Mercredi 24 octobre 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 17h05

Institutions européennes - Audition de Mme Nathalie Loiseau, ministre chargée des affaires européennes, sur les conclusions du Conseil européen des 17 et 18 octobre 2018

M. Jean Bizet, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui pour ce rendez-vous traditionnel qui nous permet d'avoir un échange sur les conclusions du Conseil européen sur les quatre sujets qui ont été abordés.

C'est évidemment le Brexit qui, en premier lieu, nous préoccupe. Notre groupe de suivi, commun avec la commission des affaires étrangères, avait mis en garde contre le risque d'une absence d'accord. Il avait relevé qu'il s'agissait d'une course contre la montre et identifié les embûches à un accord de retrait, en particulier sur l'épineuse question irlandaise. Or à quelques mois de l'échéance de mars 2019, le Conseil européen n'a pu que constater que tous les éléments n'étaient pas réunis pour un tel accord. Quelle est votre analyse ? Peut-on espérer un déblocage dans les prochaines semaines ?

Le dossier migratoire constituait un autre volet important. Notre commission a adopté la semaine passée un rapport d'information de nos collègues Olivier Henno, Jean-Yves Leconte et André Reichardt. Elle a également formalisé ses réflexions dans une proposition de résolution européenne. Quel bilan le Conseil  européen a-t-il tiré de la mise en oeuvre des orientations qu'il avait arrêtées en juin ? Quelles sont les perspectives ? Peut-on espérer des mesures réellement opérationnelles ? À l'occasion de cette proposition de résolution, nous avions souligné l'importance de notre préparation, suite aux projections démographiques en Afrique occidentale. Faute de notre anticipation, comme nous n'avons su le faire avec les migrations en provenance de Syrie et d'Afrique centrale, les conséquences seraient d'autant plus dramatiques. D'ailleurs, le président Juncker entend faire du Maroc un « hub » destiné à donner aux jeunes africains un emploi sur leur territoire.

La sécurité intérieure était également à l'agenda. Nous avons insisté lors du débat préalable sur des enjeux cruciaux comme l'échange d'informations, le rôle d'Europol et l'élargissement des missions du Parquet européen à la lutte contre le terrorisme. Le Conseil européen traduit-il des avancées dans ces domaines ?

Enfin, l'avenir de l'Union économique et monétaire constitue un enjeu majeur. Mais jusqu'à présent, il semble difficile d'identifier des convergences entre les États membres sur les voies à suivre pour un approfondissement. Que peut-on retenir du Conseil européen ?

Mme Nathalie Loiseau, ministre des affaires européennes. - Monsieur le Président Bizet, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je suis heureuse de vous faire part des résultats du Conseil européen, après nos échanges constructifs de la semaine dernière. Comme vous le savez, le Conseil s'est déroulé sur un temps plus restreint que d'habitude, ce qui n'a pas empêché un agenda chargé, avec plusieurs réunions successives : Conseil européen, puis réunion sous le format prévu à l'article 50, et enfin sommet de la zone euro en format élargi.

Le sujet le plus attendu était le Brexit. Theresa May, lors de son intervention de mercredi soir devant les Vingt-Sept, a mis l'accent sur les progrès accomplis et son engagement à mener cette négociation à son terme. Elle a cependant rejeté une nouvelle fois les mesures spécifiques d'accompagnement (« Backstop ») envisagées pour la gestion de la frontière irlandaise et n'a pas fait de nouvelles propositions de fond permettant d'envisager un accord sur cette question. M. Michel Barnier a ensuite présenté son évaluation de la situation, avant que les Vingt-Sept n'en débattent.

Comme le président Donald Tusk l'a relevé, l'atmosphère était moins tendue qu'à Salzbourg en septembre dernier, lorsque Theresa May avait été surprise par l'unité européenne. Les débats et les conférences de presse des uns et des autres ont démontré la réelle unité des Vingt-Sept derrière notre négociateur et leur adhésion aux lignes directrices arrêtées en mars. Telles sont nos principales préoccupations : l'indivisibilité du marché unique, des conditions de concurrence équitables des deux côtés de la Manche, la pleine prise en compte de la question de la pêche, la nécessité d'un « Backstop » permettant d'éviter une frontière physique dans l'île d'Irlande sans porter atteinte à l'intégrité du marché unique.

Afin d'inciter les Britanniques à revenir à la table des négociations de façon constructive dès que possible -  puisque, comme l'a indiqué le Président de la République, la balle est dans leur camp -, il a été convenu de ne pas fixer de date à l'aveugle pour la réunion du Conseil, mais de le convoquer plutôt une fois des progrès décisifs constatés par Michel Barnier. C'est une disposition importante, en faveur de laquelle nous avions beaucoup plaidé, alors que le temps presse désormais pour conclure l'accord de retrait.

Le débat se poursuit à Londres à la fois sur le « Backstop », sur la durée d'un éventuel maintien du Royaume-Uni dans l'union douanière et sur la période de transition envisagée, à ce stade, du 30 mars 2019 au 31 décembre 2020. Je relève que ce dernier sujet et l'extension éventuelle de cette période représentent une variable d'ajustement technique des autres paramètres et en aucun cas une demande européenne susceptible d'être échangée contre le « Backstop », comme le gouvernement britannique est parfois tenté de le présenter.

Dans ces circonstances - à l'instar de ce que je vous déclarais la semaine passée -, nous sommes à la fois confiants et déterminés. Nous restons convaincus qu'un bon accord est encore possible, car c'est l'intérêt bien compris des deux parties. Mais le temps presse et comme le dit régulièrement Theresa May, bien que ce constat vaille avant tout pour l'Union européenne, l'absence d'accord vaut mieux qu'un mauvais accord.

Le débat entre les chefs d'État et de gouvernement a donc aussi porté sur la nécessité de se préparer à tous les scénarios, y compris à une absence d'accord, comme l'a demandé le Conseil européen en mars dernier. Avec l'Allemagne, nous faisons partie des pays les plus avancés dans cette voie et j'aurai l'occasion de débuter, dès demain, la discussion avec la Commission spéciale instaurée par le Sénat et que vous présidez, Monsieur Bizet, sur le projet de loi d'habilitation par ordonnances présenté par le Gouvernement. Le président Juncker a confirmé, au cours des discussions, que la Commission avançait dans sa propre préparation et qu'elle sera bien en capacité de présenter tous les textes nécessaires, en cas d'absence d'accord, pour agir dans les domaines relevant du droit européen. Nous souhaitons ainsi qu'un travail technique entre la Commission et les États membres soit désormais mené, sans attendre, afin de préciser leurs périmètres d'action respectifs et de veiller à ce que ceux-ci soient en mesure d'articuler les solutions qui leur incombent. Ce message a été passé très clairement au président Juncker.

J'en viens maintenant aux travaux du Conseil européen lui-même et d'abord aux échanges assez nourris qui ont eu lieu sur les migrations, sur lesquelles vous m'avez interrogée la semaine dernière. Je vous avais d'ailleurs rappelé que l'enjeu de ce Conseil européen était de progresser dans la mise en oeuvre du cadre général défini par le Conseil européen de juin.

Sur le volet externe, les travaux avancent. Le dialogue se renforce avec les pays d'origine et de transit, et notamment avec les pays d'Afrique du Nord, singulièrement l'Égypte, à l'initiative de la présidence autrichienne. Ainsi, le Président Sebastian Kurz a rendu compte de ses échanges avec le Président Abdel Fattah el-Sisi ; celui-ci doit également rencontrer la Chancelière cette semaine. S'il est clair qu'aucun pays de la zone ne souhaite accueillir de plateformes de débarquement pour les migrants, ils sont néanmoins intéressés par une coopération destinée à mieux gérer les flux de migrants qui passent sur leur territoire et à lutter contre les passeurs. Un premier sommet entre la Ligue arabe et l'Union européenne sera organisé fin février 2019. Avec les pays d'origine, ce dialogue doit aussi s'articuler avec l'idée d'une alliance pour les investissements entre l'Europe et l'Afrique, que la Commission a proposée en coopération avec nous. Cette approche a été largement soutenue.

La discussion se poursuit sur le renforcement des frontières extérieures de l'Union. Le Président de la République et la Chancelière ont soutenu l'approche ambitieuse de la Commission européenne, qui souhaite réunir 10 000 hommes d'ici à 2020. Cette initiative s'avère critiquée par certains États membres au motif qu'elle ne leur bénéficierait qu'à la marge - telle est ainsi la position de la Hongrie ou de la République tchèque - ou de son coût, comme le souligne l'Italie. Il est tout de même paradoxal de voir les États plaidant pour une Europe forteresse s'opposer au renforcement de Frontex ! Un accord doit néanmoins être trouvé dès que possible.

Sur le plan interne, les discussions se sont d'abord concentrées sur la façon dont l'Union européenne devait gérer le paquet de sept textes sur ce sujet en cours de discussion et qui présentent des difficultés d'intensité variable. Le Président de la République a rappelé l'importance de maintenir ce cadre d'ensemble, sans renvoyer à plus tard les sujets les plus difficiles, tels ceux des procédures et de Dublin, sans lesquels l'Union ne pourrait disposer d'une réponse cohérente et concrète. Ces sujets sont également de fait liés à des textes plus consensuels, tels celui sur l'Agence européenne de l'asile, Eurodac ou encore les qualifications, les réinstallations ou l'accueil.

Le débat, désormais habituel, sur le type de solidarité à exercer au sein de l'Union européenne a repris autour du concept, présenté par la présidence autrichienne, de « solidarité obligatoire » comme une alternative au principe de répartition obligatoire. Sans surprise, ce mécanisme se heurte à de réelles résistances. Enfin, la nécessité d'un mécanisme pérenne de gestion des débarquements des migrants en Méditerranée a été rappelée. Les travaux se poursuivent au niveau technique.

S'agissant de la sécurité intérieure, le Conseil européen a condamné la récente cyberattaque menée contre l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques. Il a aussi rappelé ses conclusions sur l'attaque de Salisbury et salué la création, comme nous le souhaitions, d'un régime de sanctions européennes spécifiques sur la prolifération des armes chimiques. Le travail va se poursuivre pour que l'Union européenne soit mieux protégée des cyberattaques, notamment dans le contexte de la préparation prochaine des élections européennes. Les travaux dans ce domaine ont été très consensuels et ont permis de donner une impulsion politique pour une adoption rapide des propositions de la Commission, notamment sur le retrait des contenus terroristes en ligne, reconnu comme prioritaire. La France avec l'Allemagne et le Royaume-Uni avaient fortement soutenu cette démarche.

C'est avec ce type de mesures concrètes et contraignantes juridiquement que l'Union pourra protéger plus directement nos concitoyens. Chacun voit bien que les efforts de conviction déployés auprès des plateformes en ligne ne sont pas à la hauteur du défi que nous devons relever. Ces mesures doivent être accompagnées d'avancées sur l'accès aux preuves électroniques, la disponibilité des informations financières, la lutte contre le blanchiment des capitaux ou encore l'extension à la lutte contre le terrorisme des compétences du Parquet européen.

Enfin, comme nous le souhaitions, le Conseil européen a évoqué les enjeux climatiques. Les conclusions rappellent, sous notre impulsion et celle de la Pologne, qui présidera la COP 24, le rapport alarmant du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et appellent à l'adoption à Katowice de règles ambitieuses et globales pour mettre en oeuvre l'Accord de Paris.

S'agissant des relations extérieures proprement dites, les chefs d'État et de gouvernement ont fait part, hors conclusions, de leur préoccupation devant l'affaire Kashoggi. Ils ont très brièvement évoqué la situation difficile au Venezuela, ainsi que le résultat des élections du 7 octobre dernier en Bosnie-Herzégovine.

Enfin, les chefs d'État et de gouvernement se sont réunis lors du déjeuner du 18 en format zone euro dit « élargi », c'est-à-dire à 27. Nous sommes parvenus à obtenir d'importantes avancées lors du sommet franco-allemand de Meseberg le 19 juin dernier et il est désormais essentiel d'avancer avec les autres membres de la zone euro afin d'arrêter de véritables décisions lors du prochain sommet de la zone euro de décembre 2018. Le Président de la République a plaidé avec vigueur pour que l'ensemble de ces travaux progresse, que ce soit sur l'union bancaire, la réforme du mécanisme européen de stabilité, la mise en place d'un filet de sécurité du fonds de résolution unique, ainsi que sur la création d'un budget de la zone euro pour la convergence et la stabilisation. La sensibilité de ces sujets, notamment pour nos amis néerlandais, est bien connue. Mais il est indispensable d'avancer pour que l'Union soit prête à affronter un éventuel retour des crises financières et voit conforté son rôle de puissance monétaire et économique. Le président de la Commission européenne a d'ailleurs insisté sur le rôle international de l'euro et confirmé qu'il allait faire des propositions dans ce domaine d'ici la fin de l'année.

Avec l'Allemagne, nous nous sommes opposés à tout débat sur la situation économique et budgétaire italienne. Il n'appartient à personne de donner des leçons à l'Italie et il est indispensable de laisser se poursuivre le dialogue avec la Commission. C'est seulement à l'issue de ce dernier que le Conseil sera saisi de l'analyse de la Commission et, le cas échéant, de ses recommandations. Sur le fond, il va de soi que nous souhaitons la meilleure solution économique possible à l'Italie. Tel est l'intérêt de nos deux pays et, plus largement, des États membres de la zone euro : se réformer, lorsque c'est nécessaire, non pour la Commission mais pour eux-mêmes, et assurer la crédibilité et la force de la zone euro qui nous bénéficie à tous.

M. Benoît Huré. - On se laisse enfermer dans une conception défensive en matière d'immigration. Il faut expliquer les choses : derrière chaque migrant, il y a un passeur. Il faut clairement démanteler ces filières abominables, qui brassent des capitaux analogues, en volume, à ceux de la drogue et de la prostitution. Il faudrait en outre conduire un plan massif de soutien destiné aux pays d'origine de ces migrations. Quelles ont été les réactions à la proposition de participer aux programmes de co-développement parmi les États membres qui n'acceptent pas les migrants ? En outre, l'Union pour la Méditerranée, qui est un vieux projet, serait aujourd'hui fort utile. Le Président de la République souhaite-t-il relancer cette initiative ?

M. Jean-François Rapin. - La politique commune de pêche est une réussite de l'Union européenne, comme en témoigne son intégration économique. Le Brexit ne va-t-il pas induire pour cette politique de réelles turbulences ? 75 % des captures des pêcheurs des Hauts de France se font en zone anglaise. Les familles de pêcheurs vivent aujourd'hui dans une ambiance dramatique - je pèse mes mots - et il est urgent de les rassurer ! Quelles mesures prendre face à la pêche électrique ? Il ne faudrait pas qu'un étau se resserre sur nos pêcheurs en raison de ces problèmes ! Toutes ces dimensions, humaines et économiques, doivent donc être prises en compte durant les négociations.

M. André Gattolin. - La Commission négocie avec les Italiens et le Conseil doit intervenir dans un second temps. Quelles sont les exigences de la Commission européenne ? Sanctionner la trajectoire budgétaire est-elle une démarche légitime ? La sincérité budgétaire est elle-même questionnable : comment assurer de tels besoins de financement avec 2,4 % de déficit budgétaire ? La différence entre les taux allemands et italiens est révélatrice et commence à avoir des répercussions sur les autres pays, déjà affectés il y a cinq ans par la crise de l'euro : l'Espagne, la Grèce ou encore le Portugal. Comment nos relations bilatérales avec l'Italie ont-elles évolué ? La France n'est-elle pas vouée à assurer la médiation entre l'Italie et l'Allemagne ? Évitons que l'Italie ne connaisse, à quelques années d'écart, le même sort que la Grèce, ce qui aviverait un nouveau risque systémique !

M. Jean Bizet, président. - Le spread entre les emprunts contractés par l'Italie et les Allemands traduit manifestement les craintes de réelles turbulences. Faute d'un accord de la Commission avec l'Italie, la procédure pour déficit excessif serait, pour la première fois, mise en oeuvre !

Mme Nicole Duranton. - Il y a manifestement là un risque pour la zone euro. Si un pays ne tient pas ses engagements, quels sont les moyens dont l'Union dispose pour remédier à une telle situation ?

M. Pascal Allizard. - Ne pensez-vous pas que le principe « Too Big To Fail » trouverait à s'appliquer pour l'Italie ?

Mme Nathalie Loiseau. - Nous travaillons avec les pays d'origine. Les trafiquants d'êtres humains sont les ennemis des pays d'origine. Les actions civiles conduites par l'Union européenne permettent de lutter contre les passeurs. Notre démarche s'avère analogue avec les pays d'Afrique du Nord : si la notion de plateforme de débarquement est aujourd'hui mise de côté, le travail de lutte avec ces pays contre les réseaux est réel. Nous travaillons également entre pays de l'Union, y compris avec le Royaume-Uni, au démantèlement des réseaux de passeurs. Nous soutenons également le plan massif pour l'investissement et l'emploi en Afrique proposé par M. Jean-Claude Juncker.

S'agissant de la solidarité obligatoire à modalités flexibles, nous sommes plusieurs à déplorer que certains États membres n'aient pas honoré leurs obligations en matière d'accueil de demandeurs d'asiles. Devons-nous, à l'avenir, conditionner le versement de certains fonds à l'accueil effectif de migrants par des collectivités territoriales ? Devons-nous reconnaître un caractère obligatoire à la solidarité, tout en laissant une latitude d'application aux États membres ? D'ores et déjà, depuis cette année, nous avons obtenu une contribution renforcée des pays de Viegrad, à hauteur de 35 millions d'euros, au fonds fiduciaire d'urgence pour les migrations en Afrique. Cette avancée va dans le sens de vos préoccupations.

L'Union pour la Méditerranée vient de changer de secrétaire général. Le Président de la République souhaite organiser un sommet des deux rives, destiné à travailler avec les gouvernements et à mobiliser les sociétés civiles et les acteurs économiques. Une telle démarche risque de se heurter aux mêmes écueils que le processus de Barcelone : qui trop embrasse mal étreint et le risque demeure que le conflit israélo-palestinien focalise l'attention de tous ! En revanche, le format 5+5 fonctionne mieux, comme en témoigne les avancées de la coopération interministérielle en Méditerranée occidentale, malgré les dissensions entre l'Algérie et le Maroc.

Le Brexit est un sujet de vive inquiétude pour la politique de la pêche dont l'intégration est en effet une réussite. Alors que le Royaume-Uni caresse l'idée de demeurer dans l'union douanière, encore faut-il s'assurer que les principes de concurrence loyale et que l'accès aux eaux britanniques pour les pêcheurs européens soient respectés. Ce sont là des conditions précises. J'entends votre préoccupation de maintenir les transformations des produits de la pêche assurées dans les ports français. Nous en avons d'ailleurs débattu lors du conseil des ministres de ce matin ; les ministres de l'agriculture et du budget devraient se rendre dans les ports des Hauts de France, en Normandie et en Bretagne pour envisager les enjeux du Brexit, parmi lesquels les différentes modalités de contrôle, autant douanier que sanitaire et phytosanitaire, de la pêche provenant du Royaume-Uni.

Quels sont les problèmes posés par le budget italien ? La France se gardera de donner des leçons à l'État italien, puisque nous avons, pendant dix ans, déroger aux critères que nous avons nous-mêmes fixés. Nous privilégions avant tout la création d'emplois et la croissance en Italie. En revanche, le taux de croissance nominal de la dette primaire est très au-dessus de ce qui avait été auparavant annoncé, tandis que la dégradation du solde structurel est réelle. Il faut établir un dialogue constructif avec la Commission et l'Italie. Certes, un processus de déficit excessif existe et peut aboutir à des sanctions. Il faut plutôt permettre au gouvernement italien de répondre aux attentes de son électorat qui semblent néanmoins difficilement conciliables : deux partis opposés lors des élections, aux priorités et programmes très différents, voire antagonistes, ont été amenés à gouverner ensemble. L'argument démocratique est naturellement respectable, mais peut s'avérer spécieux lorsqu'il conduit l'Italie à être exposée à de tels risques, comme l'illustre le niveau de son spread analogue à celui de 2013. Toute la zone euro, à commencer par la Grèce, l'Espagne et le Portugal, est exposée au risque ! Nous partageons la même monnaie et avons souverainement décidé de règles communes : il est ainsi normal que la Commission conduise un dialogue étroit avec l'Italie.

Personne ne souhaite une nouvelle crise, surtout si la zone euro n'y est pas préparée. Notre volonté d'un mécanisme de coopération renforcée et d'un mécanisme budgétaire propre à la zone euro tire les leçons des expériences précédentes. Le risque est loin de n'être que théorique ! Or, je ne suis pas certain que tous les membres du Conseil aient pris la mesure du danger !

Mme Anne-Catherine Loisier. - La stratégie de l'Allemagne, dont les excédents explosent, ne joue pas les règles de la solidarité européenne. Nous payons tous la stratégie de l'euro fort qui est aussi à l'origine de ces tensions. L'Allemagne me semble bel et bien le bénéficiaire exclusif du système monétaire actuel !

M. Pierre Ouzoulias. - Je ne suis guère un partisan de ce gouvernement italien. La volonté d'arrêter toute immigration et le refus d'une tutelle européenne, estimée insupportable, sont les deux idées auxquelles adhèrent la majorité des italiens et suscitent l'assentiment de notre population. Prenons garde à des mesures trop sévères qui pourraient, à l'occasion des prochaines élections européennes, conforter une majorité europhobe au Parlement ! À un moment donné, il faut se demander à quoi sert l'Euro comme outil au service d'une politique et d'une économie, s'il ne contribue ni à la solidarité ni à l'intégration économique !

Mme Gisèle Jourda. - Le point 5 des conclusions du Conseil européen sur l'immigration concerne la volonté de faciliter les retours effectifs. Ce point fait référence à l'accord entre l'Union et la Turquie : des efforts supplémentaires doivent être consentis pour mettre pleinement en oeuvre cette déclaration. Quelles sont donc les déficiences de l'accord ?

M. Jean Bizet, président. - Les règles sont faites à la fois pour être appliquées et explicitées. Pour le moment, la coalition hétéroclite qui gouverne l'Italie est très populaire. Toute mesure de rétorsion sévère susciterait une virulente opposition à l'idée européenne, à l'instar de ce qui a pu se produire, de manière temporaire, en Grèce. Comment imaginer l'action de la Commission, dans un tel contexte où les marges de manoeuvre demeurent particulièrement étroites ? Encore faut-il trouver le dosage idoine ! Trop de sévérité pourrait générer des conséquences funestes au projet européen !

Mme Nathalie Loiseau. - Je partage votre analyse. Matteo Salvini recherche la confrontation et prenons garde à ne pas lui donner ce qu'il attend. Des actions soudaines pourront renforcer le poids des europhobes. Le dialogue est nécessaire même si les marges de manoeuvre demeurent étroites. La pédagogie est essentielle, s'agissant surtout de la dette publique. Notre dialogue est nécessaire, du fait de notre monnaie commune.

Les questions de dette ne relèvent pas d'une quelconque forme de dogme bruxellois, mais engagent nos enfants et petits-enfants. L'euro fort pénalise aussi les exportations allemandes. Nos importations sont plus supportables, tandis que le prix du pétrole augmente, qu'avec un euro faible. Si notre déficit commercial continue de se creuser, d'autres motifs doivent être allégués. Sur les excédents budgétaires, l'Allemagne pâtit elle-même d'un sous-investissement ; le mécontentement populaire qui y monte n'est pas seulement lié aux questions migratoires, qui avivent l'inquiétude de la population de l'ensemble des États membres, mais résulte également des choix budgétaires précédents. Cette question recoupe celle des capacités budgétaires de la zone euro sur laquelle la Chancelière nous a rejoints, il est vrai, pour des raisons notamment de politique intérieure.

Bien que Matteo Salvini mette en exergue la question des migrants, l'Italie souffre actuellement le moins des nouveaux influx migratoires puisqu'en une année les flux migratoires ont baissé de 80 % via la Méditerranée occidentale. L'Espagne et les pays limitrophes de la Méditerranée orientale sont confrontés, en revanche, à de nouveaux flux ; ce qui soulève la question du rôle du gouvernement turc. Une telle réalité motive ainsi la rédaction des conclusions du sommet européen consacré à l'immigration. En effet, Ankara tend à remettre en cause le fléchage des aides de l'Union vers les collectivités territoriales et revendique plutôt un soutien financier direct. Telle n'est pas notre orientation. La Turquie n'hésite d'ailleurs par à rouvrir le robinet migratoire à l'occasion de tout événement politique qu'elle considère comme défavorable !

Mme Gisèle Jourda. - On pouvait en effet s'attendre à cette politique aléatoire du gouvernement turc en fonction de l'actualité !

M. Didier Marie. - Le 12 septembre, le Parlement européen a demandé l'engagement de la procédure de l'article 7 du traité en réponse à la situation en Hongrie. De même, des actions sont engagées contre la Pologne. Le changement de présidence du groupe de Viegrad au profit de la Slovaquie vous semble-t-il de nature à faciliter les ouvertures et à améliorer les contacts ?

Mme Nathalie Loiseau. - Les questions relatives à l'État de droit sont l'apanage du conseil « affaires générales » auquel je participe. Or, ce conseil s'est emparé de la situation polonaise depuis plusieurs mois. Les autorités polonaises nous abreuvent d'informations inutiles et ne répondent pas aux vraies questions que nous leur adressons. Au-delà, la Commission a décidé de saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), qui rendra une décision en février, sur la mise à la retraite d'office des juges de la Cour suprême. La CJUE vient d'ailleurs de rendre une première décision en référé demandant le retour en activité de ces magistrats. Au-delà de l'article 7, d'autres moyens peuvent être activés : la Commission joue ici son rôle de gardienne des traités et M. Frans Timmermans fait preuve d'un grand courage. Le sujet reviendra dans le cadre du règlement financier pluriannuel, puisque la Commission a proposé de conditionner le versement des fonds européens au respect de l'État de droit.

Le Parlement européen, lors d'un vote intervenu le 12 septembre, a fait part de ses préoccupations sur la situation de l'État de droit en Hongrie au regard du respect du pluralisme, de la situation des organisations non gouvernementales, de la presse et de la question migratoire. Ce vote est intervenu trop tôt pour intégrer l'interdiction de la présence de sans-abris dans les espaces publics. Ce genre de décision est totalement en opposition avec les valeurs de l'Union européenne. Le Parlement européen a saisi le conseil « affaires générales » avant le Conseil européen pour la mise en oeuvre, pour la première fois de notre histoire, de l'article 7 du traité. Le service juridique du Conseil a été sollicité tout au long de cette procédure. La France s'est déclarée favorable au déclenchement de l'article 7 sur la situation hongroise.

La Slovaquie, où l'assassinat d'un journaliste a entraîné un changement de gouvernement, assume désormais la présidence du groupe de Viegrad (V4). La semaine prochaine, nous allons rencontrer avec le Président de la République les autorités slovaques et autres membres du V4, comme nous l'avons fait tout au long de l'année 2017. La fréquence de nos relations nous permet de travailler sur des sujets communs, comme la taxation des géants du numérique et la politique agricole commune, mais aussi d'évoquer nos points de désaccords. Nous commençons toujours nos réunions en exposant nos divergences en matière d'État de droit. Encore faut-il que les sociétés civiles de ces pays le sachent et comprennent que cette question représente une véritable attente européenne.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie de votre intervention, Madame la Ministre. Sur la politique commune de la pêche, il nous faudra trouver un juste équilibre. Ce dossier délicat devra être réglé dans la négociation d'ensemble du Brexit. Rien ne sera réglé tant que tout ne sera pas réglé ! Puisque près de 70 % des eaux britanniques sont ouvertes aux pêcheurs issus des États membres - il faudrait sans doute privilégier cet accès sur la question des quotas durant les négociations ! La pêche électrique doit aussi être prise en compte. Les pêcheurs britanniques ne me semblent guère convaincus des impératifs du développement durable. Il faut donc faire oeuvre de pédagogie !

La réunion est close à 18h10.

Jeudi 25 octobre 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 15.

Économie, finances et fiscalité - Proposition de résolution européenne de Mme Catherine Morin-Desailly sur la responsabilisation partielle des hébergeurs : rapport de M. André Gattolin et Mme Colette Mélot

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle l'examen du rapport d'André Gattolin et Colette Mélot sur la proposition de résolution européenne de Catherine Morin-Desailly sur la responsabilisation partielle des hébergeurs.

Je vous rappelle que, le 11 octobre, nos deux collègues nous avaient soumis une proposition de résolution européenne sur les relations entre les entreprises et les plateformes en ligne.

Tout cela traduit la grande attention portée par notre commission, grâce au travail mené par nos deux rapporteurs, aux questions portant sur les enjeux du numérique. Je veux aussi saluer les initiatives de Catherine Morin-Desailly. Elles permettent de formaliser dans des résolutions européennes les préconisations de la mission d'information dont elle avait été la rapporteure.

J'ai lu avec intérêt le présent rapport. Le temps va très vite : les premières mesures prises en la matière sont aujourd'hui déjà inappropriées.

Je donne la parole à nos rapporteurs.

M. André Gattolin, rapporteur. - Le président Bizet a rappelé la vigilance de Catherine Morin-Desailly sur les sujets numériques. Elle est connue et respectée et j'en veux pour preuve la co-signature de la proposition de résolution par plus de quatre-vingt sénateurs, dont un certain nombre d'entre vous !

Pourquoi ? Quel est le constat ?

Les faits, c'est la place de plus en plus grande des réseaux et médias sociaux dans le débat public : paroles, écrits, photos, vidéos sont transmis, échangés, partagés à une très grande vitesse. Et nous, politiques, sommes de plus en plus interpellés sur des phrases ou des vidéos qui circulent sur la toile. Certains chercheurs parlent de « viralité », je crois que le terme n'est pas trop fort.

Or, ces dernières années, le phénomène a pris une mauvaise tournure avec, d'une part, la propagande terroriste - la Commission européenne a mesuré que pour le seul mois de janvier 2018, quelque 700 nouveaux contenus de propagande officielle de Daech ont été diffusés sur internet -, et, d'autre part, le phénomène des fausses informations, les fake news et désormais « infox ». Ces fausses informations circulent de plus en plus, car de mieux en mieux relayées, et durant des campagnes électorales en risquant d'altérer le vote par des contrevérités. Le phénomène est désormais bien connu, mais il se renouvelle de scrutins en scrutins, sans qu'on parvienne à l'endiguer. L'actualité nous en fournit deux exemples : les élections présidentielles au Brésil et la campagne des élections de mi-mandat américaines.

Il se passe des choses néfastes sur les plateformes qui hébergent ou transmettent des contenus, comme Facebook, Twitter, Youtube, Instagram, etc. Ce qui pose problème, c'est qu'elles sont régies en droit européen par une règle établie par la directive sur le commerce électronique du 8 juin 2000, qui les définit comme de simples intermédiaires techniques. Ce faisant, elle les exonère de toute responsabilité, ou presque, quant aux contenus qu'elles propagent. Et cela limite notre pouvoir de contrainte sur elles.

Or, nous l'expliquons dans notre rapport, toutes ces plateformes ont été créées après 2000. Comme le rappelle Catherine Morin-Desailly, elles participent à ce que l'on appelle le web 2.0 : les internautes ne font pas que consulter ou télécharger des contenus sur ces plateformes, ils peuvent aussi les commenter, les modifier, les transmettre ou les relayer. Et dans ce web 2.0, les plateformes ont intérêt à ce que les contenus circulent, peu importe ce qu'ils véhiculent. En effet, ce sont la publicité ou les données personnelles qui rémunèrent les plateformes, et plus le trafic augmente, plus il y a de publicité, plus la rémunération est importante.

Nous avons fait sur ce sujet une petite recherche et trouvé que la délégation pour l'Union européenne du Sénat dénonçait déjà cette déresponsabilisation totale en 1999. Notre président s'en souvient certainement ! Tout comme vous vous souvenez peut-être que les débats furent à l'époque très durs, y compris pour la transposition de la directive dans la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) de 2004.

Là où le bât blesse, c'est que la directive de 2000 a prévu un régime des plus libéraux dans l'Union pour favoriser le développement d'internet et des plateformes, dans le but de voir émerger des acteurs européens. Mais, comme on le voit, cela a surtout favorisé les grands acteurs américains ou internationaux. D'une part, ils sont devenus des groupes mondiaux qu'il devient très difficile de réguler, et, d'autre part, eux-mêmes semblent parfois dépassés par l'usage abusif qui est fait de la technologie qu'ils proposent.

Face à ces évolutions, la Commission européenne s'est toujours refusée, depuis 2000, à rouvrir le débat sur la responsabilité des hébergeurs de contenus en ligne.

Avant de passer la parole à Colette Mélot, je partagerai avec vous une analyse et une mise en perspective. Je pense que, pas plus que nous, la Commission n'a vu venir le phénomène des fake news et la propagande orchestrée durant les campagnes électorales, qui est un phénomène relativement nouveau. En second, je rappelle que régir et réguler internet est une activité ne permettant pas de savoir exactement où on va, ce qui peut expliquer une certaine prudence. Les mobilisations ont été nombreuses depuis dix ans. Une pétition contre la loi LCEN avait même réuni, à l'époque, 130 000 internautes. On voit bien que ce sujet pose problème pour le fonctionnement de la démocratie.

Enfin, vous le savez comme nous, depuis 2015 et le lancement de sa stratégie pour un marché unique numérique, la Commission européenne a présenté une multitude de textes. Je crois qu'elle n'a pas voulu que la mise en oeuvre de cette stratégie soit « polluée » par un débat de définition de chaque acteur. Cela ne veut pas dire qu'on doit en rester là !

Mme Colette Mélot rapporteur. - Je partage pleinement les propos d'André Gattolin.

Il serait injuste de dire que l'Union européenne n'a rien fait face aux phénomènes que nous constatons. Cependant, elle a privilégié des actions ciblées, pragmatiques, fondées sur la coopération et l'autorégulation du secteur. Deux exemples l'illustrent : la lutte contre les fausses informations et la lutte contre le terrorisme.

Sur la désinformation, la Commission européenne a présenté, le 26 avril, 2018 une communication, qui a donné suite à une consultation publique et à un rapport élaboré par un groupe d'experts de haut niveau. Plusieurs mesures concrètes ont été prévues : un code de bonnes pratiques contre la désinformation pour les plateformes en ligne, qui a été adopté officiellement le 16 octobre dernier ; un réseau européen indépendant de vérificateurs de faits, soutenu par la création d'une plateforme en ligne européenne sécurisée consacrée à la collecte et à l'analyse des données ; le renforcement de l'éducation aux médias et la promotion d'informations de qualité et diversifiées ; le soutien aux États pour qu'ils assurent une plus grande résilience aux élections et la promotion de systèmes volontaires d'identification en ligne pour favoriser la traçabilité de ceux qui mettent des informations sur le réseau.

Si ces mesures vont dans le bon sens, elles restent limitées. La mise en oeuvre du code de conduite par les plateformes fait déjà l'objet de critiques ; il s'agit d'engagements individuels de chacune d'elles et non d'engagements communs et mesurables. On peut comprendre l'intérêt de ce paquet : mettre en oeuvre rapidement, en vue des élections européennes, une série de mesures pour protéger la campagne des élections contre la désinformation. Mais on ne pourra pas s'en tenir à cela !

Une autre initiative, législative celle-là, mérite notre attention. Il s'agit d'un projet de règlement du 20 septembre dernier qui traite de la prévention de la diffusion en ligne de contenus à caractère terroriste. Il est porté par le Commissaire Julian King. Notre commission ne l'a pas encore analysé, aussi je me bornerai à une mise en perspective avec notre sujet. Le texte prévoit qu'un contenu à caractère terroriste soit supprimé dans le délai d'une heure après sa mise en ligne et fait peser l'obligation de retrait sur l'hébergeur. Pourtant, à en croire son exposé des motifs, ce projet de règlement s'inscrit dans la continuité des règles de la directive sur le commerce électronique et le respect du statut d'hébergeur sans responsabilité sur les contenus...

Derrière cette contradiction apparente, on voit bien la logique qui préside à l'action de la Commission européenne : il s'agit de compléter la règle établie en 2000, soit en l'atténuant, soit en la renforçant, mais sans la modifier. Cette approche, certes pragmatique, est non seulement contradictoire, mais aussi limitée.

C'est pourquoi, nous sommes d'accord avec l'objet de la proposition de résolution qui nous est soumise, c'est-à-dire ouvrir des négociations à Bruxelles afin de créer un statut pour les hébergeurs de contenus, visant à les responsabiliser, au moins partiellement.

Le sujet fait consensus en France : c'est le cas au Sénat, je pense, mais aussi au sein de l'exécutif. Deux rapports, l'un sur la désinformation, l'autre sur la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, l'y invitent. Le Premier ministre se montre intéressé et le secrétaire d'État au numérique y semble prêt.

Le moment est le bon. Si l'actuelle Commission a toujours refusé d'ouvrir ce débat, son mandat se termine bientôt. À nous, Français, de pousser d'une seule voix pour que le mandat de la prochaine Commission inclue ce dossier !

Il nous faudra aussi convaincre nos partenaires européens. Le sujet fait moins consensus parmi eux : en dehors de l'Allemagne et de l'Autriche, seul le Royaume-Uni semble être sur la même ligne, mais sa situation va l'empêcher de peser. Beaucoup d'États membres s'inscrivent dans la tradition d'une intervention minimale vis-à-vis des plateformes numériques, comme on le voit aussi sur le dossier de la taxation.

C'est pourquoi, dans ce contexte, cette proposition de résolution nous paraît bienvenue. Elle permettrait au Sénat d'adopter une position claire assez tôt dans le débat, au service d'un message français adressé à nos partenaires et à la Commission européenne.

Par conséquent, nous vous proposons d'adopter la résolution sans modification.

M. Jean Bizet, président. - Je salue le travail de nos rapporteurs, lequel s'inscrit dans la durée. Il faut souligner aussi le rôle important du Commissaire Julian King, ancien ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris.

L'orientation prise par la Commission européenne devra être jugée dans le temps long. En Europe, nous sommes en retard en termes de technologie, mais en avance sur le plan de l'éthique. Il faut trouver le juste équilibre entre un encadrement coercitif et la libéralité permettant l'innovation.

M. Simon Sutour. - L'enfer est pavé de bonnes intentions puisque les propositions faites lors des débuts d'internet ont abouti au résultat inverse de ce que nous espérions. La France est isolée sur ces questions en Europe ; nos seuls alliés pourraient être les Britanniques, qui ont d'autres problèmes en ce moment.

Les grands groupes de l'internet se débrouillent à merveille pour échapper à tout, à la fiscalité comme au contrôle des contenus. Mais il y a une volonté, au niveau tant parlementaire que gouvernemental, de mieux maîtriser les choses. Il faut faire davantage, au regard notamment de la cybercriminalité.

J'approuve la proposition de résolution, mais il serait bon d'y ajouter un avis politique afin que l'on puisse s'adresser directement à la Commission.

M. Jean Bizet, président. - Cela aurait plus de force, en effet.

M. Pierre Cuypers. - Le sujet est immense et l'on n'en connaît pas les limites. Je m'interroge sur la sécurité. Comment définir le pouvoir que l'on pourrait confier à une autorité de contrôle ? Est-il possible de fermer des verrous, de créer des interdits dans ce domaine ? Au-delà des déclarations d'intention, quelles mesures de rétorsion prévoir contre les fausses nouvelles, qui engendrent de la suspicion et de l'insécurité ?

M. Daniel Gremillet. - La capacité d'imagination de ces groupes est du même niveau que celle de la grande distribution ; on a toujours l'impression d'être à la traîne !

Je soutiens cette proposition de résolution, même si elle est a minima. Un avis politique renforcerait la position de la France dans ce combat au niveau communautaire. Ce sujet est stratégique pour le futur.

M. Jean Bizet, président. - Sur le plan scientifique, des vérités établies sont battues en brèche via les fake news, qui, une fois diffusées, sont impossibles à enlever du subconscient de nos concitoyens. C'est dramatique !

M. Didier Marie. - La toile représente, à la fois, le meilleur et le pire. Les problèmes posés sont d'ordre démocratique, éthique, et liés à la sécurité. La course de vitesse est permanente entre les hébergeurs et les démocraties. Les pays de l'Union européenne tentent d'encadrer la diffusion de l'information, mais ces mesures sont à chaque fois insuffisantes.

La volonté est-elle assez forte en Europe pour réguler ce marché ? Il nous faut des champions dans le domaine du numérique, mais comment les faire émerger ? En matière de fiscalité des GAFA, on a vu combien il était difficile d'accorder les différentes positions des États membres. Or on ne peut pas compter sur les grands hébergeurs pour s'autoréguler. Ils ne le feront que sous la pression de la loi, qui prend la forme de directives européennes, et sous celle de la société civile. Une bataille politique est à mener pour exiger davantage d'éthique.

Je suis inquiet de l'impuissance actuelle et du déséquilibre des forces entre les GAFA et les pouvoirs publics. Aux États-Unis, la forme que prend la diffusion de certaines informations exacerbe les tensions et aboutit à la violence politique. Nous n'en sommes pas si loin en Europe, où des responsables politiques exploitent les faiblesses des dispositifs. L'Union européenne doit réagir plus fortement, et l'envoi d'un avis politique est une très bonne idée.

Mme Anne-Catherine Loisier. - La technologie avance plus rapidement que nos législations. La prise de conscience du problème par l'opinion publique est un moyen de faire pression sur les grands opérateurs.

L'Allemagne a récemment mis en place une législation contraignante. Les retours sont-ils positifs ?

M. Pierre Médevielle. - Il y a comme une chape de fatalisme... Quand la prévention est difficile, ne doit-on pas anticiper et se faire plus diabolique que le diable ? Il faudrait un système mixte qui permette, à la fois, de réprimer et d'anticiper.

M. Claude Raynal. - Nous ne sommes qu'au début du phénomène. C'est un espace de domination américain qui se met en place. L'ensemble du système est d'ores et déjà sous le contrôle des États-Unis, et cela s'aggravera si l'on ne fait rien. À égard, la proposition faite dans le rapport mériterait d'être durcie.

Quand les États-Unis accepteront de nouveau de dialoguer, il faudra mettre en place une autorité mondiale, car ce sujet est du même niveau que l'énergie atomique. Je ne pense pas que la Commission européenne ait le pouvoir de contrôler quoi que ce soit en la matière. Un gendarme mondial est nécessaire sur ces sujets.

M. Jean Bizet, président. - À propos de gendarmes mondiaux, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) est en effet à une période charnière. L'actuelle phase américaine nous empêche d'élever le débat, ce qui nous expose à des affrontements stériles.

M. André Gattolin, rapporteur. - Il faut une réflexion globale sur la philosophie des États membres à l'égard d'internet. Il y a un groupe composite de huit à dix pays qui refusent toute régulation, pour des raisons parfois divergentes. Des pays nordiques et baltes invoquent une logique de marché ouvert et de coopération. D'autres - le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Irlande -, qui mènent une politique fiscale différentielle, pour ne pas parler de dumping, s'approprient une partie de la richesse produite par le commerce en ligne sur l'ensemble du territoire européen. Il faut aussi citer une myriade de pays, dont Chypre ou Malte, qui prônent aussi la non-régulation.

L'Union européenne est fondée sur les principes budgétaires de la réparation et de la redistribution. Tel est l'esprit, par exemple, de la politique agricole commune. Aujourd'hui, avec l'économie numérique et les jeux fiscaux pratiqués par certains États membres, nous recréons de l'inégalité au sein de l'Europe.

La présente proposition de résolution ne remplacera pas une régulation sur les fausses nouvelles car, au sein de l'Union européenne, les États prêts à réguler ne sont pas majoritaires. Certains jouent leur propre partition pour des raisons économiques et de relation historique avec les États-Unis.

Le code de bonnes pratiques a été signé quelque peu sous la contrainte par Google, Facebook, Firefox, Twitter, car la Commission les a menacés, s'ils ne le faisaient pas, de légiférer avant la fin 2018. Mais de nombreuses clauses sont refusées par les signataires, comme celles prévoyant l'engagement de moyens technologiques, d'investissements, des achats de produits, la création de dispositifs améliorant la vérification de l'information, ou l'appel à des tiers pour repérer les fausses nouvelles.

Le règlement européen sur les données à caractère personnel s'impose comme une norme extraterritoriale. Quand on veut, on peut...

À l'époque de la mobilisation, des industriels du secteur, les fournisseurs d'accès à internet (FAI), étaient montés au créneau contre la régulation. Mais on n'a pas entendu les hébergeurs, car leur modèle ne prévoyait pas encore de publicité, ils étaient gratuits et leurs ressources étaient quasiment nulles. Aujourd'hui, les hébergeurs sont devenus des monstres qui captent la ressource publicitaire et, demain, celle des données personnelles, du big data. Nous sommes donc en droit, économiquement, d'exiger d'eux ce que nous n'osions pas leur demander auparavant.

L'évolution technologique est un autre argument en faveur de la régulation, puisqu'il existe désormais des outils permettant l'encadrement. Par exemple, face à l'avalanche de fausses nouvelles lors de la campagne électorale brésilienne, Facebook a mis en place une cellule de crise, travaillé avec les médias, et s'est engagé à retirer très rapidement les contenus contestés.

Point positif, les premières études montrent une baisse considérable de la propagation des fausses nouvelles au Brésil entre les deux tours. Point négatif, Facebook dit qu'il peut retirer l'information première, mais pas contrôler sa diffusion virale - mais peut-être y a-t-il dans ce refus un peu de mauvaise volonté. Lorsqu'il se fait pirater 50 millions de comptes, on voit bien qu'il n'a pas investi suffisamment. Mais attention avec la gouvernance globale ! Nous avons vu l'émergence d'un internet chinois puissant, mais avec un pouvoir chinois qui sait se protéger de l'extérieur, avec son firewall, sa muraille de Chine...

M. Simon Sutour. - Il sait se protéger de l'extérieur... et de l'intérieur !

M. André Gattolin. - Oui : 200 000 ou 300 000 personnes surveillent ce que les autres font sur internet.

Il faut cesser de dire que l'Union européenne est impuissante. Elle doit se souvenir qu'elle est le premier marché au monde ; elle pourrait dire aux entreprises : si vous voulez y accéder, il faudra respecter mes règles. La Commission n'est pas très sincère dans ce domaine. Elle s'est enfermée dans une logique étrange dans son dialogue avec les acteurs. Avec Colette Mélot, nous avons rencontré un prétendu syndicat du monde de l'internet européen. En l'interrogeant sur sa composition, nous nous sommes rendu compte que derrière quelques acteurs européens qu'on invite à des grands séminaires, c'étaient surtout Google, Facebook et autres qui se livraient à un lobbying intensif.

Paradoxe de la Commission, Jean-Claude Juncker parle de souveraineté à propos de tous les domaines, dans son discours sur l'état de l'Union ; mais sur le numérique, rien. Cela ne fait que dix-huit mois que l'on s'en préoccupe. On se dit qu'il faut des supercalculateurs, un nuage propre, des composants et des microcomposants indépendants et non chargés de back doors captables par des puissances étrangères. Toute cette dimension avait été oubliée. Sur la cybersécurité, la Commission met l'accent sur le cyberterrorisme, mais veut développer les objets connectés, alors que c'est la plus grande passoire dans ce domaine...

Nous n'avons pas de rapport officiel concernant l'Allemagne, la loi n'étant entrée en application que le 1er janvier dernier. Mais il apparaît dans le rapport, remis au Premier ministre par des députés, sur le renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur internet - une question suivie avec une très grande attention en Allemagne -, que la loi aurait un début d'effet.

Nous voudrions, Colette Mélot et moi, vous proposer une modification du titre.

Mme Colette Mélot. - Parler d'hébergeurs sans autre complément n'est pas clair. Il serait préférable de parler d'hébergeurs de contenus numériques.

M. Michel Raison. - Oui, cela pourrait faire référence aux hôtes de logements Airbnb...

Mme Colette Mélot. - La liberté d'expression ne doit pas être respectée seulement dans la presse écrite, mais aussi sur le web. Il y a aussi un risque de privatisation de la censure. Les fausses informations ont toujours existé : à la cour des rois de France, déjà, les rumeurs couraient, et au siècle dernier, la presse a fait tomber des gouvernements, des suicides ont eu lieu à la suite de fausses informations. Ce n'est pas nouveau. La Commission a produit un code de bonne conduite, c'est déjà ça. Mais le temps est venu de prendre les choses à bras-le-corps ; c'est le moment, puisqu'il y aura bientôt une nouvelle Commission. Mais il sera toujours difficile de contrer la suprématie américaine. Dans ce contexte, notre résolution sera la bienvenue.

M. Jean Bizet, président. - Êtes-vous d'accord pour modifier le titre et adopter cette résolution, doublée d'un courrier à Jean-Claude Juncker ? Sans aller jusqu'au firewall des Chinois, il faudra sans doute être plus coercitif contre ceux qui ne respectent pas les valeurs de l'Union. Il faudra bien, un jour, affirmer davantage la puissance et la souveraineté de l'Union européenne.

À l'issue du débat, la proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction suivante :


Proposition de résolution européenne
sur la responsabilisation partielle des hébergeurs de contenus numériques

Le Sénat,

L

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

M

Vu l'article 3 du traité sur l'Union européenne,

N

Vu l'article 10 paragraphe 1 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

O

Vu les articles 14 et 15 de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »),

P

Vu le point 7 des conclusions du Conseil européen du 22 mars 2018 (EUCO 1/18),

Q

Vu la communication COM (2018) 236 final de la Commission européenne au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité européen des Régions du 26 avril 2018 intitulée « Tackling online disinformation : a European approach »,

R

Vu le rapport du groupe d'experts de haut niveau intitulé « A multi-dimensional approach to disinformation » remis à la Commission européenne le 12 mars 2018,

S

Vu l'article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique,

T

Vu l'article 27 de la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet,

1a

Vu l'article L. 111-7 du code de la consommation, dans sa rédaction résultant de l'article 49 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique,

1b

Vu l'arrêt de la Cour de Justice de l'Union européenne du 23 mars 2010 « Google France et Google » C-236/08,

1c

Vu le rapport d'information du Sénat « Lutte contre la contrefaçon : premier bilan de la loi du 29 octobre 2007 » (n° 296, 2010-2011) - 9 février 2011 - de MM. Laurent BÉTEILLE et Richard YUNG, fait au nom de la commission des lois,

1d

Vu le rapport d'information du Sénat « L'Union européenne, colonie du monde numérique ? » (n° 443, 2012-2013) - 20 mars 2013 - de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la commission des affaires européennes,

1e

Vu le rapport d'information du Sénat « L'Europe au secours de l'Internet : démocratiser la gouvernance de l'Internet en s'appuyant sur une ambition politique et industrielle européenne » (n° 696 tome I, 2013-2014) - 8 juillet 2014 - de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la Mission commune d'information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet »,

1f

Vu le rapport du Sénat sur la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information (n° 677, 2017-2018) - 18 juillet 2018 - de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication,

1g

Vu l'étude annuelle du Conseil d'État de 2014 « Le numérique et les droits fondamentaux » présentée le 9 septembre 2014,

1h

Considérant la place primordiale prise par les hébergeurs, au sens de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »), dans l'accès à l'information pour les citoyens européens ;

1i

Considérant que, depuis l'adoption de ladite directive et sa transposition dans les droits nationaux, les fonctionnalités proposées par les plateformes ont considérablement évolué, avec l'émergence d'un « Web 2.0 » qui n'avait alors pas été anticipée ;

1j

Considérant que le modèle économique dominant de ces entités repose sur des recettes publicitaires directement réglées par l'annonceur ou bien engendrées par le nombre de pages vues par les internautes ;

2a

Considérant que ce modèle constitue un cadre favorable non seulement à la propagation de nouvelles contestables ou fallacieuses, mais également à des tentatives de manipulation menées par des pays tiers, en particulier en période électorale ;

2b

Considérant que le régime de responsabilité allégé prévu par la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 précitée profite avant tout aux grands acteurs déjà établis de l'Internet, et que ces derniers n'ont pas montré de volonté suffisante, en dépit des avancées technologiques, de trouver des solutions opérationnelles aux problèmes soulevés ;

2c

Considérant que, pour l'essentiel, les entreprises qui mettent en place ces technologies sont extra-européennes et que, en dépit du cadre libéral qui a présidé à l'adoption de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 précitée, aucun acteur majeur des nouvelles technologies de l'information n'a encore émergé au sein de l'Union européenne ;

2d

S'inquiète de ce que ce modèle ne participe désormais d'un affaiblissement de nos démocraties, comme l'ont montré les suspicions planant sur les derniers scrutins en Europe comme aux États-Unis ;

2e

Considère donc que le régime de responsabilité allégé des hébergeurs, tel qu'il résulte de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 précitée, n'est aujourd'hui plus adapté à ces nouveaux défis ;

2f

Requiert en conséquence une évolution du cadre légal pour créer un statut intermédiaire entre celui d'hébergeur et celui d'éditeur, spécifiquement dans le cas d'une hiérarchisation par un algorithme des informations présentées à l'utilisateur du service ;

2g

Souligne que ce nouveau statut doit être compatible avec, d'une part, la liberté d'expression garantie par le paragraphe 1 de l'article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, d'autre part avec le développement du marché intérieur et la croissance économique équilibrée mentionnés à l'article 3 du traité sur l'Union européenne ;

2h

Invite le Gouvernement à soutenir ces orientations et à les faire valoir dans les négociations à venir.

2i

Institutions européennes - Réunion du « Triangle de Weimar » à Varsovie des 21 et 22 octobre : Communication de M. Jean Bizet

M. Jean Bizet, président. - Avec Simon Sutour, nous avons participé à la réunion du Triangle de Weimar qui s'est tenue à Varsovie le 22 octobre. C'est une très bonne chose que le Sénat ait été associé à ces rencontres qui permettent un dialogue entre parlementaires français, allemands et polonais. Il faut en remercier nos hôtes du Sejm et du Sénat de Pologne.

Notre visite à Varsovie s'est déroulée dans une actualité marquée par deux évènements. D'abord, le 19 octobre, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a demandé au gouvernement polonais de suspendre la mise en application de la loi controversée sur la Cour suprême. Votée en juillet, cette loi qui avance la date de retraite des juges est perçue par la Commission européenne comme une menace pour l'indépendance de la justice. La CJUE a donc demandé au gouvernement polonais de prendre toutes les mesures nécessaires afin que les juges de la Cour puissent remplir leurs fonctions au même poste, en bénéficiant du même statut que celui dont ils bénéficiaient avant l'entrée en vigueur de la loi. Ils auraient obtempéré, si j'en crois les nouvelles d'hier.

Notre rencontre a donc été l'occasion de faire passer des messages à nos collègues polonais sur l'importance du respect des valeurs communes qui nous rassemblent, mais sans esprit de stigmatisation, qui serait contreproductif. En second lieu, se déroulaient, dimanche 21 octobre, des élections municipales et régionales. Le parti au pouvoir, le PiS, est arrivé en tête devant le parti d'opposition, la Plateforme civique. Il a pu ainsi se doter d'une assise locale qu'il n'avait pas. Mais l'opposition a pu défendre ses positions notamment dans les grandes villes, dont Varsovie.

La réunion proprement dite a permis d'aborder successivement trois sujets importants : l'avenir de l'Union européenne ; le prochain cadre financier pluriannuel et la cybersécurité.

Sur l'avenir de l'Union européenne, l'attachement aux valeurs communes a été réaffirmé. Reste à apprécier si elles sont correctement mises en oeuvre. On peut aussi relever le souci commun de l'unité des Vingt-sept et d'une solidarité dans un monde plus incertain, d'une Union davantage concentrée sur les grandes priorités qui parlent aux citoyens et d'un rôle accru des parlements nationaux, qui devraient avoir un pouvoir d'initiative.

On a pu relever des oppositions sur la voie à suivre pour le projet européen. Mon homologue de l'Assemblée nationale, Mme Sabine Thillaye, a mis en avant le concept de « souveraineté européenne », qui implique plus d'intégration pour relever les grands défis comme la sécurité ou le climat. A l'inverse, nos interlocuteurs polonais ont fait valoir que plus d'intégration devait reposer sur la volonté des citoyens. Ils considèrent que la Commission vit dans un monde de concepts abstraits. Ils ont souhaité une revue des compétences, considérant que la Commission européenne allait parfois au-delà de ses missions et plaidé pour une réforme du fonctionnement de l'Union. On sent également chez eux la crainte d'un « noyau dur » d'États membres dont ils seraient écartés. J'ai pour ma part fait valoir que la coopération renforcée ne signifiait pas la constitution d'une Europe de « deuxième zone ». Elle permet à ceux qui le souhaitent d'aller plus vite, mais en pouvant être rejoints à tout moment par les autres États membres. Elle est donc un facteur d'émulation et de réactivité plutôt que de contingentement.

Les Polonais voient le départ des Britanniques avec déception, car c'était un partenaire proche, et pas seulement à cause de l'importante communauté polonaise de Londres. Ils ne veulent pas se retrouver en tête-à-tête avec les Allemands.

Sur le prochain cadre financier pluriannuel, nos amis polonais ont fait part de leur déception. Les propositions de la Commission européenne diminuerait les crédits de la politique agricole commune et de la politique de cohésion, sans tenir compte de la valeur ajoutée de ces deux politiques. Ils sont aussi réservés sur la conditionnalité qui serait, à leurs yeux, arbitraire, et ne trouverait aucun fondement dans les traités. La Pologne subirait une perte de 23 % de ses crédits de cohésion. Or nos collègues polonais soulignent que cette politique est un instrument efficace de convergence et qu'elle a aussi des effets bénéfiques pour le marché unique et pour les autres États membres.

S'agissant de la PAC, la perte de crédits de la Pologne atteindrait 17 %, ce qui serait incompatible avec le besoin de sécurité alimentaire. Les Polonais réclament donc la recherche de nouvelles ressources plutôt que l'affaiblissement des politiques existantes, ce qui supposerait de porter le budget de l'Union à 1,2% du PIB européen, mais ils sont hostiles à de nouvelles ressources fondées sur la taxation du CO2 ou des plastiques. Cette dernière ressource aurait pour conséquence de doubler leur participation au budget. Sur le plan énergétique, ils restent très dépendants du charbon.

Simon Sutour et moi avons défendu le rôle de la PAC et des fonds de cohésion, en soulignant la nécessité de ne pas opposer ces deux politiques et les difficultés des producteurs à se regrouper en raison d'une conception erronée de la concurrence. L'Europe doit rester souveraine, à travers une PAC forte, et solidaire, par la voie des crédits de cohésion. Le besoin de simplification ne doit pas se confondre avec la tentation d'une renationalisation. Je dois dire que nous n'avons malheureusement pas été suivis par nos collègues allemands, qui privilégient clairement le financement de nouveaux objectifs et considèrent que la politique agricole devrait revenir à une responsabilité nationale dès lors que l'objectif de sécurité alimentaire a été atteint - et selon eux, il l'est.

En toute hypothèse, la possibilité d'un accord avant les prochaines élections européennes semble assez illusoire. Le niveau du budget européen pose un problème avec un contributeur net - le Royaume-Uni - qui s'en va. Dans ce contexte, il faut en finir avec les rabais et rechercher de nouvelles ressources propres. Sur ce dernier point, j'ai fait valoir que des taxes sur les plastiques ou le CO2 n'auraient pas vocation à perdurer, car elles avaient pour objet de promouvoir des comportements plus vertueux. Mais cela n'a guère rassuré les Polonais, qui s'orienteraient vers une hausse de la part du nucléaire.

Enfin, nous avons débattu de la cybersécurité. Je me félicite de la prise de conscience collective des immenses défis à relever par l'Europe dans ce domaine. Le Sénat avait, en quelque sorte, un temps d'avance avec l'excellent rapport de René Danesi et Laurence Harribey. La loi polonaise a été revue en 2018 pour renforcer la prévention et minimiser les effets des attaques. L'enjeu de souveraineté a été clairement posé au cours de nos échanges, de même que la nature de la menace, qui peut être le fait de réseaux criminels mais aussi d'États peu scrupuleux.

Les réponses à apporter doivent trouver un bon équilibre entre l'approche européenne et la souveraineté des États. C'est ce que nous avons fait valoir au Sénat. Il y a incontestablement matière à un véritable projet industriel pour l'Europe. Celle-ci invente le plus souvent les procédés technologiques, mais ne sait pas bien les mettre en oeuvre. Au total, c'est pourtant un marché de quelque 600 milliards d'euros qui est en jeu. Une coopération avec l'OTAN peut s'avérer fructueuse, sous réserve que l'Union européenne ne se trouve pas dans une situation de dépendance.

Voilà les enseignements que je tire de cette très intéressante rencontre dans le format Weimar. Le dialogue parlementaire entre nos trois pays est essentiel, compte tenu de leur histoire, de leur géographie et de leur place dans la construction européenne ; il devra donc être poursuivi et approfondi.

Nous étions totalement en phase avec nos collègues députés. C'est une occasion d'avoir des relations plus étroites avec les Polonais, qui restent très marqués par leur grand voisin de l'Est. Simon Sutour a fait part de la position du Sénat sur la nécessité de ne pas stigmatiser les hommes. Il a fait valoir qu'il fallait faire des progrès sur les accords de Minsk, et que l'on ne pourrait pas vivre éternellement comme chiens et chats. Les Polonais sont intraitables sur le projet Nord Stream 2, qu'ils voient comme une mise sous tutelle russe.

Autre dossier dont il faudra parler un jour : les engrais phosphatés avec une teneur en cadmium problématique, si l'on en croit une étude de l'Anses...

M. Simon Sutour. - Le hasard du calendrier a fait que nous participions pour la première fois à ces réunions - la dernière a eu lieu l'an dernier à l'Assemblée nationale et personne ne nous avait fait signe... - au lendemain des élections municipales et trois jours après la décision de la CJUE. Les échéances électorales en Pologne vont se succéder, avec les élections législatives en 2019 et la présidentielle en 2020. Les Polonais appliqueront la décision, mais une nouvelle loi arrivera : ils n'abandonneront pas leurs objectifs.

Il y avait un danger pendant cette réunion, qui a été évité, c'est que la France et l'Allemagne fassent la leçon à la Pologne sur l'État de droit. J'ai dit, comme toujours, qu'il n'y avait pas, d'un côté, des États parfaits et, de l'autre, des États imparfaits. Nous aussi, Français, devons tenir compte d'une décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui nous demandera de rompre les liens entre exécutif et Parquet. Sans cocorico, nous pouvions dire que nous avons de l'avance en ce domaine, mais il fallait éviter de stigmatiser.

Les Polonais défendent leur position sur le budget européen, mais le contexte ne leur est pas favorable, avec le départ d'un contributeur net, le Royaume-Uni, et l'apparition de nouvelles dépenses pour la protection des frontières ou l'Erasmus des apprentis. Il est certain que la PAC et les fonds de cohésion leur seront moins profitables. Mais ils sont - et resteront - à des niveaux considérables. Le président de la commission des affaires européennes du Bundestag Gunther Krichbaum a fait remarquer que cette politique avait porté ses fruits et qu'il était normal, dès lors, qu'elle soit moins intense qu'auparavant. J'ai expliqué aux Polonais, qui en ont été surpris, que nous avions eu peur de perdre la PAC et les fonds structurels lors de leur adhésion avec les autres pays d'Europe centrale et orientale. Je me souviens que Michel Barnier, alors commissaire européen chargé de ces questions, nous avait dit, à Yann Gaillard et à moi, que cela s'était joué à une voix au sein de la Commission.

La Pologne compte 37 millions d'habitants, ce n'est pas rien. L'Union européenne sort petit à petit de l'unanimité ; ils pèseront dans les votes, davantage que des pays de 500 000 ou d'un million d'habitants. C'est donc très important de dialoguer.

La réunion fut très courte, mais utile, comme l'avait été notre précédente rencontre aux Pays-Bas - pays de 17 millions d'habitants qui prendra bientôt le leadership des pays du Nord et des pays Baltes.

M. Didier Marie. - La situation politique en Pologne mérite d'être regardée de près. Le PiS semblait tout-puissant ; il a certes fait un bon score, mais inférieur à ses espérances, d'autant plus qu'il avait la main sur les moyens de l'État et sur les moyens de communication.

On retrouve en Pologne, comme ailleurs, une dichotomie très forte entre monde urbain et monde rural. L'opposition conserve dix des onze plus grandes villes et le PiS est ultra-majoritaire dans les campagnes. Ces résultats sont liés à la résistance des partis plus démocratiques que le PiS, qu'ils soient de droite ou progressistes - ces derniers sont relativement faibles en Pologne -, mais aussi aux pressions de l'Union européenne sur l'État de droit.

Les Polonais, et notamment les classes moyennes, sont sensibles à l'image qu'ils peuvent avoir dans l'Union. Avez-vous parlé des demandes de l'Union européenne, au-delà de celle portant sur la magistrature ? Quelle est leur réaction ? Le pouvoir semble être dans le bras de fer ; les pressions aboutissent-elles à des inflexions politiques internes ?

M. Pierre Cuypers. - Pour y être allé plusieurs fois afin de représenter les filières agricoles, je considère qu'ils ont raison de se défendre. La baisse de la PAC frappe tout le monde. Il faudrait revenir à son origine, à savoir une compensation pour des baisses de prix, donc une subvention au profit du consommateur. Si la PAC disparaît, je ne sais pas comment nous ferons, à moins de faire payer le consommateur.

M. Jean Bizet, président. - Nous n'avons pas parlé de la mise en oeuvre éventuelle de l'article 7 du traité sur l'Union européenne : nous marchions sur les oeufs. Ils ne veulent pas que la Commission s'immisce dans leurs affaires. Ils étaient soulagés que la Cour de justice soit leur rempart. Nous avons été plutôt modérateurs, par rapport à la délégation de l'Assemblée nationale, laquelle comptait un député français du Modem, M. Bru, qui venait de rendre un rapport assez rude sur le sujet...

M. Simon Sutour. - Un rapport assez peu nuancé !

M. Jean Bizet, président. - Nos hôtes ont été courtois, mais ils ont peu apprécié la chose. Ils ont davantage apprécié la position du Sénat. Je trouve positif qu'ils se rendent compte que la CJUE, ce n'est pas rien. Les juges de la Cour suprême ont été rappelés. Après, ont-ils été mis au placard ? Je n'en sais rien.

Monsieur Cuypers, vous avez raison, il faut savoir ce que l'on veut. Pendant des décennies, on a modulé les prix pour éviter que le panier de la ménagère ne coûte trop cher, mais cette logique ne peut être tenue très longtemps. J'ai reçu hier une délégation de farmers américains et d'administratifs du Département de l'agriculture des États-Unis. Je leur ai dit que 30 % des agriculteurs vivaient avec moins de 300 euros par mois, tandis que certains autres vivaient très bien, étant très performants, ou utilisant des circuits courts en bordure de ville. Mais il y a une querelle désastreuse, qu'on ne retrouve qu'en France, entre les différents modes de productions, avec des désinformations et le poids des environnementalistes - à ne pas confondre avec les écologistes, Monsieur Gattolin. Certains agriculteurs ne savent plus où ils en sont et perdent pied.

J'ai salué le fait que le Capper-Volstead Act autorisait le regroupement des agriculteurs pour faire masse vis-à-vis de la grande distribution, à comparer avec l'orientation de l'Union européenne dans les années 1960 d'interdire de tels regroupements au-delà de la coopérative. Résultat, il y a quatre centrales d'achat et 75 000 agriculteurs en face. Les opérations d'agriculteurs vont dans le bon sens, mais ne suffiront pas.

Nomination de rapporteurs

André Gattolin et Jean-François Rapin sont nommés rapporteurs sur le programme de recherche et d'innovation pour 2021-2027 Horizon Europe.

La réunion est close à 10 h 40.