché. Or, il existe d'importants marchés dans ces pays, par exemple en matière d'infrastructures, de gestion des déchets ou encore de travaux d'assainissement. Il me semble donc qu'il serait utile que le gouvernement encourage les entreprises françaises à s'intéresser davantage aux pays de la région. Ainsi, la présence économique française en Serbie mériterait d'être renforcée. En tout état de cause, je suis favorable à la ratification de cet accord qui permettra à la Serbie de se rapprocher de l'Union européenne.

M. Robert Badinter. - La Serbie a toujours entretenu des rapports affectifs complexes avec la France et je crois que les Serbes n'ont toujours pas surmonté leur ressentiment à l'égard de l'attitude de la France lors des conflits dans l'ex-Yougoslavie et pendant l'intervention de l'OTAN.

Je me souviens ainsi de l'attitude surréaliste de Slobodan Milosevic en 1991, lors de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, qui s'attendait à ce que la France entre en guerre aux côtés de la Serbie face à la Croatie et à la Slovénie, soutenues par l'Allemagne, en souvenir de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale et pour empêcher une domination allemande dans les Balkans. Je lui avais alors répondu que, depuis la Deuxième Guerre mondiale, la France s'était heureusement réconcilié avec l'Allemagne, ce qui avait permis le lancement de la construction européenne, dont Sarajevo, ville multiethnique, était précisément le symbole.

Parmi les pays de la région des Balkans occidentaux, la Serbie se distingue par son poids démographique, sa taille relativement grande, son potentiel économique et la stabilité de ses institutions. Ce pays n'est pas confronté, comme d'autres, aux défis de la viabilité institutionnelle et économique.

Même s'il reste de nombreux progrès à accomplir, la Serbie a vocation à adhérer à l'Union européenne et on ne peut que se féliciter de son rapprochement avec l'Union européenne.

Il reste toutefois la question de la non-reconnaissance du Kosovo par la Serbie. La position serbe, qui continue de considérer que le Kosovo fait partie intégrante de la Serbie, ne me paraît pas tenable à long terme, car, comme dans la vie conjugale, le consentement des deux époux est un préalable pour vivre sous un même toit. Or, en raison du passé, les Kosovars ont depuis longtemps renoncé à l'idée d'un rattachement à la Serbie. Il me semble donc qu'à terme la Serbie sera contrainte de reconnaître l'indépendance du Kosovo, mais qu'elle utilisera cette carte comme contrepartie à son adhésion à l'Union européenne.

Enfin, je me félicite de l'arrestation de Ratko Mladic et de sa remise au tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. L'histoire nous enseigne que, même plusieurs années après, tous les criminels finissent pas être jugés et doivent rendre compte de leurs actes devant la justice.

M. Josselin de Rohan, président. - Je crois qu'on peut saluer à cette occasion le courage et la détermination du Président serbe, M. Boris Tadic, sans lequel la Serbie n'aurait peut-être pas livré Ratko Mladic au tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Je rappelle, en effet, qu'un ancien Premier ministre serbe, M. Zoran Djindjic, a payé de sa vie sa volonté de juger les criminels de guerre et de coopérer avec la justice internationale.

Puis la commission adopte le projet de loi et recommande son examen en séance publique sous forme simplifiée.

Adhésion de la Croatie à l'Union européenne - Examen du rapport d'information

Puis la commission examine le rapport de MM. Jacques Blanc et Didier Boulaud sur l'adhésion de la Croatie à l'Union européenne.

M. Jacques Blanc, co-rapporteur - Vous nous avez chargés d'une mission d'information à « quatre mains », ou plutôt cet après-midi à deux voix, sur l'état de préparation de la Croatie à la veille de son entrée dans l'Union européenne. Didier Boulaud et moi-même nous sommes rendus à Zagreb les 18 et 19 mai derniers, à un moment crucial des négociations d'adhésion, et nous avons pu y constater, au cours d'entretiens de très haut niveau, la formidable mobilisation de ce petit État, tout entier tourné vers son destin européen. Nous vous présentons aujourd'hui notre rapport alors que la décision se prend ces jours-ci à Bruxelles entre les 27 États membres : notre commission est dans le coeur brûlant de l'actualité.

Je cède tout de suite la parole à Didier Boulaud, qui va tout d'abord dresser un tableau de l'état de préparation de la Croatie, pays moteur dans l'ensemble des Balkans occidentaux qu'il connait remarquablement bien. Je reviendrai ensuite sur le contexte et le calendrier de l'adhésion.

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - Dix fois plus petite que la France, peuplée de 4,5 millions d'habitants, d'origine slave, de religion catholique à 87 % et utilisant un alphabet de caractères latins, au carrefour des influences de la Méditerranée, de l'Europe centrale et des Balkans, la Croatie, ancienne république de la Fédération Yougoslave, a une histoire douloureuse, n'acquérant son indépendance qu'aux termes d'un conflit meurtrier au début des années 90.

Le système politique croate issu de la Constitution de 1991 était à l'origine présidentiel et marqué par les pratiques semi autoritaires du président Tudjman. Il a été rééquilibré en 2000, en faveur d'un régime parlementaire. Le HDZ de Tudjman s'est mué en un parti de droite classique, affilié au PPE. Les élections ont amené l'alternance et le pays vit aujourd'hui en système de cohabitation entre un Président social-démocrate Josipovic, aux prérogatives limitées mais à la grande autorité morale, et un premier ministre de droite conservatrice Mme Kosor. Le Gouvernement a trois priorités : adhérer à l'Europe, redresser l'économie et lutter contre la corruption, avec l'arrestation de plusieurs hauts responsables, dont l'ancien premier ministre Sanader. La cohabitation est constructive ; les deux têtes de l'exécutif oeuvrent de concert pour ancrer la Croatie à l'Europe.

Sur le plan économique, la Croatie est, après la Slovénie, la plus avancée de la région, avec un revenu moyen par habitant égal à 65 % de la moyenne européenne, deux fois supérieur à celui de la Roumanie. La monnaie, la Kuna, est stable et arrimée à l'euro dans une bande de change étroite, ce qui force le pays à réaliser des réformes structurelles et à améliorer sa compétitivité. Le tissu industriel croate est toutefois limité et le secteur public encore hypertrophié : 67 entreprises publiques représentent le quart du PIB, et seule une vingtaine sont bénéficiaires. L'économie est marquée depuis 2008 par la crise et les restructurations du secteur public. Le Gouvernement a lancé 30 grands projets pour relancer l'investissement. La présence française reste insuffisante, avec moins de 3 % de parts de marché, loin derrière les Allemands et les Italiens, et au 6ème rang en termes d'investissements, concentrés dans le secteur bancaire et agroalimentaire.

Membre de l'OTAN depuis 2009, la Croatie a un contingent de 350 hommes en Afghanistan et soutient les opérations en Libye. Elle est membre depuis l'origine de l'Union pour la Méditerranée.

La géographie et l'histoire placent la Croatie, bien qu'elle s'en défende et revendique sa pleine identité européenne, au coeur des Balkans, région dont notre collègue Robert Badinter a coutume de rappeler qu'elle « produit plus d'histoire qu'elle n'en peut consommer ». Même si la Croatie s'est résolument engagée dans la réconciliation et la coopération régionales, les relations bilatérales avec les voisins restent empreintes de l'héritage douloureux des conflits des années 1990. N'oublions pas que la guerre date de 15 ans seulement, et qu'elle a fait des centaines de milliers de morts, déplacés et réfugiés : entre 1991 et 2001, la population de la Croatie a baissé de 6 %....

Le Président Josipovic s'est courageusement engagé dans une démarche de réconciliation, en posant des gestes forts en particulier envers la Serbie, puisqu'il s'est rendu à Belgrade dès juillet 2010 et a ouvert la voie à une normalisation des relations. Comme nous l'a dit notre collègue Beaumont, le Président serbe Tadic a ensuite présenté, dans la ville martyre de Vukovar, des « excuses » pour les crimes commis par le régime de Milosevic pendant la guerre, en particulier lors du siège et de la chute de la ville. La coopération entre les deux anciens ennemis est en bonne voie pour le traitement du retour des réfugiés : plus de 250 000 Serbes de nationalité croate avaient quitté la Croatie au moment du conflit, il en reste plus de 65 000 et la question du relogement, qui est traitée de façon très volontariste par les Croates, est toujours cruciale...

Pourtant, des plaintes respectives pour génocide déposées par la Croatie et la Serbie sont toujours pendantes devant la Cour internationale de Justice, ce qui montre combien ce rapprochement reste difficile. L'opinion publique croate est sous le choc du verdict du procès Gotovina : le 15 avril dernier, le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie a condamné à 24 et 18 ans de prison deux généraux croates de l'opération « Tempête » de reconquête de l'enclave serbe de la Krajina, perçue par les Croates comme une « guerre patriotique ». A contrario, le transfert de Ratko Mladic à la Haye pourrait atténuer un peu l'amertume ressentie, même si certains estiment, à Zagreb, que son acte d'inculpation devrait être élargi aux crimes commis en Croatie.

S'agissant de la Slovénie, c'est l'arrivée au pouvoir de Mme Kosor en juillet 2009 qui a permis de dénouer une situation figée depuis 2008 autour d'un différend frontalier relatif au golfe de Piran ; cette question qui a empoisonné les relations bilatérales et bloqué pendant plus d'un an les négociations d'adhésion croates sera réglée par un recours à l'arbitrage après l'entrée de la Croatie dans l'Union européenne. Son principal sujet de préoccupation dans la région reste la Bosnie-Herzégovine. Soucieuse de ne pas faire d'ingérence et de défendre l'intégrité du pays, la Croatie observe toutefois avec inquiétude la marginalisation des Croates de Bosnie et défend l'égalité entre ses trois peuples constitutifs.

La Croatie, qui a reconnu le Kosovo, soutient tous ses voisins dans leur intégration aux institutions euro-atlantiques. Elle leur a d'ailleurs offert à titre gracieux les centaines de milliers de pages de traduction de l'acquis communautaire. Il faut reconnaître que la Croatie parait à bien des égards très en avance sur ses voisins et qu'elle est en quelque sorte à la fois le modèle et le moteur de l'ensemble des Balkans occidentaux.

Malgré son avance et ses efforts pour la réconciliation, le contexte régional a ralenti le processus d'adhésion croate. Ce n'est qu'après l'arrestation, à Madrid en 2005, du Général Gotovina que les négociations d'adhésion ont été ouvertes. Longtemps, la collaboration avec le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de La Haye, le TPIY, a été un blocage à l'ouverture du fameux chapitre 23 « Justice et droits fondamentaux », qui n'a pu être réalisée qu'en juin 2010, après la levée d'un veto principalement britannique et néerlandais, motivé par l'incapacité de la Croatie à fournir à son procureur les « carnets d'artillerie » de l'opération Tempête. Une équipe dédiée, ou « task force » a depuis été mise en place par les autorités croates et le Procureur Brammertz dans son intervention devant le conseil de sécurité de l'ONU, le 6 juin dernier, a dressé un bilan nuancé mais plutôt positif de la collaboration des autorités croates.

L'élan européen, qui recueillait il y a quelques années 80 % d'avis favorables au sein de la population croate, s'est un peu essoufflé, même s'il est toujours porté par un fort consensus de la classe politique dans son ensemble. Les derniers sondages donnent une courte victoire du « oui », qui devrait recueillir entre 50 et 60 % au référendum qui sera organisé en Croatie pour ratifier le traité d'adhésion, dans les 30 jours suivant sa signature.

M. Jacques Blanc, co-rapporteur - Quel va être, justement, le calendrier de cette adhésion ?

La Croatie a obtenu le statut de pays candidat en juin 2004 et a entamé ses négociations d'adhésion en octobre 2005. Aujourd'hui dans la dernière ligne droite, elle est très impatiente de conclure un processus de longue haleine qui a connu plusieurs phases d'accélération et de ralentissement.

Je ne reviendrai pas sur le cadre général des négociations, issu du « consensus renouvelé sur l'élargissement » de 2006, puisque notre collègue René Beaumont nous l'a rappelé. La rigueur du processus a été renforcée, il n'est plus question de fixer des dates butoirs ou d'envisager des adhésions par « paquet », chaque pays devant être jugé selon ses propres mérites et apte à assumer toutes ses obligations dès le jour de son entrée dans l'Union européenne.

Cette sévérité accrue, qui découle du sentiment que les derniers élargissements (et peut-être surtout dans le cas roumain et bulgare) n'ont pas été assez rigoureux, s'applique pour la première fois à la Croatie : le nombre de critères d'adhésion, les fameux « chapitres » est passé de 30 à 35, et le nombre de critères et sous-critères a augmenté.

Sur les 35 chapitres de négociation, dont vous trouverez le détail dans le rapport écrit, 31 sont désormais clos. Cela signifie que la Commission et l'unanimité des États membres considèrent que la Croatie remplit tous les critères et sous critères de l'acquis communautaire sur chacun d'entre eux. Certains n'ont pas été sans difficulté, comme celui de la pêche par exemple, clos le 6 juin. A noter que le chapitre 34 relatif aux institutions a prévu de donner à la Croatie 12 députés européens, un commissaire et 7 voix au Conseil.

Les chapitres 33 (paquet financier) et 35 (dispositions finales) sont toujours négociés en dernier. Restent les chapitres 8 « concurrence » et 23 « justice et état de droit » sur lesquels se concentre l'essentiel des difficultés.

En matière de concurrence, le problème est celui de la restructuration des chantiers navals, afin de mettre un terme aux subventions publiques incompatibles avec le droit européen de la concurrence. La Croatie a choisi de passer par une privatisation, mais le processus a pris du temps car de nombreux emplois sont concernés. Les derniers plans de restructuration ont été approuvés par la Commission il y a quelques jours, et le dossier avance bien. Moyennant peut-être une clause de suivi renforcé, le chapitre pourrait être clos d'ici dix jours.

Le chapitre 23 sur la justice et l'état de droit, qui n'existait pas en tant que tel pour les précédents élargissements, est de loin le plus sensible politiquement et le plus exigeant, avec 10 critères et 21 sous-critères. Un rapport intermédiaire de la Commission en mars dernier, plutôt critique bien que saluant la masse d'efforts engagés, a amené les autorités croates à jeter toute leur énergie pour accélérer les réformes et convaincre de leur caractère durable.

Lors de notre entretien avec le Président de la République Josipovic, éminent juriste, et le ministre de la Justice, nous avons pu mesurer les progrès accomplis en matière de formation et de nomination des juges, de professionnalisation des nouveaux conseils supérieurs des juges et des procureurs, de responsabilité disciplinaire des magistrats, de réduction des arriérés judiciaires, de spécialisation des tribunaux en matière de crimes de guerre, de lutte anti-corruption, de relogement des réfugiés, de droits des minorités.... La Croatie a fait en quelques mois un bond en avant gigantesque. Nous avons aussi rencontré des ONG spécialisées dans la défense des droits de l'homme et les crimes de guerre, et même si elles sont plus critiques, en particulier sur le retard initial à engager les réformes, elles ont toutes souligné l'immense chemin parcouru.

Mais, nous le savons bien, les réformes législatives ne produisent tout leur effet que dans la durée. Quand on change la formation des magistrats, l'effet commence à se faire sentir quand ils sont en poste deux ou trois ans après...

C'est pourquoi quand nous sommes arrivés à Zagreb mi mai, la Croatie peinait à convaincre du caractère irréversible de ces changements massifs mais tardifs. Et plus le temps passait, plus la perspective d'une clôture des négociations en juin, objectif de la présidence hongroise de l'Union, et des autorités croates, s'éloignait... avec le risque, à la longue, d'un essoufflement de l'opinion publique sur le projet européen.

C'est dans ce contexte que la France a pris l'initiative de présenter le 11 mai une proposition de suivi renforcé, entre la clôture des négociations et l'adhésion, des engagements croates, accompagné d'une clause de sauvegarde, afin d'emporter l'adhésion des États membres les plus récalcitrants et de précipiter la fin des négociations. Cette initiative a pu être mal comprise par certains média français qui y ont vu une manoeuvre de retardement alors que c'était tout le contraire : il s'agissait d'accélérer tout en offrant des garanties sérieuses. Nous avons pu voir à Zagreb qu'elle était bien reçue, et comprise comme un facteur de facilitation et d'encouragement, et d'ailleurs c'est le message que nous avons délivré.

De fait, cette initiative a été un véritable catalyseur de la décision.

Le 30 mai, La France a modifié sa proposition pour qu'elle puisse recueillir un plus large assentiment, notamment en enlevant la possibilité d'un report éventuel de l'adhésion. Le 2 juin, l'Allemagne nous a rejoints pour présenter une proposition conjointe franco-allemande de suivi renforcé.

Le 7 juin, le Président Baroso déclarait que la Commission allait proposer aux 27 États membres la clôture des 4 derniers chapitres, ce qui fut fait vendredi dernier 10 juin.

La situation évolue de jour en jour. A l'heure qu'il est on peut la résumer ainsi : la Commission a un avis positif et estime que les critères de clôture sont satisfaits. La balle est désormais dans le camp des 27 États membres, qui ont encore 9 jours pour boucler les négociations.

Un « suivi pré-adhésion » est bien proposé, qui reprend partiellement les propositions franco-allemandes, avec une périodicité différente pour les rapports de suivi, (tous les 6 mois au lieu de 3) et la possibilité de "lettres d'avertissement" de la Commission. Ce suivi serait focalisé en priorité sur le chapitre 23 mais porterait aussi sur les chapitres 8 voire 24 (libertés). Une « clause Schengen » est proposée, avec un rapport spécifique de la Commission avant l'entrée dans Schengen de la Croatie d'ici quelques années et une décision des actuels États membres.

Tout cela doit être discuté et complété dans les jours qui viennent, d'abord au COREPER et dans le groupe de travail « élargissement » cette semaine, puis lors d'une Conférence intergouvernementale qui pourrait se tenir le 21 juin, permettant au Conseil européen, dans 10 jours, d'entériner formellement la fin des négociations.

Il faudra ensuite l'approbation du Parlement européen (qui est acquise), la signature du traité, le référendum en Croatie, et la ratification par chacun des 27 États membres avant que l'adhésion ne soit effective, vraisemblablement au 1er juillet 2013.

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - En conclusion, Monsieur le Président, mes chers collègues, je me félicite que notre visite à Zagreb ait pu permettre de lever les ambigüités sur l'initiative française, et montrer que la France s'inscrivait bien dans une logique de soutien, d'accompagnement et d'accélération des efforts croates pour conclure les négociations d'adhésion.

Vous comprendrez que, sur un plan plus politique, il nous apparaisse souhaitable de clôturer ces négociations solennellement lors du Conseil européen des 23 et 24 juin, date particulièrement symbolique puisque nous fêterons le 25 juin les 20 ans d'indépendance de ce jeune État.

Quelle que soit la date finalement retenue, je souhaite que la France, qui a eu un rôle très actif dans les négociations, soit parmi les premiers États membres à adopter, le moment venu, le projet de loi de ratification du traité d'adhésion, dont notre commission sera saisie puisque la révision constitutionnelle a prévu que l'adhésion croate serait la dernière à être ratifiée suivant la procédure parlementaire classique, à la majorité simple.

M. Robert Badinter - Si la Croatie est si marquée par l'influence allemande, c'est en raison de la forte diaspora croate qui vit en Allemagne et en Autriche et qui joue un rôle politique important. Les investisseurs français devraient marquer plus d'intérêt pour ce marché prometteur ; il faudrait renforcer notre présence.

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - 400 000 touristes français visitent chaque année la Croatie.

M. Jacques Blanc, co-rapporteur - Nous nous inquiétons de la réorganisation en cours des services français d'appui aux entreprises et en particulier aux PME : jusqu'alors implantés à Zagreb, ils sont sur le point d'être relocalisés à Vienne et mutualisés sur plusieurs pays des Balkans, ce qui ne nous paraît pas être une bonne chose.

M. Jacques Berthou - Quel est le niveau de développement de la Croatie par rapport à ses voisins, et en particulier par rapport à la Serbie ?

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - Le revenu moyen par habitant de la Croatie est dans la moyenne haute de l'Union européenne (65 % du revenu moyen européen), les Serbes ayant quant à eux un revenu moyen par habitant inférieur de moitié à celui des Croates. Les Slovènes sont comme les « Suisses des Balkans », disposant d'un niveau de revenu plus élevé.

M. Robert Badinter - Les Slovènes sont en réalité au même niveau de développement que les régions autrichiennes les moins avancées.

M. Jacques Blanc, co-rapporteur - Pays méditerranéen, la Croatie est prête à s'engager dans l'Union pour la Méditerranée.

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - J'ai pu mesurer la susceptibilité, dans cette région, de certaines questions, notamment linguistique.... On considère à Zagreb, par exemple, que la langue croate n'a rien à voir avec la langue serbe...

M. Philippe Madrelle - Comment s'est résolu le différend sur les eaux territoriales ?

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - La Slovénie et la Croatie s'en remettent à l'arbitrage d'un tribunal international, qui interviendra après l'adhésion croate à l'Union européenne. J'aimerais insister sur la difficulté de la restructuration en cours des chantiers navals, un seul chantier étant rentable sur les six. Des milliers d'emplois sont concernés. C'est un sujet très sensible.

M. Michel Boutant - Je m'interrogeais également sur les différents niveaux de développement économique des Balkans occidentaux.

M. Jacques Blanc, co-rapporteur - Les États des Balkans occidentaux sont tous désireux d'entrer dans l'Union européenne. En Croatie par exemple, la seule divergence entre la majorité et l'opposition sur ce point porte sur la séquence chronologique entre le référendum pour l'adhésion et les élections législatives.

M. Didier Boulaud, co-rapporteur - Majorité et opposition s'opposent en effet sur ce sujet, le Gouvernement qui est en très mauvaise situation dans l'opinion publique souhaiterait organiser le référendum avant les élections législatives qui doivent se tenir au plus tard mi mars 2012.

M. Josselin de Rohan, président - Le différend historique entre les Serbes et les Croates mettra au moins une génération à disparaître. Les responsabilités dans les atrocités commises sont d'ailleurs largement partagées : n'oublions pas les agissements croates pendant la seconde guerre mondiale, en soutien du régime nazi. Le clivage religieux s'y ajoute, la Croatie étant fervente catholique et les Serbes orthodoxes. En outre, les deux influences s'affrontent en Bosnie-Herzégovine. L'adhésion à l'Union européenne permettra à ces États d'élargir leur champ de vision et de dépasser ce lourd contentieux. Rétrospectivement, on ne peut que déplorer la reconnaissance peut être un peu hâtive du nouvel État croate par les Allemands qui, précipitant l'écroulement de la Fédération yougoslave -qu'il serait naturellement difficile de regretter dans sa configuration politique de l'époque !-, a donné le signal de l'égorgement réciproque.

M. Robert Badinter - La reconnaissance par le chancelier Kohl, sans égard excessif pour la France à cet instant là, a précipité non pas l'éclatement de la Fédération yougoslave, qui était engagé, mais bien plutôt la guerre civile. Elle était toutefois inéluctable. Les Croates n'ont pas été en reste en matière de crimes contre l'humanité, même si leurs cimes peuvent apparaitre moins nombreux en quantité par rapport à ceux commis par les Serbes. Dans nos sociétés, nous avons le culte de la mémoire des victimes des actes barbares davantage que celui des actes héroïques. Cette culture de la mémoire des martyrs est très difficile à surmonter : se serrer la main à Verdun est plus facile que de faire ce que Willy Brandt a fait à Auschwitz...

M. Josselin de Rohan, président - Je partage votre avis, n'oublions pas que l'ancien Président croate Tudjman a réhabilité des figures croates de la Seconde Guerre mondiale qui étaient plus que contestables.

La commission approuve ensuite ces conclusions et autorise leur publication sous forme d'un rapport d'information.

Situation au Moyen-Orient - Audition de M. Alain Juppé, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européenne

La commission auditionne M. Alain Juppé, ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la situation au Moyen-Orient.

M. Josselin de Rohan, président. - Merci, monsieur le ministre d'Etat, d'être venu devant nous, malgré un emploi du temps chargé, pour évoquer la crise libyenne, la situation en Syrie, les relations israélo-palestiniennes, et peut-être la mission internationale en Afghanistan.

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - L'actualité internationale est dense. En ce qui concerne la Libye, le groupe de contact s'est réuni jeudi dernier à Abu Dhabi et les choses avancent. Au plan militaire, l'étau se resserre sur Kadhafi, dont les capacités de résistance s'amenuisent. L'emploi des hélicoptères français et britanniques est un succès. Benghazi est définitivement dégagée, le siège de Misrata s'est relâché, plusieurs villes ont été libérées et la pression s'accentue sur Tripoli ; un foyer de résistance est apparu dans le djebel Nefoussa. Nous ne relâchons pas nos efforts : l'Otan a décidé de poursuivre l'opération, et un accord a été trouvé à Abu Dhabi entre des partenaires nombreux, membres de l'Otan et pays arabes. Kadhafi est de plus en plus isolé, à mesure que des responsables civils et militaires font défection : le régime se fissure de l'intérieur, lentement mais sûrement. La Russie, la Chine, mais aussi le Gabon, l'Éthiopie, la Mauritanie, le Sénégal et même l'Afrique du Sud considèrent que Kadhafi n'a plus de légitimité : d'après les comptes rendus disponibles de leur rencontre, M. Zuma lui a adressé un message très clair.

A Abu Dhabi, le groupe de contact a conclu que le temps était venu d'ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire de la Libye, sans Kadhafi. Le Conseil national de transition (CNT) s'offre comme le seul interlocuteur valable : l'Allemagne a reconnu hier qu'il était le seul titulaire de l'autorité gouvernementale. La France fut la première à prendre cette décision, et se félicite d'être suivie par ses alliés. Le CNT se structure : le gouvernement de fait s'est dissocié de l'organe législatif, ce qui jette les bases d'un futur Etat démocratique. Il apprend aussi à s'exprimer au plan international, par la voix notamment de M. Jibril. Le Conseil a adopté une feuille de route politique prévoyant l'adoption d'une nouvelle constitution et des élections, avec un calendrier. Il faut aller de l'avant, et mettre fin aux souffrances du peuple libyen.

Le CNT a besoin d'argent pour fonctionner et subvenir aux besoins des populations : M. Jibril a lancé un appel au secours. La France s'emploie à débloquer 290 millions d'euros gelés dans une banque française au nom du Fonds de développement économique et social libyen : une procédure juridique complexe est en cours. D'autres pays ont promis des contributions, notamment les Etats du Golfe, et l'on cherche aussi à dégeler des fonds déposés à Londres.

A Abu Dhabi ont été formulées quatre exigences claires pour envisager une sortie de crise. Primo, un cessez-le-feu véritable, et non pas un gel des positions militaires sur le terrain, qui ferait courir le risque d'une partition du pays. Les forces favorables à Kadhafi doivent rentrer dans leurs casernes, et le respect du cessez-le-feu faire l'objet d'un contrôle international. Secundo, que Kadhafi renonce publiquement à tout pouvoir civil et militaire. On entend dire étrangement qu'il ne détiendrait aucun pouvoir, mais serait seulement le Guide... Tout cela n'a pas de sens. Tertio, une convention nationale sous l'égide du CNT, ouverte aux autorités traditionnelles et aux anciens responsables du régime qui auraient pris leurs distances avec Kadhafi. Quarto, l'application de la feuille de route du CNT. La sortie de crise peut être coordonnée par l'envoyé spécial de l'ONU M. Al-Khatib.

La construction de la Libye nouvelle est de la responsabilité des Libyens, mais la communauté internationale doit être prête à les accompagner durant la phase de stabilisation et de reconstruction : l'ONU et les organisations régionales -au premier rang desquelles la Ligue arabe- seront appelées à jouer leur rôle. D'ores et déjà, nous soutenons la mise en oeuvre des premières mesures du CNT : des experts français ont été détachés, dans le cadre d'une mission européenne, pour évaluer les besoins de la reconstruction dans le domaine de la sécurité. La France a repris sa coopération sanitaire avec les Libyens, et s'apprête à quadrupler l'effectif de sa représentation à Benghazi, emmenée par l'envoyé spécial M. Sivan. Nous ne sommes pas au bout du chemin, car les capacités de résistance de Kadhafi ne sont pas encore réduites à néant.

En Syrie, la répression s'accentue, et de violents combats ont eu lieu ces derniers jours à Jisr Al-Chougour entre l'armée et la population. Pour la France, ce qui est inacceptable en Libye l'est aussi en Syrie : il n'y a pas deux poids, deux mesures. Dès le premier jour, nous avons condamné l'usage de la force contre des manifestants pacifiques, et appelé à la mise en oeuvre des réformes annoncées. Les premiers, nous avons réclamé des sanctions contre Bachar Al-Assad, adoptées depuis par l'Union européenne, puis par les États-Unis. Nous demandons à présent un nouveau train de sanctions et soutenons le Conseil des droits de l'homme dans son enquête. Mais nous sommes confrontés à un blocage au Conseil de sécurité de l'Onu : or la France ne peut et ne veut agir que dans le cadre de la légalité internationale. Avec les Britanniques et les Américains, nous avons saisi le Conseil de sécurité d'une résolution assez modérée, qui se heurte toutefois à l'hostilité de la Russie et de la Chine, au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat. Cet argument, selon nous, ne tient pas, car la région entière subit les conséquences de la crise syrienne : des milliers de Syriens fuient leur pays, en direction de la Turquie notamment ; des incidents ont eu lieu à la frontière israélo-syrienne, et des affrontements dans les camps de réfugiés palestiniens de Syrie. L'attitude du régime constitue donc une menace pour la paix et la sécurité dans la région, qui entre incontestablement dans le champ d'action du Conseil de sécurité. L'Afrique du Sud, le Brésil et l'Inde demeurent réticents : ces pays émergents sont eux aussi attachés au principe de non-ingérence et montrent qu'ils n'ont pas encore pleinement assimilé le principe de la responsabilité de protéger. Nous avons déjà réuni une majorité de neuf voix, mais nous voulons en réunir onze, pour mettre la Russie et la Chine devant leurs responsabilités. Ces grands pays resteront-ils silencieux face à la répression des aspirations légitimes d'un peuple ?

J'en viens enfin au conflit israélo-palestinien. Il y a urgence, car le statu quo est devenu intenable, et l'on peut craindre une escalade de la violence si les négociations de paix ne reprennent pas bientôt. Des incidents ont eu lieu sur le plateau du Golan les 15 mai et 5 juin. Tout a changé depuis le printemps arabe : l'Égypte n'est plus ce qu'elle était sous Moubarak, et la Syrie est en crise. Nous ne pouvons pas soutenir l'aspiration des peuples à la liberté et dénier aux Palestiniens le droit à un État viable et souverain, les Israéliens ayant droit de leur côté à la sécurité et à l'intégration régionale. Personne n'a intérêt à une confrontation, en septembre aux Nations unies, sur la reconnaissance de l'Etat palestinien : c'est le sentiment que m'ont laissé mes entretiens avec M. Abbas à Rome, avec M. Salam Fayyad à Ramallah et avec MM. Netanyahou et Barak et Mme Livni à Jérusalem. Israël n'en serait que plus isolé sur la scène internationale, et les conditions de vie des Palestiniens ne s'en trouveraient pas améliorées, d'autant que des mesures de rétorsion seraient probables. L'Europe se diviserait très certainement, et la reconnaissance d'un État palestinien pourrait difficilement passer pour un succès diplomatique de l'administration Obama. Les frustrations et les tensions en seraient exacerbées.

Il faut donc ouvrir une perspective crédible de reprise des pourparlers avant le mois de septembre : c'est d'ailleurs le souhait des opinions publiques israélienne et palestinienne. Je me suis rendu dans la région à la demande du Président de la République pour plaider cette cause. De nouveaux arguments s'offrent à nous. Tout d'abord, le discours du 19 mai du Président Obama marque un tournant dans la diplomatie américaine : c'est la première fois qu'un président américain dit explicitement que les frontières de 1967 devront servir de base aux négociations de paix -ce qui n'exclut pas des échanges de territoires mutuellement consentis. L'autre condition de la paix doit être la sécurité d'Israël.

Il fallait tirer parti de cette ouverture, sans doute la dernière avant septembre, et de la convergence des positions américaine et européenne, qui s'était aussi manifestée au sommet du G8 à Deauville. J'ai donc proposé à MM. Abbas et Netanyahou de renouer le dialogue, sur la base d'une « plateforme de paramètres de négociations » énonçant des principes clairs, internationalement reconnus : la renonciation à la violence, la reconnaissance mutuelle de deux États pour deux peuples, le respect des accords antérieurs, et la conclusion d'un accord global mettant fin à toute réclamation. Ces principes sont équilibrés : Israël est très attaché à la reconnaissance des accords antérieurs et à l'idée d'un end to all claims, tandis que les Palestiniens tiennent à l'existence de deux États.

La « plateforme » suggère aussi de commencer par le problème des frontières et celui de la sécurité, avant de passer à ceux des réfugiés et de Jérusalem : non pas qu'il doive y avoir deux accords, mais deux temps dans la négociation, rien n'étant conclu avant que tous les points ne soient réglés.

J'ai remis ce document à MM. Abbas et Netanyahou. Le premier m'a fait part de son accord sous vingt-quatre heures ; le document prévoyant que les parties s'abstiendraient de toute provocation pendant la durée des pourparlers, il m'a demandé si de nouvelles colonisations seraient considérées comme des provocations, et je lui ai répondu que, dans notre esprit, c'était bien le cas. Quant à M. Netanyahou, il n'a pas dit non, ce qui m'a semblé une grande victoire, étant donné l'entretien fort peu encourageant que j'avais eu la veille avec son ministre des affaires étrangères.

A Washington, deux jours plus tard, j'ai consulté Mme Clinton sur notre proposition -nous avions d'ailleurs déjà pris langue avec nos partenaires du Quartet et du G8. Pour être tout à fait franc, la secrétaire d'État américaine n'a pas témoigné un enthousiasme débordant à l'idée d'une nouvelle conférence internationale pour la paix, considérant sans doute que ces grandes cérémonies n'apportaient pas grand-chose. Mais elle a reconnu qu'une opportunité se présentait, et accepté de travailler avec nous. La Conférence des donateurs, fin juin à Paris, pourrait donc s'accompagner d'une réunion du Quartet et d'une rencontre entre les deux protagonistes. La semaine dernière, à Abu Dhabi, je me suis entretenu avec les homologues turc, égyptien, jordanien et italien, qui ont soutenu notre proposition -certains l'ont même fait publiquement. La récente réunion du Comité politique et de sécurité (Cops), à Bruxelles, a montré qu'une grande majorité de pays de l'Union européenne l'approuvaient aussi.

Les chances d'aboutir sont minces, mais non nulles. Le cas échéant, nous sommes prêts à accueillir cette réunion à Paris. Encore une fois, à la suite des soulèvements arabes, le statu quo n'est plus tenable. Seule la reprise des pourparlers peut éviter que la situation ne se dégrade de manière incontrôlée. Nous avons jusqu'au mois de septembre pour y travailler. Comme je l'ai dit à Mme Clinton, l'administration Obama ne prend aucun risque, car si notre initiative est couronnée de succès, cela passera pour une prouesse de la diplomatie américaine, mais, dans le cas contraire, on y verra un échec de la diplomatie française... (Sourires) 

Faute d'une reprise des négociations, nous prendrons nos responsabilités au mois de septembre, au moment où l'Assemblée générale des Nations unies devra se prononcer sur la reconnaissance d'un État palestinien. Notre position à ce sujet n'est pas encore arrêtée, la réflexion se poursuit.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga. - J'admire votre persévérance, monsieur le ministre : après 18 ans d'échecs répétés, il faut du courage pour vouloir relancer des pourparlers de paix entre Israéliens et Palestiniens... Merci d'avoir reçu à Jérusalem la mère de Salah Hamouri : ce fut la fin d'une longue injustice, car Salah Hamouri était le seul prisonnier politique français détenu pour délit d'opinion que la France ne défendît pas.

Quelle raison M. Netanyahou peut-il avoir de rejoindre la table des négociations ? Lorsque je me suis rendue en Israël en 2009 avec M. François-Poncet, j'ai eu le sentiment qu'il ne manquait pas grand-chose aux Israéliens : ils vivent dans la sécurité et le confort, comme on vit à Nice ou à San Francisco, et bien peu se soucient de se qui se passe à 25 kilomètres de chez eux...

Vous avez parlé de statu quo, mais la colonisation se poursuit, c'est-à-dire la conquête. Il reste de moins en moins de terre aux Palestiniens, et les frontières de 1967 ont disparu depuis longtemps dans la vallée du Jourdain, où le nettoyage ethnique est presque achevé.

Vous exigez la renonciation à la violence, mais de la part de qui ? Ce sont les Israéliens qui tuent des Palestiniens, brûlent leurs maisons et emprisonnent leurs enfants.

Que se passera-t-il si l'initiative française échoue ? Et encore une fois, pourquoi M. Netanyahou ne la ferait-elle pas échouer ?

M. Didier Boulaud. - J'aimerais vous interroger sur l'avenir des nos militaires déployés en Afghanistan. Je reviens de Kaboul et de Kandahar. En Surobi, la situation est à peu près stabilisée, et l'on peut espérer passer à la phase 2 du processus de transition. J'ai rencontré le général américain qui commande les opérations, l'ambassadeur de France et le général Fugier, chef d'état-major. De l'avis à peu près général, il serait possible de retirer nos troupes de Surobi pour les transférer en Kapisa ; mais le général américain ne m'a pas laissé grand espoir. La décision de faire passer une région d'une phase à l'autre appartient formellement au Président Karzaï, qui consulte naturellement le général Petraeus. Les États-Unis ne cherchent-ils pas à nous empêcher de retirer nos troupes, alors même que le Président Obama s'apprête à annoncer un retrait de troupes américaines dont nul ne connaît encore l'ampleur -5000 soldats ? 10 000 ? 15 000 ? La France attendra-t-elle la décision américaine pour rapatrier quelques centaines de soldats ? Ce suivisme m'inquiète. On dit d'ailleurs que les Américains envisagent de rattacher le nord de la Kapisa à un autre secteur, ce qui serait une grave erreur, car le gouverneur actuel, qui est pourtant un tadjik, délaisse le sud tadjik du secteur ; ce sera pire encore en cas de partition.

Parmi les membres du Conseil de sécurité, le Brésil, l'Inde et l'Afrique du Sud ne nous aident guère. N'est-ce pas par rétorsion, parce qu'on leur refuse un siège permanent ?

M. Panetta, directeur de la CIA, s'est rendu récemment au Pakistan où il a sans doute noué des contacts avec les renseignements pakistanais. Dans le même temps, le Président Karzaï a demandé aux dirigeants pakistanais de faciliter ses pourparlers avec les talibans. Sommes-nous associés à ces initiatives ? Il semble que, dans cette « guerre américaine », comme l'ont appelée beaucoup de mes interlocuteurs, chacun agisse à sa guise et sans trop se concerter avec ses alliés.

M. Xavier Pintat. - L'opération en Libye est d'un genre nouveau, puisqu'elle se déroule dans le cadre de l'Otan, mais que les Européens, emmenés par la France et le Royaume-Uni, y assument le premier rôle. Peut-être est-ce le signe qu'ils doivent s'habituer à ne plus trop compter sur l'aide illimitée des États-Unis, surtout à la périphérie de l'Europe. Mais cela montre aussi les limites des capacités militaires européennes. Cette crise fait-elle prendre conscience aux Européens que leur politique de défense et de sécurité commune (PSDC) devrait être plus ambitieuse ?

M. Christian Cambon. - Sans attendre que les opérations militaires soient terminées en Libye, il faut renforcer notre coopération avec ce pays et les autres pays touchés par le printemps arabe. Or, après le sommet de Deauville, il semble que l'initiative européenne consistant à créer une banque méditerranéenne de développement ait fait long feu : on s'est finalement tourné vers la Banque européenne pour la reconstruction et le développement qui, il est vrai, a fait la preuve de son efficacité en Europe de l'Est. Les Européens n'ont-ils pas manqué une occasion ? Eux qui supportent pour une part importante la charge des opérations militaires, ils semblent rétifs à financer la coopération. Peut-être les pays du Nord de l'Europe se sentent-ils peu concernés par ce qui se passe sur les rives de la Méditerranée...

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - Comme l'a dit Mme Cerisier ben-Guiga, j'ai reçu à Jérusalem la mère de Salah Hamouri. Les associations juives que j'ai rencontrées à New York m'ont amèrement reproché de l'avoir traitée sur le même pied que les parents de Gilad Shalit, mais je ne confonds pas les deux situations : dans un cas il s'agit d'une prise d'otage, violation insupportable des droits les plus élémentaires, dans l'autre, d'une condamnation par la justice israélienne, que nous ne remettons pas en cause.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga. - La justice militaire !

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - Recevoir la mère de Salah Hamouri était pour moi un geste d'humanité, parce qu'elle me l'avait demandé : rien de plus. Voilà ce que j'ai expliqué à mon auditoire new-yorkais, qui m'a finalement applaudi, mais je ne suis pas sûr que cela vous rassure...

M. Netanyahou est-il incité à rouvrir les négociations ? A court terme, rien ne presse : en Israël, on vit à peu près en sécurité, le taux de croissance est élevé -de l'ordre de 4,5 ou 5 %-, le chômage faible, le taux d'investissement dans la recherche-développement à faire pâlir -4,5 % du PI -, l'économie dynamique et innovante. Le pays commerce avec l'Europe et les États-Unis bien plus qu'avec les pays de la région. Mais il n'est pas interdit à des dirigeants politiques de se projeter à moyen ou à long terme ! Or l'environnement n'est pas favorable à Israël : des manifestations ont eu lieu dans le Golan, la situation en Syrie est instable, l'Égypte change. L'opinion publique israélienne, si elle ne souhaite pas la reprise rapide des pourparlers, est toutefois majoritairement favorable à la solution des deux États. J'ai aussi senti que les dirigeants israéliens étaient mal à l'aise à l'idée que l'Assemblée générale de l'ONU puisse reconnaître unilatéralement un État palestinien.

J'ai d'ailleurs perçu quelques ouvertures dans le discours prononcé par M. Netanyahou devant le Congrès américain, qui est passé pour très dur : il a annoncé qu'Israël devait se préparer à des compromis douloureux, c'est-à-dire à l'abandon de colonies. Il s'est dit prêt à faire preuve de « créativité » -sans s'expliquer sur ce que cela signifiait lorsque je lui ai posé la question. Pour assurer la sécurité dans la vallée du Jourdain, il n'a parlé que d'une présence militaire sur le fleuve, pour une durée limitée.

Dans notre esprit, les deux parties doivent renoncer à la violence. La France s'est toujours refusée à prendre fait et cause pour les uns ou pour les autres : nous sommes les amis des Israéliens comme des Palestiniens, et faisons en sorte qu'ils s'entendent.

Notre attitude en septembre dépendra du succès ou de l'échec de notre initiative de paix, du choix de l'Assemblée générale des Nations unies de prendre ou non une résolution, et du contenu de celle-ci. Nous nous concerterons naturellement avec nos partenaires européens.

Sur l'Afghanistan, M. Boulaud dispose d'informations toutes fraîches, mais notre position est claire : nous demandons que la Surobi entre cette année dans une nouvelle phase du processus de transition ; je l'ai dit à Mme Clinton lors de mon déplacement aux États-Unis. La décision appartient formellement au président afghan, mais le feu vert du commandement américain est évidemment indispensable.

J'ai demandé que la France soit mieux associée au travail des Américains sur quatre sujets : le calendrier de retrait, les pourparlers avec les talibans, le dialogue avec le Pakistan -le Premier ministre pakistanais m'a parlé, le mois dernier, d'un triangle Washington-Kaboul-Islamabad-, et l'après-2014, c'est-à-dire le « partenariat de longue durée » qui fera suite à la transition. Notre demande est légitime, compte tenu de notre effort : 4 000 soldats sur le terrain, et 61 morts. En tant que ministre de la défense, je me suis rendu à trois reprises aux obsèques de soldats français morts en Afghanistan : il faut beaucoup de force de conviction pour persuader les familles du bien-fondé de notre intervention dans ce pays, et encore n'y parvient-on pas toujours...

Quant à l'Inde, au Brésil et à l'Afrique du Sud, on pourrait dire au contraire que, pour se voir accorder un siège permanent au Conseil de sécurité, ils devraient faire preuve de maturité politique sur les grands dossiers du jour.

Comme l'a souligné M. Pintat, une question se pose aux Européens -que M. Robert Gates leur a d'ailleurs posée- : sont-ils capables d'assumer des responsabilités sur la scène internationale ? Aujourd'hui, seuls la France et le Royaume-Uni jouent vraiment un rôle : nos deux pays supportent la plus grande part de l'effort militaire en Libye, l'aide américaine se limitant depuis quelque temps à une assistance logistique et à un soutien moral. Les Européens prennent-ils conscience de la nécessité de relancer la PSDC ? J'aimerais le croire. Nous pressons Mme Ashton de prendre des initiatives en vue du Conseil européen de la fin de l'année, sous la présidence polonaise.

Je vais rassurer M. Cambon sur l'aide européenne à la reconstruction de la Libye : autant les Européens sont réticents à prendre des initiatives politiques, autant ils sont enthousiastes lorsqu'il s'agit de payer... La Commission européenne a annoncé des crédits supplémentaires au titre de la politique de voisinage, et le pacte de Deauville comporte une aide financière de 40 milliards d'euros, dont 20 milliards de la Banque européenne d'investissement (BEI) et de la Berd. On peut regretter qu'une banque d'investissement spécifique à la Méditerranée n'ait pas été créée, mais le champ d'action de la Berd a été élargi. Lors de la réunion du G8, les chefs d'État ont demandé à leurs ministres des affaires étrangères et des finances de mettre au point un plan d'action pour que cette aide se concrétise, à destination de la Tunisie et de l'Égypte, bien sûr, mais aussi du Maroc et de la Jordanie. Mme Clinton et moi-même sommes convenus d'organiser une réunion des ministres concernés à New York en septembre.

M. Yves Pozzo di Borgo. - On dit la situation humanitaire en Libye très dégradée : les gens manqueraient d'eau et de nourriture. Or notre intervention militaire en Libye -que je soutiens sans réserve- se justifie par la nécessité de secourir les populations ; soyons attentifs à ses effets indirects.

M. Jacques Berthou. - Le nouveau gouvernement libanais comprend beaucoup de membres issus du Hezbollah. On peut d'ailleurs s'interroger sur les conséquences de la crise syrienne pour sa stabilité. Faut-il considérer le Hezbollah libanais comme un parti de gouvernement, que sa participation au pouvoir éloigne du terrorisme ?

M. André Vantomme. - La France envisage de retirer ses troupes du Kosovo, où elle participe à la mission Eulex. La situation y est-elle suffisamment stabilisée ?

M. Robert Badinter. - Où en est la transition démocratique en Égypte ?

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - Monsieur Pozzo di Borgo, vous avez raison : la situation humanitaire en Libye est très difficile. M. Jibril, plaidant à Abu Dhabi pour une mise en oeuvre rapide des aides financières, a parlé de famine, de « starvation ». La France s'apprête à débloquer 290 millions d'euros ; j'ai reconnu que le CNT était investi de l'autorité gouvernementale qui lui permet de récupérer ces fonds, mais la banque française qui les détient réclame d'autres garanties. Mon ministère y travaille, en collaboration avec Bercy. Les pays du Golfe font aussi des efforts, comme les Européens qui essaient de dégeler d'autres fonds, mais les juristes britanniques sont pointilleux... L'Union européenne apporte une aide humanitaire massive. M. Jibril évalue les besoins à 4 ou 5 milliards de dollars. Outre Benghazi et les autres villes cernées par les combats, la situation est préoccupante à la frontière tunisienne où les réfugiés affluent.

Monsieur Berthou, nous sommes disposés à reconnaître le Hezbollah libanais comme un parti de gouvernement ayant renoncé à la violence, s'il évolue en ce sens. C'est dans le même esprit que nous avons salué la réconciliation entre le Fatah et le Hamas. Mais nous jugerons sur pièces : nous exigeons du Hezbollah qu'il respecte les engagements internationaux du Liban, qu'il préserve l'indépendance et la souveraineté du pays, qu'il permette au Tribunal spécial pour le Liban de travailler en le dotant des moyens financiers nécessaires, et qu'il garantisse la sécurité de la Force intérimaire des Nations unies au Liban, la Finul. Nous parlons d'ailleurs avec le Hezbollah, et non avec le Hamas.

Au Kosovo, monsieur Vantomme, la situation s'améliore -ce qui n'est pas le cas en Bosnie. Nous incitons les dirigeants serbes à mener un dialogue constructif avec les Kosovars : au-delà de l'arrestation de Radko Mladic, c'est une condition de l'intégration de la Serbie à l'Union européenne. Nous pouvons donc sans dommages réduire notre présence militaire sur place. Le ministère de la défense cherche autant que possible à rapatrier ses soldats à l'étranger : ce fut le cas pour les gendarmes mobiles, et ce sera bientôt le cas pour la force Licorne de Côte-d'Ivoire.

La transition démocratique en Égypte est en bonne voie, monsieur Badinter. Le Conseil suprême des forces armées contrôle la situation, tout en tenant compte du mécontentement qui s'exprime dans la rue. Un référendum a permis l'adoption d'une constitution. Le calendrier électoral est critiqué, parce qu'il prévoit des élections législatives d'ici la fin de l'année, avant l'élection présidentielle, ce qui, selon certains, ne laisse pas le temps nécessaire aux forces démocratiques de s'organiser, et ouvre la voie à un affrontement entre les Frères musulmans et ce qui reste du parti de Moubarak. Mais le Conseil supérieur des forces armées et le référendum ont validé ce calendrier. Certains candidats à l'élection présidentielle sont déjà en campagne, comme l'ancien secrétaire général de la Ligue arabe, M. Amr Moussa.

Je suis donc confiant, à condition que nous sachions accompagner la reprise économique. Pour l'heure, tous les ingrédients d'une crise économique majeure sont réunis : effondrement du tourisme, afflux de réfugiés de Libye, non-rapatriement des salaires des travailleurs égyptiens de Libye, frilosité des investisseurs internationaux et fortes attentes sociales de la population. Un plan d'aide est indispensable. Se pose aussi le problème des Frères musulmans. D'après M. Moussa, si des forces démocratiques parviennent à s'organiser, les Frères ne réuniront que 20 % des voix environ. Mais on ne sait pas encore très bien quel est leur programme. J'ai dit qu'il fallait parler avec tous ceux qui ne franchissaient pas la ligne rouge, c'est-à-dire qui ne versaient pas dans le terrorisme et la violence et qui acceptaient le principe de l'alternance politique. Il est essentiel que la transition se déroule dans de bonnes conditions, car un Arabe sur quatre vit en Égypte.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Les Français de l'étranger s'inquiètent du débat sur la double nationalité, lancé par des parlementaires et d'autres personnalités, et du projet de taxer les habitations que possèdent en France les non-résidents. La double nationalité est un enrichissement, et elle permet à beaucoup de nos concitoyens de vivre et de travailler dans de bonnes conditions à l'étranger. La France ne doit pas remettre en cause ses engagements internationaux, notamment la convention de Strasbourg.

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - En tant que président de l'Assemblée des Français de l'étranger, je m'intéresse de près à ces questions. Sur la double nationalité, je ne sais pas quelle est la position du Gouvernement, mais je partage votre avis -même si les États-Unis et d'autres pays ne la reconnaissent pas. Ce sont des parlementaires qui ont lancé ce débat. Quant à la taxation des habitations des non-résidents, elle est destinée à compenser d'autres allègements fiscaux, mais je viens d'écrire au ministre du budget pour lui faire part des inquiétudes de nos compatriotes expatriés : j'entends parler de cette question chaque fois que je me rends à l'étranger.

Je déjeunais ce matin avec les ambassadeurs d'Amérique latine, qui s'interrogent sur le rôle des futurs députés des Français de l'étranger : auront-ils tendance à se substituer aux ambassadeurs ? Je suis sûr que chacun trouvera son rôle.

M. Josselin de Rohan, président. - Pour ma part, je suis certain que les relations entre députés et sénateurs des Français de l'étranger seront excellentes !

Quel est le rôle de l'Algérie dans la crise libyenne ? L'attentisme des dirigeants algériens n'explique-t-il pas le fait qu'ils n'aiment pas voir les pays occidentaux s'ingérer dans les affaires du Maghreb ? Ou ont-ils des accointances avec le régime de Kadhafi, qu'ils préféreraient à une démocratie ? J'ai reçu le ministre des affaires étrangères du Mali, qui s'est dit très inquiet qu'Al-Qaïda au Maghreb islamique (l'Aqmi) profite de la situation pour se procurer des armes sans difficultés et en user contre les Maliens, les Nigériens ou nos propres ressortissants. J'ai eu le sentiment qu'il déplorait un manque de coopération des Algériens dans la lutte contre l'Aqmi. Il est assez habile de la part de l'Algérie de repousser vers le sud cette organisation dont les dirigeants sont algériens... C'est pour nous un grave sujet de préoccupation, car l'Aqmi détient des otages français !

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - J'ai la tentation de réserver ma réponse, monsieur le président, car je me rends en Algérie mercredi soir -une première depuis trois ans pour un ministre des affaires étrangères français. Je puis toutefois vous dire qu'au cours des opérations en Libye, le CNT nous avait avertis que des centaines de camions chargés d'armes arrivaient d'Algérie à destination des forces de Kadhafi ; les autorités algériennes ont démenti vivement. En sens inverse, il est presque certain que des armes transitent de Libye vers le Sahel. Dans cette région, nous cherchons à coordonner les efforts des pays intéressés -Mauritanie, Nigel, Mali, Algérie, Tchad peut-être- dans la lutte contre le terrorisme. Les pays les plus coopératifs, jusqu'à présent, ont été la Mauritanie et le Niger. L'Algérie a eu tendance à se désintéresser de ce qui se passait au-delà de ses frontières, mais les choses changent, comme l'a montré la première réunion de coordination il y a quelques jours. J'en saurai plus à mon retour.

Mme Michelle Demessine. - Le plan européen d'aide aux plus démunis, qui existe depuis 1987, est doté de 500 millions d'euros à destination de tous les pays européens ; la France en reçoit 80 millions. Mais la Cour de justice de l'Union européenne vient de donner raison à des États -Royaume-Uni, Allemagne, pays scandinaves- qui s'y opposaient. A l'origine, ce plan reposait sur les surplus alimentaires, mais comme ceux-ci ont été réduits par la réforme de 2005, on y a ajouté une subvention budgétaire. Que se passera-t-il donc l'an prochain ? La France ne devrait plus toucher que 15 millions d'euros. Les associations humanitaires sont très inquiètes, et évaluent à un million le nombre de personnes qui n'auraient plus accès à ces aides. Les États bénéficiaires comptent-ils faire appel de cette décision ? La France prendra-t-elle des initiatives pour pérenniser le plan d'aide ? Quand sera reconnu l'objectif de sécurité alimentaire des populations européennes ?

M. Alain Juppé, ministre d'Etat. - N'ayant pas aujourd'hui les éléments nécessaires, je vous répondrai par écrit très prochainement.

M. Josselin de Rohan, président. - Monsieur le ministre d'Etat, merci. Nous nous reverrons en séance publique le 12 juillet, lorsque nous serons appelés à autoriser le prolongement des opérations militaires en Libye.

Audition de M. Staffan de Mistura, représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour l'Afghanistan

La commission auditionne M. Staffan de Mistura, représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour l'Afghanistan.

M. Josselin de Rohan, président.- Nous avons le plaisir d'accueillir M. Staffan de Mistura, représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU en Afghanistan et chef de la mission d'assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA). Représentant l'ONU depuis 40 ans au service de la paix, au Soudan, au Liban, en Albanie et dans l'ensemble des Balkans, M. de Mistura perpétue avec élégance la grande tradition diplomatique suédoise initiée par le comte Bernadotte et Dag Hammarskjöld.

Monsieur le représentant spécial, vous avez mis au service de l'Afghanistan votre expérience exceptionnelle, caractérisée par un nombre incomparablement plus élevé de missions en zone de guerre qu'en zone tranquille.

Fin 2009, nous avons conduit sur place une mission portant sur les dimensions régionales de la crise afghane. Dans notre rapport - intitulé Afghanistan, quelle stratégie pour réussir ? - nous estimions perfectible la coordination entre la Manua et la force internationale d'assistance et de sécurité (Fias). La situation a-t-elle évolué sur ce point ?

Depuis, notre commission a participé au déplacement que le président du Sénat a fait en Afghanistan avec les présidents des groupes d'amitié. M. Didier Boulaud était sur place la semaine dernière, dans le cadre d'une mission de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Nous avons reçu ici M. Abdullah Abdullah, ancien ministre afghan des affaires étrangères. C'est dire l'intérêt porté par notre commission à cette région du monde. La prochaine mission en Afghanistan commencera dimanche ; elle se déroulera sous le signe de la transition des missions de sécurité, qui doit permettre à terme le désengagement des forces occidentales et le début de la reconstruction.

L'élimination de Ben Laden conduit l'opinion publique à s'interroger sur la pertinence du maintien de notre engagement. Nous voulons un Afghanistan souverain, indépendant, démocratique, sûr et stable. S'il redevenait instable, ce pays menacerait ses voisins, voire toute la région et le monde entier si, d'aventure, il accordait l'asile à des terroristes. Comment voyez-vous la transition d'ici 2014 ? Ma question s'insère dans une approche globale ne se limitant pas aux forces de sécurité, car il convient d'assurer le progrès économique, le développement et l'indépendance de la justice, il faut combattre la drogue et la corruption.

Le processus de réintégration a-t-il quelque chance de succès ?

M. Staffan de Mistura.- Heureux d'être accueilli par cette commission, je m'exprimerai directement et avec franchise. Le moment actuel est véritablement crucial pour l'Afghanistan et je commencerai par faire le point de la situation dans ce pays.

Le premier sujet concerne la sécurité. J'ai perdu sept collègues, des soldats français et des soldats allemands sont morts récemment. J'étais là quand le général allemand Marcus Kneip a été blessé.

La version officielle est que les choses vont mieux. C'est exact, mais qu'en résultera-t-il ? Le sursaut militaire américain du général Petraeus, le Surge, est efficace, mais il n'a pas encore poussé les talibans à rejoindre sérieusement la table des négociations. Le nombre de combattants tués n'est nullement un indicateur de succès, car les talibans sont moins sensibles à ce sujet que nous ne le sommes : les madrasas ne désemplissent pas. L'organisation des attentats suicides en Afghanistan même surclasse très largement ce que j'ai observé en Irak. Quatre attaques suicides simultanées viennent d'avoir lieu à Hérat, contre nous. L'organisation du réseau suicidaire est remarquable. L'amélioration de la sécurité doit déboucher sur un résultat politique au cours des mois à venir. Comme la plupart d'entre vous, j'ai été indigné par le 11 septembre.

Au demeurant, Mme Clinton a déclaré, le 18 février, que le Surge devait aussi être politique. La question est de savoir si les talibans veulent discuter. Ils subissent en ce moment une pression militaire très vive, pas seulement parce que nous sommes entrés dans la saison traditionnelle des combats. En juillet, M. Obama doit annoncer une réduction de l'engagement militaire américain, mais les talibans font tout pour démontrer, par des gestes spectaculaires, que la situation sécuritaire ne s'améliore pas. C'est classique dans une négociation. Les villes de Haiphong et Hanoï ont subi les pires bombardements américains, précisément pendant la Conférence de Paris qui vit entamer des négociations destinées à établir la paix au Vietnam. Mutatis mutandis, la situation est comparable en Afghanistan, où une pression s'exerce des deux côtés avant de s'engager dans une voie politique. Et la négociation n'a pas encore commencé ...

J'en viens ainsi à ma deuxième interrogation : une solution politique est-elle envisageable ? Les pays de l'OTAN sont tous fatigués ; les États-Unis consacrent chaque année à ce conflit 120 milliards de dollars ; les morts se comptent par milliers, les blessés -souvent très graves- sont encore bien plus nombreux. Conclusion : l'OTAN cherche sincèrement une solution politique. Mais les talibans la veulent-ils ?

Les talibans peuvent être classés en plusieurs catégories : les durs, ceux qui ne veulent pas discuter. Le plus célèbre est le mollah Omar. Leur vie est rendue difficile par les nombreuses opérations que les forces spéciales américaines conduisent en Afghanistan : il y en a au moins 40 chaque nuit. J'ajoute que l'élimination des chefs par les forces spéciales américaines a aussi pour conséquence la relève par des gens bien plus jeunes et moins raisonnables, avec qui toute discussion est extrêmement difficile. La deuxième catégorie est formée par des groupes violents et efficaces. Et j'achèverai cette énumération par Gulbuddin Hekmatyar, une vieille connaissance qui a tenté de me tuer il y a 22 ans. Il avait à l'époque miné la route que je devais emprunter avec des réfugiés de son ethnie rentrant chez eux après la fin de l'intervention soviétique. Il ne voulait pas qu'ils reviennent, mais ne pouvait pas le dire. Ce personnage imprévisible surveille en permanence la direction du vent.

Concluons sur ce point : je veux croire propice au dialogue une situation marquée par l'énorme pression exercée sur les talibans. Ces derniers ne peuvent espérer le retour au statu quo ante. C'est pourquoi j'ai des contacts avec eux, sans négocier.

La « transition » est une décision particulièrement brillante prise à la Conférence de Lisbonne. Ce terme éloigné interdit aux talibans l'espoir de se terrer dans les caves en attendant le départ de l'OTAN, car les Américains continueront les attaques quotidiennes de leurs forces spéciales, et l'OTAN aura très probablement encore la faculté de mener ces opérations, à défaut de maintenir des centaines de milliers d'hommes.

Le Président Karzaï est pris entre deux syndromes : celui de Najibullah et celui du nationalisme afghan. J'ai connu Mohammad Najibullah ; je comprends pourquoi le président Karzaï y pense. Après tout, les Afghans ont déjà été lâchés à deux reprises et craignent de l'être une troisième fois... Il est naturel que M. Karzaï cherche un accord militaire avec l'OTAN et les États-Unis, mais cela suscite plus que des réticences dans la région : l'installation de bases militaires américaines permanentes inquiète l'Iran, pays crucial ; elle ne suscite aucun enthousiasme en Russie, ni en Chine ; l'Inde et le Pakistan s'intéressent également au sujet. Pourquoi ne pas leur substituer des centres d'entraînement destinés aux forces afghanes ? Si les Iraniens ont l'impression que les Américains veulent s'installer pour longtemps, ils peuvent compliquer la transition.

Mon sentiment est que la transition se poursuivra malgré les attaques conduites à Mazar-e Charif. La seule conclusion que je tire de ces attentats est la nécessité de renforcer la police et de poursuivre la transition, une sortie graduelle modestement destinée à faire évoluer l'Afghanistan, non à en faire une nouvelle Suisse. Y a-t-il une formule idéale ? Je ne sais. L'important est que la transition se poursuive, quels que soient les hauts et les bas, malgré toutes ses imperfections, pour parvenir en 2014 à un pays ou des accords locaux respectés évitent la guerre civile, tout comme la domination par les talibans.

En ce domaine, une question est cruciale pour les Nations unies : que deviendront les droits de l'homme, en l'espèce surtout les droits des femmes, si les talibans entrent dans un gouvernement d'union nationale ? Pour obtenir que 68 sièges au Parlement soient garantis aux femmes -qui en ont en définitive obtenu 69 grâce à l'élection d'une candidate ne bénéficiant d'aucune disposition particulière-, il m'a fallu sept heures de discussions avec le gouvernement afghan actuel, celui formé par les « modernes » ! Nous avions en effet observé que de nombreuses femmes élues éprouvaient des difficultés d'ordre personnel conduisant à leur démission. Dans les deux cas, elles étaient remplacées par des messieurs. Je voulais que toute femme démissionnaire soit remplacée par une femme. Pour obtenir gain de cause, j'ai discuté pendant toute une semaine. Pour l'emporter, j'ai dû menacer mes interlocuteurs d'un retrait onusien de l'organisation des élections. La difficulté en ce domaine est donc loin de se limiter aux talibans. Si nous apparaissions comme voulant imposer une révolution culturelle, tous les Afghans se retourneraient contre nous ; si nous renoncions, à quoi auront servi tant de sacrifices ?

La solution à laquelle nous aboutissons est la suivante : l'élaboration de garanties constitutionnelles et l'impossibilité de les revoir, sauf par une procédure démocratique. Songez à certains pays d'Europe occidentale pendant la guerre froide, où les partis communistes inféodés à Moscou voulaient transformer la société, ce qui était leur droit, mais à la condition expresse de gagner des élections. De même, le Hezbollah est représenté au Parlement libanais et participe au gouvernement. Hassan Nasrallah n'a rien d'un interlocuteur facile. Il veut changer ce pays, mais échoue depuis 20 ans. En Afghanistan, nous voulons que la Constitution soit appliquée, mais aussi qu'elle reste en place, sauf changement démocratique. D'autre part, rien ne s'oppose à l'entrée des talibans au gouvernement, à condition de ne contrôler ni le pays, ni le Parlement, ni les régions. En outre, le cessez-le-feu doit être général. Dans le Nord, les seigneurs de la guerre sont restés en place.

Une solution militaire est hors de portée. J'espère qu'au lieu de la guerre civile, nous aurons, l'an prochain, les premiers accords entre Afghans.

La mort de Ben Laden a-t-elle eu des effets positifs ? Oui, car les Afghans ont ressenti un choc. Cet homme était devenu un symbole, dont on ne savait pas s'il était vivant ou déjà immortel. Et on le découvre tranquillement logé dans une habitation à 1 million de dollars, avec ses trois épouses, ses treize enfants ! Ce dernier détail, notamment, a choqué les combattants qui se terrent dans des caves pour échapper aux forces spéciales. Il est vrai que l'action de celles-ci cause également des victimes civiles, ce contre quoi nous protestons, mais n'oubliez pas que 72 % des victimes civiles sont imputables aux talibans.

L'année en cours est réellement cruciale pour l'Afghanistan, avec l'annonce que doit faire le Président Obama, les discussions sur les bases américaines et sur la transition politique.

M. Josselin de Rohan, président. - Merci pour cet exposé passionnant.

M. André Vantomme. - Vous avez rappelé les efforts financiers et humains déployés par la communauté internationale pour trouver une solution au problème afghan.

Au moment où l'on voit poindre les prémices d'une solution négociée, je suis surpris que l'on persiste à ignorer la production et le trafic de drogue, qui procurent des ressources considérables aux talibans, mais aussi à une véritable mafia. On oublie également les ravages provoqués par la consommation de stupéfiants dans les pays occidentaux. Pourquoi les Nations unies n'ont-elles pas plus le souci d'éradiquer la production de drogue en Afghanistan ? Je pose la même question pour la corruption.

M. Josselin de Rohan, président. - Dans le même esprit, la gouvernance de l'administration fait-elle des progrès en Afghanistan ? Est-elle crédible, ou dominée par les seigneurs de la guerre et par des gens corrompus ? L'entourage du président Karzaï comporte des personnes à la moralité douteuse.

M. Staffan de Mistura. - Je doute que la gouvernance s'améliore suffisamment. La corruption reste présente. Toutefois on observe des signes positifs, comme le choix des gouverneurs en fonction de leurs mérites, mais j'ai quitté Kaboul avec bien des interrogations sur la Kabul Bank, où 887 millions de dollars ont disparu. Les deux principaux actionnaires de l'établissement sont M. Hassem Fahim -frère du vice-président Mohammed Fahim- et M. Mahmoud Karzaï, frère du président Hamid Karzaï. Les sommes en cause ont été investies dans des villas. Le FMI a exigé des garanties de remboursement. L'aide au gouvernement afghan sera examinée en juillet. Il faudra au moins engager des poursuites judiciaires. Le gouverneur de la banque centrale a publié la liste des actionnaires de la Kabul bank. Pour faire partie de ces actionnaires, on sollicitait un prêt, afin d'en obtenir un encore plus considérable. C'était le comble du non-professionnalisme ! Cette affaire est une sorte de test des mauvaises pratiques.

Les élections ont certes été imparfaites, mais les deux commissions électorales ont résisté aux pressions -parfois très vives- exercées sur leurs membres, dont certains ont perdu leur travail.

Malgré les interdits musulmans à ce sujet, qu'ils sont censés respecter, les talibans gagnent 327 millions de dollars grâce à l'opium, sur un total avoisinant 1,2 milliard de dollars. Ce chiffre a augmenté depuis dix ans, car l'instabilité est propice à ce genre d'activité. Hélas, la production ne baissera pas. Vouloir éradiquer la culture de la drogue en Afghanistan reviendrait à mobiliser 20 millions de combattants contre les Occidentaux, alors que les talibans sont quelques dizaines de milliers. Songez que les attaques baissent de 70 % en avril, à cause des récoltes ! L'ONU peut observer, voire attirer l'attention. Mais pousser à éradiquer la drogue aurait pour seul effet de doubler les attaques dont les troupes de l'OTAN sont les cibles.

M. Didier Boulaud. - Merci pour votre exposé passionnant. À mon retour d'Afghanistan, dans le cadre d'une mission de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, j'ai l'impression que nous y installons un monstre. En effet, les revenus du budget s'établissent à 1,3 milliard de dollars, alors qu'il faudrait 6 milliards pour financer sa police et ses forces militaires, dont l'effectif avoisine celui de l'armée française. Qui va payer ?

D'autre part, le président Karzaï semble vouloir convoquer une Loyah Jirga pour entériner le protocole militaire avec les États-Unis. Tentera-t-il à cette occasion d'obtenir un troisième mandat ?

M. Staffan de Mistura. - Vos questions sont très pertinentes. D'ailleurs, les meilleurs experts de l'Afghanistan étaient traditionnellement français.

L'armée afghane compte presque 400 000 hommes, dont 1 200 femmes. Pour quoi faire ? À quel coût ? Les réponses sont renvoyées à plus tard. Les plus optimistes observent qu'en se retirant, les Américains économiseront 120 milliards de dollars par an, si bien que verser 6 milliards leur paraîtra négligeable. Les autres comptent sur les richesses du sous-sol afghan, les minerais, le gaz, le cuivre. Pour moi, la réponse est simple : un Afghanistan pacifié n'a pas besoin de 400 000 militaires. Conclusion : ou bien il y aura une guerre civile -ce qui bouleverserait les termes du problème- mais c'est improbable, ou bien un accord interviendra et réduira les besoins. Au demeurant, les Américains payeront pour avoir une armée à même de stabiliser durablement la situation.

J'en viens à la Loyah Jirga. Cette assemblée où toutes les tribus afghanes sont représentées est surtout un lieu de palabres facile à manipuler. Sa convocation est une manoeuvre habile du président, qui veut contourner le Parlement. Ne pouvant obtenir du Parlement tout ce qu'il veut, le chef de l'État est tenté de convoquer une Loyah jirga. Ce n'est pas une bonne nouvelle pour la démocratie parlementaire afghane.

M. Josselin de Rohan, président. - Le Pakistan est-il disposé à favoriser la réconciliation ? Poursuit-il son jeu ambigu consistant à rechercher la paix d'un côté, tout en encourageant de l'autre les talibans pour éviter l'émergence d'un Afghanistan allié à l'Inde et conserver une profondeur stratégique face à ce pays ?

M. Staffan de Mistura. - Parler de profondeur stratégique a quelque chose d'irréel face à ce qui se trouve de l'autre côté de la frontière. Pourtant, ce sujet fait partie de la culture pakistanaise, où l'on est obsédé par la crainte d'être pris en tenaille entre l'Afghanistan et l'Inde. Le rôle du Pakistan est donc crucial pour aboutir à une solution. Le négliger garantirait un échec.

En réalité, l'affaire Ben Laden montre que certains milieux pakistanais jouent sur deux tableaux. J'estime nécessaire de lui offrir des contreparties politiques effectives en Afghanistan, car les Pakistanais ne croient ni aux garanties internationales, ni aux accords écrits. La condition à poser ? Qu'ils cessent de jouer à la politique du pire. La volonté commune de 47 pays de retirer leurs soldats dans la dignité offre au Pakistan une vraie carte à jouer. L'histoire de Ben Laden a provoqué un réveil. Les Américains veulent en parler avec les Pakistanais. Mais il ne faut pas seulement leur dire qu'on a compris leur jeu : il faut aussi se mettre à leur place, comme toujours en politique : ils n'ont aucune raison d'abattre leur dernière carte sans contrepartie.

Aucune solution n'est envisageable en Afghanistan sans le Pakistan. On peut le regretter, non l'ignorer.

M. Josselin de Rohan, président. - Nous vous remercions pour l'explication brillantissime d'une situation inextricable. J'espère qu'aucun Gulbuddin Hekmatyar ne vous empêchera jamais d'écrire vos mémoires, que je lirai avec un grand intérêt ! (Mmes et MM. les sénateurs applaudissent M. le représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU en Afghanistan.)

Mercredi 15 juin 2011

- Présidence conjointe de M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères et de la défense, et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

Audition de M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

La commission auditionne, conjointement avec la commission des affaires européennes, M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères (M. Hubert Védrine est accompagné de M. Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l'Orient, et de M. Christian Makarian, consultant pour les questions internationales d'I-TELE).

M. Josselin de Rohan, président - Je suis heureux d'accueillir aujourd'hui Messieurs Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, Antoine Sfeir, directeur des Cahiers d'Orient et Christian Makarian, Consultant pour les questions internationales auprès de I-Télé. Je les remercie d'avoir bien voulu accepter notre invitation et de venir nous faire part de leurs analyses sur l'évolution des relations entre l'Europe et la rive Sud de la Méditerranée au moment où, sous l'effet des révolutions récentes que nous appelons par métaphore le « Printemps arabe », se propagent des idées démocratiques dont nous ne savons pas encore si elles parviendront à prendre pied solidement.

M. Hubert Védrine - Merci, Messieurs les Présidents de nous avoir invités à nous exprimer devant vous : je tiens tout de suite à vous préciser que nous ne nous sommes pas concertés et que nous exprimerons chacun une analyse personnelle et donc parfois divergente de celle des deux autres.

Vous parlez des relations de l'Europe avec le monde méditerranéen, mais de quelle Europe s'agit-il ? Du continent, de l'Union européenne, de l'Occident, de certains Etats importants? Quelle que soit l'Europe dont nous parlons cependant, une chose est certaine : les relations entre « l'Europe » et la rive Sud de la Méditerranée ont été empreintes de paternalisme et de maladresse pour ne pas remonter aux tensions antérieures. L'idée du Président Sarkozy de créer une Union de la Méditerranée est née de ce sentiment patent de mécontentement des pays du Sud face au paternalisme de l'Occident, un mécontentement visible : souvenez-vous qu'en 2005, pour les dix ans du processus de Barcelone, les pays du Sud ne se sont pas déplacés, sauf l'Autorité palestinienne qui ne peut pas se permettre de ne pas venir. Il fallait donc faire quelque chose. L'Union méditerranéenne est une perspective intéressante, mais une Union « pour » la Méditerranée s'inscrit à nouveau dans les bonnes intentions et le paternalisme d'avant. L'Union « de » la Méditerranée était un progrès mais n'était pas acceptable pour l'Allemagne et pour Bruxelles. Quant au choix de Ben Ali et de Moubarak, même s'il peut être critiqué aujourd'hui, à cette époque, ils étaient considérés par tout le monde comme des partenaires importants et incontournables. Nous sommes toujours à la recherche d'une grande politique, mais « l'union » a quelque chose de prématuré, car il n'y a jamais eu d'âge d'or pour les relations entre l'Europe et les pays de la rive Sud de la Méditerranée et, en pratique presque rien n'est possible tant que le conflit israélo-palestinien empoisonne tout et que les relations demeurent ce qu'elles sont entre le Maroc et l'Algérie, et entre la Turquie et Chypre.

En outre, c'est impossible pour les Européens d'avoir une politique globale pour un ensemble aussi vaste, qu'il soit arabe ou autre. D'autant qu'en face il n'y a pas de demande globale de la part des pays arabes, et pas d'interlocuteur arabe unique. Nous avons à faire à des situations éclatées. Alors devant ce « Printemps arabe », même si tous seront touchés, il faut s'armer de patience, car le processus sera long. Bien qu'aujourd'hui toutes les dictatures soient sous pression, elles sont prévenues et sur leur garde et elles cherchent à se protéger. Quoiqu'il en soit, dans cinq à six ans, tous les régimes auront changé par la force ou se seront transformés ; de toute manière, la démocratisation est un processus long et difficile : la démocratie ne s'installe pas en une révolution, nous en savons quelque chose.

Si nous examinons maintenant le tableau dans son ensemble, nous voyons une situation très contrastée. Chaque pays va appeler des réponses et des réactions différentes de la part de l'Occident. Malheureusement, l'Europe de Bruxelles ne sait parler que d'aide matérielle et financière et tout se termine toujours par une distribution d'argent. Comme disait Woody Allen, « Pour un homme qui n'a qu'un marteau, tout problème est un clou ». Pourtant la mise en place de la démocratie demande autre chose : de la bonne volonté, du concret, une aide à l'apprentissage des pratiques démocratiques, la création et l'organisation de partis... au total une stratégie. En plus, c'est beaucoup trop tôt pour dire qu'on a apporté la preuve qu'on pouvait sortir des dictatures sans tomber dans l'islamisme.

Pour la Tunisie, nous sommes optimistes, mais nous ne savons pas encore comment les événements vont tourner. Nous devons garder en mémoire que le scénario islamiste n'est pas le plus probable, mais qu'il existe quand même. Permettez-moi de juger qu'il est injuste d'accuser l'Occident d'avoir fait durer les dictatures. Et il faut rappeler que ce n'est pas l'Occident qui les a installées : nous avons pris la situation telle qu'elle se trouvait de façon empirique. Au Maroc, on peut penser que le discours du Roi du 9 mars dernier est un signe très prometteur et qu'un changement en douceur est possible.

Toutefois, il n'y pas de réponse globale possible : nous ne savons pas ce que ces pays vont nous demander, une fois sortis de la phase révolutionnaire, et peut-être ne nous demanderont-ils rien. En attendant, il appartient à l'Europe d'élaborer une stratégie générale de préférence cohérente avec celle des États-Unis, qui se déclinera avec tact et sur mesure, au jour le jour et pays par pays. Les Etats-Unis ont tendance à considérer que la Tunisie n'est pas un gros enjeu. Ils sont plus concernés par l'Egypte et véritablement inquiets pour l'Arabie saoudite qui est l'enjeu par excellence pour eux. Même le Yémen leur semble moins vital, sauf naturellement s'il s'orientait vers une « somalisation ». Dans l'affaire libyenne, nous sommes parvenus au vote de la résolution grâce à une conjonction très particulière : la détermination de la France et de la Grande-Bretagne, l'appui mais un peu en retrait des Etats-Unis, l'appel de la Ligue arabe - déterminant - a permis d'éviter le veto russe et le veto chinois ; dans cette affaire, j'appuie la position prise par le Président Sarkozy et le ministre des affaires étrangères Alain Juppé et je l'assume jusqu'à maintenant.

En conclusion, je considère que la stratégie européenne devra s'adapter à chaque cas particulier, au rythme des événements, en s'assurant toujours l'accord stratégique des grands pays européens et, le plus possible, en concertation avec les Etats-Unis. Un long agenda nous attend et c'est en ce sens que l'UpM est arrivée un peu trop tôt et est en porte à faux.

M. Antoine Sfeir - Les pays de la rive Sud de la Méditerranée ne voient dans l'Europe qu'un guichet de subventions. C'est tout ce qu'ils attendent de l'Occident et, en même temps, mes voyages me montrent chaque fois qu'il n'y a jamais eu une aussi grande « demande » de France. D'où vient ce paradoxe ? Du fait que la France longtemps fut celle qui pouvait parler avec tout le monde. Ce rôle est très amoindri aujourd'hui et avec l'atomisation rampante de cette partie du monde, ce ne sera bientôt plus vrai du tout.

Alors, oui, j'entends parler du « Printemps arabe », mais j'ai les plus grands doutes sur sa réalité. A mes yeux, la seule chose qui soit nouvelle et révolutionnaire en Egypte et en Tunisie, c'est que pour la première fois, l'alibi israélien n'a pas joué et je me réjouis de constater que cette jeunesse qui réclame le changement nous ait offert, en rejetant l'alibi israélien, le signe tangible qu'elle avait enfin compris et enfin coupé le cordon ombilical qui la ligotait à la génération précédente. Et puis il y a autre chose : malgré la menace salafiste, la jeunesse révolutionnaire n'a pas articulé son action autour de l'Islam. Souvenez-vous que Place Tarhir, quand les Frères musulmans sont venus organiser la prière du vendredi, ce que personne ne demandait, le lendemain les jeunes ont fait organiser un culte protestant et un office copte. Ce sont de simples symboles mais des symboles qui comptent.

Alors qu'y a-t-il de changé ? C'est plus un changement de régime qu'une révolution puisque, en Egypte, l'armée est toujours là, même si elle s'applique à faire savoir qu'elle gère mais ne gouverne pas. L'armée reste cependant l'ossature du régime.

Quant à l'UpM, elle est apparue au sud comme un plat de ratatouille cuisiné par l'Occident. « Mangez, car nous pensons que c'est bon pour vous ! ». Autant dire que c'était mal parti malgré l'excellence des intentions. Je le répète et je le regrette : l'Europe ne sait pratiquer que la diplomatie du chéquier.

Si je m'attache maintenant à la situation de chaque pays, je vois d'abord que le Yémen est beaucoup plus stratégique qu'on ne croit et que les Etats-Unis envisagent d'y envoyer des soldats, car c'est à une encablure de là, dans le Golfe persique que passent 65 % de notre approvisionnement énergétique. Or que se passe-t-il ? Déjà à Djibouti, les soldats américains sont plus nombreux que les soldats français. Le problème tribal est tel que le pays menace d'éclater. C'est une lutte entre musulmans. La guerre civile fait rage. On en parle peu.

En Libye, nous étions partis pour protéger Benghazi et sa population civile et nous voilà en train de bombarder Tripoli et sa population civile. Nous nous sommes invités dans la guerre civile dans un pays qui n'est qu'un assemblage de tribus et à ce jour, seules deux tribus ont lâché Kadhafi. Ce sera long et rien ne dit qu'on avance vers la démocratie.

Au Bahreïn, tout est fini pour l'instant et nous n'avons pas bougé lorsque la rébellion a été écrasée par l'Arabie saoudite parce que nous avons une alliance étroite avec ce pays qui est pourtant celui qui a la lecture la plus rigoriste du Coran.

La Syrie, j'en reviens. J'ai été à Homs et j'ai entendu les slogans : « les Chrétiens à Beyrouth et les Alaouites dans le cercueil ». Je ne sais plus quoi en penser. Il est évident que la chute du régime est souhaitable intellectuellement, mais le résultat pratique sera l'atomisation et la communautarisation de la Syrie, exactement comme on la voit se développer en Irak et au Liban. Pour le Liban, les commentateurs s'arrêtent à Beyrouth et louent la diversité, mais, à Beyrouth, on fait des affaires et au nom des affaires, Chrétiens, Chiites, Sunnites et Druzes sont toujours prêts à s'embrasser sur la bouche et à vivre un peu ensemble, mais, dans la montagne où est le vrai Liban, les territoires ont été divisés entre les communautés, sauf que les Chiites n'ont pas de territoire. 40 % de la population du Liban sud n'est pas chiite et 65 % de la population de la plaine de la Bekaa...et si demain il y a partition du pays, on ne sait pas où iront les Chiites.

Dans le même temps, il y a une diabolisation de l'Iran, où pourtant il y a un éclatement du pouvoir entre le Président mal élu et le Guide, et entre le guide et les religieux. Cette situation va déboucher sur une dictature des Pasdarans qui contrôlent déjà 40 % de l'économie. Les Iraniens sont des Perses entourés de Pachtounes, de Baloutches, de Sunnites, et d'Arabes. Les Chiites ne représentent que 9 % du monde musulman. Ils ont peur. Dans le même temps, ils se sont arrangés pour exporter leur chiisme au Liban sud et en Syrie. Ils n'ont pu le faire que parce que le verrou de l'Irak a sauté du fait de l'intervention américaine.

Quant à l'Irak, il reste un pays essentiel et les Etats-Unis sont obligés d'organiser la région tant elle est stratégique ; pour moi, il est clair que les Américains veulent redessiner le Moyen-Orient et ils sont les seuls à pouvoir le faire. Je vous renvoie à la carte de Peters.

Depuis quand voit-on les Kabyles réclamer leur autonomie et les Chagrans au Maroc demander la reconnaissance de leur identité linguistique ?

J'en viens maintenant à la Turquie qui affiche l'amorce d'un renversement d'alliance et semble s'écarter de son allié occidental et être en rupture avec Israël. Or qu'en est-il vraiment ? L'épisode de la flottille en marche vers Gaza nous a été présenté comme le point de non-retour et pourtant, aux dernières nouvelles, les relations entre la Turquie et Israël ne semblent pas en avoir été trop affectées. Deux cent entreprises israéliennes travaillent en Iran. Cent vingt huit entreprises américaines travaillent à Djebel Ali, dans les Emirats et commercent avec l'Iran. L'alliance à trois, Turquie, Israël et Etats-Unis, se maintient et l'Iran pourrait, à terme, rejoindre ce clan.

A propos d'Israël, je suis effrayé par l'attitude du gouvernement israélien. Où sont les grands hommes d'Etat israéliens encore capables d'avoir une vision ? L'attitude de Netanyahou est affligeante et, au lieu de déplorer la jonction du Hamas et de l'Autorité palestinienne, il ferait bien mieux de prendre les devants. Nous attendons encore une vraie politique israélienne à un moment où 70 % de la population souhaitent la création d'un Etat palestinien.

Ce que je vois se développer dans cette région que je connais un peu, c'est l'atomisation sur des bases religieuses et ethniques. C'est la fin des accords Sykes-Picot, la mort des Etats nations et le retour à l'Empire ottoman, c'est-à-dire à une juxtaposition de communautés.

M. Christian Makarian - Je vais essayer de regarder la situation du point de vue arabe et du point de vue du reste du monde, mais, auparavant, permettez-moi trois remarques préliminaires.

Premièrement, faisons bien attention à la manière dont nous parlons de ces événements : j'entends dire « désordre », « difficultés », « anxiété ».... Nous allons bientôt faire accroire que c'étaient les dictatures qui étaient la normalité et que le « Printemps arabe » apporte le désordre ; en réalité, ces dictatures étaient caractérisées par le désordre, la difficulté et l'anxiété et il aurait fallu s'en inquiéter hier, aujourd'hui, il est trop tard... Aujourd'hui il faut se réjouir de ce sursaut qui est d'abord une aventure humaine, et c'est ma deuxième remarque. N'oublions pas qu'il s'agit au départ du suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, un jeune homme en Tunisie. Or le suicide, dans l'Islam, est impensable : rien n'est plus grave et rien n'est plus immédiatement universel que le suicide de quelqu'un convaincu qu'il n'a plus de raison de vivre et qu'il n'a plus rien à perdre. N'oublions pas non plus que ces révolutions se font au péril de vies humaines ; il s'agit de sacrifice et voyez encore cet enfant syrien torturé et achevé par l'armée parce qu'il avait prononcé un slogan hostile au régime. Nous parlons de vies humaines. Enfin, ma troisième remarque est une citation du Président Sarkozy : « Personne n'a rien vu venir ». Je reprends à mon compte cet appel à la modestie et il nous faut tous reconnaître que nous n'avons pas l'habitude d'entendre le monde arabe prendre la parole et que nous avons été surpris de les entendre parler de liberté et de lancer un mouvement qui exprime une aspiration universelle.

Ainsi avec ces révolutions, le monde arabe a exprimé son désir d'entrer dans l'ère de la mondialisation. Or que voyons-nous quand nous observons le monde arabe aujourd'hui ? Nous voyons qu'il est le premier importateur de blé et aussi le premier importateur d'armes. Il s'agit donc d'une région où les régimes n'arrivent pas à nourrir leur population et où, pourtant, ils achètent des armes. C'est donc une région du monde qui ne va pas bien et où le peuple a objectivement des raisons de se révolter. Nous avons pris l'habitude de tout voir sous l'angle politique mais là il s'agit surtout d'un mouvement socio-économique. Il y a une souffrance économique et, au contraire, si le pays est riche et bien géré, rien ne bouge : c'est le cas du Qatar.

Je tiens à souligner aussi que ces révolutions sont d'abord arabes et pas musulmanes : le monde arabe avait besoin de reprendre la voix qu'il a perdue en 1973. Ces révolutions nous font aussi découvrir que l'islamisme n'est pas pour l'instant le grand vainqueur et que les dictatures, pour se justifier, nous avaient enfermés à tort dans l'idée qu'elles étaient un rempart contre l'islamisme. Alors, naturellement, la question qui se pose est : « Les islamistes vont-ils prendre le pouvoir ? » et je réponds par l'affirmative et j'ajoute même qu'ils seront partout, fût-ce en position minoritaire. Mais pourtant la vraie question qu'il faut se poser est plutôt : « L'islamisme va-t-il évoluer ? » ; il semble qu'il pourrait s'inspirer du modèle turc.

Maintenant si l'on regarde la situation du point de vue du reste du monde, il faut se rappeler du jugement porté par Napoléon : « Il n'y que deux nations au monde : l'Orient et l'Occident et il n'y que deux peuples, les Orientaux et les Occidentaux ». C'est brutal et simpliste, mais on comprend que c'est vrai quand on observe la réaction de la Chine et celle de la Russie devant les soulèvements des minorités musulmanes qu'elles essuient (Ouzbeks, Kazakhs, Ouighours).

Si je prends maintenant le cas de la Turquie, force est de constater que le dialogue avec l'Europe est très difficile, en partie de leur propre incapacité à avancer dans le mouvement européen, en partie du fait de l'hostilité du Président Sarkozy et de celle d'Angela Merkel. Devant ces déconvenues, la Turquie s'est reportée vers l'Orient, mais la réalité est que la Turquie repose sur un triangle dont les trois côtés sont ; le rêve asiatique, le rêve européen et le rêve oriental qui est celui qui l'emporte aujourd'hui dans l'esprit d'Erdogan et de celui de son ministre des affaires étrangères Davutoglu.

L'Iran est le grand silencieux du « Printemps arabe ». En Libye, notre action est cohérente puisque nous réaffirmons un principe de l'ONU qui est la « responsabilité de protéger ». Ce qu'il faut absolument éviter, ce sont des positions discordantes chez les Européens. Quant à l'aide que nous pouvons leur apporter, elle est naturellement multiforme et il nous faut construire un programme ambitieux d'accompagnement de la démocratisation et, dés à présent, manifester notre soutien à ces mouvements qui tendent vers la liberté.

En conclusion, je dirai que notre tort est de croire que ces événements ne nous concernent pas sauf lorsque leurs conséquences débordent sur Lampedusa ; ces révolutions nous impliquent totalement et concrètement et nous allons être aspirés dans ce tourbillon. La position des Allemands est assez difficile à suivre. Alors qu'on pourrait trouver un point commun européen sur une aide démocratique. C'est vrai que nous prendrions le risque d'être une sorte d'organisation humanitaire. Mais c'est notre spécialité et nous n'avons pas à en avoir honte. Nous devons soutenir ces mouvements et pas à en avoir peur. Le prix que nous avons payé jusqu'à présent - le soutien aux dictateurs - est trop élevé.

M. Josselin de Rohan, président - Merci Messieurs pour la clarté et la franchise de vos analyses. Je vais maintenant donner la parole à ceux de mes collègues qui souhaitent vous interroger.

M. Pierre Bernard-Reymond - Les exposés ont bien montré la complexité de la situation. J'ai deux questions : d'abord, quelles ont été les conséquences de la crise financière internationale sur les événements arabes ? Je pense en particulier à l'augmentation des prix des matières premières agricoles et à la baisse de la production. Ensuite, comment voyez-vous l'Union européenne dans vingt ou trente ans : quels seront son périmètre, son degré d'intégration, son potentiel économique ? Face à la montée du populisme et à une vision confédérale ou plutôt intergouvernementale de la construction européenne, quelle sera la capacité de l'Europe à exister ?

M. Didier Boulaud - M. Christian Makarian a justifié, dans son exposé -à juste titre, à mon sens- l'intervention en Libye. Mais comment peut-on justifier aujourd'hui auprès de notre opinion publique qu'on n'intervienne pas en Syrie ?

M. Jean-Pierre Chevènement - Vous avez mis en lumière le concept de « la responsabilité de protéger », notion admise par l'ONU en 2005 et qui s'est substituée au droit d'ingérence. En Libye, nous sommes déjà au-delà. 470 000 réfugiés ont afflué en Tunisie, fuyant les bombardements et créant une situation aussi difficile à vivre qu'à discerner. Cet exode massif pèse d'un poids lourd sur la Tunisie : proportionnellement à sa population, c'est comme si la France accueillait 3 millions de réfugiés. Alors que, dans le même temps, nous faisons tout pour renvoyer vers leur pays d'origine les réfugiés de Lampedusa. M. Antoine Sfeir a mis en valeur la montée du communautarisme dans le monde arabe et l'explosion des Etats nations construits au lendemain de la guerre. Pourtant, la France, avec l'Angleterre, en vertu du principe de libre détermination des peuples, avaient créé la plupart de ces nations, certes problématiques, mais des nations tout de même. Il existe un patriotisme tunisien, égyptien ou libyen. Les rebelles ont d'ailleurs brandi leurs drapeaux nationaux. La question est donc de savoir comment l'intervention en Libye reste compatible avec le respect des frontières artificielles de cet Etat qui regroupe, en fait, des tribus qui n'ont rien à voir entre elles. La résolution 1973 s'est appuyée sur la responsabilité de protéger. Pourtant, aujourd'hui, c'est bien le départ de Khadafi qui est exigé, au prix d'une contorsion intellectuelle liant son départ à l'application de cette fameuse responsabilité de protéger. Nous sommes donc suspendus à la volonté de ce « joueur d'échecs ». Des interrogations majeures persistent et le Parlement sera bientôt appelé à se prononcer. Que faire ?

Mme Monique Cerisier-ben Guiga - J'ai une certaine connaissance de la situation en Tunisie et en Egypte  et je confirme ce qu'a dit Hubert Védrine : il n'y a pas eu de révolutions, mais des changements de régime. Il y a néanmoins un changement : le conflit israélo-palestinien ne peut plus servir d'alibi aux gouvernants de ces pays et nous voyons d'ailleurs la situation évoluer rapidement, en Egypte notamment. Quelles sont à votre avis les chances d'adoption par la prochaine assemblée générale des Nations unies de la résolution tendant à la reconnaissance d'un Etat palestinien ? Signe des évolutions en cours, le groupe socialiste du Sénat a récemment voté, par 73 voix sur 115, en faveur d'un projet de résolution tendant à la reconnaissance de l'Etat palestinien par la France. C'est dire que les esprits évoluent. La contre-attaque s'organise autour de trois arguments traditionnels: la reconnaissance ne changera rien au quotidien des Palestiniens ; elle est même susceptible de l'aggraver compte tenu des mesures de rétorsion qu'Israël est susceptible de prendre -comme si on pouvait considérer que ces mesures de rétorsion étaient légitimes et naturelles !- ; enfin le sentiment de déception des Palestiniens est susceptible de déclencher une troisième Intifada. Qu'en pensez-vous ?

M. Michel Boutant - Jusque-là on percevait Israël comme un modèle de démocratie dans la région, tandis que ses voisins paraissaient frappés de la fatalité de l'autoritarisme. Dans le contexte actuel, particulièrement mouvementé, la démocratisation des sociétés arabes, si elle se confirme, ne va-t-elle faire évoluer les relations entre Israël et ses voisins, en particulier la Syrie, la Jordanie et l'Egypte ?

M. Hubert Védrine - Il y a un certain lien entre les conséquences de la crise financière et ce qui se passe dans le monde arabe. Mais ce lien n'explique pas l'essentiel. C'est bien pourquoi toutes les dictatures de la planète sont inquiètes et tous les dirigeants autoritaires sont sur leurs gardes, en particulier en Asie.

Sur la différence entre le traitement réservé par l'Occident à la Libye et celui réservé à la Syrie, il y a une différence énorme entre les deux situations : il n'y a pas eu de déclaration de la Ligue arabe demandant que soit établie une no-fly zone au-dessus de la Syrie. Et sans l'appel de la Ligue arabe, il n'y aurait pas eu de résolution 1973 car la Russie et la Chine, qui toutes deux détestent au plus haut point les ingérences de ce type, l'auraient bloquée.

Concernant le principe de la responsabilité des peuples - la RDP - que je connais bien pour avoir favorisé sa genèse, la réalité c'est que Kofi Annan en 2005 voulait qu'on dépasse une bonne fois pour toutes le concept de droit voire de devoir d'ingérence qui n'a jamais réussi à convaincre qu'une partie de l'opinion publique occidentale, en particulier française car personne n'avait été capable de dire qui a le droit de s'ingérer chez qui et pour faire quoi. La RDP ce n'est pas « s'ingérer », c'est une décision légale internationale pour faire en sorte qu'il n'y ait plus de nouveaux Serbrenica !

A la différence d'Antoine Sfeir, je pense qu'aucune puissance n'a de contrôle général de tout ce qui se passe. Redisons que les États-Unis n'ont pas mis en place ces régimes arabes (alors qu'ils l'avaient fait pour le Shah d'Iran). Ils ne les ont pas renversés. Et pour gérer la suite, ils ont les mêmes problèmes que nous. Il y a bien des plans aux Etats-Unis, faits par certains. Mais ils n'ont jamais marché parce qu'ils n'ont aucune chance de marcher. Les évènements résultent d'une myriade d'événements aléatoires, ou incohérents, un jeune homme qui se suicide, un dirigeant malade, facebook et des événements militaires qui sont les plus forts.

Il est probable que l'islamisme politique monte partout. Les islamistes ne peuvent pas refaire le coup de 1979 en Iran parce que tout le monde est sur ses gardes. Mais les partis islamistes vont monter à 15 %, 20 %, 25 %, d'autant que les forces politiques démocrates ou classiques vont se disperser entre cinquante partis politiques et que chaque ancien ministre va créer le sien. Les partis islamistes vont donc vraisemblablement occuper la première place dans les nouvelles démocraties arabes mais pas forcément la place dominante. Je pense par ailleurs qu'en Egypte on va assister à une résurgence d'un nationalisme arabe, non pas « pan-arabe », mais centré sur l'Egypte et qui cessera d'être complaisant vis-à-vis d'Israël. Je pense que le futur gouvernement égyptien cessera d'être un partenaire accommodant pour un pseudo-processus de paix qui en réalité n'existe plus depuis la mort d'Itzhak Rabin. Le gouvernement de Benyamin Netanyahou est un gouvernement de droite dure nationaliste avec des partenaires de coalition, qui en Europe serait qualifié d'extrême droite. La représentation proportionnelle intégrale aggrave ce phénomène. Il fait ce pourquoi il a été formé : bloquer tout processus de paix, tout compromis. Ce gouvernement est du reste embêté de risquer d'être privé de l'argument : « Israël seule démocratie du Moyen-Orient ». Il ne souhaite pas ce changement !

Une grande partie de l'avenir de la région se joue dans le dialogue entre les Israéliens - sur la question palestinienne, ce gouvernement est en décalage avec la société israélienne. 72 % des Israéliens sont en faveur de la solution des deux Etats. Il y a en Israël des gens d'un courage formidable, des organisations humanitaires qui font un travail exemplaire, une presse libre. Très peu de journaux français oseraient écrire ce qu'écrit Haaretz.

Ceci étant, il faut 128 voix aux Palestiniens pour obtenir la reconnaissance de l'État palestinien par l'AG de l'ONU. Ils en ont pour le moment 116. Obama déteste certainement Benyamin Netanyahu qui bloque tout et trouve absurde qu'on enchaîne le sort de l'Occident à celui de la droite nationaliste israélienne. Mais il est bloqué.

L'Europe, à mon sens, ne peut pas ne pas voter cette reconnaissance. Inhibée par son propre passé, l'Allemagne risque de se retrouver isolée avec les Pays-Bas. Il faut les convaincre que cet isolement est évitable. Reste l'Italie. Il y a un travail diplomatique à faire pour la France. L'échec de ce vote serait un grand succès de Netanyahu et il a beaucoup plus de chances de déclencher des gestes désespérés des Palestiniens que le contraire. Il y a un problème : le Hamas. Avant, les Israéliens disaient qu'ils ne pouvaient pas faire la paix car leurs interlocuteurs étaient divisés. Maintenant ils disent que l'unité est pire et que Abbas doit choisir entre la paix avec eux et la paix avec le Hamas. Ce sont des arguments cyniques. Ehud Olmert à la fin de son mandat avait reconnu qu'il fallait sortir de cela (des prétextes sans cesse pour tout retarder) et avoir une vision de long terme susceptible de mieux préserver Israël. Même Ehud Barak a dit « on a eu tort de jouer le Hamas contre l'OLP ». Je pense que c'est le boycott qui consolide le Hamas et que c'est le processus qui l'obligera à évoluer.

L'Union européenne dans vingt ou trente ans ? Il se peut bien qu'elle ne soit pas très différente de celle de maintenant. Il n'y aura probablement pas d'autre étape institutionnelle générale après Lisbonne. Néanmoins, l'harmonisation va progresser dans la zone euro. La question sera de savoir qui décide quoi. Est-ce Angela Merkel seule ? Est-ce la Banque centrale européenne ? Est-ce la Commission qui, soit dit en passant, a l'air tentée par un petit « putsch » ? L'avenir de l'Europe, ça se passe plus encore dans la tête des Européens (Europe puissance ou non ?) que dans les institutions. C'est une question mentale : les européens veulent-ils une Europe puissance (ce qui ne signifie pas « abandon » de souveraineté) ou une grande Suisse ?

M. Antoine Sfeir - Je voudrais simplement préciser que je n'ai pas parlé de chef d'orchestre, mais d'une puissance américaine qui a une vision stratégique de ses intérêts et qui est capable de façon très pragmatique de tirer avantage à son profit des évènements quels qu'ils soient. Pour ce qui est de l'Europe, pardonnez au Français d'adoption que je suis -je ne suis pas un Français de hasard- de vous le dire : tant qu'il n'y aura pas de personnage charismatique susceptible de parler au nom de l'Europe, il n'y aura pas d'Europe. Les idées ont besoin de prendre chair, et ce n'est pas Mme Ashton, quelles que soient ses qualités, qui peut parler au nom de l'Europe.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes - Il me reste à vous remercier de votre présence. Je retiens de notre matinée que les révolutions arabes nous concernent et que nous ne pouvons pas rester dans la position de simples spectateurs. L'islamisme va prendre une grande dimension, mais va-t-il se transformer ? Tout cela va nous conduire probablement à repenser l'Union pour la Méditerranée. Quant au traité de Lisbonne j'ai bien retenu qu'il s'agissait probablement du dernier grand traité européen et que nous avons tous les outils nécessaires dans la boîte à outils pour construire l'Europe. A nous de nous en servir.

Audition de M. Yves Saint-Geours, ambassadeur de France au Brésil

La commission auditionne M. Yves Saint-Geours, ambassadeur de France au Brésil.

M. Josselin de Rohan, président - Nous accueillons aujourd'hui M. Yves Saint-Geours, ambassadeur de France au Brésil, qui a bien voulu accepter de venir devant notre commission à l'occasion de son passage à Paris.

Une délégation de notre commission, composée de Jean Besson, Bernard Piras, Yves Pozzo di Borgo et moi-même, s'est rendue au Brésil du 11 au 14 avril dernier. Nous vous avons fait, le mois dernier, un compte-rendu de ce déplacement. Grâce au concours très précieux de l'ambassade - permettez-moi de vous en remercier de nouveau très vivement - nous avons pu rencontrer nos homologues brésiliens et de nombreux responsables politiques ou militaires dans les domaines des affaires étrangères et de la défense.

Notre mission intervenait quelques mois après la prise de fonction de Mme Dilma Rousseff, qui a succédé au Président Lula depuis le 1er janvier.

Nous avons eu le sentiment que la nouvelle présidente avait très rapidement pris la mesure de ses fonctions, avec sans doute une préoccupation plus marquée pour les enjeux économiques, sur la scène intérieure bien sûr, avec des mesures destinées à contenir les tendances inflationnistes, mais aussi au plan international. Nous avons vu que Mme Rousseff donnait une forte priorité aux questions monétaires et commerciales dans ses premiers contacts internationaux, notamment avec les Etats-Unis et lors du sommet des BRICS.

L'idée que le Brésil sera l'une des puissances émergentes du 21ème siècle est aujourd'hui largement partagée. Elle est fondée sur un certain nombre d'atouts : la démographie, les ressources naturelles, le développement rapide du marché intérieur, l'existence d'une base économique diversifiée.

Peut-être pourrez-vous nous dire, Monsieur l'Ambassadeur, comment vous évaluez cette montée en puissance du Brésil.

L'ambition du Président Lula était aussi de faire jouer à son pays un rôle beaucoup plus actif sur la scène internationale. La France soutient la candidature du Brésil à un siège permanent au Conseil de sécurité, mais nous voyons, sur le dossier de la Syrie, que nos vues respectives ne sont pas toujours identiques. Il faut donc s'intéresser au rôle de ce nouvel acteur et aux grandes priorités qu'il cherchera à poursuivre en matière de politique internationale. C'était l'un des volets de notre déplacement.

Je pense que vous évoquerez aussi le partenariat stratégique mis en place, depuis 2008, entre la France et le Brésil. Nous sommes particulièrement attentifs à la dimension « défense » de ce partenariat. Nous avons assisté au grand salon de l'armement LAAD à Rio, où étaient présents tous nos principaux industriels de défense mais également plusieurs PME, et nous avons constaté que d'importantes réformes avaient été engagées sous la présidence Lula pour doter le Brésil d'une défense plus moderne, tant dans son organisation que dans ses moyens et dans sa base industrielle nationale. Il est clair que la France peut beaucoup apporter au Brésil dans ce domaine. Mais le partenariat stratégique ne se limite pas à la défense, et vous pourrez sans doute évoquer les autres aspects de sa mise en oeuvre.

Avant de passer la parole à M. Saint-Geours, je voudrais vous rappeler que nous consacrerons notre réunion de mercredi prochain 22 juin à un échange de vues avec une délégation de parlementaires brésiliens - sénateurs et députés- qui devrait être conduite par M. Randolfo Rodrigues, sénateur de l'Amapa, Etat frontalier du département de la Guyane. La question des relations transfrontalières figurait d'ailleurs parmi les sujets que nous avons abordés avec nos homologues parlementaires à Brasilia. Il y a tout intérêt à nouer des relations directes entre parlementaires français de Guyane et parlementaires brésiliens de l'Amapa.

Notre audition d'aujourd'hui nous permettra donc de préparer cet échange avec nos collègues brésiliens.

M. Yves Saint-Geours, ambassadeur de France au Brésil - Monsieur le Président, c'est avec un grand plaisir que j'ai accueilli votre délégation au Brésil au mois d'avril dernier. Je vous remercie de m'avoir adressé le rapport que vous avez présenté à votre commission et qui montre que vous avez bien mesuré les enjeux pour ce pays placé dans une situation nouvelle de puissance émergente. Le Brésil a terminé l'année 2010 au 7ème rang mondial en termes de PIB. C'est aussi le 5ème pays du monde par sa population, le 5ème également par sa superficie. Bien qu'émergente, cette puissance est donc réelle, tout en s'accompagnant de certains handicaps. Le Brésil n'est qu'au 75ème rang mondial pour l'égalité des revenus (indice Gini), au 73ème rang pour l'indice de développement humain et au 71ème rang pour le niveau de revenu par tête ; ce n'est donc pas encore un pays prospère.

Chaque président brésilien a coutume d'associer une devise à son mandat. Le Président Lula avait mis l'accent sur l'intégration de tous les Brésiliens, en parlant d'un pays de tous et pour tous. Pour Dilma Rousseff, « un pays riche est un pays sans pauvreté ». Cette préoccupation essentielle montre qu'il reste du chemin à parcourir pour ce grand pays.

Je voudrais maintenant évoquer les trois éléments qui rythment la relation de la France avec le Brésil. L'un est structurel et les deux autres plus circonstanciels.

Le premier élément est bien entendu le partenariat stratégique qui avait été préparé par le Président Chirac en 2006 et concrétisé à la fin de l'année 2008 lors de la visite du Président Sarkozy au Brésil. Le partenariat stratégique n'est pas un accord, ni un traité. C'est une méthode, un dialogue sur tous les sujets et de nombreux projets, en vue de rehausser la relation bilatérale et de travailler ensemble à des propositions communes dans les enceintes multilatérales.

Au partenariat stratégique s'ajoute un premier facteur conjoncturel. Jusqu'à la fin de l'année 2011, le Brésil siège au Conseil de sécurité des Nations unies comme membre non permanent. C'est aussi le cas de l'Inde et de l'Afrique du Sud, si bien que tous les pays du BRICS se trouvent dans une position inédite pour faire avancer leurs idées aux Nations unies. L'Allemagne siégeant également comme membre non permanent, comme l'Inde et le Brésil, le Conseil compte aussi trois des quatre membres du G4, le quatrième membre de ce groupe de candidats à un siège permanent étant le Japon.

Le Brésil exerce donc cette responsabilité internationale, dans une composition bien particulière du Conseil de sécurité, au moment où se produisent des événements internationaux majeurs, comme le printemps arabe. Vous avez fait allusion, Monsieur le Président, à certaines divergences entre les vues françaises et brésiliennes. Il est vrai que le Brésil n'a pas voté la résolution 1973 sur le Libye et se montre très rétif vis-à-vis d'une résolution sur la Syrie. Mais le Brésil a voté la résolution 1975 sur la Côte d'Ivoire. Au Conseil des droits de l'homme, il s'est distingué en se joignant aux préoccupations exprimées à l'encontre de l'Iran ou de la Syrie.

Vous le voyez, le Brésil se trouve dans une situation complexe d'émergence, non seulement au plan économique, mais également en termes de puissance globale. Il y répond à sa façon, en fonction d'une histoire singulière qu'il faut veiller à toujours bien garder à l'esprit. Le Brésil n'a pas tiré un seul coup de fusil contre l'un de ses voisins depuis 150 ans. Le Brésil a toujours privilégié l'arbitrage sur l'emploi de la force. L'un de ses grands hommes d'Etat, Rio Branco, réussit à étendre de plus de un million de kilomètres carrés la superficie du Brésil en négociant les litiges frontaliers avec les Etats voisins, y compris la France.

Le Brésil continue de se considérer comme un pays du tiers-monde, non satisfait de l'ordre international. Il a des velléités de grande puissance mais reste sur son quant à soi lorsque les solutions multilatérales ne lui conviennent pas. Il faudra donc que le Brésil sorte d'un certain nombre d'ambiguïtés, qui sont celles d'un pays très puissant, faisant progressivement partie du premier monde, mais se présentant en avocat des pays pauvres.

Le second élément conjoncturel qui influe sur notre partenariat stratégique est la présidence française du G8 et du G20. Tous les sujets mis à l'ordre du jour par la France intéressent le Brésil : la volatilité du cours des matières premières, le Brésil étant notamment un grand exportateur de produits agricoles ; le socle social, qui est une priorité du Brésil, très engagé au plan national dans la lutte contre la pauvreté ; la réforme du système monétaire international, le real brésilien souffrant d'une surévaluation de 30 à 40 % selon les estimations ; la réforme de la gouvernance mondiale. Sauf mauvaise surprise, nous trouverons dans le Brésil un très bon partenaire, certes exigeant, parfois ombrageux, veillant très naturellement à ses intérêts nationaux, mais ouvert à des propositions de consensus. Ce dialogue sur les enjeux globaux se poursuivra après le G20, avec notamment le sommet « Rio + 20 » qui abordera en 2012 les questions d'environnement, de climat et de biodiversité.

Je le répète, le partenariat bilatéral a vocation à rehausser nos relations bilatérales pour élaborer, ensemble, en multilatéral, des solutions pour la gouvernance mondiale.

Où en est aujourd'hui notre partenariat bilatéral ?

D'abord, le contexte. Les Présidents Lula et Sarkozy avaient de fortes affinités personnelles. Mme Dilma Rousseff est moins portée sur l'international. Jusqu'à présent, elle n'a effectué que deux courtes visites en Argentine et en Uruguay, puis s'est rendue en Chine pour le sommet des BRICS. Sa vision est, semble-t-il, plus technique, mais elle ne se trouve pas dans une situation analogue à celle de Lula.

Certes, les fondamentaux économiques du Brésil demeurent excellents : un rythme de croissance de l'ordre de 5 % par an, un quasi plein emploi, d'immenses ressources naturelles, un système financier solide et une grande continuité dans la conduite de la politique économique. Au niveau micro-économique, la situation est toutefois plus délicate. La monnaie est surévaluée, l'inflation est soutenue, de l'ordre de 6 à 6,5 %, et les taux d'intérêt continuent d'augmenter, à 12,25 % aujourd'hui, participant à l'afflux de capitaux qui entretient la surévaluation du real. Il faut aussi mentionner, dans le « coût Brésil » qui pénalise la compétitivité du pays, les lacunes en matière d'infrastructures et les lourdeurs bureaucratiques.

Tout ceci explique que Mme Dilma Rousseff se concentre sur la solution de ces questions économiques. Elle doit aussi asseoir sa position dans un espace politique brésilien complexe, avec les particularités de son système électoral, de son organisation fédérale et de son régime présidentiel, alors que son parti, le Parti des travailleurs, est loin d'être majoritaire. Disposant d'à peine plus de 15 % des sièges de députés et de sénateurs, il doit nouer des alliances avec quelques uns des 22 partis représentés à la Chambre des députés et des 14 partis représentés au Sénat.

Si la nouvelle présidente paraît moins intéressée que Lula par la politique internationale, les fondamentaux de la politique étrangère brésilienne n'ont pas changé pour autant.

Les relations demeurent compliquées avec les Etats-Unis, qui, même après le voyage d'Obama au Brésil, semblent manquer d'une politique latino-américaine bien définie.

La Chine, membre des BRICS, est un partenaire fondamental que le Brésil regarde néanmoins avec inquiétude. La concurrence chinoise a évincé les produits brésiliens de leurs marchés traditionnels, en Afrique et même en Amérique latine. La Chine souhaite acquérir des terres et des mines. Le groupe des BRICS possède donc une certaine réalité qui s'efface toutefois lorsque les intérêts fondamentaux de ses différents membres sont en jeu.

L'intégration latino-américaine reste une priorité majeure du Brésil. Elle participe de la sécurité collective, car si l'Amérique latine n'est pas un continent sans violence, c'est un continent sans guerre. L'intégration régionale, à travers ses différentes structures, organise donc la coexistence pacifique des pays latino-américains, mais elle n'a pas de réel impact sur la vie du continent, et en particulier sur celle du Brésil qui représente 40 % de son territoire et 45 % de son produit. L'intégration régionale est donc surtout pour le Brésil un élément de rayonnement et de sécurité dans son environnement.

Les bases du partenariat stratégique entre la France et le Brésil n'ont pas changé.

Ensuite, les réalités. Nos échanges économiques sont extrêmement actifs. En 2010, ils ont augmenté de plus d'un tiers, nos exportations ayant augmenté de plus de 40 %. Notre stock d'investissements directs s'élevait à 27 milliards de dollars début 2011, ce qui fait de la France le 4ème investisseur au Brésil. Le volume des investissements français au Brésil est deux fois plus élevé que celui des investissements français en Chine, trois fois plus élevé que celui des investissements français en Russie et sept fois plus élevé que celui des investissements français en Inde.

Notre relation est également très forte aux plans universitaire et scientifique. La France est la deuxième destination pour les étudiants brésiliens à l'étranger, et la première pour les étudiants boursiers. Les coopérations scientifiques couvrent un champ de disciplines extrêmement large, le Brésil étant le seul pays au monde dans cette situation. C'est une relation très ancienne, mais également très moderne, financée à 90 % par le Brésil, qui prend notamment en charge les bourses de 850 étudiants. L'enjeu est très important au moment où le Brésil accentue son investissement en recherche-développement, qui est passé en quelques années de 0,6 % à 1,2 % du PIB.

Le partenariat franco-brésilien progresse aussi très vite au niveau des sociétés civiles. Je pense en particulier à la coopération décentralisée, avec les relations nouées par exemple entre la région Rhône-Alpes et l'Etat du Parana, entre le Pas-de-Calais et le Minas Gerais ou entre la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et São Paulo.

Autre illustration, le nombre d'apprenants du français est en forte augmentation, comme celui des entrées de cinéma pour des films en français.

Nous sommes donc dans une dynamique qui reste forte.

Le volet militaire du partenariat stratégique est évidemment structurant. Nous touchons là à un aspect véritablement systémique pour le Brésil, avec des éléments politiques et industriels, en lien avec la recherche et la technologie.

Le Brésil s'est doté, il y a trois ans à peine, d'une « stratégie nationale de défense ». Cette stratégie est fondée sur une volonté de souveraineté et d'autonomie de décision, elle-même adossée à une industrie de défense indépendante, élément moteur pour la croissance économique nationale.

Le Brésil possède des champions industriels, comme Petrobras dans l'énergie ou Vale dans les activités minières et la sidérurgie, mais aussi Embraer, troisième avionneur mondial. C'est à travers ces champions industriels et cette stratégie nationale de défense qu'il faut lire notre relation partenariale. Si le Brésil a choisi la France, c'est que la France avait cette même autonomie de décision, cette même volonté de souveraineté, et une capacité à transférer des technologies pour aider à construire au Brésil une industrie de défense.

Notre relation s'est matérialisée par un très important contrat de réalisation de quatre sous-marins Scorpène et d'un sous-marin à propulsion nucléaire, le Brésil gardant la responsabilité de la mise au point de la chaudière nucléaire. Eurocopter a également conclu un contrat pour la vente de 50 hélicoptères dont la plupart seront réalisés au Brésil, dans une usine ayant vocation à fournir ensuite le marché sud-américain. La proposition du Rafale pour le marché des avions de combat se situe dans la même logique, le Brésil souhaitant acquérir une technologie et consolider son champion industriel Embraer.

Comme vous l'aviez souligné dans votre rapport, Monsieur le Président, nous nous trouvons à un moment crucial. Nous devons aujourd'hui mettre en oeuvre les transferts de technologies auxquels nous nous sommes engagés, dans le cadre de l'exécution du contrat des sous-marins. Ce sera la « preuve par neuf » de notre capacité à opérer ces transferts et de la solidité de notre partenariat.

Au cours de ces derniers mois, les visites bilatérales - parlementaires, ministres, autorités militaires - ont été particulièrement nombreuses, témoignant de la densité de la relation bilatérale. Le Brésil a conclu des partenariats stratégiques avec près d'une dizaine de pays différents, mais aucun d'entre eux ne parait aussi structuré que le partenariat franco-brésilien. Il faut veiller à ne pas banaliser ce partenariat stratégique.

Telles sont les principales remarques dont je souhaitais vous faire part sur ce pays très spécifique qu'est le Brésil.

M. Josselin de Rohan, président - Votre exposé est tout aussi riche, clair et intéressant qu'il est empreint de la pédagogie du professeur agrégé que vous êtes.

M. Yves Pozzo di Borgo - Lors de notre mission au Brésil, nous avions retiré de nos entretiens avec les responsables en charge du dossier Rafale le sentiment que la décision n'était pas prise et que la France n'était en rien exclue du jeu. La Présidente Rousseff se trouvait alors en Chine, au sommet des BRICS, et lors d'un déplacement la semaine suivante à Moscou, j'ai eu des échos de l'accueil très favorable qu'elle aurait réservé au Sukhoï 35, celui-ci pouvant être réintégré dans l'appel d'offres. Qu'en est-il ?

Nous avons pu constater avec satisfaction que les entreprises et les PME françaises étaient très actives au Brésil. Nos interlocuteurs brésiliens avaient évoqué les conditions de réalisation du contrat des sous-marins. A-t-il été possible de répondre aux demandes brésiliennes ? Nous avions, en effet, clairement eu le sentiment que la qualité des transferts de technologie réalisés en la matière était très importante pour la relation bilatérale.

M. Robert del Picchia - Vous dressez un tableau très positif du Brésil et vous indiquez qu'aucun coup de fusil n'a été tiré depuis 150 ans. Mais la violence existe ! Vous n'avez pas évoqué les relations du Brésil avec ses voisins et, en particulier, l'Argentine, ancien concurrent, désormais surclassée sur le plan économique.

M. Jean-Pierre Chevènement - Quel est exactement le contenu de la stratégie nationale de défense du Brésil ? Comment expliquer son effort d'équipement actuel ? Pourquoi vouloir se doter d'avions de combat, de sous-marins, lorsque l'on vit en paix depuis 150 ans ? Enfin, avec quels autres pays le Brésil a-t-il noué des partenariats stratégiques ?

M. Jacques Berthou - Dans ce pays qui n'a pas connu la guerre depuis 150 ans, qui n'est pas menacé à ses frontières, mais qui s'équipe en armement, alors qu'il exporte des matières premières, on peut discerner une stratégie d'industrialisation par transfert de technologies dans le domaine de la défense. La logique me semble plutôt économique et la notion de sécurité n'est pas forcément centrale. La technologie n'est-elle pas un critère déterminant pour le choix du futur avion de combat ?

M. Jean Besson - Les achats chinois au Brésil ont suscité une certaine méfiance, compte tenu des agissements chinois récents en Afrique. Pouvez-vous nous en dire plus sur le montant et la nature des investissements chinois au Brésil ? S'agit-il de terres agricoles ? Qu'en est-il du partenariat avec Petrobras portant sur les réserves importantes découvertes à l'Est de Rio ? La coopération décentralisée avec le Brésil est en pleine expansion, comme le montrent par exemple les liens tissés entre Belo Horizonte et Lyon ou encore entre la Région Rhône-Alpes et le Parana, Etat industriel et riche. D'autres coopérations décentralisées répondent, au contraire, à une logique d'aide au développement, concernant par exemple des régions proches de la Guyane.

M. Daniel Reiner - Vous avez fait allusion au fait que les relations entre les Etats-Unis et le Brésil étaient compliquées. Les milieux militaires brésiliens ont pourtant des relations privilégiées avec les militaires américains et il nous revient qu'ils seraient parfois en désaccord avec la classe politique sur les stratégies d'équipement. Qu'en est-il ?

Mme Monique Cerisier-ben Guiga - Vous avez parlé de votre programmation culturelle. Quel jugement portez-vous sur les instruments de notre diplomatie culturelle : Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE), Instituts français, Direction générale de la mondialisation (DGM) et Audiovisuel extérieur ?

M. Joseph Kergueris - Le Brésil est le cinquième territoire mondial, à l'échelle d'un continent. Quelles relations peut-on établir entre ce caractère continental, sa vision stratégique et ses programmes d'équipement ?

Mme Catherine Morin-Desailly - Je voudrais tout d'abord vous remercier d'avoir invité les membres du groupe d'amitié France-Brésil. Sur le plan culturel, quelles ont été les retombées des années croisées France-Brésil ? Une multitude d'événements a été organisée, peut-on en chiffrer les conséquences en termes scientifiques ou de coopération ? Où en est la préparation des Jeux olympiques de Rio ? Enfin, quel bilan tirez-vous de la mise en place de l'audiovisuel public brésilien TV Brésil, sur le modèle de France Télévisions ?

M. Yves Saint-Geours - En matière de stratégie nationale de défense, je rappelle que le ministère de la défense a été créé il y a dix ans, en remplacement de trois ministères dirigés par les chefs d'état-major. L'armée brésilienne était essentiellement une armée de démonstration, voire, hélas, de maintien de l'ordre dans les années de la dictature militaire, jusqu'en 1985. Avec le retour du régime civil, les militaires ont, logiquement, été considérés négativement. L'effort militaire a chuté et l'industrie de défense a souffert d'un manque d'investissements, notamment dans le domaine terrestre. La création du ministère de la défense témoignait d'une prise de conscience nouvelle sur la nécessité de prendre en compte les enjeux de défense. L'élaboration de la stratégie nationale de défense, en 2008, concomitamment avec la conclusion du partenariat stratégique avec la France, en a été un premier aboutissement. Le ministre Jobim a d'ailleurs lu le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale français.

La stratégie nationale de défense brésilienne appréhende le fait que le Brésil a quasiment fini de conquérir son espace et doit désormais se protéger des menaces et conserver ses ressources naturelles : gisements pétroliers, terres rares... L'ensemble de la stratégie nationale de défense n'est pas destiné à lutter contre une hypothétique invasion, mais bien plutôt à disposer des instruments les plus modernes de cyber-guerre, de contrôle satellitaire et de contrôle technologique, y compris le nucléaire civil -le Brésil étant signataire du traité de Tlatelolco de dénucléarisation militaire de l'Amérique latine au sud du Rio Grande. Il s'agit de dominer son territoire et de protéger ses ressources naturelles, tout en constituant une industrie nationale de défense, qui soit à la fois garante de la souveraineté et de la sécurité, mais aussi un élément de croissance économique global. Le projet « Amazonie verte », avec le contrôle des frontières, répond à la menace des trafics, notamment de drogue ; le projet « Amazonie bleue » tend à la protection de la zone économique exclusive brésilienne.

Je confirme l'importance des préoccupations industrielles et des transferts de technologies. En ce qui concerne l'avion de combat, le Rafale est toujours dans la course, mais ce dossier n'étant pas au rang des premières priorités de la présidente, il n'a pas été rouvert et ne devrait pas l'être avant plusieurs mois. Il n'y a donc aucun élément nouveau et l'avion russe ne peut pas avoir été réintroduit dans la compétition puisque le dossier n'est pas rouvert. La France souhaite naturellement que la décision, attendue probablement d'ici un an à un an et demi, se prenne sur la base de l'instruction réalisée par le ministère de la défense.

La partie brésilienne a obtenu les réponses qu'elle attendait sur les transferts de technologie. Mais au fur et à mesure que les discussions avancent, de nouvelles questions se posent, car il s'agit d'un processus itératif, avec des allers-retours permanents. Le partenariat permet ce dialogue constant et son rôle est de limiter les malentendus.

Le Brésil a signé des partenariats stratégiques avec l'Italie, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Inde, la Chine, l'Afrique du Sud et d'autres émergents comme la Malaisie.

La violence est certes présente dans la société brésilienne. Il y a un taux d'homicide 25 fois supérieur à celui de la France : dans la seule ville de Brasilia, de 3 millions d'habitants, il y a autant de meurtres que dans la France entière ! La violence est endémique.

Les relations avec les voisins du Brésil sont excellentes. Il est vrai que, dominante au début du XXe siècle, l'économie argentine a, depuis, été distancée par l'essor d'un Brésil autrefois quelque peu méprisé. Aujourd'hui, le Brésil essaie de ménager son voisin argentin, notamment au sein du Mercosul, mais il faut souligner que cet accord n'a pas beaucoup de contenu. Les doubles impositions y sont encore en vigueur, et, entre autres, l'usage des compensations est un frein au libre-échange. La relation politique est toutefois apaisée et les relations de voisinage sont excellentes, mises à part quelques fièvres ponctuelles pour lesquelles le Brésil est susceptible d'intervenir, avec au demeurant un bonheur inégal.

S'agissant de la relation avec les Etats-Unis, la plupart des militaires brésiliens ont en effet une certaine proximité avec leurs homologues américains, ne serait-ce qu'en raison de l'héritage de la guerre froide. Il ne faut toutefois pas en exagérer l'importance car la structuration de la relation bilatérale avec la France s'avère payante : 171 officiers brésiliens sont aujourd'hui en France, notamment dans le cadre du contrat sur les sous-marins.

La Chine a acheté quelques mines, notamment de fer, au Brésil et elle est, en flux, le premier investisseur étranger depuis l'année dernière. Toutefois, le Brésil est très attentif à ce que ces investissements ne soient pas une simple captation de matières premières mais qu'ils impliquent bien des emplois et de l'industrie brésiliens. La prudence est de mise sur cette question sensible.

Sur le plan culturel, l'année de la France au Brésil a ouvert la voie à des relations entre les musées, par exemple Beaubourg et Orsay avec la Pinacothèque de São Paulo ou encore l'IRCAM avec le musée de la lumière et du son de São Paulo. Le musée du Nouveau Monde de La Rochelle a lui aussi construit un nouveau partenariat et le flux des expositions et des spectacles s'est accru.

TVBrésil n'a pas eu le démarrage escompté et se heurte à de réelles difficultés d'éclosion, même si certains programmes sont de bonne qualité et remplissent des missions de service public. Je ne peux dresser de bilan du fonctionnement de tous les outils de notre diplomatie culturelle, dans la mesure où le Brésil ne dispose pas d'Institut français, non plus que de la diffusion de France24. La programmation de TV5 peut paraître insatisfaisante - peu de sport, films un peu anciens, documentaires - mais il faut être indulgent, compte tenu de ses moyens limités. Quant à l'AEFE, elle fonctionne de façon satisfaisante, le réseau des trois lycées français étant toutefois sous-dimensionné au Brésil, puisqu'il n'accueille même pas 2 500 élèves. Un projet de nouveau lycée à São Paulo est en cours, qui pourrait accueillir 700 à 800 élèves de plus. Nous nous heurtons toutefois à la difficulté du coût de la vie au Brésil.

La Direction générale de la mondialisation traite bien les sujets globaux qui sont les siens : climat, biodiversité, financements innovants...

Les Brésiliens sont en retard pour la construction d'infrastructures, à la fois pour la Coupe du monde de football de 2014 et pour les Jeux olympiques de 2016. Ils ont, par le passé, su faire preuve de leur capacité de s'organiser au dernier moment, mais le défi est de taille et risque d'engendrer des surcoûts importants.

Organismes extra-parlementaires - Désignation de candidats

La commission désigne :

- M. Joseph Kergueris pour siéger au sein du Conseil d'administration de France expertise internationale ;

- Mme Monique Cerisier-ben Guiga pour siéger au sein du Conseil d'orientation de France expertise internationale.