Mercredi 13 mars 2013

- Présidence de Mme Annie David, présidente -

Nomination d'un rapporteur

La commission nomme M. Claude Jeannerot en qualité de rapporteur sur le projet de loi n° 774 (AN - XIVe législature) relatif à la sécurisation de l'emploi.

- Présidence conjointe de Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales et de M. Philippe Marini, président de la commission des finances -

Audition de M. Michel Aglietta, candidat proposé par le Président du Sénat pour le Haut Conseil des finances publiques

La commission procède, conjointement avec la commission des finances, à l'audition de M. Michel Aglietta, préalable à sa nomination au Haut Conseil des finances publiques par le Président du Sénat.

M. Philippe Marini, président de la commission des finances. - Nous sommes réunis pour un exercice d'un type nouveau puisque ces auditions préalables à une nomination ne se concluront pas par un vote. Il s'agit, en somme, d'auditions de transparence.

Le Haut Conseil des finances publiques est une instance nouvelle de la République. Parmi ses membres, figurent des personnalités désignées par les autorités parlementaires - présidents du Sénat, de l'Assemblée nationale, des commissions des finances de ces deux assemblées. Le président du Conseil économique, social et environnemental désigne également une personnalité. Le président du Sénat a pressenti le Professeur Michel Aglietta, que nous entendons aujourd'hui. La loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques vise notamment à transposer en droit national de nouvelles règles budgétaires et en particulier celles figurant dans le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire (TSCG). Le Haut Conseil des finances publiques devra veiller à la bonne application de ces règles budgétaires. Il devra collégialement vérifier qu'est bien respectée la trajectoire de solde structurel, notion apparemment simple, mais qui cache bien des complexités. Le Professeur Michel Aglietta saura nous dire quels enjeux figurent derrière ces termes. Où passe la limite entre le structurel et le conjoncturel ? Qui la définit ? Qui définit le cycle économique et sa durée ? Cette définition doit-elle être la même pour tous les Etats de la zone euro ?

Le Haut Conseil, indépendant, donnera son avis sur les hypothèses et prévisions macroéconomiques, y compris les taux de change, le solde extérieur, etc., sur lesquelles sont fondés les textes financiers. Le Sénat a voulu que cet avis porte bien sur toutes les lois financières, y compris rectificatives. Comment le Haut Conseil s'y prendra-t-il pour formaliser son avis ? Comment fera-t-il évoluer collégialement sa pratique, donc sa jurisprudence - sachant que nous avons exclu l'expression des opinions dissidentes ? Au Professeur Aglietta de nous dire comment il conçoit le cadre d'action de l'institution.

J'ai pour ma part présenté, en tant que président de la commission des finances, Mathilde Lemoine, que nous entendrons ensuite. Il s'est trouvé qu'en vertu du principe de parité et après tirage au sort, il est revenu aux présidents des assemblées de présenter des hommes, tandis que les présidents des commissions des finances ont choisi des femmes. Nous nous efforcerons de poser à tous les mêmes questions. Aux termes de la loi organique, les personnalités pressenties doivent disposer de compétences dans le domaine des finances publiques et ne peuvent, dans l'exercice de leurs fonctions, solliciter ni recevoir instruction du Gouvernement ou d'aucune personne publique ou privée. Presque la quadrature du cercle : il leur faut donc être totalement compétentes, et totalement indépendantes. Si leur compétence ne fait aucun doute, à elles de nous convaincre de leur indépendance.

Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales. - Je veux à mon tour insister sur l'originalité d'une situation qui voit nos deux commissions réunies. La loi organique du 17 décembre dernier a prévu cette procédure, conséquence logique de la compétence financière qui a été reconnue à la commission des affaires sociales depuis 1996 et de l'instauration des lois de financement de la sécurité sociale.

Au cours des débats sur la loi organique, notre rapporteur général, Yves Daudigny, avait insisté sur la nécessité d'intégrer les finances sociales dans l'ensemble des dispositifs de programmation et de gouvernance des finances publiques, y compris, donc, dans le rôle du Haut Conseil. Plusieurs amendements ont été adoptés en ce sens.

Cette dimension nous paraît importante non seulement compte tenu du poids des finances sociales dans l'ensemble des finances publiques - 54 % des prélèvements obligatoires, 46 % des dépenses - mais aussi en raison de leur spécificité, qui doit être pleinement prise en compte. Le financement de la protection sociale, largement assis sur les revenus d'activité, est particulièrement sensible aux évolutions de la conjoncture, d'où l'importance de paramètres comme le niveau de l'emploi et des salaires. Il me paraît également nécessaire de s'interroger sur l'impact des multiples dispositifs d'exonération de cotisations qui ont conduit à éroder le rendement des prélèvements sociaux et à fragiliser l'équilibre des différentes branches. La commission des affaires sociales souhaite donc que, dans ses travaux, le Haut Conseil soit particulièrement attentif aux déterminants de l'évolution des comptes sociaux et à leur nature spécifique.

M. Michel Aglietta. - Je suis très honoré par le choix du président du Sénat. Vous savez que je suis universitaire, ainsi que consultant auprès du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et de Groupama Asset Management, et rémunéré, à ce titre, sur des contrats de recherche en macroéconomie. Je n'ai ni d'appartenance politique ni d'intérêts financiers dans aucune société.

En tant que macroéconomiste, j'ai surtout travaillé sur le long terme. Je suis à cet égard un élève de Braudel : l'histoire longue est à mon sens la seule manière d'aborder la théorie de la croissance, dans une vision prospective. Ma thèse, publiée dans les années soixante-dix, a donné naissance à la théorie de la régulation, reconnue à partir des années quatre-vingt, et qui se veut une analyse de la coévolution des structures économiques et des institutions. Analyse que j'ai récemment appliquée à la Chine et qui a donné lieu, au terme d'un lourd travail mené avec une jeune économiste chinoise, à un ouvrage publié en septembre 2012.

La deuxième dimension de mon travail porte sur la monnaie et la finance. Je me démarque radicalement, cependant, de nombreux économistes, qui voient dans la monnaie une marchandise, vision à mon sens réductrice. J'ai dirigé deux séminaires à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui ont donné lieu à la publication de deux ouvrages, La monnaie souveraine et La monnaie révélée par ses crises. Concernant la finance, j'ai beaucoup travaillé sur les crises systémiques, l'instabilité intrinsèque de la finance, et les aspects macroprudentiels de la régulation.

Dernière dimension, enfin, l'économie internationale, objet de mes travaux au CEPII, qui engage une réflexion sur la globalisation financière, l'interdépendance, les taux de change et, à cette aune, sur l'économie européenne comme zone monétaire internationale. J'ai publié vingt-quatre livres, auxquels s'ajoute le dernier, Un New Deal pour l'Europe, écrit avec un jeune collaborateur.

A partir de 2010, j'ai dirigé un groupe de travail pour la Caisse des dépôts et consignations, dont est issu, en 2011, un rapport, Finances publiques : l'épreuve de vérité pour la zone euro, et qui a donné lieu à un colloque en 2012. Dans Un New Deal pour l'Europe, j'ai approfondi ce travail par une étude détaillée des multiplicateurs budgétaires, une étude dynamique de la consolidation de la dette publique et un examen des pièges de l'austérité dans une conjoncture de désendettement privé massif. Réflexion sous-tendue par deux questions : quelle union politique pour la zone euro ? Quelle croissance pour l'Europe ?

La Caisse des dépôts a voulu poursuivre l'étude en l'orientant à présent sur les solutions concrètes de consolidation des finances publiques. Je dirige donc un nouveau groupe de travail. Il s'agit de prendre en compte les différents modes de consolidation des finances publiques en différentes périodes historiques et dans différentes sociétés - nous avons déjà commencé à le faire pour la France depuis 1890 - dans l'idée de définir ce que sont les principaux vecteurs de consolidation dans différentes conjonctures macroéconomiques : solde primaire, écart entre taux de croissance et taux d'intérêt (le couple le plus efficace étant une relance de la croissance et une baisse des taux d'intérêt) ou dévaluation de la dette par l'inflation afin d'éviter les défauts... Les expériences contrastées des crises traversées, dans les années quatre-vingt-dix, par les pays scandinaves et le Japon nous ont donné des pistes quant aux solutions à rechercher. Elles vont, à l'opposé de ce qui a été retenu pour la zone euro, dans le sens d'une solution dynamique, via des politiques de croissance.

L'idée d'une règle budgétaire intertemporelle est bonne. Quand la dette publique a gonflé pour des raisons exogènes - crise financière et soutien étatique aux banques - se produit un « surgissement » des finances publiques, soit un transfert de la dette privée vers la dette publique, à l'image de ce que l'on observe à l'issue des guerres, pour contrer la menace de dépression. Voilà qui montre que le processus de consolidation est un processus intertemporel long. D'où la nécessité de lois de programmation intertemporelles qui indiquent aux acteurs la direction que suivront les finances publiques. Cela ne peut se faire que via un processus coopératif, dans le cadre des semestres européens, pour garantir que les Etats de la zone euro assumeront tous la même logique. Cela est crucial pour aller vers l'union budgétaire.

Le solde structurel est une variable construite. Ce qui se trouve derrière, c'est le produit intérieur brut (PIB) potentiel, soit le niveau du PIB correspondant à une utilisation efficace des ressources. Ce PIB potentiel est déjà calculé par les institutions internationales, par les banques centrales. Le solde structurel aussi, mais il a son talon d'Achille : les controverses possibles entre gouvernements nationaux et Commission européenne pour le définir, qui peuvent donner lieu à des discussions sans fin en cas de « déficit excessif ». Cela est même inévitable. Le solde structurel est mesuré sur un cycle entier, sur lequel la croissance potentielle peut être observée. Il faut être crédible sur ce type de variables.

Pour que cela fonctionne, il y faut plusieurs conditions, qui ne sont pas, aujourd'hui, réunies. En premier lieu, le six pack est contradictoire. Le solde structurel correspond à une vision dynamique, cohérente avec les caractéristiques de croissance du PIB ; or ce « paquet » renforce des règles arbitraires, comme celle du fameux 3 % de déficit budgétaire effectif ou le retour de la dette à un ratio de 60 % du PIB. Cela n'a pas de sens et la superposition d'éléments non pertinents risque de polluer la règle dynamique du solde structurel.

En second lieu, la contrainte d'équilibre retenue, avec le seuil de déficit structurel maximal de 0,5 % du PIB, est très dure. On risque ainsi de ne pouvoir financer par la dette les investissements publics productifs.

M. Philippe Marini, président. - Qu'appelez-vous investissements publics productifs ?

M. Michel Aglietta. - Je vais y revenir. On peut bien sûr mentionner la recherche et l'éducation, mais cela va au-delà.

Autre difficulté, la contrainte est de régime permanent alors que nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation héritée de la crise financière, qui déforme profondément le cycle. Les Etats-Unis, dans une telle situation, ont mené, depuis quatre ans, une politique d'expansion couplée à une politique monétaire à taux zéro. C'est que la situation était exceptionnelle du fait de l'amplitude de la crise.

Pour revenir à un régime de croissance normal - sauf à admettre que le PIB ne progressera plus jamais ! - il faut inverser la courbe de la dette par une croissance suffisante : contrainte macroéconomique que l'on ne saurait contourner. Les finances publiques doivent donc participer à une politique de croissance. On sait qu'il est deux théories de la croissance. L'une, de la croissance exogène, pour laquelle les déterminants essentiels viennent de l'accumulation du capital et d'un trend de progrès technologique qui est comme tombé du ciel. Dans la théorie de la croissance endogène, à l'inverse, toutes les dépenses publiques ne se valent pas, les dépenses de fonctionnement n'étant pas du même ordre que celles qui touchent au capital collectif de la nation, éléments de croissance. Il serait bon de mener des travaux sur la structure des dépenses, comme, au reste, des recettes, qui, elles non plus, ne se valent pas toutes, puisque la propension à consommer n'est pas la même selon les mesures fiscales retenues. On pourrait voir ce qu'ont fait les Suédois, qui n'ont pas cherché à réduire leur budget par des mesures d'austérité mais l'ont profondément restructuré, pour porter leurs industries à la pointe des innovations technologiques. Ils y sont parvenus en moins de dix ans.

Les procédures nationales, enfin, ne seront efficaces qu'en synergie, intégrées dans les semestres européens, phase transitoire vers l'union budgétaire, qui doit voir l'émergence d'un Trésor européen.

Le Haut Conseil des finances publiques devra participer, à mon sens, au renforcement des institutions budgétaires de l'ensemble de la zone euro - les problèmes récents sont nés de leur faiblesse.

M. François Marc, rapporteur général de la commission des finances. - Chacun connaît les exigences qui ont conduit à mettre sur pied ce Haut Conseil. Il demeure cependant bien des incertitudes et des doutes sur la bonne façon de procéder pour bâtir la trajectoire. C'est pourquoi le Haut Conseil a vocation à nous éclairer, et l'on peut se réjouir que le Sénat ait pressenti des personnalités comme Michel Aglietta et Mathilde Lemoine.

Des questions n'en restent pas moins posées quant à la mise sur pied de cet organisme, et j'aimerais connaître le point de vue de Michel Aglietta sur ce que pourra être ce nouveau processus de réflexion et d'évaluation. Quelle sera l'articulation entre vos fonctions de membre du Haut Conseil et votre statut d'économiste, lequel pourrait vous amener à vous prononcer sur des sujets relevant du champ d'un avis du Haut Conseil, comme les prévisions de croissance ? Autrement dit, comment donnerez-vous suite à d'éventuelles sollicitations si l'opinion que vous auriez à exprimer n'était pas celle retenue par le Haut Conseil ?

S'agissant du fonctionnement du Conseil, l'article 12 de la loi organique dispose que lorsque ce dernier exprimera un avis, il tiendra compte des prévisions d'un ensemble d'organismes dont il aura établi et rendu publique la liste. Dans quelle mesure cet avis pourra-t-il s'écarter de ces prévisions, dès lors qu'il s'appuiera, en principe, sur leur synthèse ? Si les prévisions gouvernementales sont supérieures, cela emportera-t-il obligatoirement avis défavorable ou un écart sera-t-il acceptable, s'il ne dépasse pas un certain seuil ? Je dois dire que vous nous avez alléchés avec cette idée de New Deal pour l'Europe, comme par vos travaux sur la Chine.

Une question sur la méthode. Aux termes de l'article 13 de la loi organique, le Haut Conseil rendra un avis sur l'estimation du PIB potentiel sur laquelle reposeront les programmations de solde structurel des futures lois de programmation des finances publiques. Se fondera-t-il sur une approche statistique ou économétrique ? En cas de croissance effective durablement faible, conduisant certains observateurs à revoir à la baisse le PIB potentiel, le Haut Conseil sera-t-il amené à compléter son analyse avec une autre estimation ? Autrement dit, peut-il « corriger la copie », et donner une autre dimension aux orientations politiques ? Quelle sera l'étendue du champ de ses préconisations ?

Dernière question, enfin, sur les circonstances exceptionnelles mentionnées à l'article 23 de la loi organique, qui autorise un écart momentané par rapport à la trajectoire de solde structurel en cas de circonstances exceptionnelles. La notion n'est pas précisément définie dans les textes. Jusqu'où cela laisse-t-il une marge d'interprétation ?

M. Yves Daudigny, rapporteur général de la commission des affaires sociales. - Je veux, après la présidente Annie David, souligner l'importance des dépenses de protection sociale dans l'évolution de la dépense publique et la situation des comptes publics. Les dépenses du régime d'assurance sociale et des administrations publiques représentaient, en 2011, plus de 50 % des dépenses des administrations publiques. Le déficit des administrations de sécurité sociale représente 0,6 point de PIB et s'élevait à 12,2 milliards en 2011.

Le Haut Conseil a été doté de pouvoirs en matière sociale. Aux termes de la loi organique, il intervient en amont du projet de loi de financement de la sécurité sociale et du rapport sur les hypothèses de croissance et peut se prononcer sur l'objectif pluriannuel de dépenses ainsi que sur l'évolution pluriannuelle de l'Ondam prévue en loi de programmation.

Comment définissez-vous la spécificité des finances sociales au sein des finances publiques ? Pourra-t-elle être prise en compte dans le cadre des travaux du Haut Conseil ?

Quel est votre avis sur la soutenabilité financière à moyen terme de notre système de protection sociale ? Le redressement des comptes publics est-il à votre sens compatible avec le maintien d'un système de protection sociale de qualité ? Vous semble-t-il pertinent de définir des perspectives pluriannuelles pour les branches vieillesse et famille, comme cela est le cas pour l'assurance maladie ?

Vous êtes connu notamment pour vos travaux sur la crise. Comment analysez-vous la crise du financement de notre protection sociale ? Quels moyens d'y remédier ?

M. Philippe Marini, président. - Questions fondamentales, au point qu'y répondre sera une gageure. Peut-être faudra-t-il, madame David, d'autres auditions ?

Comment se présentera l'avis ? Favorable ou défavorable ? Assorti d'un ensemble de considérants ? Un chiffre substitué à un autre chiffre ?

M. Michel Aglietta. - Un avis doit être motivé, très motivé même, puisqu'il peut aboutir à rendre des corrections nécessaires. Cela suppose une analyse approfondie, qui tienne compte des travaux de l'ensemble des organismes se prononçant sur les données macroéconomiques.

Donner publiquement mon avis en tant qu'économiste me gênera moins que d'autres, car c'est sur l'économie mondiale que se penchent les organismes au sein desquels je collabore ; et mes analyses portent sur le long terme plutôt que sur la conjoncture. Il est vrai qu'il faudra être vigilant, car les sollicitations des journalistes sont puissantes. La difficulté n'est pas insurmontable...

J'en viens à la question des écarts par rapport au solde structurel. Il y a, par définition, des situations conjoncturelles. Un chômage massif avec d'énormes capacités de production inemployées est une situation atypique, dépressive. Alors - et c'est pourquoi je dénonçais la règle des 3 % - il faut accepter une flexibilité conjoncturelle. Flexibilité dans les deux sens, au reste, puisqu'en période de haute conjoncture, il faut dégager de l'excédent, ce que les gouvernements n'ont pas fait quand la croissance était élevée.

La croissance du PIB potentiel des Etats-Unis est resté constante depuis les années soixante, de 2,5 % à 3 %. Dans la zone euro, elle n'a cessé de baisser, décennie après décennie, au point que l'on ne dépasse pas 1,5 %. C'est pourquoi je parle de politiques de croissance.

L'exceptionnel par rapport au solde structurel, c'est par exemple une crise financière de longue portée. Seule l'Allemagne a retrouvé son niveau de production de 2007. En France, en Italie, et ailleurs, on en est loin. Là est le problème de fond. La Commission européenne le prendra-t-elle en compte ? A nous, aussi, d'affirmer qu'à la flexibilité de la conjoncture doit répondre une utilisation dynamique de la règle. Gardons-nous également d'en superposer d'autres qui n'ont pas de sens.

Deux méthodes d'évaluation de la croissance potentielle s'offrent à nous. L'une, statistique, par l'analyse des données temporelles dont on extrait une tendance, sachant qu'un cycle est aujourd'hui de l'ordre de cinq ans. L'autre, économétrique, porte sur la fonction de production. Le PIB résulte de ressources productives : travail, capital, technologie. C'est, pour moi, la meilleure méthode, appliquée dans les travaux de recherche. L'étude des facteurs de production est essentielle pour estimer la croissance à venir, même si elle n'est pas un élément de détermination du PIB actuel.

En matière de finances sociales, il faut se pencher sur la notion de dette sociale, celle de tous les citoyens vis-à-vis de la nation, et qui correspond à l'ensemble des biens et services publics qui constituent le vivre ensemble et la capacité de la société à se prolonger dans le temps. Une dette de tous, donc, avec les institutions pour médiateur. Ce qui est très différent de la dette privée. Lorsque la dette est détenue par les résidents, et si l'Etat n'est pas défaillant, cette dette publique représente un transfert intergénérationnel de l'impôt. De même, si l'on fait de l'investissement public, il est normal que ceux qui en bénéficieront le plus participent à son financement. C'est le sens profond de la dette publique, elle exprime une solidarité et ne saurait être traitée comme les finances privées.

Le problème central, en matière de protection sociale, est celui des retraites, qui opèrent bien un transfert intergénérationnel et une solidarité dans le temps. Le problème ne s'en pose pas moins de la soutenabilité des comptes sociaux, partie à la soutenabilité générale des finances publiques. La manière dont on agit aujourd'hui me semble la seule possible : une réforme progressive dans le temps, sans big bang. Cela est crucial pour préserver la cohésion nationale. On s'achemine vers un mix : une certaine augmentation de l'âge de la retraite, une certaine augmentation des contributions. J'ai toujours pensé, malgré tout, qu'il faudra redéfinir ce qui est contributif et ce qui ne l'est pas, pour ne pas faire peser la totalité de la dépense sur le rendement du travail. La Suède a ainsi fiscalisé la partie non contributive des dépenses sociales. Pour travailler beaucoup sur l'environnement, enfin, j'estime que la substitution de la taxe carbone aux exonérations de charges est excellente à long terme pour la croissance et la compétitivité. Le Haut Conseil pourra émettre des idées dans cette ligne.

M. Philippe Marini, président. - Vos réponses témoignent bien de votre liberté d'esprit et de votre caractère inclassable au regard de nos grilles d'analyse habituelles.

M. Joël Bourdin. - Je me réjouis que le président Bel vous ait pressenti. J'ai lu vos travaux, j'en apprécie la qualité.

Vous avez rappelé être un spécialiste du long terme. Or vous allez entrer dans un organisme plutôt spécialisé dans le court terme, qui se prononcera sur les taux de croissance prévisionnels. Je suis président de la délégation à la prospective, et sais combien l'analyse de court terme est difficile. Comment délivrer un avis sur l'année à venir ?

Le Haut Conseil devra s'appuyer sur les travaux existants. Comment élaborerez-vous vos propositions ? Travaillerez-vous sur des modèles de court terme ou vous prononcerez-vous en usant de votre propre panoplie de moyens ? Il est bien difficile de donner un chiffre précis. J'imagine que votre prévision s'exprimera sous forme de fourchette ; quelle étendue pensez-vous lui donner ?

M. Jean-Paul Emorine. - J'ai déjà eu l'occasion de vous auditionner à plusieurs reprises en tant que président de la commission des affaires économiques du Sénat, et vous ai écouté attentivement. Je n'en accuse pas le Gouvernement, mais aujourd'hui nous n'avons plus de croissance, en conséquence de quoi le pays s'appauvrit, s'endette, et le chômage augmente.

Les dépenses publiques - qui comprennent des dépenses de fonctionnement et d'investissement productif - sont financées par un niveau de prélèvements obligatoires de l'ordre de 46 % du PIB, et représentent 56 % de notre richesse nationale, contre 45 % en Allemagne, et 41 % aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Comment interprétez-vous ces ratios d'un point de vue macroéconomique ?

Enfin, la surévaluation de l'euro n'est-elle pas un handicap à la croissance en Europe ?

M. Philippe Marini, président. - J'ajoute une question facétieuse : vous rangez l'innovation et l'enseignement supérieur, qui engendrent des dépenses de salaire, dans l'investissement public productif. N'est-il pas remarquable que les professeurs d'université disent toujours cela ?

M. Alain Milon. - La commission des affaires sociales a beaucoup travaillé récemment sur la gestion des crises sanitaires, et sur le nécessaire toilettage des agences de régulation. Nous avons notamment cherché à limiter les liens d'intérêts qu'entretiennent leurs membres avec l'industrie pharmaceutique. Vous-même avez déclaré des liens avec Groupama : cela ne risque-t-il pas de poser un problème au Haut Conseil ?

M. Michel Aglietta. - Je n'ai pas de « liens d'intérêt » avec Groupama, j'y conduis des recherches et suis rémunéré à ce seul titre, sur des contrats de recherche.

M. Alain Milon. - Les chercheurs en pharmacie et médecine aussi !

M. Michel Aglietta. - La connaissance pratique de la finance m'a toujours semblée indispensable : c'est pourquoi j'ai travaillé pendant huit ans à la Banque de France dans le cadre de la préparation de l'Union économique et monétaire, pourquoi aussi j'ai ensuite travaillé dans d'autres organismes pour étayer mes travaux académiques. Sous ce rapport, certains économistes, membres du conseil d'administration de diverses banques, sont plus liés que moi !

Le Gouvernement et les journalistes pensent généralement qu'il n'y a pas d'incertitude. Ils veulent des chiffres précis, et accusent les économistes de s'être trompés lorsque la réalisation s'écarte ne serait-ce que de 0,1 % de la prévision. Il faut sortir de cette vision et adopter une démarche probabiliste, définir des fourchettes, voire admettre dans certains cas l'incertitude profonde, et conduire un débat contradictoire avec les différents organismes nationaux et internationaux qui produisent des chiffres - FMI, Commission européenne, OFCE, Insee, consensus des banques d'affaires - pour élaborer plusieurs scenarii. L'estimation de la croissance potentielle peut aussi être modifiée si des informations nouvelles l'exigent. En 2013 par exemple, tous les acteurs sans exception s'étaient mis d'accord sur une fourchette de croissance du PIB allant de - 0,2 % à 0,5 %. Tabler sur une croissance supérieure, c'était sortir de la prévision et faire du volontarisme politique - peut-être le Gouvernement a-t-il le droit de le faire, mais cela pose un problème de crédibilité. Le rôle du Haut Conseil est de faire admettre, sur la base des connaissances du moment, l'incertitude fondamentale qui domine dans cette matière, et donc la possibilité de faire évoluer les prévisions.

Les dépenses publiques subissent une dérive de long terme liée à l'effondrement de la croissance. Dans mon livre, je rapporte les dépenses de recherche et développement au PIB et compare les résultats obtenus depuis les années soixante dans différents pays. Le ratio s'est affaibli lentement mais sûrement dans deux pays européens : le Royaume-Uni depuis 1980, la France depuis 1995. L'Etat n'est pas en cause : ce sont les entreprises qui n'investissement pas assez dans la recherche et le développement. En outre, l'innovation bottom up est faible car nos entreprises ont un problème de croissance : trop peu de PME deviennent des entreprises de taille intermédiaire capables de conforter cette innovation. Autrement dit, nous n'avons pas, en France, de système suffisamment organisé pour favoriser l'innovation incrémentale au fur et à mesure de l'évolution de la concurrence, ce qui impliquerait de modifier le financement qu'on lui apporte.

Quand il s'agit d'une phase conjoncturelle, suivie d'un rebond, les difficultés peuvent être surmontées. Mais il ne s'agit nullement de cela : les capacités productives déclinent depuis 2005, ce qui entraîne une hausse du chômage et rend les dépenses sociales d'autant plus difficiles à financer. On ne peut en sortir sans un minimum de croissance.

Il y a donc à fiscaliser certaines dépenses qui ne relèvent plus de notre système de protection sociale bâti après la Seconde Guerre mondiale dans des conditions démographiques particulières. Sa nature corporatiste était justifiée. Elle doit désormais être transformée. D'autres pays y sont parvenus.

J'en viens à l'investissement public productif sur lequel le président Marini m'a interpellé. Le capital humain est crucial dans une économie de la connaissance. Or nous vivons toujours sur une comptabilité de flux, conçue pour une conjoncture où le PIB potentiel s'accroissait tout seul... Nous avons désormais besoin d'une comptabilité patrimoniale généralisée, pour redonner du poids au capital collectif. Il faut revenir à l'Adam Smith de la Richesse des nations, et considérer le capital total, y compris le capital collectif. La Banque mondiale, le FMI, pratiquent une telle comptabilité. Les Etats, quant à eux, ne sont pas aussi avancés, en dehors des comptes de patrimoine que présentent certaines annexes budgétaires. Cette logique doit être introduite dans nos conceptions de la croissance. C'est la raison pour laquelle je mets l'accent sur la recherche et développement et l'enseignement supérieur.

M. Philippe Marini, président. - Nous vous remercions. Nous n'avons pas d'avis formel à exprimer, mais nous pouvons vous applaudir.

Audition de Mme Mathilde Lemoine, candidate proposée par le Président de la commission des finances du Sénat pour le Haut Conseil des finances publiques

Puis la commission procède à l'audition de Mme Mathilde Lemoine, préalable à sa nomination au Haut Conseil des finances publiques par le Président de la commission des finances du Sénat, conjointement avec la commission des finances.

M. Philippe Marini, président. - Madame Lemoine, nous souhaitons, après une brève présentation de votre parcours, que vous nous donniez votre vision du Haut Conseil, et du couple « compétence et indépendance » : peut-on sérieusement se passer d'une connaissance pratique du monde de la finance et, dans la négative, comment rester indépendant ? Cette contradiction ne vaut certes pas exclusivement dans la sphère économique et financière.

Le Haut Conseil créera-t-il sa propre doctrine ? Répondra-t-il a minima aux questions qui lui seront posées ? Pourra-t-il substituer sa propre appréciation à celle du Gouvernement, sur le taux de croissance et sur les autres variables macroéconomiques ? Pensez-vous qu'il doive oeuvrer au rapprochement des données statistiques et économiques françaises avec celle de l'Union européenne ? Coopérer avec les autres organismes comparables des Etats membres de la zone euro ?

Mme Annie David, présidente. - La commission des affaires sociales est particulièrement attachée à la prise en compte des finances sociales et de leur spécificité au sein des finances publiques. Quelle place pensez-vous que le Haut Conseil leur réservera dans ses travaux ?

Mme Mathilde Lemoine. - J'ai commencé ma vie professionnelle comme enseignant-chercheur. Mon doctorat de science économique portait sur le sujet suivant : « la croissance des dépenses publiques : synthèse théorique et validation empirique ». A l'époque, mon directeur de thèse m'avait dit que c'était un sujet dépassé, qui ne me procurerait aucun emploi. Je me suis passionnée pour la théorie des choix publics. J'ai effectué un post-doctorat en économie de la santé et me suis spécialisée en macroéconomie internationale, à la Fondation nationale des sciences politiques puis à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) avec Jean-Paul Fitoussi. Après plusieurs passages en cabinet ministériel, je suis revenue à mes premières amours, la théorie des choix publics, en m'occupant aussi de fiscalité à Matignon.

Je suis donc spécialiste de théorie économique et de macroéconomie internationale. J'ai écrit un manuel sur le commerce international et ses évolutions théoriques. Depuis 2006, je travaille dans le secteur privé, à la tête de la direction des études économiques de HSBC France, et depuis 2007 à la direction de la Stratégie marchés de cette même banque : j'élabore les prévisions macroéconomiques des pays de la zone euro ainsi que celles de différentes variables, comme les taux de change et les taux d'intérêt. Je réalise également des études structurelles destinées à améliorer la compréhension des investisseurs des évolutions macroéconomiques. L'expérience du secteur privé m'apparaissait indispensable pour mieux comprendre les liens entre l'économie réelle et l'économie financière.

On sait désormais que les modèles de prévision classiques, ceux de la direction générale du Trésor par exemple, sous-estiment l'influence des évolutions financières. Récemment, les investisseurs ont ainsi considéré qu'il existait un risque systémique d'éclatement de la zone euro, ce qui a poussé à la hausse les primes de risque. Ce coût d'appartenance à la zone euro, dans tous les pays qui en sont membres, n'a pas été intégré dans les modèles macroéconomiques, ce qui a masqué son impact sur les comportements d'investissement. De façon symétrique, la réduction de la prime de risque systémique est aujourd'hui sous-estimée dans les prévisions, ce qui conduit à sous-estimer le rebond, certes modeste, des investissements en zone euro.

Les compétences en matière de statistique et de prévision importent moins que la connaissance théorique. La statistique en elle-même ne permet pas d'améliorer la compréhension des phénomènes économiques. La qualité de la prévision dépend d'abord d'une bonne analyse théorique, étayée en tant que de besoin par l'économétrie et la statistique.

En tant qu'économiste, je suis protégée au sein de HSBC par une « muraille de Chine ». La banque a en effet mis en place un certain nombre de dispositifs destinés à préserver mon indépendance dans le choix de mes sujets ou le traitement des résultats que j'obtiens. Je suis physiquement séparée des activités de marché. Je ne peux entrer en contact avec les vendeurs qu'en présence de responsables chargés du respect des procédures internes. Le respect de ces procédures très contraignant est vérifié par l'Autorité des marchés financiers (AMF). Le règlement intérieur de la banque est également très précis. En pratique, je suis libre de mes analyses. Les positions que j'ai pu défendre publiquement en matière d'immobilier, de corrélation entre les prix du pétrole et ceux de l'essence, ou mes prévisions macroéconomiques en témoignent, au point qu'il m'arrive de subir des pressions fortes de la part de certaines entreprises (y compris clientes de la banque) ou du Gouvernement. J'ai pu présenter des positions non consensuelles, HSBC ne m'a jamais demandé leur retrait.

L'appartenance au Haut Conseil posera-t-elle un problème dans ma situation, si je suis détentrice d'informations privilégiées ? Le règlement général de l'AMF est clair. Il dispose que les économistes ne peuvent utiliser de telles informations ni les communiquer, sous peine de poursuites judiciaires. Je ne pourrai donc publier quoi que ce soit sur la base d'informations qui n'auraient pas été préalablement rendues publiques.

J'ai du rôle du Haut Conseil une vision moins ambitieuse - peut-être à tort - que celle de M. Aglietta. Nous devons d'abord nous défaire de la cristallisation autour du taux de croissance, et mieux expliquer les hypothèses qui en sous-tendent l'estimation, afin d'éclairer les pouvoirs publics sur les conditions de réalisation de la prévision. Il y a plusieurs années, il a été demandé à l'Insee de publier le plus tôt possible des prévisions de croissance. Le débat public s'est peu à peu focalisé sur la prévision, au dixième de point près, de la croissance.

Je crois que le Haut Conseil doit émettre des avis sur les hypothèses retenues pour élaborer ces chiffres, car certaines ne sont pas si consensuelles ! Or les conséquences de ces prévisions sont très lourdes. S'il revient au seul Parlement de décider quel solde structurel doit figurer en loi de finances, le Haut Conseil peut l'éclairer en analysant les hypothèses sous-jacentes. Nul ne sait quel impact la crise actuelle et la destruction de capital qui s'opère auront sur le PIB potentiel. Le Haut Conseil ne pourra porter de jugement définitif, mais il suggérera des probabilités en fonction des précédents historiques - sans certitude. Il s'appuiera sur la théorie économique pour évaluer le PIB potentiel, ce qui inclut une interprétation des politiques menées et un avis sur leur impact probable.

Le même raisonnement vaut pour les dépenses sociales. Le Haut Conseil doit éclairer l'estimation que l'on retiendra de l'impact de la réforme des retraites, question appréciée diversement par la Commission européenne et le Gouvernement. D'autant que ce facteur intervient dans le calcul du PIB potentiel, donc sur le déficit structurel. Le Haut Conseil pourra mettre en lumière ce facteur et tester des variantes pour apprécier leurs conséquences sur la trajectoire de moyen terme. Le Haut Conseil devrait selon moi s'atteler à améliorer la compréhension des prévisions et des hypothèses retenues.

Dans le seul cas où les finances publiques s'écartent de la trajectoire fixée, le Haut Conseil pourra émettre et motiver des recommandations afin de réduire l'écart. Sa mission essentielle reste de dire, compte tenu de l'état des connaissances, quelle est la probabilité que les prévisions soient améliorées et comment le calcul doit être interprété.

M. Philippe Marini, président. - Nous vous remercions pour cette intervention, très complémentaire de la précédente.

M. François Marc, rapporteur général. - J'ai apprécié vos contributions écrites, ainsi que vos interventions publiques, au Sénat ou ailleurs. Je me réjouis donc de vous voir siéger prochainement au Haut Conseil. Il est difficile d'anticiper son mode de fonctionnement et l'étendue de ses prérogatives. Comment concevez-vous concrètement son rôle, son fonctionnement ? Par exemple, il rendra des avis publics et argumentés. Ses membres peuvent être tentés de s'exprimer à titre personnel... Certains membres du comité de politique monétaire de la Réserve fédérale américaine ont parfois un avis contradictoire avec celui rendu à titre collégial, ce qui n'est pas sans susciter des remous sur les marchés financiers. Comment comptez-vous concilier les positions du Haut Conseil et vos propres positions en tant qu'économiste ? Vous nous avez dit ne pas craindre de vous affranchir du consensus...

Les futures méthodes de travail gagneraient à être précisées. Si la trajectoire du PIB structurel figurant dans la loi de programmation n'apparaît plus crédible, le Haut Conseil pourra-t-il corriger sa copie et en adopter une autre ? Comment apprécier les « circonstances exceptionnelles » justifiant un écart à la trajectoire de solde structurel préalablement définie ? Enfin, on peut imaginer que les avis du Haut Conseil fondent la censure d'une loi de finances par le Conseil constitutionnel, pour insincérité : dès lors, le Haut Conseil ne sera-t-il pas tenté d'ériger la prudence en dogme, afin « d'éviter la casse » ?

M. Yves Daudigny, rapporteur général. - Je partage les appréciations positives de François Marc sur votre nomination. J'appelle votre attention sur les dépenses de protection sociale, qui, je le répète, ont représenté 557 milliards d'euros en 2011, soit plus de 50 % des dépenses publiques. Le Haut Conseil pourra intervenir en amont de l'élaboration des projets de loi de financement de la sécurité sociale et des lois de finance rectificatives, et rendre des avis sur les dépenses des régimes de base et sur l'évolution de l'Ondam.

Pourriez-vous définir la spécificité des finances sociales au sein des dépenses publiques ? Comment comptez-vous la prendre en compte dans les travaux du Haut Conseil ?

Le redressement des comptes publics est-il compatible avec le maintien d'un système de protection sociale de qualité ?

Le comité d'alerte sur les dépenses d'assurance maladie, placé auprès de la commission des comptes de la sécurité sociale, rend des avis dans lesquels il contrôle les éléments ayant permis l'élaboration de l'Ondam et les éventuels dépassements de celui-ci en cours d'exercice. Ses attributions ne sont pas sans lien avec celles du Haut Conseil. Ce dernier devra-t-il entendre ses représentants, comme le permet l'article 18 de la loi organique ?

Mme Mathilde Lemoine. - J'ai pleinement conscience que mes prises de position en tant qu'économiste, relatives à la situation de la France ou de la zone euro, auront désormais une résonance particulière compte tenu de mon appartenance au Haut Conseil. C'est pourquoi la prudence sera de mise. Je garde toutefois ma liberté d'économiste, qui consiste à publier pour la banque qui m'emploie. Au risque de vous faire une réponse incomplète, je vous dirai qu'il n'y a pas d'incompatibilité. Dans les prévisions que je publie, je donne toute leur importance aux analyses sous-jacentes. Le Haut Conseil ayant une mission de mise en lumière des analyses et hypothèses des divers organismes, il n'y aura guère matière à publication « dissidente ».

Je ne crois pas qu'il soit dans le rôle du Haut Conseil que de rebâtir toute la trajectoire de PIB potentiel. Il aura davantage pour rôle, je le répète, de mettre l'accent sur les hypothèses et les analyses - il demandera par exemple au Gouvernement comment il calcule la productivité globale des facteurs. S'il n'obtient pas de réponses articulées, il pourra considérer que le PIB prévisionnel n'est pas prudent.

Il recommandera la prudence, proposera des fourchettes, mais ne définira aucune trajectoire. Et le Gouvernement intégrera ou non cette prudence. Le Haut Conseil ne détient pas la vérité mais des compétences techniques pour éclairer le Gouvernement et le Parlement. Le débat pourra s'engager à toutes les étapes du processus : dans le passage du PIB potentiel au PIB structurel par exemple, il y a un certain nombre de conventions, des élasticités fournies par l'OCDE, qui pourront être discutées.

Cette approche est conforme à la mission du Haut Conseil telle que définie au plan européen : il n'a pas à dire « oui » ou « non », mais à produire un avis étayé, convaincant, afin de contribuer à l'harmonisation des procédés de prévision et à la cohérence des trajectoires de moyen terme des Etats membres de la zone euro. Mais au niveau de la zone euro, la décision appartient aux chefs d'Etat, non à des organismes comme le Haut Conseil des finances publiques ! Et je ne voudrais pas qu'il tombe dans le travers des experts qui estiment savoir mieux que les décideurs.

S'agissant des circonstances exceptionnelles, je suis, là encore, en retrait par rapport à la position exprimée par Michel Aglietta. Je me réfère à la définition inscrite dans le Pacte budgétaire. Ce qui a été décidé par l'Union européenne et les Etats concernés, c'est d'améliorer la soutenabilité des finances publiques, qui n'est à mon sens pas une notion de court terme. A moyen terme, le taux de croissance nominal doit être supérieur au taux d'intérêt nominal. Il existe de multiples modalités pour y parvenir.

La responsabilité du Haut Conseil est lourde, comme celle de ses membres. Il devra faire preuve de prudence et fournir le mode d'emploi de ses avis, sans les édulcorer, ni donner le sentiment qu'il existe une vérité et que tout autre prévision serait insincère.

M. Philippe Marini, président. - C'est au Conseil constitutionnel que reviendrait éventuellement cette décision - sur la base des travaux du Haut Conseil.

Mme Mathilde Lemoine. - Pouvoir mettre en exergue les hypothèses sous-jacentes aux calculs, d'une manière aisément compréhensible, est important. Si elles ne sont pas consensuelles, le Parlement peut demander des explications au Gouvernement. Mais l'insincérité ne peut être déduite des seuls avis du Haut Conseil.

La spécificité des dépenses sociales est qu'elles sont largement conjoncturelles, ce qui rend difficile l'appréciation de leur évolution par rapport au chemin structurel de moyen terme. La croissance des dépenses de santé est l'indice du développement d'un pays et n'est pas, en elle-même, une mauvaise chose. Le problème est d'assurer son financement. Il est évident également qu'il faut redresser les comptes publics. J'ai publié lors de mon post-doctorat le résultat de travaux dans lesquels j'avais élaboré un modèle économétrique montrant qu'une bonne manière de limiter la croissance de ces dépenses serait de réintégrer les cotisations sociales - qu'on peut considérer comme une forme d'assurance - dans le revenu imposable. Une autre solution serait que le Parlement décide d'un niveau de redistribution, qui serait financé par l'impôt, le reste étant à la charge d'assureurs privés. Mais cela pose toute une série de problèmes classiques dans l'assurance, d'aléa moral, de sélection adverse... Ces sujets sont complexes et n'ont pas été entièrement explorés.

En tant que conjoncturiste, j'ai établi un certain nombre de modèles pour appréhender l'évolution des dépenses sociales. Il serait important d'auditionner le comité d'alerte, car il travaille très en amont et peut donc constater rapidement une déviation par rapport aux prévisions. L'interprétation est importante, et je crois que le Haut Conseil devra rester sensible à l'évolution générale des dépenses sociales, et prendre en compte à la fois l'aspect conjoncturel et l'aspect structurel.

M. Yves Daudigny, rapporteur général. - Vous n'avez pas parlé des retraites, qui relèvent peut-être davantage du moyen terme ou du long terme, par opposition aux dépenses sociales liées à la conjoncture.

Mme Mathilde Lemoine. - Je ne ferais pas une distinction aussi tranchée. L'évolution des retraites comporte un aspect conjoncturel, lié au taux de chômage, à l'évolution du rendement des cotisations retraite : on le voit bien avec le débat actuel sur les régimes complémentaires - Agirc-Arrco - qui est assez vif. La difficulté avec les dépenses sociales est précisément de distinguer les aspects conjoncturels des aspects structurels. On ne peut pas dire que les dépenses d'assurance maladie sont conjoncturelles et les dépenses de retraites, structurelles : la santé est un élément important de la croissance potentielle, puisqu'elle entre dans la composition du capital humain, alors qu'il n'y a pas de justification à un déficit structurel des retraites.

M. Yann Gaillard. - Quelle sera votre liberté de publication en tant que membre de cette haute instance ? Y a-t-il des règles précises ?

Mme Mathilde Lemoine. - Il est prévu d'adopter un règlement intérieur lors de notre première réunion. Mais je puis d'ores et déjà vous répondre que mon appartenance au Haut Conseil ne m'empêchera pas de publier les résultats de mes travaux sur la conjoncture de la zone euro et de la France, car c'est mon métier, qui est justement la raison pour laquelle votre Assemblée se propose de me nommer à ce Conseil ! Je m'efforcerai toutefois, compte tenu de la résonance nouvelle que cette appartenance pourra donner à mes propos, de faire preuve de prudence dans le choix des termes et des formulations.

M. Philippe Marini, président. - Vos commentaires seront scrutés avec d'autant plus d'attention !

Nous devons nous résoudre à vivre dans un monde ouvert, où l'information circule. Le Haut Conseil, qui est une collégialité et n'émettra d'avis qu'en tant que tel, a bien pour rôle d'intégrer des écoles de pensée, et d'être un lieu de liberté d'esprit. Dès lors qu'il s'agit de porter un jugement sur les prévisions, mieux vaut savoir comment celles-ci sont établies - ce que la complémentarité de ses membres devrait permettre.

Nous nous trouvons souvent confrontés à la question de la place des organes d'expertise, des collèges indépendants, des autorités administratives indépendantes... En l'occurrence, Mme Lemoine a bien dit comment elle voit l'articulation des choses : c'est le législateur - Gouvernement et Parlement - qui décide, y compris pour définir la trajectoire de PIB potentiel, en votant la loi de programmation des finances publiques. Les instances d'expertise ont pour rôle d'éclairer, pour rendre plus objectives les positions. Les membres du Haut Conseil, dans leur diversité, sont tous des pédagogues, ils doivent devenir également des communicants. A cet égard, il est paradoxal que la présente audition publique n'ait attiré aucun journaliste. L'économie est une discipline qui n'a malheureusement pas l'audience qu'elle devrait avoir dans notre pays. Sans doute dépend-il de nous d'animer le débat économique, et de le faire partager, car beaucoup d'éléments concrets de la vie des Français dépendent de notions économiques, abstraites seulement en apparence. Pour donner à la démocratie tout son sens, il faut donner leur juste place aux instances d'expertise : la décision politique s'appuie sur leurs avis sans que ceux-ci ne deviennent envahissants. Notre société doit sans doute encore mûrir en ce domaine. Saluons comme il se doit Mme Lemoine.