Mardi 12 mars 2013

- Présidence de M. Raymond Vall, président -

Commission nationale du débat public - Audition de M. Christian Leyrit, candidat désigné aux fonctions de président

La commission procède à l'audition de M. Christian Leyrit, candidat désigné aux fonctions de président de la commission nationale du débat public, en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.

M. Raymond Vall, président. - Conformément à l'article 13 de la Constitution, nous entendons aujourd'hui M. Christian Leyrit, candidat aux fonctions de président de la Commission nationale du débat public (CNDP). La commission du développement durable de l'Assemblée nationale procédera à son audition plus tard dans l'après-midi. Le dépouillement des votes aura lieu simultanément dans les deux assemblées.

Après avoir exercé plusieurs fonctions au sein du ministère de l'Equipement, dont celle de directeur des routes, vous avez été préfet dans plusieurs départements et régions. Depuis 2010, vous êtes vice-président du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD). Vous nous indiquerez quelle est votre motivation, ainsi que votre feuille de route et l'impulsion que vous souhaitez donner à la Commission nationale du débat public. En particulier, envisagez-vous de renforcer la démarche de consultation publique, notamment sur des options générales de développement durable et d'aménagement du territoire ?

M. Christian Leyrit, candidat à la présidence de la Commission nationale du débat public. - Je suis honoré d'être auditionné par votre commission.

J'ai passé quarante ans au service de l'État et de l'intérêt général. Mon parcours a été marqué par la continuité, mais aussi la diversité et l'alternance entre le terrain et les services centraux. J'ai d'abord été ingénieur de terrain pendant quinze ans, puis conseiller technique, pendant près de deux ans, dans les cabinets des ministres de l'équipement Maurice Faure et Michel Delebarre, en 1988 et 1989, avant d'exercer la fonction de directeur des routes de 1989 à 1999, sous l'autorité de huit ministres successifs. J'ai enfin été préfet pendant onze ans : en Charente-Maritime, dans le Val d'Oise, puis préfet de région, en Corse et en Basse-Normandie. Depuis trois ans je suis vice-président du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), né de la fusion en 2008 entre le Conseil général des Ponts et Chaussée et l'Inspection générale de l'environnement. Le CGEDD a une mission de conseil au gouvernement, d'évaluation et d'inspection, afin de promouvoir les thématiques du développement durable, en s'appuyant sur des équipes pluridisciplinaires. Ce Conseil comprend aussi l'Autorité environnementale nationale, qui entretient de nombreux contacts avec la CNDP, et l'Autorité pour la qualité des services dans les transports, créée en 2012.

Un fil rouge a guidé ma carrière : l'écoute des citoyens et le dialogue dans l'action, dans le cadre d'une approche pluridisciplinaire et collégiale. Ecoute et dialogue avec les riverains des autoroutes de Seine-Saint-Denis, au début de ma carrière, pour la réalisation de projets d'isolation phonique ; comme, ensuite, pour le plan d'exposition au bruit autour de l'aéroport Charles-de-Gaulle dans le Val-d'Oise ; ou encore, écoute des victimes de la tempête du 27 décembre 1999 en Charente-Maritime. Ecoute et dialogue encore avec les habitants de dix-huit quartiers sensibles du Val-d'Oise, pour dresser concrètement, sur le terrain, un an après la crise des banlieues de 2005, un bilan des mesures prises : j'ai organisé de nombreuses réunions publiques avec les maires, associant tous les chefs des services de l'État, du ministère de l'Equipement jusqu'à celui de l'Éducation nationale, qui bien souvent n'avaient jamais pénétré dans ces quartiers. En Corse également, j'ai conduit des négociations pour régler des conflits dans des entreprises privées lorsque l'ordre public était menacé, en réunissant tous les acteurs jour et nuit à la préfecture pour discuter. J'ai travaillé avec les citoyens, les associations et les élus dans l'élaboration de projets autoroutiers au début des années quatre-vingt dix et joué un rôle actif dans la rédaction de la circulaire Bianco en 1992, une innovation suivie par la loi Barnier de 1995. Ecoute et dialogue enfin pour traiter de nombreuses situations de crise : neige en vallée du Rhône ou en Ile-de-France, catastrophe du Mont-Blanc ou crise laitière en Normandie, plus récemment.

Pluridisciplinarité et collégialité également. J'ai créé, à mon arrivée à la direction des routes, un collège d'experts « Environnement et paysage », regroupant à la fois des paysagistes, des architectes, des urbanistes, des historiens, etc. Sa composition lui a permis de porter une approche nouvelle : les autoroutes sont un sujet trop sérieux pour être confié aux seuls ingénieurs ! J'ai participé à la création du « 1% paysage et développement » et à la conception du viaduc de Millau : j'ai lancé la compétition internationale et présidé le jury en 1995. Ecoute, dialogue et collégialité encore, pour organiser un conseil des ministres en Corse en 1997, ou à l'occasion du 65e anniversaire du débarquement de Normandie marqué par la visite de cinq chefs d'État étrangers, dont le président Obama, même si le désir de participation du public a dû, à cette occasion, être tempéré...

Ces expériences d'ingénieur, de directeur-maître d'ouvrage, de préfet, ou de responsable d'inspection générale m'ont préparé à exercer la présidence de la CNDP qui, depuis sa constitution comme autorité administrative indépendante en 2002, a organisé soixante-trois débats publics, dont trois débats sur des « options générales », concernant les déchets radioactifs, les nanotechnologies,... En 2013 neuf débats sont prévus. Deux sont en cours, concernant le périphérique ouest de Lyon et le projet de Port-la-Nouvelle en Languedoc-Roussillon. Quatre ont trait aux projets d'éoliennes off-shore de Fécamp, Courseulles-sur-Mer, Saint-Nazaire et Saint-Brieuc. Les autres concerneront le projet Cigéo, centre industriel de stockage géologique profond de déchets radioactifs, à Bure, deux projets de canalisation et de transport de gaz naturel entre la Drôme et l'Ain et l'Ain et la Haute-Marne, et, enfin, le projet de grand stade de rugby à Ris-Orangis dans l'Essonne. En outre la CNDP a recommandé cinq concertations à des maîtres d'ouvrage et a désigné des garants pour des projets comme le tram-train de Lille ou la ligne orange du Grand Paris Express.

Ainsi, dix ans après sa création et grâce à l'action de ses dirigeants, la CNDP s'est imposée dans le paysage institutionnel français. Le temps paraît venu de faire un bilan de la participation du public.

Le cadre du débat public a été fixé au Sommet de la Terre de Rio, en 1992 : 27 principes généraux ont été proclamés. L'article 10 de la déclaration souligne que « la meilleure façon de traiter les questions d'environnement est d'assurer la participation de tous les citoyens concernés ». Ce droit à la participation et à l'information résulte à la fois d'une exigence internationale, avec la Convention d'Aarhus de 1998, d'une exigence européenne, depuis la directive de 2003, et nationale, puisque la Charte de l'environnement, en l'occurrence son article 7, a valeur constitutionnelle.

La culture du débat public s'est fortement développée, comme en témoignent l'apparition de nombreux professionnels de la concertation, la multiplication des programmes de recherche, des think tanks comme « Décider ensemble », ou les initiatives de collectivités territoriales comme Paris, la communauté urbaine de Bordeaux ou la région Nord-Pas-de-Calais. Ce n'est pas un hasard si le rapport public du Conseil d'État de 2011 s'est intitulé Consulter autrement, participer effectivement. Il formule des propositions pour parvenir à une « consultation délibérative ». La loyauté et la clarté du débat fondent la légitimité de la décision. Le sociologue Michel Callon montre que ce qui se joue dans ces débats, c'est la reconstitution du lien social à travers la reconnaissance des minorités. Egalement Georges Mercadal, ancien vice-président de la CNDP, explique que le débat n'a pas pour objectif de donner des leçons de rationalité mais de répondre aux interrogations des citoyens. Il ne s'agit pas de renoncer aux méthodes d'évaluation socio-économique mais de les articuler avec le débat public, afin de rendre la meilleure décision.

La réunion est suspendue à 14h30 en raison de l'éloge funèbre en séance publique de René Vestri. Elle reprend à 14h45.

M. Christian Leyrit - Lors d'une consultation, la CNDP n'a pas pour vocation à donner un avis sur le fond, mais à veiller au respect des positions de chacun. C'est essentiel à une époque où le public nourrit à l'égard des institutions une méfiance, sinon une défiance, voire une révolte, comme des exemples récents le montrent. Le temps n'est plus où Paul Delouvrier pouvait redessiner, à lui seul, la carte de l'aménagement de l'Ile-de-France.

Dix ans après la création de la Commission nationale, il est nécessaire de réévaluer les enjeux. Je le ferai en prenant appui sur l'action de mon prédécesseur, avec une équipe renouvelée. Trois maîtres-mots guideront mon action : rénover, relégitimer, innover.

La CNDP doit affirmer son autorité. Il lui appartient d'articuler démocratie représentative et démocratie participative, processus d'implication et d'intéressement des citoyens à la chose publique, comme le soulignait Pierre Rosanvallon. En s'appuyant sur des chercheurs et des professionnels, elle doit actualiser sa doctrine, diversifier ses méthodes, être visible à l'international, mieux se faire connaître des citoyens. Il reste du travail !

Tout d'abord, en matière de fonctionnement, je souhaite améliorer la formation des nouveaux membres et les associer aux travaux de commissions particulières du débat public (CPDP), renouveler le vivier des présidents de CPDP - en veillant à éviter toute proximité excessive avec l'administration ou les maîtres d'ouvrage -, évaluer le déroulement de chaque débat, élargir les procédés d'expression du public grâce aux outils numériques, développer la concertation « garantie », depuis le débat jusqu'à l'enquête publique, parfois à plusieurs années d'écart. Je souhaite aussi multiplier les coopérations avec des professionnels, des chercheurs, des doctorants.

Ensuite, autre piste, il importe de mener une action volontariste en direction des futurs responsables de l'administration et des futurs maîtres d'ouvrages, issus des différents corps de l'État, des écoles de commerce, des écoles d'ingénieurs ou de l'ENA, afin que leur formation technique soit complétée d'une expertise en matière d'écoute et d'ingénierie sociale.

Enfin, il conviendra d'ouvrir notre Commission vers l'extérieur, en multipliant les contacts avec les collectivités territoriales et en favorisant l'émergence de commissions régionales ; en menant une action volontariste à l'égard des élus, des ONG, des associations professionnelles ou de la société civile ; en étudiant les pratiques des institutions étrangères afin d'améliorer nos méthodes ; en tissant un réseau à l'échelle européenne et mondiale.

A court terme le législateur a confié à la CNDP le soin d'organiser la mise en oeuvre de la loi du 27 décembre 2012 : elle doit désigner une personne qualifiée pour rédiger la synthèse des observations des citoyens sur tous les projets de décision ayant trait à l'environnement. Un décret est en préparation et une expérimentation de dix-huit mois sera lancée en avril. Un autre décret, sur les plans-programmes issus de la loi Grenelle II, est prévu également.

En 2011, le Conseil d'État proposait de confier à la CNDP une compétence générale pour contrôler l'organisation des débats publics à vocation nationale. Il appartiendra au gouvernement et au Parlement d'en décider.

C'est cet engagement de quarante ans que je souhaite poursuivre à la CNDP, pour une cause d'importance : que les citoyens retrouvent une plus grande confiance dans l'État, ses institutions, et ses représentants.

M. Ronan Dantec. - La confiance dans l'Etat est une question centrale.

Je suis convaincu que la CNDP, ou plus exactement l'équipe mandatée par elle, porte une grande responsabilité dans la mobilisation contre le projet d'aéroport de Notre-Dame des Landes. Le rapport qu'elle a livré était d'une vacuité effarante ! Les opposants se sont dit : « il y a un loup »... Toutes leurs questions étaient restées sans réponse.

Le projet d'aéroport n'est pas bon, donc l'affaire n'est pas grave. En revanche, que les bons projets retrouvent une acceptation sociale est un enjeu majeur. Pour cela, le débat public doit être indépendant de l'Etat. Comment l'ancien préfet et directeur des routes que vous êtes pourra-t-il donner le sentiment que la Commission est indépendante ? Serez-vous en mesure de dire à vos anciens collègues : vos chiffres sont tronqués, l'Etat ne joue pas le jeu ?

M. Michel Teston. - La culture du débat public se développe en France, avez-vous souligné. Soixante-trois débats tenus depuis dix ans, d'autres prévus prochainement... Vous rappelez que le Conseil d'Etat propose de «consulter autrement » et de donner à la CNDP un champ de compétence générale. En outre, vous insistez sur la nécessité de rénover celle-ci et de l'ouvrir sur l'extérieur. Or, pour tout cela, il faut un homme neuf. Vos éminentes qualités et votre expérience ne sont pas en cause. Mais êtes-vous en mesure d'insuffler de la nouveauté ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Votre parcours vous qualifie sans nul doute pour traiter ces problématiques. Mais comment entendez-vous marquer l'indépendance de la Commission vis-à-vis de l'administration ? Allez-vous abandonner vos fonctions de vice-président du Conseil général de l'environnement et du développement durable et de chef du corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts ? Cet enchaînement de fonctions, sans transition, est-il idéal ? Les défenseurs de l'environnement s'interrogeront... Et comment se fait-il qu'un vice-président ait été nommé avant le président, et qu'il soit issu du cabinet de la ministre de l'égalité des territoires ? Tout cela pose problème !

M. Christian Leyrit. - J'ai été chef du corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts pendant un an seulement, après la fusion entre les deux corps, et j'ai cessé d'exercer ces fonctions en novembre 2011.

Les statuts de la CNDP sont clairs : le président est en charge de l'organisation, il n'anime pas de débats publics - à la différence des vice-présidents. Je ne serai jamais président d'une commission particulière chargée d'examiner telle ligne TGV, telle opération de traitement de déchets radioactifs.

Le CGEDD est une institution originale qui rassemble les profils les plus divers : ingénieurs, anciens administrateurs civils, personnalités issues de l'environnement, de la communication, du secteur social, vétérinaires... Cette pluridisciplinarité fait sa force : rares sont les instances qui réunissent autant de matière grise d'origines aussi diverses.

Bien sûr, pour animer les débats, il est capital que les personnes choisies ne soient proches ni de l'administration, ni des maîtres d'ouvrage. On n'imagine pas un ingénieur des ponts, des eaux et des forêts présider une commission chargée d'examiner un projet de ligne TGV ou de cantonnement routier.

J'ai depuis deux ans et demi beaucoup promu la collégialité au CGEDD. En matière de développement durable, il est assez rare qu'une même personne rassemble les compétences environnementale, sociale et économique. Quant à la déontologie, j'ai mis en place, dès mon arrivée, une commission d'évaluation de l'activité du CGEDD, composée de personnalités extérieures comme un ancien président de la Cour des comptes, des universitaires, ainsi que M. Rufenacht ou Mme Idrac...

Je ne me sens pas prisonnier d'un corps ou d'une administration et ma carrière variée en témoigne. J'ai abandonné mon corps d'origine pendant onze ans pour devenir préfet et j'ai sans doute exercé cette fonction différemment de ceux qui ont fait toute leur carrière dans le corps préfectoral. Je crois du reste qu'une plus grande mobilité entre les administrations améliorerait le fonctionnement de l'Etat.

Je suis souvent allé, autre marque d'indépendance, au contact direct des citoyens. Un an après la crise des banlieues, lorsque j'ai organisé des réunions publiques dans les quartiers les plus sensibles du Val d'Oise, les chefs de service que j'y conviais ne venaient pas la mine réjouie ! J'ai procédé de même lors de la tempête du 27 décembre 1999 en Charente-Maritime. J'ai constaté un énorme décalage entre les informations délivrées au plus haut niveau et ce que rapportaient les gens sur le terrain. De façon consciente ou inconsciente, à chaque niveau, on est soucieux de montrer que l'on gère bien les choses... En 1999, je suis allé à la rencontre des habitants, des ostréiculteurs, pour évaluer personnellement la situation.

Ce qui est important, c'est que les présidents des commissions particulières du débat public ne soient pas trop proches de l'administration ou des organismes maîtres d'ouvrage. Quelle serait leur crédibilité sinon ?

J'ai été chef de corps sans l'avoir désiré, simplement pour assurer la continuité. Soit dit en passant, j'éprouve quelques doutes sur l'intérêt des corps administratifs. C'est une notion dépassée. L'association mondiale de la route compte des membres dans 120 pays : j'ai pu constater que bien peu de pays ont une organisation de ce type...

Un homme neuf ? Durant toute ma carrière, j'ai été intéressé par l'innovation, sur les plans technique, institutionnel, comme au niveau de l'organisation. J'ajoute que ma carrière se termine. Aucune considération d'avenir professionnel ne peut donc influencer mes positions : n'est-ce pas une garantie d'indépendance ?

Autre point fondamental : entre le débat public et l'enquête publique, il s'écoule quatre ou cinq ans, parfois plus. Le garant est une bonne chose, mais il faut aller plus loin. Aujourd'hui, c'est le maître d'ouvrage qui peut demander à la CNDP de nommer un garant. Ne serait-il pas nécessaire, pour des projets importants et sensibles, que la CNDP impose au maître d'ouvrage un garant tout au long du projet ? L'information et la participation des citoyens doivent se concevoir dans un continuum.

J'ai beaucoup travaillé à l'époque sur la circulaire Bianco. Nous avions en effet constaté que le débat public intervenait beaucoup trop tardivement, au moment de l'enquête publique : le plus souvent, presque tout était joué. Nous voulions un débat en amont, sur l'opportunité, sur les aspects locaux,...

L'Autorité environnementale, présidée par M. Badré, est l'exemple même d'une autorité fonctionnant de manière collégiale. Son objet est de donner un avis, indépendant du ministère concerné. Depuis qu'elle existe, il n'y a pas eu une critique sur son indépendance. Pourquoi ? Parce qu'elle travaille de manière collégiale, délivrant à la fin de chaque réunion un communiqué de presse.

Si la CNDP est une autorité indépendante, elle doit le montrer, et cette audition devant votre commission y contribue.

Quand à la nomination du vice-président avant celle du président, elle ne dépend pas de moi. J'avais proposé que les trois nominations interviennent simultanément.

M. Roland Ries. - Je connais bien la CNDP, notamment pour avoir participé en tant qu'expert au débat sur un tram-train à La Réunion. Cette Commission est importante et nécessaire. A la différence des commissions d'enquête, elle examine les projets très en amont. Elle se caractérise aussi par la collégialité. Enfin, elle associe les trois parties qui, sur un projet, doivent échanger et s'entendre : les experts, les maîtres d'ouvrages et les citoyens, lesquels expriment parfois le point de vue de lobbies non désintéressés, il ne faut pas l'oublier. J'ajoute que la présidence a un rôle à jouer : c'est souvent par la tête qu'une institution fonctionne, bien ou mal...

M. Vincent Capo-Canellas. - Par malchance, à chaque fois que j'ai eu affaire à une commission particulière du débat public, elle était présidée par un ancien préfet... Il peut aussi arriver que le président d'une commission particulière soit conseiller d'un grand groupe privé intervenant, par exemple, dans le secteur des transports. S'agissant du vice-président de la CNDP, je m'interrogeais surtout sur l'opportunité de nommer une personne directement issue du cabinet de la ministre !

Quelle que soit les qualités des personnes, ce sont des pratiques sur lesquelles il faut se pencher.

M. Christian Leyrit. - La CNDP pratique une large collégialité, étendue par le Grenelle de l'environnement. Nous comptons 25 membres, parmi lesquels des parlementaires, des fonctionnaires de la Cour des comptes, de la Cour de cassation, du Conseil d'Etat, des représentants d'ONG, des syndicalistes... Un élément capital est la validation initiale du dossier par la CNDP. Combien de dossiers incompréhensibles pour le citoyen ! J'avais suggéré il y a quelques années que le préfet valide le dossier avant l'ouverture de l'enquête publique : certains dossiers sont difficilement lisibles par des ingénieurs, imaginez ce qu'il en est pour les citoyens !

La commission pluraliste de 25 membres a un rôle fondamental, celui de désigner les commissions particulières et leurs présidents, dont dépend la crédibilité de la CNDP. Concernant la déontologie, l'important n'est pas la valeur morale des personnes qui exercent les responsabilités. La question est plutôt : peut-on soupçonner ces personnes de liens pouvant créer des conflits d'intérêt ? Le choix des personnes qui animeront les débats est donc essentiel. Pour ma part, je ne crois pas que ce soit le rôle des experts les plus pointus - ce qui n'interdit pas de les entendre, à la demande du public.

Toute autorité indépendante rend compte de son action et de ses résultats, tant au Gouvernement qu'au Parlement. Si je suis nommé, je serai heureux de revenir devant vous aussi souvent que nécessaire : vous pouvez compter sur mon engagement, mon enthousiasme et ma détermination pour faire en sorte que chaque citoyen se sente plus écouté et associé aux décisions qui le concernent. J'ai souvent perçu, au cours de ma vie professionnelle, ce divorce entre les citoyens et les institutions et suis convaincu que la CNDP peut apporter sa pierre pour combler ce fossé.

M. Raymond Vall, président. - Je vous remercie.

La commission procède au vote sur la candidature de M. Christian Leyrit à la présidence de la CNDP.

M. Raymond Vall, président. - Voici les résultats du scrutin : sur 13 votants, il y a 8 votes pour, 4 absentions et 1 vote contre.

Audition de M. Eloi Laurent, auteur du rapport « Vers l'égalité des territoires »

La commission procède à l'audition de M. Eloi Laurent, auteur du rapport : « Vers l'égalité des territoires ».

M. Raymond Vall. - Nous avons l'honneur d'accueillir Eloi Laurent, coordinateur du rapport « Vers l'égalité des territoires ». Monsieur le Professeur, puisque c'est l'une de vos qualités, nous sommes particulièrement heureux de vous recevoir dans notre commission. Même si sa création est très récente, je rappelle que l'aménagement du territoire, qui est en lien direct avec le travail que vous avez réalisé, figure parmi ses compétences. La ministre Cécile Duflot vous a commandé ce rapport ; nous avons appris par la presse que vous lui avez remis le 22 février. Nous sommes avides d'en connaître le contenu, puisque c'est un thème qui structure tous les travaux de notre commission, que ce soit sur le désenclavement, les infrastructures, la désertification médicale, le numérique... Je vous laisserai vous présenter vous-même. Vous avez un CV impressionnant, dont je tiens à vous féliciter. Vous avez en outre eu recours à des avis extérieurs, au moyen de contributions, ce qui vous a permis d'obtenir des éclairages différents sur la question. Nous allons entendre la ministre, mais nous souhaitions que vous nous présentiez dès maintenant votre travail et vos commentaires, qui ne seront peut être pas les mêmes.

M. Eloi Laurent. - Je vous remercie beaucoup. Je suis très heureux que la première présentation de ce rapport devant la représentation nationale s'effectue au Sénat, qui est l'assemblée des territoires, après la remise du rapport effectuée en février à Vesoul, en Haute-Saône, et sa présentation aux élus du département et de la région.

Pour me présenter brièvement, je suis économiste mais j'ai aussi une formation en sciences politiques. Je travaille beaucoup sur les questions de développement soutenable et de bien-être. J'enseigne en France et aux États-Unis. Je connais un peu la représentation nationale dans la mesure où j'ai été attaché parlementaire à l'Assemblée dans mes jeunes années. J'ai aussi travaillé au cabinet du Premier ministre il y a dix ans, donc je connais un peu le monde politique.

Après vous avoir exposé l'objectif général du rapport et la commande qui m'a été donnée, je voudrais vous présenter successivement la méthode que j'ai choisie, le plan et la structure du rapport, les nouveautés qui y figurent et enfin les directions politiques qui pourraient être prises de façon concrète pour donner corps à ce rapport.

L'objet de la commande était très vaste : il s'agissait de considérer l'égalité des territoires comme une nouvelle politique publique. J'ai commencé ma réflexion à l'été dernier, et débuté mon travail à proprement parler le 10 octobre. Il s'est donc étendu sur quatre mois, ce qui est extrêmement court. Puisque le Président de la République a souhaité mettre en place une nouvelle politique publique en matière d'égalité des territoires, l'idée était de se poser la question de savoir quelle forme cette nouvelle politique publique pouvait prendre, et ce qui la différenciait de l'aménagement du territoire. Il ne s'agissait donc pas de traiter d'un aspect d'une politique publique, mais d'une politique publique dans son intégralité, ce qui a été très intéressant. Mon premier réflexe a été de me considérer comme incompétent sur la question, et de m'entourer en conséquence de gens compétents, pour mener à bien ce travail. Je ne voulais toutefois pas créer une commission qui se réunit régulièrement et cherche à créer du consensus autour de ses rapporteurs. Je voulais rester dans le cadre d'une mission, et qu'une véritable pluralité de points de vue puisse s'exprimer.

Dans cet objectif, j'ai cherché une double pluralité de points de vue. J'ai souhaité croiser les approches des chercheurs et des responsables politiques. Le territoire se définit comme le contact entre les flux économiques et les frontières politiques. Il y a donc un volet recherche et un volet politique. Cet aspect est fondamental, puisque l'égalité des territoires est une question politique.

J'ai recueilli les contributions d'une multiplicité de chercheurs, issus de différentes disciplines. Je suis économiste, mais contrairement à certains de mes collègues, je ne considère pas l'économie comme une vérité suprême. J'ai ainsi voulu avoir l'avis de géographes, d'urbanistes, de climatologues, de sociologues... Il y a au moins cinq disciplines représentées, pour que l'on puisse avoir des angles d'approche différents, chaque discipline apportant ses propres thématiques. Au total, 37 chercheurs ont été interrogés. Ils ont remis 23 contributions (certaines étant collectives). J'ai tenté de diversifier mes sources, en faisant appel aux meilleurs spécialistes de la question en France ou aux États-Unis, comme Jacques Thisse, proche du Prix Nobel, mais aussi à de jeunes chercheurs qui apportent des éléments nouveaux, comme Anne Musson, qui vient tout juste de terminer sa thèse.

J'ai également cherché à croiser les regards, en associant chaque contribution scientifique, de vingt pages maximum, à l'avis d'un responsable politique, sur cinq pages. Le rapport est donc très long (534 pages), mais il n'est pas pour autant indigeste, comme j'ai pu le lire ici ou là : il ne doit pas se lire d'un trait, mais à travers les différentes contributions ; il est parfaitement accessible. S'agissant des avis des 23 personnalités politiques, il me semble que c'est la première fois que l'on réalise un rapport de cette manière, en croisant les regards des chercheurs et des politiques. Je me suis d'ailleurs beaucoup appuyé sur le Sénat, en sollicitant Hervé Maurey sur la santé, et six autres sénateurs, y compris votre Président. Je crois même que le Sénat est l'institution la plus représentée parmi ces contributions, ce qui me semble logique puisqu'elle représente les territoires.

Un dernier point sur la méthode : nous avons créé un site Internet et mis en ligne le rapport dans son intégralité, les contributions étant accessibles directement au moyen de liens Internet, et non seulement sous la forme d'un fichier électronique. Nous y avons également associé le rapport de Thierry Wahl sur les aspects institutionnels de l'égalité des territoires.

J'en viens à la structure du rapport. Il est composé de trois parties. La première dresse un panorama des territoires français aujourd'hui. Afin de les représenter, j'ai retenu les idées de continuité et de rupture. En lisant cet été tous les rapports qui avaient été faits les dix dernières années et même au-delà, j'ai vu que l'urbanisation, qui s'est accélérée depuis vingt ans, est aujourd'hui un fait incontesté. Elle dessine une continuité, que l'on pourrait qualifier de « nouvelle continuité urbaine ». C'est d'ailleurs avec une contribution du géographe Jacques Lévy que débute le rapport. Il y traite de la notion de gradient d'urbanité, c'est-à-dire une urbanité très concentrée dans les centres-villes et qui s'étend en périphérie. La deuxième contribution évoque la première rupture territoriale, qui est la rupture sociale, avec la question de l'emploi. La troisième concerne les espaces ruraux et la question de l'accès aux services publics. La quatrième concerne les outre-mer, puisqu'il s'agit de la très grande périphérie par rapport à ce centre. La première partie part ainsi de l'idée que le territoire français peut être assimilé à une continuité urbaine avec des ruptures, des périphéries. Ce n'est pas bouleversant d'originalité, mais il fallait avoir un constat empirique pour commencer à réfléchir.

La deuxième partie traite des nouvelles inégalités territoriales. Ces dernières sont notamment dessinées par les ruptures évoquées précédemment. On ne peut plus considérer uniquement ces inégalités sous l'angle du revenu. J'en reviens à la contribution de M. Maurey : la santé, par exemple, est une question majeure. C'est une approche nouvelle des inégalités territoriales en France. La façon dont les inégalités de revenus évoluent fait débat. S'accroissent-elles ou se réduisent-elles ? En fait, la réponse dépend de l'échelle considérée (la région, le département, la zone d'emploi, l'îlot, le quartier...), du critère retenu (revenu ou PIB)... Mais au-delà de ce débat, il faut traiter des nouvelles inégalités territoriales, en matière de santé, d'environnement, d'éducation... Il y a également une plus petite partie, empirique, sur l'enjeu que constitue la cartographie. La contribution peut apparaître un peu technique, mais elle est extrêmement intéressante sur la façon de repérer les ruptures fines au niveau des territoires. Le rapport se veut en effet une boîte à outils.

La troisième partie traite des politiques d'égalité des territoires en tant que telles. Elle aborde en premier lieu la question des indicateurs, notamment les nouveaux indicateurs de développement humain et la façon dont ils peuvent être utilisés pour mieux comprendre les inégalités territoriales. Elle aborde ensuite les politiques verticales classiques, du type zonage et péréquation. Je vous renvoie sur ce point à la contribution de Daniel Béhar sur le zonage, de très grande qualité. Cette partie aborde également des approches plus nouvelles, comme l'approche sociale écologique, que j'essaie de développer depuis plusieurs années dans un certain nombre de travaux. Elle consiste à articuler les enjeux sociaux aux enjeux écologiques, faute de quoi il y aura toujours une contradiction irréductible entre les deux et on arrivera jamais à avancer sur les enjeux écologiques. On l'a très bien vu à l'occasion des débats sur la taxe carbone.

Ces trois parties du rapport sont reprises dans son sous-titre : « dynamiques, mesures, politiques ».

J'en viens à ce que je qualifie de nouveau dans le rapport. Tout d'abord, j'essaie de donner un sous-bassement théorique à l'idée d'égalité des territoires, de donner un regard politique à l'aménagement du territoire. Le territoire est toujours aménagé, que ce soit par le marché ou les pouvoirs publics. Je vous avouerai qu'au début, j'étais un peu sceptique sur le concept d'égalité des territoires. Le débat s'est très mal engagé dans le monde de la recherche, dans la mesure où l'on a tenté d'opposer le périurbain et la banlieue, voire d'avoir des approches ethniques de la question, ce qui me semble tout à fait infondé. En fait, c'est un très bon concept, parce qu'il s'agit d'assumer la dimension politique de l'aménagement du territoire, de dire qu'une action politique peut être menée au niveau du territoire. En France, l'action politique est centrée sur l'idée d'égalité, qui intéresse les Français depuis deux siècles. La notion d'égalité des territoires est en fait implicite dans l'approche de Claudius Petit.

Ma question a été la suivante : quelle est la bonne théorie de la justice pour fonder l'égalité des territoires ? Parler d'égalité au niveau des territoires et non des personnes a surpris. Or, ce qui nous intéresse, c'est bien l'égalité entre les personnes et non entre les territoires. Mais ces derniers peuvent être des vecteurs ou des entraves à cette égalité, cela a donc du sens de passer par la question territoriale pour s'interroger sur la question des inégalités entre les personnes. J'ai adopté la théorie des capacités : il faut tenter d'égaliser les capacités entre les personnes, c'est-à-dire la liberté de faire et d'être. Or, elles sont déterminées en grande partie par l'espace occupé par l'individu. Le territoire n'est pas seulement le reflet des inégalités sociales, ce que Henri Lefèvre appelait la projection au sol des inégalités sociales. Le territoire est aussi ce qui va conditionner la dynamique des inégalités sociales, la projection dans le temps. Quand vous êtes durablement piégé dans un territoire, sans mobilité, sans capacité de trouver un emploi, cela agit entièrement sur votre égalité. L'égalité des territoires a parfaitement un sens dès lors que l'on considère qu'elle joue sur les personnes et que l'on vise les capacités des personnes. Ainsi, l'égalité des territoires ne se résume pas à la question de l'opposition entre l'urbain et le périurbain. Il y a bien une théorie de la justice derrière cette idée de l'égalité des territoires.

La deuxième nouveauté consiste à considérer que les inégalités territoriales sont plurielles, et pas seulement d'ordre économique. L'approche strictement économique est dépassée, en économie comme dans les autres sciences sociales. Le développement humain est composé d'au moins trois éléments : le revenu, la santé et l'éducation. Dans les années 1990, les chercheurs ont convaincu les Nations Unies qu'il fallait aller au-delà du PIB et construire un indicateur du développement humain qui met à parité le revenu, l'éducation et la santé. Cette démarche doit être appliquée au niveau des territoires. C'est la raison pour laquelle je voulais des contributions sur les inégalités territoriales d'éducation, l'une sur le secondaire, commentée par Françoise Cartron, l'autre sur le supérieur et la recherche et sur la santé, mais aussi les contributions sur des questions sociales plus larges.

La troisième avancée consiste à considérer les inégalités de façon dynamique. Nous avons souvent un aperçu statique des inégalités au moyen du revenu par habitant. Mais il faut étudier leur dynamique, à travers la question des capacités et du développement humain. Les inégalités de santé d'aujourd'hui auront par exemple des conséquences à plus long terme, dans un horizon de vingt ans, sur les inégalités de revenu. Cette approche donne de la profondeur à la question des inégalités, la profondeur des profondeurs en matière d'inégalité étant bien sûr l'environnement. Il y a un certain nombre de contributions sur le changement climatique et la façon dont il affecte les territoires en termes d'atténuation et d'adaptation et sur les inégalités environnementales, dont on reparle aujourd'hui à l'occasion des débats sur les particules fines. Elles soulignent la nécessité d'avoir une approche sociale écologique.

J'en viens à la question des directions politiques. Elles sortent du cadre de ma mission, et seront déterminées par la ministre et la représentation nationale. Un certain nombre d'étapes ont été prévues. La ministre voudrait organiser des conférences territoriales pour confronter les approches du rapport à ce qui est perçu dans les territoires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons été le présenter à Vesoul. En juin, est prévu un comité interministériel à l'aménagement du territoire qui cadrerait un certain nombre d'éléments pour proposer une loi qui serait présentée au Parlement à l'automne. Il convient dès lors d'envisager rapidement les directions à prendre. Ce n'est pas le rôle du rapport qui est un exercice de pure prospective. Le chercheur doit seulement présenter des options, sachant que plus ces options sont larges, plus le choix est grand pour les politiques. Il y a néanmoins des axes qui se dégagent.

Un premier axe concerne la transition sociale écologique au niveau des territoires, et la manière dont on doit repenser les politiques urbaines et rurales à la lumière de cet enjeu. Cela concerne la transition énergétique, qui va se faire au niveau territorial. L'une des propositions fortes du rapport consiste en la création d'un centre d'analyse et de prévention des inégalités environnementales, qui permettrait de regrouper la recherche qui commence à se développer fortement en France sur ces questions, afin d'informer les pouvoirs publics à tous les niveaux de gouvernance sur ces sujets. Il faut également traiter du changement climatique, et surtout, lier ces approches à la question de la santé, puisqu'il y a un lien direct entre la préoccupation écologique et la préoccupation sanitaire. Sur ce sujet, il y a des avancées très précises qui peuvent parfaitement être intégrées dans une loi.

Le deuxième axe est celui que j'appellerais la dimension verticale de l'égalité des territoires, c'est-à-dire la réforme du zonage et de la péréquation. Il y a deux très bonnes contributions à ce sujet, sur l'enjeu de la transparence de la péréquation, et d'une adaptation du zonage à cette idée des capacités.

La troisième direction, à laquelle je tiens énormément, a donné lieu à un conflit violent, que l'on a laissé s'exprimer au sein du rapport. Il s'agit de la coopération entre les espaces ruraux et les espaces urbains. C'est ce que j'appelle dans l'introduction un pacte de développement partagé. Il y a vraiment un sujet à travailler. Le commentaire du député interrogé sur ce sujet est très négatif. Je trouve cela dommage, car cela ne permet pas le débat. Or, je pense qu'un tel débat doit avoir lieu, et j'espère que ce sera le cas. Je vais d'ailleurs présenter le rapport à la fin du mois à l'Assemblée nationale au groupe d'études sur la ruralité, et j'espère que nous pourrons avoir ce débat sur la coopération entre l'espace rural et l'espace urbain.

Voilà ce que je souhaitais vous dire, sur la méthode, et le plan du rapport, les avancées et les directions qui peuvent être prises.

M. Yves Rome. - Je vous félicite pour la qualité de vos travaux. Vous nous fournissez une boite à outils conceptuelle qui ne peut qu'interpeller le Sénat. Dans ce travail intense que vous avez effectué, vous avez eu l'habileté de mêler chercheurs et politiques. J'y vois toutefois une faille importante : vous avez complètement omis le déploiement du numérique sur l'ensemble du territoire, c'est-à-dire le seul élément viable pour corriger les inégalités territoriales, qui sont aujourd'hui cruellement vécues par les élus. Pourquoi cet oubli ?

M. Raymond Vall, président. - Je suis aussi surpris que vous ne parliez pas de culture. A moins que vous l'ayez rattachée à l'éducation ? Mais j'ai beaucoup apprécié que vous distinguiez l'égalité des territoires et l'égalité des personnes.

M. Michel Teston. - Je suis très intéressé par la méthode que vous avez retenue pour donner un soubassement à cette notion d'égalité des territoires qui me paraissait un peu formelle, mais qui doit inspirer le projet de loi à venir. Sur le plan pratique, j'ai noté que vous êtes favorable à une redéfinition du zonage et à une remise à plat de la péréquation. En Europe, la France est l'un des pays qui parle le plus de péréquation, tout en en faisant le moins en réalité. Les élus locaux le disent depuis des années, mais ne sont pas entendus.

Je ferai deux remarques. Si vous ne parlez pas du désenclavement numérique, il est peut-être encore temps de rectifier le tir. C'est une question importante non seulement pour les territoires ruraux, mais aussi pour certaines zones urbaines sensibles. Par ailleurs, j'ai toujours été surpris qu'en France on engage les phases successives de la décentralisation sans se poser la question de ce que doit faire l'État. Aujourd'hui, celui-ci se trouve coincé entre la construction européenne, qui est une nécessité, et la légitime montée en puissance des collectivités territoriales. On peut choisir d'être libéral, avec un rôle de l'État le plus réduit possible, ce n'est pas mon point de vue. Mais la question de savoir ce que doit faire l'État est importante. Il ne suffit pas de confier aux collectivités territoriales des compétences qu'elles n'ont pas les moyens d'exercer ou qui devraient relever de la solidarité nationale. Une fois que l'on aura défini les rôles respectifs de l'État et des collectivités territoriales, on pourra s'atteler à réduire les inégalités territoriales. Avez-vous pris en compte cette question dans votre rapport, alors que nous nous apprêtons à aborder une nouvelle étape de la décentralisation ?

M. Alain Fouché. - Je n'aurais qu'une question : comment voyez-vous le financement de cette politique d'égalité des territoires ?

Mme Hélène Masson-Maret. - Je me demande comme mes collègues où est passée dans votre rapport la question du numérique. Peut-être l'avez-vous traitée avec l'éducation ? Il s'agit pourtant d'un facteur d'inégalité énorme entre les territoires. Vous parlez également des inégalités de revenus. A cet égard, avez-vous pensé à l'emploi ? Enfin, vous n'avez pas évoqué les inégalités territoriales en matière de transports.

M. Eloi Laurent. - Je vous remercie pour ces critiques pertinentes. Si je comprends bien, vous auriez voulu des expertises supplémentaires. En ce qui concerne le numérique, nous n'en avons pas parlé parce que beaucoup de rapports ont été faits sur le sujet, et qu'une mission a été confiée par le Premier ministre à M. Claudy Lebreton. J'ai voulu éviter d'évoquer les sujets déjà bien traités par ailleurs, comme celui de la politique de la ville et de la ségrégation urbaine. Ce n'est donc pas une erreur fondamentale de ne pas avoir parlé du numérique, c'est un choix. De même, le rapport est assez bref sur l'outre-mer.

M. Yves Rome. - La mission confiée à M. Lebreton ne porte que sur les usages du numérique, pas sur les infrastructures ! Or, ces usages ne pourront se développer que si existent les réseaux nécessaires. Je maintiens donc que c'est une erreur fondamentale d'avoir omis le sujet des infrastructures numériques.

M. Raymond Vall, président. - C'est l'un des rares sujets sur lequel nous pouvons avoir l'espoir que l'égalité des territoires et l'égalité des personnes se rejoignent !

M. Eloi Laurent. - Le Gouvernement vient de présenter une feuille de route sensée répondre à cet enjeu. Il ne faut pas confondre le rapport et la loi qui en sera issue : n'ayez aucune crainte, le numérique sera bien présent dans le projet de loi sur l'égalité des territoires. Il n'y a pas de risque que ce sujet soit oublié.

Je dois reconnaître que la culture est aussi un manque du rapport, alors qu'il existe de grandes inégalités territoriales dans les aménagements culturels. Je ne peux pas vous donner d'autres explications que le manque de temps et de compétences disponibles. Quatre mois pour rédiger ce rapport, c'est un délai très court.

J'ai aussi un vrai regret en ce qui concerne les transports. J'aurais voulu une contribution sur les transports et la mobilité. Mais les chercheurs que j'ai contactés n'étaient pas disponibles pour nous fournir une contribution.

En revanche, la question de l'emploi est traitée, dès la deuxième contribution du rapport, par Yannick L'Horty. Le sujet des revenus, même si vous ne l'estimez plus très significatif, me paraît encore aujourd'hui pertinent. La nouveauté consiste à mettre aussi en rapport les inégalités de santé, d'éducation et d'environnement.

En ce qui concerne les aspects institutionnels évoqués par M. Teston, ils sont abordés par le président Jean-Pierre Bel dans sa contribution.

Mme Laurence Rossignol. - Je vous connaissais plus pour vos travaux antérieurs sur l'économie verte. Au mois de décembre dernier, notre commission a organisé un colloque sur le thème « Transformations et représentations sociales des mondes ruraux et périurbains » en partenariat avec l'Inra et l'ENS. Avant de réfléchir aux outils des politiques publiques, il y a un travail à faire sur les représentations. A l'occasion des dernières élections présidentielles, j'ai été frappée par la violence des commentaires sur internet à l'encontre des mondes ruraux et périurbains. Je dois avouer avoir été un peu dubitative sur la notion d'égalité des territoires : n'est-ce pas une béquille de l'égalité républicaine ? Mais vous nous montrez qu'il s'agit bien en fait d'un concept opérationnel pour fonder les politiques publiques. Comme pour les individus, l'égalité entre les territoires doit se fonder sur l'idée que les différences ne doivent pas être facteurs ou prétextes d'inégalités. Vous évoquez aussi les questions de l'environnement et de la sociale-écologie. Les reliez-vous à la question de l'emploi ? Comment la sociale-écologie peut-elle recréer de l'emploi industriel et de proximité, et créer des identités nouvelles pour les territoires ?

M. Hervé Maurey. - Il m'est difficile de m'exprimer sur un rapport que je n'ai pas encore lu. Votre présentation a été intéressante, très intellectuelle dirais-je sans connotation péjorative. J'ai bien noté la différence que vous faites entre l'aménagement du territoire et la politique d'égalité des territoires. Les inégalités entre les territoires ne reposent pas seulement sur les inégalités économiques. Vous avez raison de souligner que c'est l'égalité entre les hommes qui compte. Mais vous n'apportez pas forcément de solutions.

Je suis aussi surpris que vous n'abordiez pas le sujet du numérique. J'ai d'abord pensé que vous l'abordiez de manière transversale, mais j'ai maintenant compris que vous avez fait l'impasse sur ce sujet. C'est un véritable manque, car il s'agit d'une préoccupation première des élus et des citoyens. Le numérique est aussi le moyen le plus efficace pour résorber les inégalités existant par ailleurs. Ainsi, on sait que c'est en zone rurale que le commerce électronique est le plus développé. Votre rapport me laissera un regret sur ce point.

M. Henri Tandonnet. - Je vous remercie de m'avoir permis de comprendre ce que signifie l'égalité des territoires, une formule qui m'a longtemps irrité. Je la comprends mieux sous l'angle de l'égalité des personnes qui vivent sur les territoires. Votre rapport est un travail d'ouverture, pas une compilation de solutions. Le plus intéressant est de repérer les dynamiques. Nous avons évoqué celle du numérique. J'en vois deux autres également importantes. D'abord, celle du lien entre le rural et l'urbain, avec ce phénomène nouveau du développement des intercommunalités sur tout le territoire. Nous sommes ici au début d'une ère nouvelle. Ensuite, celle de la construction européenne et de la mondialisation. Vous ne les avez pas évoquées, alors que même nos territoires ruraux s'en trouvent très impactés.

M. Raymond Vall, président. - Pourriez-vous nous préciser ce qui vous a surpris dans le problème de la coopération entre les mondes rural et urbain ? Personnellement, je ne suis pas étonné qu'il y ait eu un affrontement, c'est une réalité quotidienne. La ruralité accueille des habitants de plus en plus nombreux provenant des territoires urbains voisins, qui produisent des richesses sur ces territoires voisins, en l'absence de dispositifs de rééquilibrage. C'est un problème essentiel, qui devient depuis quelques années une source d'inégalité désespérante.

M. Eloi Laurent. - Je ne crois pas qu'il y ait de contradiction entre l'égalité républicaine et l'égalité des territoires. Dans l'introduction au rapport, j'ai montré que la Constitution de 1958 reconnaît trois formes d'égalité : entre les citoyens, entre les hommes et les femmes, entre les collectivités territoriales. Une thèse récente montre comment le Conseil Constitutionnel applique ce principe d'égalité entre collectivités territoriales de manière « clandestine » mais néanmoins effective. En revanche, nous ne trouvons pas trace de cette notion en droit européen, qui ne parle que de cohésion territoriale.

Sur l'emploi et l'économie verte, vous ne trouverez rien de suffisamment abouti dans le rapport. Je n'ai pas pu obtenir de contribution sur ce sujet, qui est pourtant une question majeure.

Sur l'aménagement numérique, je comprends maintenant que c'est une lacune fondamentale. Cela dit, je crois qu'il y a un élu qui l'évoque dans sa contribution. Mais j'aurais dû aussi en parler dans mon introduction, en tant qu'outil de correction des inégalités territoriales. Vous semblez trouver que je me suis livré à un exercice trop intellectuel ? C'est pourtant bien une mission de réflexion qui m'a été confiée. Et il y a quand même quatre pages de propositions concrètes, résumées dans mon introduction.

Sur la dimension construction européenne et mondialisation, c'est vrai que ces phénomènes jouent un rôle très important pour la métropolisation, et ne sont pas vraiment abordés dans le rapport. Mais vous trouverez des considérations sur les fonds structurels dans la contribution de Marie-Christine Blandin.

Je finirai sur la question des relations entre le rural et l'urbain. Je n'ai pas été surpris par l'affrontement qui transparaît dans le rapport, mais par la grande hostilité de la réaction de l'élu aux analyses des experts. J'aurais voulu adoucir les angles, et éviter les attaques personnelles. Je n'y suis pas parvenu pour cette contribution, mais je persiste à penser qu'il y avait une possibilité de dialogue.

M. Raymond Vall, président. - Je vous remercie pour cette présentation dense et riche, ainsi que d'avoir accepté de bonne grâce de reconnaître que certaines remarques des sénateurs étaient fondées. Je suis convaincu que votre rapport pourra poursuivre une vie fructueuse.

Système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre (période 2013-2020) - Examen des amendements au texte de la commission

Enfin, la commission procède à l'examen des amendements sur le texte n° 408 (2012-2013), adopté par la commission, sur le projet de loi n° 770 (2011-2012) ratifiant l'ordonnance n° 2012-827 du 28 juin 2012 relative au système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre (période 2013-2020).

M. Raymond Vall, président. - Nous avons à émettre un avis sur un seul amendement, présenté par Jean-Etienne Antoinette.

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - L'amendement proposé par notre collègue vise à inclure les installations de petite dimension dans le champ des exemptions prévues par l'ordonnance. La directive dispose en effet que peuvent être exclus les hôpitaux et les installations de petite dimension. La France n'a retenu que les hôpitaux dans sa transposition du texte. Le Gouvernement, que nous avons interrogé pour connaître la raison de la non-inclusion des installations de petite dimension, estime que la gestion administrative de ces installations serait trop lourde.

J'aurais souhaité que notre collègue puisse retirer son amendement sur la base de cette réponse. En son absence au sein de notre commission, je vous suggère d'émettre un avis défavorable, pour ne pas alourdir et complexifier davantage le dispositif.

La commission émet un avis défavorable sur l'amendement.

Mercredi 13 mars 2013

- Présidence conjointe de M. Raymond Vall, président, et de M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques -

Aménagement numérique du territoire et feuille de route « Très haut débit » - Audition de M. Jean-Ludovic Silicani, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP)

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission procède à l'audition de M. Jean-Ludovic Silicani, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP).

M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques. - Monsieur Silicani, le gouvernement a rendu public, le mois dernier, sa feuille de route sur le déploiement du très haut débit. La Mission de pilotage a été confiée à M. Antoine Darodes de Tailly, directeur de la régulation des marchés du haut et très haut débit à l'Arcep. Quelle est la position de l'Autorité ? Quelles seront les conséquences sur le cadre réglementaire ? Comment faire pour que les réseaux d'initiative publique des collectivités soient exploités ? Comment éviter les doublons avec les réseaux des opérateurs privés ? Nous avions voté à l'unanimité une proposition de loi des sénateurs Hervé Maurey et Philippe Leroy en considérant que les collectivités n'avaient pas un rôle suffisant dans la procédure.

M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable. - Pour notre part, nous abordons le sujet sous l'angle de l'aménagement du territoire. Les sénateurs Yves Rome et Hervé Maurey, ainsi que Pierre Hérisson, mènent un travail approfondi et très concret. Nous devons rester très vigilants car, si nous avons apprécié qu'un récent rapport sur l'égalité des territoires distingue les territoires de leurs habitants, nous avons regretté que la question du numérique n'y soit pas abordée car elle représente pour certains territoires une dernière chance de désenclavement.

M. Silicani, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). - Je m'exprimerai avec prudence car le projet du gouvernement n'est pas totalement finalisé. Dans la feuille de route rendue publique le 28 février, le gouvernement a fait le choix de s'appuyer sur des dynamiques existantes, en les complétant. Cette méthode pragmatique, qui intègre les travaux réalisés depuis cinq ans par les collectivités territoriales, les opérateurs et les régulateurs, est plus efficace que la tabula rasa qui aurait bloqué les investissements pendant un ou deux ans et été source d'incertitude.

Si ce plan comporte des mesures nouvelles, il s'inscrit aussi dans la continuité avec, d'abord, le maintien du cadre réglementaire édicté par l'Arcep en 2010 et 2011, en application de la loi de modernisation de l'économie de 2008 et de la loi Pintat contre la fracture numérique de 2009. Le gouvernement a fait le choix de la lutte contre la fracture numérique, à la différence des pays de l'Est, qui affichent des taux de couverture du haut débit en apparence très supérieurs alors que certains territoires roumains, bulgares ou russes sont totalement dépourvus de couverture par des réseaux fixes, ou des États-Unis, dont le modèle repose sur l'initiative privée.

Ce modèle ambitieux, choisi par notre pays, qui combine l'initiative publique et privée pour parvenir à atteindre une couverture haut débit dans des délais rapides - d'ici à 2025 auparavant, d'ici à 2022 désormais -, a pour objet de construire le réseau de communication du XXIe siècle. Il implique des investissements de l'ordre de 25 milliards d'euros. Ne nous laissons pas impressionner par les chiffres : en part de PIB, cela représente trois fois moins que les investissements consentis pour la construction du réseau de chemins de fer à la fin du XIXe siècle.

Le cadre règlementaire de l'Arcep n'interdit aucun déploiement à aucun opérateur. Nous procéderons à une analyse de marché du haut et très haut débit en juillet, qui s'appliquera pour trois ans. Nous apprécierons alors si le cadre réglementaire mérite d'être infléchi.

Autre élément de continuité, le déploiement du réseau doit s'accompagner d'actions complémentaires et cohérentes des acteurs publics et privés. Là encore, la situation est différente dans d'autres pays. Le gouvernement entend conserver les schémas directeurs territoriaux d'aménagement numérique, rendus obligatoires par la loi Pintat et réalisés avec une célérité exceptionnelle par les départements. Il s'agit de les conforter pour éviter les investissements redondants entre collectivités ou entre les acteurs publics et privés. Ces documents constituent la cheville ouvrière de la stratégie territoriale d'aménagement numérique définie par les départements.

Les innovations de la feuille de route s'inspirent largement des réflexions parlementaires, formulées dans la proposition de loi Leroy-Maurey, dans les rapports des députées Corinne Erhel et Laure de La Raudière, ou des sénateurs Yves Rome et Pierre Hérisson, ainsi que de propositions d'associations de collectivités locales. La première inflexion tient au renforcement du pilotage par le gouvernement du programme d'investissement stratégique. Nous l'appelions de nos voeux. Il était nécessaire que l'Arcep ne soit pas seule. Une mission de pilotage a été mise en place auprès de Mme Fleur Pellerin.

La deuxième nouveauté est la volonté de généraliser les conventions passées entre opérateurs et collectivités, dans chaque plaque territoriale, dans les zones AMII, où des investissements privés sont programmés. Il importe que les opérateurs définissent précisément leurs engagements, sur le calendrier des études et des travaux, comme sur le montant des investissements programmés zone par zone. Bien que leur valeur juridique soit discutée, elles constitueront un gage de visibilité.

L'extinction du réseau cuivre a également été décidée. Ses modalités seront précisées au terme de l'expérimentation en cours à Palaiseau. L'Arcep veillera à ce que cette opération ne porte pas atteinte à l'équilibre concurrentiel, en reconstituant un monopole au profit de l'opérateur historique. Les opérateurs privés, qui ont accès au réseau cuivre grâce au dégroupage, devront avoir accès à un prix raisonnable au nouveau réseau constitué par la fibre.

Enfin l'aide de l'État au financement des réseaux a été pérennisée : l'État soutiendra le déploiement des réseaux notamment dans les territoires les moins denses, où les investissements locaux et privés sont les plus faibles. Le coût de la boucle locale est estimé à 22 milliards, hors réseaux de collecte et hors raccordement final, deux milliards ayant déjà été engagés. Reste que l'engagement public semble sous-estimé et qu'il faudra sans doute le réévaluer. Alors que, selon la feuille de route, les investissements seront financés pour un tiers par des fonds publics, et pour deux tiers par les opérateurs privés, l'Arcep estime que la part de financement public se montera à 40 %. Le financement public s'élèvera à huit milliards au cours des dix prochaines années. Les collectivités territoriales devront débourser pour le très haut débit entre 400 et 450 millions par an, soit autant que pour le haut débit depuis 2005. L'État devra trouver le même montant. Le président de la République a évoqué une hausse des redevances acquittées par les opérateurs, au titre des fréquences : la redevance variable s'établit à 200 millions par an, tandis que la partie fixe annualisée pourrait rapporter, après refarming de la bande 1800 MHz, 200 millions supplémentaires.

Il est important que la méthode retenue de concertation et de recherche du consensus, qui a présidé à la rédaction de la feuille de route se poursuive. Le consensus est nécessaire à la réalisation des objectifs ambitieux fixés : permettre à 50 % des foyers de devenir éligibles au très haut débit, soit un débit supérieur ou égal à 30 mégabits par seconde, en 2017, 100 % en 2025, au lieu de 25 % aujourd'hui, 8 % étant éligibles à la fibre optique et les autres au câble.

M. Yves Rome. - La feuille de route améliore un dispositif dont les imperfections étaient connues. Je ne partage pas votre définition du très haut débit : le haut débit c'est 100 mégabits, et non 30. C'est avec ce critère que l'on mesurera la réalité des déploiements.

La mission Darodes travaille à une convention type, mais il faudra préciser les délais. Les opérateurs réclament des délais de réalisation des investissements de cinq ans. Pour une fois, je soutiens la position des autorités européennes qui souhaitent un horizon de trois ans. De plus les conventions ne sont pas assez coercitives : il ne faudrait pas que les opérateurs puissent se dégager des obligations les plus difficiles à atteindre.

Loin d'être anodine, l'extinction du réseau cuivre est un enjeu essentiel. L'action des collectivités territoriales est fondamentale et doit être soutenue. Des prêts bonifiés sont prévus. Cependant la perspective d'une amélioration du réseau en fil de cuivre constitue pour elles une épée de Damoclès. Aussi, il est indispensable de mieux préciser les modalités techniques et financières qui présideront à l'extinction du cuivre et rendront de facto obligatoire l'exploitation du réseau que les collectivités auront construit. A cette condition, nous atteindrons le même résultat, certes plus lentement, que si un opérateur unique s'était vu confié la charge de construire un réseau pour le louer aux autres opérateurs.

M. Daniel Raoul, président. - C'était la question que suggérait le président Vall.

M. Michel Teston. - La feuille de route marque une étape nouvelle dans l'organisation de la régulation. Le rapport de Mmes Erhel et de La Raudière suggère de s'engager dans une approche modernisée de la régulation, fondée sur la concertation et prenant en compte l'ensemble de la filière. Un établissement public sera créé ; un observatoire des investissements et des déploiements dans les réseaux mobiles verra le jour. Grâce à des conventions entre opérateurs et collectivités locales, ces dernières pourront prendre le relais en cas de carence sans intervention du régulateur. L'État sera ainsi chargé de missions - anticipation, évaluation, etc. - qui ne relevaient pas de la responsabilité du régulateur. Que pensez-vous de cette nouvelle vision de la régulation ?

M. Hervé Maurey. - Je ne vous interrogerai pas sur la feuille de route : en tant que président d'une autorité administrative indépendante, il vous serait difficile de me répondre. Vous avez indiqué à juste titre qu'elle s'inscrivait dans la continuité : on note en effet peu de changements entre la politique de Mme Pellerin et celle de M. Besson.

On évoque le très haut débit. Les nombreux territoires qui n'ont pas accès au haut débit seront-ils oubliés jusqu'à l'arrivée de la fibre optique ?

Une question sur la téléphonie mobile : le programme de résorption des zones blanches a été suspendu. J'ai été surpris quand l'Arcep a estimé que mon département n'en comptait plus. Je vous invite à venir vous y promener.

M. Philippe Leroy. - Notre proposition de loi concernait aussi la téléphonie mobile. C'est un sujet lié.

La feuille de route marque un progrès, mais résulte d'une action collective. Je me réjouis de cette reprise en main par l'État. Tous la souhaitaient. L'État devra exercer sa politique à la fois au niveau national, dans le cadre que préfigure la mission Darodes, et au niveau local. Or la situation reste floue sur ce plan. Certes le rôle déterminant des départements a été maintenu, mais il faudra que l'État accompagne les collectivités dans l'élaboration des schémas, qu'il conviendra en outre de rendre obligatoires - Mme Pellerin semble favorable à une loi.

L'expérience de basculement du réseau cuivre vers la fibre optique, en cours à Palaiseau, durera un an. Il ne faudrait pas que les complications éventuelles qui y seront constatées constituent un prétexte pour différer les projets. Pourquoi ne pas réaliser une expérience de basculement du réseau câblé vers la fibre optique ? De nombreux citoyens sont concernés.

M. Bruno Retailleau. - Le grand soir n'est pas arrivé. Autre point positif, avec cette feuille de route, les collectivités pourront déployer les réseaux si ceux-ci ne créent pas de redondance.

En ce qui concerne la 4G, certains rapports ont critiqué l'absence de prise en compte préalable de la fracture territoriale numérique par l'État et l'Arcep. Quant au dividende numérique, je veux rendre hommage à l'Arcep qui m'a soutenu dans un bras de fer avec le ministre quand je demandais l'application de la loi Pintat dans toute sa rigueur.

Les opérateurs sont en phase de déploiement du réseau ; en 2013 l'expérimentation est terminée. Si la bande 1800 Hz fait l'objet d'un refarming, le déploiement entre dans une phase industrielle et l'Arcep doit surveiller les trajectoires d'investissements dans les zones prioritaires, soit 78 % du territoire, afin que le déploiement soit concomitant à celui de la 4G dans les zones denses.

Pensez-vous que Free, compte tenu de son plan d'investissement, sera en mesure de se passer du contrat d'itinérance conclu avec Orange en 2018 ? Partagez-vous la conception passive de la mutualisation des infrastructures énoncée par l'Autorité de la concurrence ? Celle-ci indique également que la concurrence par les infrastructures n'est pas un modèle dépassé et qu'elle doit rester le coeur de la régulation. Qu'en pensez-vous ?

M. Daniel Raoul. - Sérions les sujets : je propose de consacrer une autre audition à la téléphonie mobile.

M. Bruno Retailleau. - Le fixe et le mobile s'imbriquent dans le très haut débit !

M. Bruno Sido. - En effet, tout est lié ! Les schémas auront beau être obligatoires, les questions liées à la collecte des fonds ou au génie civil résolues, on se heurtera toujours aux blocages de l'opérateur historique. La création d'un point de montée en débit dépend de l'existence d'un sous-répartiteur entre le noeud de raccordement et l'abonné. En son absence, il est impossible d'avancer car France Télécom freine des quatre fers. Prenez-vous des mesures pour forcer le passage ?

Mme Élisabeth Lamure. - Le très haut débit concerne aussi les entreprises. Celles-ci ont accès à l'offre grand public mais sont pénalisées par les ruptures de services parfois fréquentes et longues : elles ont alors recours à des réseaux dédiés à des tarifs onéreux. Comment réguler ces offres pour favoriser la concurrence ? Une baisse des prix de moitié voire des deux tiers serait une bonne nouvelle pour la compétitivité.

M. Jean-Ludovic Silicani. - La définition du seuil du THD a donné lieu à un débat byzantin. La Commission européenne a retenu le seuil de 30 mégabits, seuil repris implicitement dans la feuille de route. Deux définitions coexistent : un seuil de 30 mégabits par les réseaux câblés opticalisés et un seuil supérieur à 100 mégabits pour les réseaux FttH. L'objectif des pouvoirs publics est, à terme, de donner à l'ensemble de la population accès à un débit de 100 mégabits grâce au FttH. Les blocages ne relèvent pas du financement, ils sont opérationnels. La main d'oeuvre qualifiée manquera à partir de 2015 ou 2016 pour installer deux millions de lignes par an. Un effort de formation est indispensable.

La rédaction d'une convention type est souhaitable pour ne pas réinventer la lune à chaque fois. Quant à la durée de réalisation des intentions, le Commissariat général à l'investissement accordait les prêts et fixait, dès lors, ses conditions. Elles dépendent d'un simple arrêté du Premier ministre. Conformément aux règles communautaires, le délai laissé à l'opérateur pour réaliser son réseau et à la collectivité pour agir en cas de carence devrait être ramené de cinq ans à trois ans.

L'extinction du réseau cuivre : faut-il ménager des étapes intermédiaires avant l'arrivée du THD ? Il sera impossible, en effet, de rendre éligibles immédiatement 35 millions de foyers. Des investissements sont nécessaires pour améliorer le réseau existant, à condition d'éviter les gaspillages et de ne pas en tirer prétexte pour différer le THD. L'Arcep, en lien avec la Mission « Très haut débit », cherche à trouver un équilibre entre une offre régulée de montée en puissance du haut débit et l'accélération du déploiement du FttH.

Monsieur Teston, l'article L. 32-1 du Code des postes et télécommunications énumère, dans un inventaire à la Prévert, pas moins de 22 objectifs communs que le ministre et l'Arcep doivent respecter, dans l'exercice de leurs compétences respectives, lesquelles sont définies pas d'autres dispositions législatives en application du cadre communautaire. Toute modification suppose une modification de ces textes. Nous n'avons jamais outrepassé nos compétences. Nous nous sommes battus avec M. Eric Besson pour que les fréquences de la 4G soient allouées en fonction d'un objectif prioritaire d'aménagement du territoire, conformément à la loi Pintat. Nous appliquons la loi. Que ceux qui ne l'aiment pas la changent !

Les rapports parlementaires proposent également de renforcer certaines missions qui relèvent du gouvernement et d'autres qui relèvent de l'Arcep. Nous entretenions avec le précédent gouvernement de bonnes relations. Il n'y a pas de raison pour que cela change.

Je suis, enfin, d'accord pour répondre aux questions sur la téléphonie mobile lors d'une audition spécifique.

Monsieur Retailleau, l'avis de l'Autorité de la concurrence s'inspire de celui que nous lui avions transmis. Il lui appartient de rappeler son attachement à la concurrence par les infrastructures ; il nous revient de rappeler que cet objectif doit être contrebalancé par d'autres objectifs fixés par la loi, comme l'aménagement du territoire ou la compétitivité des entreprises. Chacun est dans son rôle, même si notre position apparaît un peu plus équilibrée.

Pour le mobile comme pour le fixe, nous suivrons les investissements grâce à un observatoire des investissements et des déploiements dans les réseaux mobiles. Nous traitons les données fournies par les opérateurs. Nous les publierons d'ici mai. En cas d'investissements insuffisants, nous pourrons recourir à la mise en demeure anticipée.

Monsieur Leroy, une erreur a été commise lors de la réforme des télécoms en 1997 : l'Etat n'a conservé aucune compétence au niveau déconcentré en la matière, les effectifs des directions locales ayant été transférés à France Télécom. Il conviendrait de recruter un ou deux ingénieurs dans chaque région pour assister les préfets et relayer l'action des services centraux.

Madame Lamure, les offres aux entreprises constituent un chantier prioritaire de l'Arcep en 2013. Bien qu'il s'agisse d'offres régulées, davantage de concurrence serait bénéfique aux entreprises. Les offres actuelles, en dépit d'améliorations récentes, restent coûteuses.

M. Daniel Raoul, président. - Je vous remercie et je vous confirme mon invitation pour une nouvelle audition concernant la téléphonie mobile.

Aménagement numérique du territoire et feuille de route « Très haut débit » - Table ronde avec des représentants des opérateurs télécoms

La commission procède, en commun avec la commission du développement durable à l'audition, sous forme de table ronde, des représentants des opérateurs télécoms.

M. Daniel Raoul, président. - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin MM. Didier Casas, secrétaire général de Bouygues Telecom, Eric Debroeck, directeur de la réglementation de France Télécom - Orange, Olivier Henrard, secrétaire général de SFR, Laurent Laganier, directeur de la réglementation et des relations avec les collectivités du Groupe ILIAD (Free), Yves Le Mouël, directeur général de la fédération française des télécoms (FFT), et enfin Jérôme Yomtov, directeur général délégué de Numericable/Completel.

Je laisse tout de suite la parole à Michel Teston sur le thème de la gouvernance du déploiement de la fibre.

M. Michel Teston. - Merci monsieur le président. La feuille de route annoncée par le Gouvernement prévoit, pour ce qui est du pilotage national, le retour d'un État stratège. Cela se traduira notamment par la création d'un établissement public chargé de coordonner et d'accompagner les différents acteurs. S'agissant des projets des collectivités locales, la présence de l'État sera plus forte, avec la mise à disposition de référentiels techniques et la création d'un observatoire des déploiements. Quant à son soutien financier, il sera important, avec des prêts et des subventions. S'agissant des engagements des opérateurs privés, qui ne font actuellement l'objet d'aucune sanction en cas de non réalisation du réseau, ils seront désormais encadrés par la passation de conventions avec les collectivités locales, permettant à celles-ci de prendre le relais en cas de carence. L'observatoire des déploiements devrait veiller à la bonne exécution des conventions. Il s'agit d'une logique de coordination des initiatives privées et publiques.

La principale question que nous souhaitions vous poser est de savoir si ce dispositif facilitera l'atteinte de l'objectif de couverture intégrale de la population sous dix ans.

M. Pierre Hérisson. - La feuille de route prévoit la création d'une mission confiée à une personnalité reconnue afin de préciser un calendrier d'extinction du cuivre, objectif que le Gouvernement présente comme majeur. Ses conclusions sont attendues pour la fin de l'année 2014. Ce basculement est-il réellement envisageable ? Quelles seraient ses implications concrètes pour les opérateurs ? Avec quelques parlementaires ici présents, nous suivons ce dossier depuis 1995. Pour reprendre un proverbe chinois, je dirais que lorsqu'il y a deux capitaines, le bateau coule. Que n'avons-nous fait de contorsions depuis 1995 sur le sujet...

Vous m'avez confié, monsieur le président, le thème du basculement du cuivre vers la fibre. Le président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), M. Jean-Ludovic Silicani, vient de rappeler qu'un des objectifs majeurs était de veiller au respect des règles de la concurrence. Or la priorité devrait être avant tout la couverture du territoire.

Dans la loi, le règlement définitif du problème de la propriété du réseau de cuivre est assorti d'une contrepartie toujours en vigueur aujourd'hui : l'opérateur historique, qui est défini comme le propriétaire du réseau cuivre, aux côtés d'autres opérateurs qui sont propriétaires de réseaux, a une obligation de service universel, c'est-à-dire une obligation de couverture par le téléphone fixe de la totalité du territoire. Depuis plusieurs années, des réflexions ont été engagées sur l'opportunité d'un service universel de l'ADSL. Cette solution n'a finalement pas été retenue.

Néanmoins, nous nous trouvons aujourd'hui confrontés à un problème juridique réel s'agissant du basculement. Le réseau de cuivre appartient à l'opérateur historique. Le législateur l'a contraint à laisser passer les autres opérateurs sur le réseau dont il est propriétaire. Comment va-t-on faire pour imposer au propriétaire du réseau de ne plus l'utiliser et de recourir à d'autres solutions techniques pour assurer l'obligation qui lui est faite du service universel de la téléphonie fixe ? Il y a là un véritable problème sur lequel il faudra interpeller l'Arcep. Dès lors qu'on veut être réaliste, cette négociation va coûter cher en termes de rachat ou d'indemnisation du réseau cuivre. Il va falloir ajouter quelques milliards à une facture pour laquelle on n'a déjà pas le courage de faire l'addition !

M. Daniel Raoul, président. - Je vous propose de donner maintenant la parole aux opérateurs, concernant ces deux questions portant à la fois sur la faisabilité de la gouvernance prévue via les conventions et sur le problème concomitant de l'aménagement numérique du territoire et de l'extinction du cuivre.

M. Oliver Henrard, secrétaire général de SFR. - Je commencerai par quelques mots rapides sur le groupe. SFR représente 26 millions de clients aujourd'hui, dont 5,1 millions dans le fixe. L'entreprise a réalisé 1,6 milliard d'euros d'investissements en 2012 et a un objectif équivalent en 2013. Pour ce qui est de la fibre, SFR s'est positionné comme un opérateur développant sa propre infrastructure de réseau, et acquérant par ailleurs des droits d'usage sur les réseaux des autres opérateurs de manière à disposer de son indépendance financière et technologique pour l'ensemble du territoire.

Fin 2012, SFR avait investi 550 millions d'euros dans la fibre, et déployé 57 000 kilomètres de réseau. Nous poursuivrons nos efforts d'investissement en 2013, à hauteur de 140 millions d'euros. Fin 2013, nous aurons équipé 1,5 million de logements au total, à la fois dans les zones très denses définies par l'Arcep et dans les zones moins denses. Dans ces dernières, nous allons respecter le calendrier d'investissement sur lequel nous nous sommes engagés à l'occasion de l'appel à manifestation d'intention d'investissement (AMII) lancé par le Commissariat général à l'investissement (CGI). Pour mettre en oeuvre cet engagement, nous avons conclu avec Orange un accord pour déployer nos réseaux sans doublons. Aux termes de cet accord, qui couvre 9,8 millions de logements au total, SFR desservira 2,3 millions de logements et 593 communes. La couverture de l'ensemble de ces 593 communes sera initiée, pour ce qui concerne leur traitement, avant la fin de l'année 2015.

Sur la question de la gouvernance du déploiement, la préoccupation de SFR rejoint l'intérêt général, puisque notre souci est d'atteindre la meilleure complémentarité possible entre initiatives privées et avec les initiatives publiques. C'est pour cette raison que nous avions initialement souhaité une intégration la plus poussée possible au sein d'une société commune à tous les acteurs privés et publics de la fibre. A défaut d'une telle structure, nous appelons de nos voeux l'intervention de l'État, par exemple à travers la création d'un établissement public national qui permettra de garantir coordination et complémentarité. Cette structure devra également s'assurer de ce que les technologies employées évitent de prolonger inutilement la vie du cuivre, afin de ne pas perturber les stratégies d'investissement dans les nouvelles technologies.

Nous souscrivons totalement à l'idée d'offrir aux collectivités territoriales une visibilité maximale pour que celles-ci puissent programmer leurs propres investissements. C'est pour cela que nous acceptons tout à fait de conclure des conventions qui permettront d'acter les perspectives de déploiement des parties publiques et des parties privées. Nous avons déjà signé des conventions de cette nature, avec le conseil général du Loiret, avec le Grand Lyon, et bientôt avec Marseille métropole. S'agissant en revanche d'assortir ces conventions de mécanismes de sanctions unilatéraux, nous n'y sommes pas favorables. Nous investissons avec un horizon de rentabilité de 15-20 ans au minimum, quelles que soient les zones. Nous nous exposons donc à des aléas industriels et réglementaires. On ne pourrait raisonnablement mettre en place un mécanisme de sanction a priori qui fasse l'impasse sur ces aléas.

En ce qui concerne le basculement du cuivre vers la fibre, il n'y a pas d'incitation plus forte au déploiement de la fibre que la perspective de l'extinction du cuivre. Cette perspective d'extinction du cuivre est bien plus efficace que d'éventuelles sanctions qui pourraient être mises en place à destination des opérateurs. Cette extinction garantira également la rentabilité à long terme des investissements que nous nous apprêtons à engager, et attirera des investisseurs financiers aujourd'hui souvent réticents à s'associer aux projets des opérateurs.

Nous considérons que l'extinction doit être rendue possible dans toutes les zones, et pas seulement à l'initiative d'Orange. Un opérateur comme SFR doit pouvoir demander une extinction concomitante avec le déploiement de son propre réseau. Par ailleurs, cette extinction ne sera possible que si l'offre de fibre qui vient se substituer au cuivre n'impose pas de surcoût par rapport au dégroupage. Ce n'est pas le cas aujourd'hui puisque le coût mensuel de la ligne optique est de 16,47 euros, contre 8,80 euros pour la ligne de cuivre.

Enfin, à partir du moment où le cuivre est voué à l'extinction, il ne nous semble pas équitable que la tarification actuelle du cuivre par Orange lui permette de bénéficier de revenus suffisants pour assurer le renouvellement des actifs, pour reprendre les termes de l'Arcep. Il ne s'agit pas, en matière de cuivre, de renouveler des actifs qui sont voués à disparaître, mais de financer les actifs du futur, à savoir la fibre. Une partie de cette ressource perçue par Orange, cette surfacturation du cuivre, nous semble devoir être mutualisée pour être affectée au financement, public ou privé, du déploiement de la fibre.

Une tarification du cuivre différenciée en fonction des zones pourrait également être envisagée, pour inciter l'ensemble des acteurs de la zone concernée, qu'il s'agisse des opérateurs ou des abonnés, à migrer plus rapidement vers la fibre.

Ultime piste sur laquelle nous souhaitons travailler : le Gouvernement pourrait accélérer le fibrage des immeubles en modifiant la loi sur la modernisation de l'économie de 2008 afin de rendre obligatoire, non seulement l'inscription à l'ordre du jour des assemblées de copropriétaires la proposition de câblage d'un opérateur, mais aussi la désignation effective d'un opérateur pour réaliser ce câblage.

M. Didier Casas, secrétaire général de Bouygues Telecom. - Le marché du fixe en France est un marché peu fluide. La meilleure preuve en est que, malgré une stratégie agressive, avec une croissance très significative, nous n'avons pu prendre que 7  % de ce marché en cinq ans. Bouygues Telecom regroupe 2 millions de clients fixes, avec une forte croissance sur l'année passée. Nous sommes le dernier opérateur à entrer sur le marché du fixe, en 2008. Nous avons 300 000 clients très haut débit, ce qui fait de nous le deuxième opérateur sur le parc très haut débit.

Le très haut débit est une composante essentielle de notre stratégie dans le fixe. Nous mettons l'accent sur l'innovation et la valorisation des services. En tant que dernier entrant sur le marché, nous devons nous comporter en investisseur avisé et sélectif. Cela nous a conduits en particulier à ne pas déployer d'infrastructure FttH en propre. Nous avons privilégié la location avec notre partenaire Numericable ou le co-investissement avec Orange et SFR.

Nous investissons 74 millions d'euros par an pour financer les projets de très haut débit sur la zone très dense, en co-investissement avec SFR et Orange. En zone AMII, l'accord de co-investissement signé ce dernier sera activé concrètement lorsque nous disposerons d'une visibilité suffisante, à la fois sur la couverture cible, le rythme et la localisation précise des déploiements FttH. Par ailleurs, nous participons à l'opération pilote de Palaiseau et sommes également présents dans les RIP. Ces quelques remarques vous permettent de mieux situer le positionnement de Bouygues sur ce marché du très haut débit.

En ce qui concerne la gouvernance du déploiement, je ferai une triple distinction. Tout d'abord, au niveau central, Bouygues Telecom approuve les orientations de la feuille de route qui visent à renforcer les prérogatives de l'État en matière de coordination. Nous estimons qu'elles auront des effets bénéfiques en matière de structuration professionnelle et de soutien opérationnel aux projets des collectivités par la définition d'un cadre commun de financement des réseaux d'initiative publique (RIP).

Nous nous réjouissons de la proposition de mise en place de conventions de programmation et de suivi des déploiements. Toutefois, compte tenu des objectifs très ambitieux qui sont affichés, il nous semble que des dispositifs plus contraignants auraient pu être définis au cas où les opérateurs ne respectent pas leurs engagements. Je rappelle que la piste des sanctions financières a été évoquée au cours des auditions conduites par Pierre Hérisson et Yves Rome. Il est également prévu qu'une collectivité puisse se subtituer à un opérateur défaillant mais les modalités de ce dispositif mériteraient d'être précisées.

En ce qui concerne la gouvernance des RIP, nous constatons, malgré d'indéniables avancées, une excessive hétérogénéité de la taille et des types de ces derniers, ce qui peut obérer leur développement. Nous estimons donc souhaitable de favoriser l'émergence de structures de portage régional, avec des guichets uniques.

S'agissant du basculement du cuivre à la fibre optique, nous pensons tout d'abord que l'extinction du premier est nécessaire à la sécurisation des investissements dans le second. La feuille de route a souligné, à juste titre, qu'il n'était pas pertinent de maintenir les deux infrastructures mais l'exigence de pragmatisme amène à constater que l'abandon brutal du cuivre pourrait susciter des difficultés pratiques et juridiques. C'est pourquoi nous approuvons la solution qui a été proposée, de recourir à une évaluation préalable par une personnalité reconnue. L'idée qui nous semble pertinente consisterait à dissocier dans le temps l'extinction du cuivre et l'arrêt de la commercialisation du DSL.

Enfin, il nous semble hautement souhaitable d'encadrer et de cibler strictement l'usage des technologies de type VDSL qui permettent d'augmenter artificiellement le débit et la durée de vie du cuivre, sans quoi on se tire une balle dans le pied en favorisant, de manière générale, une technologie dont on prévoit par ailleurs l'extinction.

M. Laurent Laganier, directeur de la réglementation et des relations avec les collectivités du groupe ILIAD. -  Je rappelle très rapidement que Free est un opérateur fixe et mobile - depuis un an - qui réalise un chiffre d'affaires de 3 milliards d'euros. Free est un des seuls opérateurs à verser très peu de dividendes, ce qui l'amène à réinvestir de l'ordre d'un milliard d'euros par an, soit 35 % de son chiffre d'affaires. 800 millions d'euros ont été investis dans la fibre, pour l'essentiel en zone très dense. Nous avons l'intention de poursuivre ce déploiement de notre réseau et nous avons également décidé de souscrire à offre de cofinancement lancée par Orange dans 60 départements

En matière de gouvernance, je n'ai pas de remarques particulières à formuler : la demande de visibilité des collectivités locales nous semble parfaitement légitime, de même que leur volonté de reprendre la main si le co-financement privé ne peut plus être assuré.

Sur la gouvernance des réseaux d'initiative publique, nous formulons une seule demande : nous souhaiterions pouvoir être consultés sur les offres avant qu'elles ne soient lancées ou en amont des procédures. A l'heure actuelle, nous sommes trop souvent placés devant le fait accompli, avec une offre verrouillée, fixée par le délégataire et votée par la collectivité, ce qui entraîne, par la suite, des discussions longues et parfois pénibles. Nous plaidons donc pour un renforcement des modalités de concertation

Mon principal regret sur la feuille de route - qui dans son ensemble nous semble très positive - concerne la partie des réseaux qui se situe sur des parties privatives, y compris à l'intérieur du logement. Cette dernière représente entre un quart et un tiers du coût de l'installation de la fibre optique. Je rappelle que pour les autres réseaux (eau, électricité, téléphone...) c'est le propriétaire privé qui supporte le coût d'installation dans sa partie privative. Je vois mal comment on pourrait préserver la compétitivité de l'offre de déploiement du très haut débit par fibre optique en imposant aux opérateurs un surcout de 30 à 50 % lié à la prise en charge du financement de l'installation dans les parties privatives. Nous souhaitons donc une réflexion sur ce point.

Je rejoins l'opinion du représentant de SFR sur les modalités de basculement du cuivre à la fibre. Il est au minimum nécessaire de préserver la possibilité pour nos abonnés de continuer à bénéficier de l'offre traditionnelle à laquelle ils étaient habitués et, si on leur propose de basculer du cuivre à la fibre, il faut que les conditions financières de la nouvelle offre ne s'écartent pas trop de l'existant.

A titre personnel, j'estime qu'on enterre le cuivre un peu trop vite. On sous-estime les avancées technologiques qui permettraient d'améliorer les débits de l'infrastructure en cuivre, au moins dans la partie terminale des réseaux. Il faudrait, à mon sens, laisser sa chance à cette technologie. J'ajoute qu'historiquement, les technologies nouvelles remplacent les anciennes parce qu'elles sont meilleurs et non pas parce qu'on interdit ces dernières.

M. Eric Debroeck, directeur de la réglementation de France Telecom-Orange. - Le développement de la fibre optique est un axe majeur de la stratégie de notre entreprise qui pense avoir un rôle particulier à jouer dans ce grand projet. Nous sommes entrés dans une phase de déploiement industriel de réseaux FttH. A ce jour, nous avons initié le développement de la fibre optique dans 267 communes représentant potentiellement 8,9 millions de logements répartis dans 60 départements et dans toutes les régions métropolitaines. 150 de ces communes sont en dehors des zones très denses, comme nous nous y étions engagés.

Au-delà, 1251 points de mutualisation sont déployés et 286 sont en cours de déploiement. Des consultations ont été adressées aux autres opérateurs sur près de 3 000 nouveaux points de mutualisation.

Malgré un contexte économique particulièrement difficile pour les opérateurs, nous avons décidé, pour 2013, d'amplifier nos efforts d'investissement. D'ici 2015, nous aurons ainsi déployé la fibre optique dans 220 agglomérations et 3 600 communes, ce qui correspond à près de 60 % des foyers français.

La réussite de cet objectif ambitieux passe, tout d'abord, par la stabilité du cadre réglementaire. Elle implique également la mobilisation et la coopération de tous : collectivités locales, bailleurs sociaux, la filière des installateurs ainsi que celle des équipementiers, sans oublier les personnels et les centres de formation.

Comme vous le savez, nous attachons une grande importance aux conventions conclues avec les collectivités locales et nous poursuivons un dialogue confiant avec ces dernières. Dix conventions ont d'ores et déjà été signées couvrant environ un million de logements ; six autres, qui représentent deux millions de logement, sont en attente de délibération.

S'agissant de la feuille de route, nous saluons le travail de qualité qui a été réalisé par la mission très haut débit. Elle ébauche, pour la première fois, un scénario global de déploiement du très haut débit en articulant non seulement l'investissement privé et public, mais aussi la fibre optique, avec des technologies alternatives.

Néanmoins nous attirons l'attention de chacun sur la prise en compte des difficultés financières que connaissent aujourd'hui les opérateurs, notamment dans la détermination des objectifs à court et moyen terme. Nous sommes également convaincus que l'appétence des clients pour le très haut débit ne va sans doute pas cesser de croitre mais nous estimons que les clients ne sont, en majorité, pas prêts à payer plus cher pour en bénéficier ni même à migrer massivement de la DSL vers la fibre optique à prix égal. Or, économiquement, on n'investit dans un nouveau réseau que si l'on s'attend à obtenir une rémunération supérieure. Le projet risque donc d'échouer si les services offerts sur la fibre ne sont pas supérieurs en qualité et mieux rémunérés que ceux qui sont proposés sur le cuivre. C'est un point, pour nous, capital.

Par ailleurs, un certain nombre de difficultés doivent être surmontées. Il nous semble nécessaire de ne planifier le développement des RIP de manière significative que dans la mesure où on aura permis aux opérateurs de trouver des marges de manoeuvre financières additionnelles et aux collectivités locales de disposer de suffisamment de visibilité de façon à éviter la sous-utilisation des réseaux publics. Nous considérons que la montée en débit est une facilité qui doit être utilisée de façon optimale et au maximum de ses capacités.

S'agissant de l'extinction du cuivre, je dirai d'abord un mot sur l'expérimentation de Palaiseau : elle consiste à raccorder tous les clients à la fibre optique en fermant la boucle locale cuivre dès la fin de 2014. Il s'agit de tester la faisabilité du processus. Les relations avec la commune sont excellentes mais il reste encore des difficultés à résoudre, notamment avec les grands bailleurs sociaux, pour obtenir certaines autorisations.

Nous sommes prêts à engager des négociations avec une éventuelle personnalité reconnue chargée d'examiner les modalités d'extinction du cuivre, mais ne pouvons pas accepter les orientations qui s'apparenteraient à une expropriation. Il convient de rappeler que le réseau cuivre est un actif qui conserve une grande valeur pour Orange et dont l'exploitation mobilise de nombreux salariés. L'extinction ne peut être envisagée que de façon très progressive et en définissant une contrepartie adaptée et justement évaluée. Je fais d'ailleurs observer qu'une telle évolution n'a été engagée nulle part ailleurs et ne fait l'objet d'aucune autre préconisation au niveau européen. On peut également noter que le périmètre de cette réflexion semble se limiter à la fermeture du réseau cuivre alors qu'on pourrait également se poser la question de l'extinction des réseaux câblés ou radio-hertziens.

M. Jérôme Yomtov, directeur général délégué de Numericable. -Numericable rassemble la quasi-totalité des réseaux câblés en France et couvre 10 millions de foyers. Ce réseau est un actif de grande valeur pour notre pays et il était initialement conçu pour diffuser de la télévision. La stratégie de Numericable a été de déployer la fibre optique pour y associer l'accès internet à très haut débit : un milliards d'euros d'investissement y a été consacré depuis cinq ans. A ce jour, cinq millions de prises sont alimentées en fibre optique et nous avons plus de 630 000  d'abonnés en très haut débit sur ce réseau. Nous avons l'intention de poursuivre ces efforts afin de couvrir notre périmètre global de dix millions de foyers, y compris les trois millions d'entre eux qui sont en zone peu dense. Il s'agit également d'apporter ces services au-delà de notre propre réseau - je pense avant tout aux RIP. Notre stratégie se résume ainsi à déployer la fibre optique partout sur notre territoire.

Sur la gouvernance du déploiement, je rappelle que Numericable signe des accords avec les collectivités locales pour déployer et porter des services à très haut débit. Plus d'une dizaine d'accords ont été conclus, ce qui représente un million de prises.

S'agissant du basculement du cuivre vers la fibre, j'observe que nous bénéficions de l'expérience du basculement de la télévision de l'analogique vers le numérique et je rappelle que le CSA nous avait demandé, à cette occasion, de diffuser la TNT sur notre réseau câblé. Il me semble qu'on pourrait s'inspirer de ce précédent pour réfléchir, par exemple, aux moyens techniques de prendre le relai du réseau téléphonique qui transite aujourd'hui par le cuivre.

M. Yves Le Mouël, directeur général de la Fédération française des télécoms (FFT).  - J'insisterai principalement sur les points de convergence qui se sont exprimés. Je rappelle qu'il s'agit, dans les décennies qui viennent, de raccorder au très haut débit 25 à 30 millions de foyers. L'enjeu industriel sous-jacent est immense et ce basculement nécessite une certaine préparation non seulement de la part des opérateurs mais aussi, et nous les entrainons dans ce mouvement, des acteurs du numérique, des installateurs, équipementiers et câbleurs. Avec eux, nous avons commencé à travailler, dans le cadre d'une plateforme dite « objectif fibre ». Je souligne que l'un des principaux enjeux est celui de la formation continue de 15 000 personnes en charge de la réalisation concrète du déploiement de la fibre optique ; nous élaborons une étude prospective des besoins. Nous avons également agi au niveau de la formation initiale : des modules relatifs à la fibre optique ont été intégrés aux Bac pro, BEP, CAP et les jeunes diplômés seront opérationnels dès 2014. Nous avons également bien avancé dans l'élaboration de référentiels techniques nécessaires au déploiement de la fibre en câblage horizontal ou vertical, en zone pavillonnaire ou dans les ensembles anciens. La mission très haut débit va pouvoir se servir de ces références, sous forme de guides pratiques, pour garantir la cohérence et l'homogénéité des réseaux.

Nous travaillons également sur l'interopérabilité des réseaux afin de permettre une fluidité satisfaisante entre les différents maillages qui seront réalisés sur le territoire. Dans le cadre du groupe Interop, auquel la fédération apporte son appui, nous travaillons sur des sujets comme la normalisation des informations faisant l'objet d'échanges réguliers, la liste des adresses, incorporant les autorisations obtenues de la part des syndics de co-propriété, et le service après-vente, qu'il conviendra d'homogénéiser.

Je souligne que nous sommes particulièrement attachés à ce qu'on puisse identifier de la même manière, chez tous les opérateurs, les modalités d'accès à un immeuble ou à un client particulier pour garantir la fluidité de la portabilité des numéros de fibres.

Il nous parait essentiel que la mission très haut débit puisse à la fois fournir un cadrage général et, en même temps, préserver des possibilités d'adaptation au niveau local, ce qui implique une concertation susceptible de faire prendre en compte la problématique de l'opérateur le plus en amont possible du processus.

J'attire enfin votre attention sur trois aspects particuliers, qui visent également à garantir une certaine fluidité dans le déploiement de la fibre optique. Tout d'abord, en ce qui concerne les constructions neuves, il conviendrait d'envisager de façon systématique le raccordement à la fibre optique dans le pré-équipement pavillonnaire. Ensuite, il faudra résoudre les difficultés que rencontrent assez souvent les opérateurs dans l'installation des points de mutualisation extérieurs. Enfin, il faut consentir un important effort de communication dans toutes les communes concernées par le déploiement en permettant aux acteurs locaux de disposer, selon un processus standardisé, d'informations techniques très détaillées.

M. Raymond Vall, président. - Nous allons à présent aborder le dernier thème de notre table ronde : le financement du déploiement du très haut débit. La feuille de route prévoit de le diviser en trois tiers : l'un pris en charge par les opérateurs dans les zones denses, l'autre en cofinancement entre opérateurs et collectivités dans les zones moyennement denses, et le dernier par les collectivités avec le soutien de l'Etat dans les zones peu denses. Un tel plan de financement est-il viable au regard des enjeux financiers, chiffrés entre 20 et 30 milliards d'euros selon les estimations ?

M. Olivier Henrard. - Ce coût est élevé, certes, mais à nuancer car d'un même ordre de grandeur que le Grand Paris express ou que le TGV Paris-Lyon-Turin.

Le plan de financement du Gouvernement pourrait être viable, dès lors que trois conditions seraient respectées : que les opérateurs puissent investir, ce qui suppose une certaine stabilité du cadre règlementaire et fiscal ; qu'il existe une véritable complémentarité entre investissements publics et privés, afin d'éviter la duplication des réseaux ; et que l'on trouve des moyens pertinents d'alimenter le fonds de soutien public pour les zones non denses. A ce titre, nous avons pris note de l'idée d'un appel à l'épargne réglementée, ainsi que de l'utilisation de redevances pour l'usage de fréquences, dont le montant devra être fixé par le Gouvernement en tenant compte de cet impératif de financement. Pourquoi ne pas étudier, par ailleurs, la piste d'une mutualisation de la sur-rémunération que reçoit l'opérateur historique pour l'entretien du réseau cuivre ?

M. Didier Casas. - L'évaluation du coût total du déploiement réalisée par l'Arcep devrait prendre en compte le coût du raccordement final au client, de l'ordre de 400 euros par prise. L'on dépasserait alors les 35 milliards d'euros !

Les opérateurs seuls sont impuissants à financer un tel déploiement. Il est donc souhaitable que les contributions soient tripartites, comme le prévoit la feuille de route.

S'agissant du produit de la réallocation pour la 4G de la bande de fréquences des 1 800 Mhz, il nous semble étonnant de vouloir faire financer le fixe par le mobile, lorsque l'on compare leurs taux de rentabilité respectifs... Et ceux qui souhaitent que la redevance soit fixée à un niveau le plus élevé possible risquent de le regretter lorsqu'ils souhaiteront accéder à ces fréquences, une fois redevenues neutres !

Il nous faut trouver de nouvelles sources de revenus, ce qui implique d'accélérer le développement de la fibre jusqu'au domicile. Nous avons deux propositions à cet effet :

- engager une discussion avec les collectivités en vue d'accélérer le raccordement des particuliers. Cela passe par la suppression, déjà évoquée, du passage en assemblée générale de copropriétaires de la décision d'équiper verticalement un immeuble en fibre dans les zones très denses. Cela passe aussi par la mise en place de campagnes de raccordement accompagnées de subventions au raccordement décroissant dans le temps ou d'une prise en charge partielle du coût de raccordement ;

- accorder un caractère prioritaire et différencié au raccordement des bâtiments à usage professionnel et des zones d'activité. Prévoir un dispositif spécifique pour les entreprises permettrait de les inciter à se raccorder et ouvrirait un marché aujourd'hui en situation quasi monopolistique.

M. Laurent Laganier. - Si la feuille de route nous paraît crédible dans le volet horizontal du déploiement, tel n'est pas le cas pour la partie terminale. Il faut que la loi prescrive au propriétaire la pose de la fibre en cas de construction, de réhabilitation, de cession ou de location de logement. La piste de la subvention ou du crédit d'impôt, par l'État ou la collectivité, peut être explorée pour faciliter cette obligation. La fibre a vocation à devenir l'accessoire de la propriété et doit, en tant que telle, être financée par le propriétaire, dans un cadre fixé par la loi.

Le réseau cuivre ne nous semble pas mort, pour la partie terminale du moins : la prise qui va à la télévision ou à l'ordinateur est le plus souvent en cuivre. La difficulté est de fixer d'où elle part : du dispositif de terminaison intérieur au logement, du point de concentration, de plus haut encore ? Il faut se poser la question de la réutilisation du segment terminal du câble coaxial pour achever le réseau fibre, comme cela est fait en Suisse, ce qui permet d'obtenir des débits de plusieurs centaines de Mbit/s sans percer de trous chez le client.

Pour finir, je voudrais vous appeler à ne pas créer de nouvelle taxe sectorielle, en plus des 17 que nous avons déjà dans les télécoms !

M. Eric Debroeck. - S'agissant de la problématique du financement, il faut bien avoir en tête les difficultés économiques que traverse le secteur. Un des points positifs de la feuille de route est de faire état de chiffres précis, même si j'observe que le président de l'Arcep, dans son audition de ce matin, y a apporté des nuances. Ainsi, et en ce qui concerne le produit de la redevance pour l'utilisation de la bande des 1 800 Mhz, la feuille de route et les annonces qui l'ont suivies semblent préfigurer un montant de 200 millions d'euros quand M. Silicani parlait de 400 à 450 millions ; nous étions, pour notre part, plutôt sur ce chiffre de 200 millions d'euros.

Le raccordement est un vrai sujet ; il faut le rajouter pour obtenir une estimation globale du coût du déploiement. Il y a une difficulté de financement de cette partie terminale du réseau par les opérateurs.

Il n'y a pas, je le répète, de rente ni de surfacturation de la paire de cuivre par Orange. L'Arcep s'est prononcée sur ce point à plusieurs reprises ; la Commission européenne est en train de préparer un projet de recommandation qui va en préciser les méthodes de comptabilisation et devrait conduire à une stabilisation en termes réels de la tarification n'induisant aucune sur-rémunération.

A titre personnel, je pense qu'il faudrait mettre en place une mission d'expertise sur la partie terminale du réseau. Aux États-Unis, la fibre arrive jusqu'au pavillon mais s'y arrête et n'y rentre pas ; on réutilise ensuite le câblage cuivre ou coaxial pour le raccordement final.

M. Jérôme Yomtov. - Je voudrais commencer par rappeler que la technologie que nous utilisons est mondiale, et qu'aux Etats-Unis, elle permet aux entreprises leaders dans ce secteur de faire passer plusieurs Gbit/s.

Pour ce qui est du financement, il faut bien avoir en tête que la rentabilité d'un réseau est un paramètre plus important que le coût. Or, le prix de la location de la boucle cuivre est aujourd'hui beaucoup trop bas, donc l'incitation à investir dans un nouveau réseau très faible. Il a très légèrement augmenté récemment, mais cette réévaluation doit être largement accrue.

M. Yves Le Mouël. - Ne perdons pas de vue que les opérateurs contribuent à chacun des « trois tiers » de financement évoqués par la feuille de route : ils constituent des entreprises investissant entre 6 et 7 milliards d'euros en France chaque année, soit autant que les réseaux électrique et routier. Pour qu'un réseau fonctionne, il faut qu'il soit entretenu, et le réseau fibre n'échappera pas à cette nécessité.

Deux paramètres doivent être pris en compte :

- le taux de pénétration atteint aujourd'hui par le haut débit, la France étant l'un des pays les mieux équipés à cet égard, d'où le manque d'appétence des consommateurs pour le très haut débit. Il faut inciter l'usager à s'équiper, que ce soit en développant des services innovants ou fiscalement lors de son raccordement ;

- le niveau de revenu dégagé à la prise. Les Français se sont habitués à des tarifs d'abonnement très bas : 35 à 40 euros, contre 150 dollars aux Etats-Unis ! Or, une technologie plus performante a un coût, et donc une valeur différenciée.

Il faut désormais créer un cadre favorable à l'investissement, ce qui implique d'éviter toute sur-fiscalisation du secteur et ne pas trop le règlementer.

M. Bruno Retailleau. - En matière de gouvernance, il faut un chantier coopératif entre les différents acteurs, et non une mainmise de l'État ou des territoires. Il est vrai néanmoins que les collectivités ont besoin de visibilité à un horizon plus resserré ; il leur faut disposer d'un suivi longitudinal à chacun de vos engagements de déploiement.

S'agissant du réseau cuivre, son extinction est une conséquence, et non un préalable, de la création d'un nouveau réseau. Il semble d'ailleurs paradoxal de proposer des tarifs identiques pour les deux réseaux. Et d'avoir laissé faire de la montée en débit dans les zones de déploiement de la fibre ! Il faut s'inspirer, pour l'organisation à terme du basculement, de ce qui a été fait par le groupement d'intérêt économique (GIE) France Télévision Numérique en ce qui concerne l'arrêt de la télévision analogique.

Enfin, pour faciliter le déploiement de la fibre, de petits problèmes concrets doivent être réglés. En matière de formation par exemple, nous, collectivités, sommes prêtes à intervenir ; il faut que vous nous disiez quels sont les besoins.

M. Yves Rome. - Je note une certaine satisfaction chez les opérateurs vis-à-vis de la feuille de route...

La standardisation est une nécessité, que nous avons rappelée dans le rapport rédigé avec mon collègue Pierre Hérisson.

Il faut un retour de l'État stratège, ainsi qu'une plus grande participation des opérateurs au financement, dans un cadre sécurisé, aux côtés des collectivités.

Le basculement, bien évidemment, ne pourra se faire que lorsque les collectivités auront déployé des réseaux là où il n'y a rien aujourd'hui ; ce sera alors une conséquence naturelle de leur implantation. L'erreur, de ce point de vue, a été de commencer par équiper les zones les plus denses.

Le rôle des collectivités est essentiel pour 80 % du territoire !

Le surplus de valeur de deux euros pour l'accès à la boucle cuivre doit être affecté au déploiement par les collectivités dans les zones peu denses.

M. Jean-Claude Lenoir. - On a l'impression, à vous entendre, que tout va pour le mieux ! En réalité, dans les zones peu denses, qui va payer, si ce ne sont les bénéficiaires ? L'électrification s'est faite, dans ces espaces ruraux, grâce à la mutualisation : tout le monde a participé. Je souhaiterais que l'Etat régule en vue de mettre en place un tel cofinancement. Le très haut débit est une vraie priorité, dont il doit se saisir.

J'ai par ailleurs une interrogation concernant spécifiquement Numericable : vous intéressez-vous réellement aux petites collectivités ?

M. Gérard Bailly. - Pour ma part, je reste sur ma faim après vous avoir écouté. Le rapport sur l'avenir de nos campagnes, rédigé avec ma collègue Renée Nicoux, a souligné l'importance du très haut débit en milieu rural. Mais vous, opérateurs, ne semblez pas faire de la desserte des zones les moins denses une priorité.

Comment financer le coût du déploiement, lorsque l'on connaît la situation précaire à la fois de l'État, des collectivités et des opérateurs télécoms ? Qui va payer pour nos campagnes ? Faut-il en appeler à la péréquation nationale ? L'idée de faire prendre en charge le financement de la partie privative du raccordement par le propriétaire ne me choque pas.

S'agissant du manque de main d'oeuvre, je me souviens tout de même que France Télécom incitait au départ une partie du personnel situé sur mon territoire il y deux ou trois ans !

M. Jérôme Yomtov. - Pour répondre à M. Lenoir, dans les zones peu denses, nous couvrons 3 millions de foyers et continuons de déployer. Nous sommes partenaires de toutes les collectivités, quelle que soit leur taille.

M. Jean-Claude Lenoir. - Cette réponse ne me satisfait guère...

M. Raymond Vall, président. - Messieurs, je vous remercie au nom de tous mes collègues sénateurs d'avoir pris part à cette table ronde ; nous aurons l'occasion de nous revoir, notamment sur les problématiques liées à la téléphonie mobile.

Aménagement numérique du territoire et feuille de route « Très haut débit » - Audition de Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée auprès du ministre du redressement productif, chargée des PME, de l'innovation et de l'économie numérique

La commission procède, conjointement avec la commission des affaires économiques, à l'audition de Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée auprès du ministre du redressement productif, chargée des PME, de l'innovation et de l'économie numérique, sur l'aménagement numérique du territoire et la feuille de route « Très haut débit ».

M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques. - Madame la ministre, soyez la bienvenue. Nous travaillons depuis 48 heures sur les questions numériques et plus particulièrement sur la fibre.

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée auprès du ministre du redressement productif, chargée des PME, de l'innovation et de l'économie numérique. - Je suis très heureuse de vous présenter aujourd'hui « France-Très haut débit », la stratégie du gouvernement pour la couverture du territoire à dix ans. Comme le projet du Grand Paris, il s'agit d'un enjeu essentiel pour la France, son attractivité et son développement économique.

Je voudrais rendre hommage à l'implication de l'ensemble des parties prenantes qui l'ont rendue possible. Au cours de ces derniers mois, toutes les pistes de financement ont été regardées, tous les modèles économiques débattus. Nous avons pu nous nourrir notamment des travaux des sénateurs Leroy et Maurey, dont l'Assemblée nationale a examiné la proposition de loi le 22 novembre dernier, et nous nous sommes appuyés sur les porteurs de projets, dont certains sont parmi vous.

Le Président de la République et le Premier ministre ont déjà présenté les grandes lignes de notre stratégie et le Gouvernement a toujours été très clair : l'objectif de long terme - au-delà de dix ans - est la fibre optique, enjeu industriel tout autant qu'assurance d'un investissement pérenne.

Notre stratégie donne donc la priorité à l'accompagnement du déploiement de la fibre. Elle vise également à apporter rapidement des solutions concrètes à nos concitoyens car la fracture numérique est insupportable. Nous agirons donc sans dogmatisme, en mobilisant l'ensemble des financements et toutes les technologies envisageables : fibre, montée en débit sur cuivre et sur câble coaxial, technologies hertziennes et satellitaires si nécessaire.

Dans de nombreux territoires - certains territoires ruraux ou périurbains - la montée en débit peut assez rapidement constituer un gain pour les utilisateurs. L'État accompagnera les projets en privilégiant l'accompagnement pour les déploiements de la fibre optique et en se concentrant donc sur la partie réutilisable.

Le réseau câblé sera également pris en compte, l'un de nos objectifs étant qu'en 2017, près de la moitié des foyers français soit éligible au très haut débit et tous à un haut débit de qualité.

Le schéma de déploiement repose sur la complémentarité entre les déploiements menés par les opérateurs privés et par les collectivités territoriales. Ce schéma est celui qui permettra la mise en oeuvre la plus rapide de la stratégie gouvernementale. Le déploiement par un opérateur unique national ou par des utilities régionales s'appuyant sur des fonds d'investissement à long terme a été étudié mais il manque de crédibilité industrielle et pourrait occasionner des retards préjudiciables en matière de croissance.

Dans la mesure où nous nous appuierons en partie sur les opérateurs privés - qui sont les plus à même de développer les usages - il est essentiel que leurs intentions de déploiement soient transparentes. C'est la condition d'une bonne articulation de leur action avec celle des acteurs publics au bénéfice de tous.

Au niveau local, les intentions d'investissement des opérateurs privés se concrétiseront par des conventions tripartites que nous souhaitons équilibrées. Une convention type sera publiée par la mission très haut débit (THD) avant fin juin. Les négociations seront l'occasion de discuter des calendriers de déploiement zone par zone, y compris en discutant sur une évolution des priorités, de façon à tenir compte des besoins urgents. Je souhaite que l'ensemble des opérateurs ait, sous l'égide de l'État, ce dialogue avec les collectivités et avec les porteurs de projets départementaux, interdépartementaux ou régionaux.

Pour les collectivités couvertes par les opérateurs privés, il s'agit de s'engager à faciliter les déploiements, par exemple en assouplissant les autorisations de voierie ou en faisant de la pédagogie auprès des bailleurs et des syndics pour accélérer l'équipement des immeubles.

Il ne pourra y avoir de réseaux d'initiative publique (RIP) pérennes s'ils sont concurrencés par d'autres réseaux en fibre. Les projets intégrés de manière inconditionnelle ne bénéficieront donc pas d'un accompagnement public. En revanche, les projets intégrés conditionnels seront étudiés attentivement car ils peuvent constituer un palliatif, lorsque les intentions de déploiement des opérateurs privés ne se concrétisent pas.

La mission THD actuelle préfigure une structure de pilotage nationale qui aura pour objectif d'agir dans la durée et d'apporter son appui à l'action locale. Elle sera aussi le guichet recevant toutes les questions des collectivités et sera en charge de l'harmonisation des déploiements.

Nous allons mobiliser les services déconcentrés de l'État, les préfets, les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRRECTE) et les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), les interlocuteurs privilégiés des collectivités locales qui seront, sur le terrain, des relais de la mission THD.

L'étude des projets doit reprendre au plus vite. Nous révisons actuellement le cahier des charges des projets RIP éligibles aux aides de l'État dans la mesure où notre accompagnement financier sera plus favorable que dans l'ancien cadre : les projets des collectivités pourront bénéficier d'une aide de 50 %, contre 35 % aujourd'hui en moyenne. Il n'y aura pas d'enveloppe réservée pour la montée en débit, ou la fibre jusqu'à l'abonné. Ce qui importe pour le gouvernement, c'est d'accompagner le déploiement d'infrastructures pérennes.

Notre cahier des charges sera prêt dans quelques jours et publié dès le début du mois d'avril. Il sera présenté au comité des réseaux d'initiatives publiques (CRIP) que nous réunirons de nouveau dans quelques jours. Sa présidence sera confiée au préfet Pierre Mirabaud, qui dirigeait jusque récemment le pôle territorial du Commissariat général à l'investissement (CGI). Nous souhaitons que le CRIP devienne une instance de concertation sur le sujet du très haut débit, y compris en évoquant des sujets non directement liés aux projets déposés par les collectivités.

La couverture du territoire en très haut débit d'ici dix ans représente un investissement de 20 milliards d'euros. Les opérateurs en apporteront les deux tiers : 6 milliards d'euros d'investissements directs dans les zones les plus denses et, progressivement, 6 autres milliards d'euros dans les zones les moins denses, rurales et périurbaines, par le biais des redevances versées aux collectivités locales pour l'utilisation de leurs réseaux.

Les pouvoirs publics apporteront le dernier tiers sous la forme de subventions. 3 milliards d'euros d'aides sur 10 ans seront mobilisés par l'État au profit du déploiement des réseaux dans les zones peu denses et d'une péréquation entre les territoires. 3 autres milliards seront apportés par les collectivités territoriales porteuses de projets de déploiement dans ces zones. L'État accordera aussi des prêts à long terme et à taux faible afin d'étaler dans le temps la charge financière.

Nous financerons l'accompagnement de l'État grâce aux 200 millions d'euros annuels de surplus de redevance sur les fréquences 1 800 Mhz, qui s'ajouteront au reliquat des sommes allouées au très haut débit par le Grand emprunt. Pour le complément, qui représente quelques dizaines de millions d'euros, le gouvernement ne retient pas l'option d'un prélèvement sur les abonnements mais une contribution du secteur, destinée à assurer la péréquation, est en revanche à l'étude. Une taxe sur les infrastructures cuivre, d'une à deux dizaines de centimes par mois et par paire de cuivre, pourrait être retenue dans le cadre du prochain projet de loi de finances. Ce montant étant proche des variations du coût de la paire de cuivre observées chaque année, ce sera sans effet sur la facture du consommateur.

Les prêts aux collectivités seront financés par les fonds issus du doublement du plafond du Livret A. Leur maturité est longue, entre 20 et 40 ans, et leurs taux faibles, adaptés à l'importance des chantiers.

Dans le contexte budgétaire actuel, la réponse du gouvernement n'est pas l'austérité mais la définition de priorités, pour continuer à investir dans l'avenir. Au total, 15 000 à 20 000 emplois directs devraient être créés, notamment dans le génie civil et l'équipement des logements.

Enfin, le gouvernement s'est clairement positionné pour agir sur la question de l'extinction du réseau cuivre. La question est regardée de près chez Orange.

M. Daniel Raoul, président. - C'est un euphémisme !

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Comme l'exemple de l'Australie le montre, le dossier de l'extinction du cuivre est extrêmement complexe, présentant de nombreux aspects juridiques, économiques et concurrentiels.

Une mission sera lancée dans les prochaines semaines sur ce sujet ; autour d'une personnalité reconnue du secteur des télécoms, je souhaiterais que puissent être associés des parlementaires, deux sénateurs et deux députés. Cette mission prendra nécessairement du temps et son objectif est clair : préciser les conditions et le calendrier de l'extinction du cuivre. Je souhaite qu'elle puisse intégrer les retours de l'expérimentation menée à Palaiseau, en particulier quant à ses effets sur les services à la population.

M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire. - L'aménagement du territoire ne peut se concevoir sans cette espérance du haut débit. Si l'égalité entre territoires demeure un horizon à atteindre, celle entre les citoyens est peut-être possible grâce au très haut débit. Pour nous, élus de la ruralité, elle fait figure de dernier espoir. Je laisse la parole, en les remerciant de nouveau pour la qualité de leurs travaux, à nos collègues spécialistes du sujet et, en premier lieu, à Yves Rome et Pierre Hérisson.

M. Yves Rome. - Cette feuille de route débouche, enfin, sur des propositions concrètes et cohérentes, qui impulseront de la croissance et redonneront de la compétitivité dans un contexte particulièrement difficile. Belle ambition, qui mériterait d'être consolidée par une loi, car cette opération doit durer une décennie, et servir pour cinquante ans : donnons-lui pour support le marbre de la loi. J'espère que le Premier ministre y sera favorable.

Vous annoncez la création d'un établissement public pour accompagner les collectivités territoriales. Celles-ci sont indispensables au dispositif : n'oublions pas que les moyens d'investigation de l'État ont été appauvris sous les gouvernements précédents, quand les capacités d'expertise des collectivités territoriales se sont étoffées. Il convient donc de constituer, en associant aussi les opérateurs, pour reprendre la formule que mon collègue Pierre Hérisson et moi-même avons mise en tête de notre rapport, le « triple play » de la réussite.

Le pilotage national que nous attendons ne doit pas être uniquement technique ; il doit associer les collectivités territoriales dans le choix des projets éligibles, comme cela s'est fait dans le passé.

Utiliser un mix technologique pour combler les déficits des territoires, pourquoi pas ? Veillons toutefois à subordonner la montée en débit à la condition qu'une partie puisse être réutilisée pour le très haut débit, et qu'elle ne s'opère pas là où les territoires ont décidé de créer leur propre réseau en fibre optique.

M. Pierre Hérisson. - Il est nécessaire en effet de laisser la porte ouverte sur le haut débit pendant quelque temps. Vous avez mentionné l'objectif de 2017, qui est à la fois très proche et très important. Avoir du très haut débit va nécessiter de passer par un certain nombre de procédures administratives.

Il ne faut pas gêner le déploiement du très haut débit par la fibre optique, ni limiter la montée en débit des secteurs qui seront les derniers desservis par celle-ci : équilibre subtil. Il est nécessaire de préciser l'encadrement législatif et réglementaire. Par exemple, l'article L. 1425-1 du code général des collectivités territoriales est-il encore suffisamment précis ? Ne faut-il pas le compléter ?

L'extinction du cuivre pose certains problèmes : il faut tenir compte du fait que le service universel est une des obligations de l'opérateur historique, et qu'il est propriétaire de l'ensemble du réseau en cuivre, ou câblé. Il y aura donc une problématique de transfert de propriété, ou de dédommagement, en tous cas un aspect financier qui se chiffre en dizaines de milliards d'euros. Je rappelle que l'État français est un actionnaire important de l'opérateur historique.

M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable. - La parole est à Bruno Retailleau, qui est membre du conseil national du numérique.

M. Bruno Retailleau. - Madame la ministre, je pense que le schéma que vous nous avez présenté va dans le bon sens. Vous avez évité la tentation de la tabula rasa, ce qui est sage et témoigne de votre compréhension du sujet, qui réclame un cadre stable pour tous les acteurs. Vous êtes à juste titre prudente sur le basculement du cuivre. Vous avez rejeté l'idée irréaliste des sanctions, mais un suivi longitudinal est nécessaire : des systèmes d'alerte doivent permettre de suivre chaque année le déploiement des réseaux par les opérateurs et d'anticiper les défaillances éventuelles sur les zones d'appel à manifestation d'intention d'investissement (AMII). Ce sera une des missions de l'observatoire qui sera, j'imagine, logé dans l'établissement public, que vous avez eu raison de préférer au groupement d'intérêt public (GIP), affirmant ainsi le rôle de l'État stratège. L'État ne doit pas se confondre en effet avec les intérêts privés des opérateurs, non plus qu'avec les intérêts publics des collectivités territoriales, mais il doit avoir sa propre expertise indépendante.

Comment s'articulera le financement ? Le prêt de long terme à taux bonifié sur de l'épargne réglementée couvrira-t-il la partie de l'investissement public sur lequel les collectivités territoriales attendront un retour ? La subvention rehaussée à 50 % est importante : comment l'articulation avec le CGI se fera-t-elle ? Quel sera le guichet pour les collectivités ? Ma collectivité avait été l'une des premières à avoir une subvention, à un taux moindre, mais vous aviez indiqué qu'il y aurait un rattrapage. Un mécanisme de péréquation me paraît indispensable.

La loi de modernisation de l'économie date de cinq ans, le cadre réglementaire de deux ans, il y a des obstacles concrets très particuliers, qui seront du ressort de l'établissement public. L'animation et le soutien territorial ont fait le succès du passage de la télévision hertzienne au numérique, nous devons nous en inspirer.

M. Michel Teston. - Je salue l'approche réaliste qui a présidé à l'élaboration de cette feuille de route : certains aspects du plan précédent ont été retenus, d'autres remis en cause. En matière de gouvernance en particulier, je citerai la reconnaissance des collectivités locales, avec un soutien fort de l'État pour la réalisation du réseau dans les zones les moins denses. Comment traiter le non-respect par les opérateurs d'engagements pris, en particulier dans les zones AMII ? La généralisation de conventions entre opérateurs privés et collectivités permettra à celles-ci de prendre le relais. L'observatoire des déploiements veillera à la bonne exécution de ces conventions. Le choix d'une extinction progressive du cuivre me paraît raisonnable, et le basculement des abonnés vers la fibre optique en découle.

Quelle structure portera les crédits de 300 millions d'euros par an qui seront mobilisés pour accompagner les collectivités locales ? S'en tiendra-t-on au fonds d'aménagement numérique du territoire (FANT), créé par la « loi Pintat » de 2009, qui n'a jamais été alimenté ? Ou faut-il créer une autre structure ?

Cette feuille de route marque le retour de l'État stratège, qui reprendra des missions effectuées par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). S'agit-il d'une nouvelle organisation de la régulation ?

M. Jean-Claude Lenoir. - Représentant le monde rural, j'adhère à votre discours, qui est rassurant. Mais nous sommes habitués depuis longtemps à observer un décalage entre les projets et la réalité. Vous prévoyez qu'en 2017 la moitié de la population française sera éligible au très haut débit, et à terme 92 % ou 93 % ; je représente les 5 % de Français qui ne seront pas couverts mais qui attendent, et sont impatients. On parle à Paris de la 4G ; pour eux c'est une véritable provocation. Le développement économique nécessite aujourd'hui le haut débit. Nous avons besoin de crédibilité, et les territoires ruraux ne doivent pas être les derniers servis. Pour la téléphonie mobile, certains endroits sont restés des zones blanches : les opérateurs ont privilégié les opérations rentables et isolé certains territoires en alléguant des coûts trop importants, sans que les collectivités puissent compenser.

Le Fonds d'amortissement des charges d'électrification (FACE) a été créé un peu avant la guerre, et a aidé à l'électrification du monde rural après celle-ci. La solidarité s'exprimait par cette péréquation. La contribution au service public de l'électricité (CSPE) a pris le relais. Si on ne crée pas un tel mécanisme dans le haut débit, des parties entières du monde rural seront oubliées, ce qui serait contraire au principe d'égalité des citoyens.

M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable. - Nous sommes tous d'accord avec vous.

M. Henri Tandonnet. - Je vous prie d'excuser l'absence d'Hervé Maurey, retenu en séance, qui suit cette question de très près. Je représente donc le groupe UDI. Les opérateurs me paraissent comparables à des cyclistes sur une piste de vélodrome : ils font du surplace ! Comment allez-vous leur injecter un peu d'adrénaline pour les inciter à pédaler ?

Il serait simple d'instaurer une taxe sur la consommation et l'abonnement alimentant le fonds d'aménagement numérique, ce qui aiderait à une mutualisation et à un rapprochement entre l'urbain et le rural. Pourquoi avez-vous renoncé à cette solution ?

M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques. - Vous demandez, en somme, pourquoi on ne créerait pas un FACE numérique.

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Je suis bien convaincue qu'un véhicule législatif est nécessaire, ne serait-ce que pour procéder à la création de l'établissement public. Nous réfléchissons à un projet de loi qui concernerait les infrastructures de communication.

Les collectivités territoriales seront associées au pilotage de l'établissement public, d'autant plus qu'elles disposent d'une expertise technique de qualité. Ce pilotage sera technique et financier, puisque cet établissement public a vocation à être le guichet unique, pour les subventions comme pour les prêts - quitte à réorienter, pour le paiement, vers d'autres établissements.

La montée en débit doit être encadrée pour qu'elle se fasse en cohérence avec les projets départementaux et régionaux ; j'y insiste tout particulièrement dans mes discussions avec Orange.

L'article du code général des collectivités territoriales que vous avez cité pourrait être évoqué dans le cadre de la discussion sur le projet de loi sur la décentralisation, dont le premier titre aborde l'aménagement numérique du territoire.

Je viens de lancer l'appel à candidature pour le service universel, qui intègre la fibre optique et plus seulement le cuivre : nous sommes donc bien dans le cadre du plan France-Très haut débit.

Je comprends votre crainte que la montée en débit privilégie certains territoires et que la situation s'éternise pour les derniers servis. Il paraît difficile d'expliquer à certains de nos concitoyens qu'ils vont devoir attendre dix ans pour avoir accès à un débit de 100 Mbit/s. Les investissements réutilisables pour la montée en débit pourront donc être aidés par l'État. Mais il ne sera pas possible d'équiper la totalité du territoire avec la fibre dans les dix prochaines années. Nous nous engageons sur le très haut débit pour tous à cette échéance, avec pour objectif final que tous les habitants soient reliés à la fibre optique.

L'extinction du cuivre est un enjeu véritable en termes de bilan pour Orange. L'exemple australien est intéressant : le choix retenu a été d'indemniser l'opérateur dans des proportions importantes afin que, dès qu'il déploie un réseau de fibre dans une zone, il mette le réseau de cuivre en extinction. Nous demanderons aux Australiens des précisions sur le modèle financier qu'ils ont utilisé. Les Allemands ont fait le choix du vectoring, qui est certes moins coûteux, mais moins adapté aux futurs usages : notre choix est le plus pérenne car nous ne souhaitons pas nous engager dans un chantier qui réclamera dans cinq ans de nouveaux investissements.

Le suivi des investissements est une véritable préoccupation. La mission THD travaille à la mise en place d'un observatoire semestriel des déploiements en très haut débit tant publics que privés, sous l'angle national, départemental et communal, afin de suivre l'état d'avancement du plan. Cet observatoire devrait publier de premiers résultats avant la fin de l'année.

L'établissement public a pour vocation de pérenniser la mission THD, en lui donnant les moyens nécessaires.

Les caractéristiques des prêts sont en cours de finalisation. Le Président de la République a annoncé que les taux seraient faibles. La Banque européenne d'investissement (BEI) est disposée à offrir des prêts complémentaires à de bonnes conditions.

La mission THD sera l'opérateur unique pour les collectivités territoriales : elle instruira toutes les demandes de prêt et de subvention, puis un contrôle de qualité sera effectué par le CGI.

Le passage à la télévision numérique terrestre est en effet un bon modèle pour l'extinction du cuivre : nous nous en inspirons.

M. Ladislas Poniatowski. - Madame la ministre, vous n'avez pas répondu à la question la plus pertinente de Bruno Retailleau : qui sera servi le premier ? Comment se fera concrètement cet apport de l'État ?

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Les premiers servis seront les premiers à déposer leur dossier. Seize dossiers ont déjà été présentés au Fonds national pour la société numérique (FSN).

M. Ladislas Poniatowski. - Il faut donc aller vite !

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Oui, mais tous les besoins seront couverts. Rien ne sert de courir !

M. Bruno Retailleau. - Jusqu'à présent, en l'absence de lieu d'expertise de l'État, le CGI était à la fois instance d'instruction et instance de décision. La création de l'établissement public va faire revenir le CGI à un fonctionnement classique.

M. Yves Rome. - Ce fonctionnement avait été positif : onze dossiers avaient été validés.

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Ces dossiers peuvent être soumis de nouveau, puisqu'ils peuvent prétendre à davantage à présent.

M. Ladislas Poniatowski. - Donc il faut se dépêcher.

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Oui, mais en instruisant le dossier avec soin. Nous souhaitons que les choses s'engagent rapidement.

La transparence sera le maître mot dans les déploiements. La posture d'attente qui a prévalu jusqu'à présent devrait céder la place à une dynamique plus prononcée. Ce que vous appelez le triple play de la réussite va pousser les opérateurs à respecter leurs engagements : l'obligation, y compris dans les zones denses, de formaliser un contrat-type, dont les engagements seront contrôlés par un observatoire, est de nature à les inciter à agir.

La structure qui portera les crédits qui seront votés dans le projet de loi de finances sera le FSN. Les crédits résiduels seront mobilisés par la mission THD. L'essentiel est que l'État se soit engagé à fournir les crédits.

Notre démarche envers le monde rural est pragmatique. Nous souhaitons rendre prioritaires les zones les moins denses, particulièrement mal servies, ce qui devient insoutenable. Nous avons besoin pour cela que les schémas présentés par les collectivités territoriales aillent dans ce sens. Le conseil régional de Bretagne a choisi de poser une nouvelle prise en zone rurale pour chaque nouvelle prise urbaine. L'Auvergne est aussi en pointe, grâce à la priorité aux zones rurales décidée par les conseils généraux. Les départements ruraux ont vocation à être beaucoup plus subventionnés que les autres, puisque les subventions sont destinées aux zones les moins rentables.

M. Jean-Claude Lenoir. - Mais d'où viendra l'argent ?

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Du surplus de redevance résultant du déploiement de la 4G : les opérateurs ont besoin d'utiliser des fréquences supplémentaires.

M. Ladislas Poniatowski. - Vous affirmez donc que chaque année l'État consacrera 300 millions d'euros aux zones rurales. Dont acte.

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Oui, aux zones non denses, qui peuvent aussi être des zones périurbaines.

M. Jean-Claude Lenoir. - Quand connaîtrons-nous le cahier des charges ?

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Vers la mi-avril.

Nous avons écarté l'idée d'une taxe sur le consommateur : c'est un choix politique. Actuellement, une taxe même minime ne serait pas bienvenue, même si les abonnements sont plutôt moins chers qu'ailleurs en Europe. L'imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER), en revanche, me paraît vertueuse : c'est une taxe dont le produit est utilisé dans le secteur sur lequel elle est prélevée.

M. Yves Rome. - Quand le basculement du cuivre s'opérera, il ne faudra pas oublier l'IFER !

Mme Fleur Pellerin, ministre déléguée. - Le Président de la République s'est engagé vis-à-vis des opérateurs à une stabilité fiscale. Certes, ils ont connu des marges importantes pendant des années, mais ce n'est plus le cas. Il n'y aura plus de prélèvement dont le produit ne soit pas affecté au secteur. Ce message clair était attendu, et me semble de nature à les inciter à accroître leurs investissements.

M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques - Merci pour ces réponses précises.