Mardi 8 février 2022

La réunion est ouverte à 15 h 00.

- Présidences de MM. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

Nouvelle relation euro-britannique - Audition de M. Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne, chargé des relations interinstitutionnelles et de la prospective

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous vous remercions, monsieur le président Sefcovic, d'honorer notre invitation à rendre compte, cet après-midi, de votre action en qualité de vice-président de la Commission européenne, en charge des relations interinstitutionnelles et de la prospective. Depuis votre entrée en fonctions au mois de décembre 2019, vous êtes chargé du suivi de la mise en oeuvre du Brexit. Vaste tâche...

C'est sur ce sujet que nous aimerions vous interroger plus particulièrement. La question du Brexit, puis celle de la nouvelle relation euro-britannique sont, depuis plusieurs années, un sujet de préoccupation majeure pour notre institution. Dès le mois de juillet 2016, nous y avons consacré un groupe de suivi, que j'ai l'honneur de coprésider avec Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Il est impératif pour l'Union européenne d'assurer un suivi très attentif des conséquences du Brexit. Nous sommes donc convaincus de l'importance de la tâche qui vous incombe, consistant à vérifier le respect par le Royaume-Uni de ses engagements, et déterminés à faire en sorte que l'accord signé le 24 décembre 2020 soit mis en oeuvre intégralement et de bonne foi.

Nous ne reviendrons pas sur les nombreux rebondissements qui ont émaillé vos rencontres avec votre homologue britannique, David Frost, remplacé en décembre dernier par la ministre des affaires étrangères Liz Truss. Vous pourrez néanmoins nous dire votre sentiment sur la réalité de la volonté de négocier de nos partenaires. En un mot, le « changement de ton » que vous évoquiez dès le mois de novembre 2021 s'est-il confirmé, et vos échanges actuels laissent-ils espérer un aboutissement à moyen terme des négociations sur les points de désaccord persistants ?

À ce sujet, nous aimerions vous interroger sur deux points particulièrement saillants de la nouvelle relation entre l'Europe et le Royaume-Uni.

Le premier est la gouvernance de l'accord de commerce et de coopération (ACC) du 24 décembre 2020. Vous pourrez nous donner des éléments sur le volet parlementaire de cette gouvernance, qui doit associer les parlements nationaux, au même titre que le Parlement européen, au contrôle de notre coopération avec le Royaume-Uni. Alors que la délégation du Parlement européen à l'Assemblée parlementaire de partenariat s'est réunie pour la première fois le 9 décembre dernier, sous la présidence de l'eurodéputée française Nathalie Loiseau, vous nous éclairerez sur les relations de travail à venir entre cette assemblée et le Conseil de partenariat, auquel vous appartenez.

Enfin, au-delà de ce lien institutionnel, vous nous direz comment la Commission européenne compte associer les parlements nationaux au suivi des relations entre l'Union et le Royaume-Uni. Ces relations auront des conséquences structurantes sur les plans aussi bien diplomatique qu'industriel ou de défense, et il est essentiel que les représentations nationales des États membres soient parties prenantes de cette relation future. Croyez bien que le Sénat a l'intention de s'investir dans ce domaine.

Le second point saillant est l'Irlande du Nord. Vous pourrez nous donner des détails sur la proposition de la Commission, présentée le 13 octobre dernier, visant à aménager les conditions d'application du protocole nord-irlandais pour tenir compte des difficultés actuelles de mise en oeuvre par la partie britannique. Vous nous direz en particulier comment la Commission propose de concilier l'objectif de simplification des contrôles douaniers entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni avec l'objectif de défense du marché intérieur, qui suppose une application stricte et effective de nos normes sur le territoire nord-irlandais.

Alors que, cet été encore, le gouvernement britannique remettait en cause la compétence de la Cour de Luxembourg prévue par le protocole lui-même et menaçait d'en suspendre unilatéralement l'application, vous nous direz quel est l'état actuel des négociations à ce sujet.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - C'est un réel plaisir d'accueillir aujourd'hui au Sénat le vice-président de la Commission européenne, M. Maros Sefcovic. Nous avons la joie de nous rencontrer occasionnellement à Strasbourg, lors des sessions de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, dont vous présidez le groupe de travail Santé, auquel j'appartiens. Mais il est rare de vous recevoir au Sénat et nous sommes très sensibles à votre présence ici, dans les circonstances difficiles que nous connaissons.

Nous vous remercions d'être venu jusqu'à nous, parlementaires français, car nous sommes particulièrement avides d'un dialogue direct avec la Commission européenne, sur un sujet qui nous concerne au premier chef du fait de notre position géographique : la nouvelle relation à construire entre l'Union européenne et le Royaume-Uni après le Brexit, intervenu il y a treize mois. Vous avez, en effet, pris le relais du négociateur Michel Barnier pour assurer le suivi des accords qu'il a obtenus, et vous représentez l'Union au Conseil de partenariat établi par l'accord de commerce et de coopération. Ce n'est pas une sinécure, car notre partenaire britannique est remuant et les soubresauts de politique intérieure qu'il connaît le conduisent souvent à la surenchère, avec des discours mystificateurs sur les bénéfices du Brexit - malgré un soutien public aux régions britanniques clairement en recul - et avec l'annonce d'un projet de loi « libertés du Brexit », pour s'affranchir des lois héritées de l'Union européenne.

Vous avez déjà fait des concessions au gouvernement britannique, mais vous avez maintenu l'unité entre les vingt-sept en posant deux limites claires : ne pas renégocier le protocole, mais aménager sa mise en oeuvre pratique, et ne pas renoncer à la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne.

Outre ceux qu'a évoqués le Président Cambon, nous avons deux sujets de préoccupation principaux. D'abord, la gestion des flux migratoires à travers la Manche, sur laquelle nous avons déjà échangé. Les drames humains que nous vivons quotidiennement dans ces territoires ne peuvent pas durer : la Manche étant devenue une frontière extérieure de l'Union, cette question ne peut plus relever exclusivement d'accords bilatéraux comme ceux du Touquet et de Sandhurst, qui ont montré leurs limites. La Commission européenne entend-elle engager l'Union dans la négociation d'un accord euro-britannique dédié à la gestion de cette frontière ?

Nous sommes aussi très inquiets pour l'avenir de nos pêcheurs. Les Britanniques n'ont toujours pas accordé toutes les licences de pêche que ceux-ci sont en droit de recevoir -- il en manque encore des dizaines selon notre Gouvernement. Quant à ceux qui ont obtenu leur licence, ils sont harcelés de nouvelles mesures techniques et de contrôles tatillons.

Comment comptez-vous obtenir l'application pure et simple du volet Pêche de l'accord conclu avec le Royaume-Uni ? La France a demandé la saisine du Conseil de partenariat chargé de mettre en oeuvre cet accord : qu'en est-il ? Envisagez-vous des mesures de rétorsion ? Si oui, lesquelles et à quelle échéance ? Il n'est pas question que la filière pêche soit la victime collatérale du Brexit. La réserve d'ajustement au Brexit ne peut être la seule réponse à des professionnels qui craignent de perdre leur métier et à une région côtière comme la mienne, menacée de dévitalisation. Pour ouvrir des perspectives, notre Gouvernement promet qu'un régime ad hoc en matière d'aides d'État serait à l'étude : pouvez-vous nous le confirmer et nous en dire plus ?

Il y a deux semaines, vous avez conclu votre rencontre avec Mme Liz Truss, votre nouvelle homologue britannique, en vantant « une atmosphère constructive » : pouvez-vous justifier votre optimisme au regard de toutes les difficultés que nous venons d'évoquer, des tensions qui s'accumulent en Irlande du Nord et de la confusion croissante à Londres, où Mme Liz Truss doit démentir le Premier ministre quand il juge « fous » les contrôles à Belfast, auxquels il a pourtant lui-même consenti ?

Le Royaume-Uni, après le Brexit, aurait pu en tempérer l'impact en se rapprochant de ses voisins européens ; il a choisi de jouer la carte de l'agressivité en identifiant ceux-ci comme la principale source de ses difficultés. Croyez-vous possible d'obtenir que les accords conclus soient finalement appliqués sans en appeler au juge ?

M. Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne, chargé des relations interinstitutionnelles et de la prospective. - Je commencerai par trois remerciements. Le premier parce que nous avons eu, il y a deux mois, une excellente discussion au Sénat, quand le collège des commissaires s'est rendu en visite officielle à Paris pour l'ouverture de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Le deuxième remerciement est adressé à vos deux commissions, notamment la commission des affaires européennes dont nous apprécions beaucoup les avis sur les politiques de la Commission européenne. Votre regard, vos idées sont très importants pour notre travail.

Le troisième remerciement est pour votre vigilance et votre activité sur les relations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

L'objectif de l'Union européenne reste d'établir une relation positive et stable avec le Royaume-Uni, parce que nous allons demeurer des partenaires, que nous sommes des voisins et alliés et que nous partageons des valeurs communes. Nous devons relever ensemble un certain nombre de défis mondiaux.

La coopération euro-britannique a ainsi été essentielle pour faire aboutir la conférence de Glasgow. Je pourrais également citer la situation précaire et dangereuse à l'est de l'Union européenne, le défi stratégique que posent la Russie et la Chine, et la défense de nos valeurs démocratiques. De nombreux sujets appellent un travail en commun.

Vous avez décrit de manière très précise, dans vos remarques, comment nous appréhendons les relations avec le Royaume-Uni. Nous avons réglé la question du divorce, avec l'accord de retrait dont le protocole nord-irlandais fait intégralement partie ; nous avons réglé celle de l'avenir de nos relations avec l'ACC. C'est une base solide pour les relations constructives et stables auxquelles nous aspirons. Le respect du règlement de divorce est cependant une condition préalable à la relation future. L'accord de commerce et de coopération, l'accord de retrait et le protocole sont intrinsèquement liés.

Depuis le début, la Commission européenne s'est engagée à une pleine mise en oeuvre de l'accord de retrait, tel qu'il a été signé et ratifié par l'Union européenne et le Parlement et le gouvernement britanniques - lesquels sont toujours en place. C'est l'aboutissement d'un travail diplomatique énorme pour maintenir la paix, la stabilité et la sécurité de l'Irlande du Nord. C'est la raison d'être de ce protocole.

Nous avons cependant eu des difficultés pratiques de mise en oeuvre. Le Royaume-Uni a demandé une renégociation du protocole en juillet 2021. Notre réponse a été claire : nous ne le renégocierons pas. Mais nous sommes restés constructifs, nous attachant à trouver des solutions concrètes pour faciliter la circulation des marchandises entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord, en exploitant les flexibilités offertes par le protocole.

J'ai directement échangé avec les représentants d'entreprises, de la société civile, et les représentants politiques de Stormont - l'Assemblée nord-irlandaise. Nous devons et nous pouvons trouver les solutions dans le cadre du protocole.

Le plus important était d'apporter de la stabilité et de la sécurité, et de mettre fin à l'incertitude juridique. C'était la seule solution pour protéger le marché unique tout en respectant l'accord du Vendredi saint dans le cadre du Brexit. Le protocole était une requête claire du gouvernement britannique, et la solution trouvée a été proposée par Theresa May.

Le paquet proposé par la Commission européenne le 13 octobre dernier a marqué un grand pas vers la résolution de la situation. Il contient un ensemble de solutions pour faciliter la circulation des marchandises entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord. Nous avons aussi, en décembre, garanti unilatéralement la continuité de l'approvisionnement en médicaments de l'Irlande du Nord, même si j'aurais préféré que ce soit dans le cadre d'un accord. Il fallait agir vite.

Nous avons aussi fait des propositions pour renforcer la participation des autorités d'Irlande du Nord à la mise en oeuvre du protocole. C'était très attendu par les entreprises, les membres de l'assemblée législative et la société civile. Nous avons mis en place une coopération structurelle.

Nous proposons également la suppression de 80 % des contrôles sur les produits sanitaires et phytosanitaires destinés à la consommation en Irlande du Nord, ainsi que la réduction significative des formalités douanières entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord.

Ces propositions sont le résultat de discussions approfondies menées au cours des derniers mois. Elles visent à régler durablement le problème, dans un souci de stabilité et de prévisibilité pour l'Irlande. Elles faciliteraient les échanges entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord, et sur l'ensemble de l'Irlande. Ce serait une situation gagnant-gagnant pour tous.

Mais cette flexibilité est conditionnée à la protection de l'intégrité de notre marché unique. Pour cela, le Royaume-Uni doit respecter son engagement de construire des postes frontaliers permanents.

Il doit donner des assurances sur le conditionnement et un étiquetage indiquant que les marchandises expédiées en Irlande du Nord sont exclusivement destinées à la vente au Royaume-Uni.

Il doit donner un accès complet en temps réel à ses systèmes informatiques, pour que les autorités européennes puissent constater par elles-mêmes ce qui se passe à la frontière commerciale.

Il doit mettre en oeuvre la législation douanière pour la livraison de colis « B to B » en Irlande du Nord, et la déclaration sur le libre accès de marchandises expédiées d'Irlande du Nord vers la Grande-Bretagne. Le Royaume-Uni doit enfin assurer la mise en oeuvre par les autorités douanières et de surveillance des mesures de suivi et de contrôle appropriées.

Cela doit s'accompagner d'un mécanisme de réaction rapide pour répondre aux problèmes liés à un produit ou un opérateur individuel, et de la possibilité de mesures unilatérales en cas d'incapacité des autorités britanniques ou de l'opérateur à y remédier.

Ces garanties seraient un mécanisme solide de suivi et de contrôle, qui réduirait les vérifications sans menacer l'intégrité du marché unique. Au Royaume-Uni de faire un pas dans notre direction.

Vous m'avez demandé où en étaient les discussions. Bien que le ton ait changé avec la reprise des dossiers post-Brexit par la ministre des affaires étrangères britannique Liz Truss, il y a eu peu d'avancées sur le fond. Elle déclare vouloir une solution rapide ; j'ai la même ambition. J'ai toujours précisé que la renégociation du protocole n'était pas une option.

Nos équipes techniques se réunissent chaque semaine pour trouver un terrain d'entente. Nous faisons régulièrement le point avec la ministre, et les États membres et le Parlement européen sont tenus informés de l'avancée des discussions.

Il faudrait trouver des moyens de vous informer des discussions de manière plus rapide et directe. La prochaine réunion du comité mixte pour l'accord de retrait se tiendra le 21 février. Nous poursuivons activement nos échanges avec le Royaume-Uni pour trouver des solutions communes.

Je vous remercie de votre intérêt et votre vigilance : l'unité est notre carte maîtresse dans la discussion. Nous comptons sur votre soutien. Je transmets régulièrement ce message aux représentants permanents et aux ministres des États membres.

J'en viens à l'ACC qui est entré en vigueur voici plus d'un an. Durant cette première année, nous avons mis en place les structures prévues par l'accord, avec une première réunion du Conseil de partenariat et des 19 comités chargés de la mise en oeuvre de l'accord.

La mise en oeuvre des dispositions sur la pêche et la concurrence équitable appelaient une attention particulière cette année. Il est trop tôt pour évaluer l'impact que le remplacement de l'adhésion au marché unique par l'ACC a eu sur les flux commerciaux, mais il est certain que le commerce ne sera plus aussi fluide et dynamique. C'est une conséquence type du Brexit voulu par le gouvernement britannique.

Les opérateurs économiques font de leur mieux pour s'adapter, des deux côtés de la Manche. Nous sommes conscients des difficultés, notamment pour ceux dont l'activité est très dépendante du marché britannique. Le retrait a eu des effets négatifs dans toute l'Europe. Nous soutiendrons les régions les plus touchées, via la réserve d'ajustement au Brexit. La France étant l'un des États membres les plus touchés, il est juste qu'elle reçoive la part la plus élevée de cette réserve : 735 millions d'euros en prix courants, manifestation de l'engagement indéfectible de l'Europe envers la France. La première tranche sera versée au mois de février.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Merci de votre engagement personnel pour trouver un compromis tout en préservant les intérêts des vingt-sept. Le Sénat est à vos côtés ; il convient de maintenir ce dialogue avec la Grande-Bretagne qui demeure nécessaire, en particulier dans les domaines des affaires étrangères et la défense, sans transiger sur les principes qui nous ont réunis, dont le non-respect ouvrirait la porte à d'autres contestations.

Enfin, je tiens à vous féliciter pour votre excellent français. À l'heure où le Royaume-Uni quitte l'Union européenne, il est bon d'entendre un responsable européen qui ne s'exprime pas dans la langue de Shakespeare !

M. Jacques Le Nay. - L'arrêt des contrôles sur les produits agroalimentaires en mer d'Irlande, décrété la semaine dernière, pourrait être suivi d'un recours à l'article 16 du protocole nord-irlandais par le gouvernement britannique.

Quelle a été la place du gouvernement nord-irlandais dans la négociation du protocole ? Si les nationalistes arrivaient au pouvoir lors des prochaines élections, quelles conséquences ce changement de majorité à Belfast aurait-il sur le protocole ?

M. Alain Cadec. - Si le Royaume-Uni invoque l'article 16, comment l'Union européenne pourra-t-elle réagir ? Pensez-vous que le Royaume-Uni est prêt à aller jusque-là ? Cette partie de l'accord concernant les contrôles en Irlande est la plus complexe à mettre en oeuvre, avec la partie relative à la pêche.

M. Yannick Vaugrenard. - Je vous remercie à mon tour pour la qualité de votre français.

Même s'il faut faire respecter la parole donnée, notamment sur des sujets politiquement lourds, indépendamment du Brexit, les Britanniques restent nos alliés militaires ; ils participent à Barkhane, à la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), et sont membres de l'OTAN. Les négociateurs ont-ils toujours cette réalité à l'esprit ? Les Britanniques restent, comme nous, des défenseurs de la démocratie, et, en matière de soutien militaire, ils sont parfois plus allants que certains pays de l'Union européenne.

M. Maros Sefcovic. - Je commencerai par répondre à la question de M. Vaugrenard. Ma première rencontre avec la ministre des affaires étrangères du Royaume-Uni a justement porté sur ce thème. Combien de défis, en matière politique, de défense, de stabilité dans ce monde de plus en plus multipolaire et multilatéral ? Pour répondre à ces défis de notre temps, nous avons besoin de renforcer notre coopération avec un pays qui, s'il n'est plus membre du club qu'était l'Union européenne, reste un allié au sein de l'OTAN.

Je suis tout à fait d'accord avec cette analyse et cette ambition ; mais, pour nous, il est très important d'établir à nouveau la confiance. La crédibilité de nos partenaires britanniques s'est détériorée. Quelques mois après la signature de l'accord de retrait, il a été admis, au Parlement britannique, que le droit international n'était pas respecté.

De notre point de vue, il est clair que, pour avancer dans la coopération, il faut travailler main dans la main dans le respect des accords nécessaires à la construction de notre avenir commun et au cadrage global du divorce, dont le protocole relatif à l'Irlande du Nord.

C'est la quadrature du cercle : pour la première fois de son histoire, l'Union européenne délègue à un État tiers les contrôles en son nom. Dès lors, pourrons-nous compter sur le respect du protocole par cet État ? C'est une difficulté centrale pour nous : le non-respect de cette base met en danger l'ensemble de l'accord ; comment alors s'assurer qu'il est respecté en intégralité ? Les discussions se poursuivent, notamment sur le sujet des citoyens européens résidant au Royaume-Uni.

Bien que l'article 16 ait fait partie des discussions au cours de l'année écoulée, Mme Truss y fait peu référence : l'accord reste applicable, selon sa position officielle. Une remise en cause de l'accord serait un geste spectaculaire du côté britannique, tout particulièrement du point de vue de son impact pour l'Irlande du Nord. Or la prévisibilité est cruciale pour éviter d'aggraver les tensions. J'ai visité Belfast en septembre : on ressent à quel point l'effort pour la paix y est important. Cela nous impose une responsabilité.

Mon objectif était de trouver une solution constructive à la plupart des difficultés avant la fin de l'année dernière, pour éviter des élections en Irlande du Nord trop marquées par cette question du protocole. Je ne sais pas si ce sera encore possible après les événements de la semaine dernière, mais je conserve cet espoir d'une solution trouvée avec Mme Truss d'ici à la fin du mois. En particulier, le comité mixte UE-Royaume-Uni se réunit le 21 février. Le processus démocratique suivra son cours, mais l'assemblée d'Irlande du Nord, qui sera élue le 5 mai, votera en 2024 sur la prolongation ou non du protocole. Les pourparlers et le débat politique en Irlande du Nord revêtent donc une importance particulière.

Sur la pêche, sujet que je sais sensible en France, les inquiétudes étaient importantes avant l'accord conclu avec le Royaume-Uni. Ces dernières années ont été marquées par des négociations permanentes entre les Britanniques et le commissaire Virginijus Sinkevièius, chargé de la pêche, qui a travaillé en étroite collaboration avec Mme Girardin et M. Beaune.

S'agissant de la zone économique exclusive britannique de 200 milles marins, plus de 1 700 licences de pêche, soit 96 % des demandes, ont été accordées. Pour les eaux territoriales, de 12 milles marins, nous parlons de 323 licences octroyées, soit 82 % des demandes. Un dernier élément positif porte sur le volume total des prises, le total admissible des captures (TAC), pour lequel nous avons trouvé un accord.

Je sais que, malgré ces succès, la satisfaction n'est pas totale en France, car certaines licences n'ont pas été octroyées. Nous en parlons étroitement avec les ministres français, pour rassembler tous les arguments juridiques possibles à opposer au Royaume-Uni afin d'obtenir des licences supplémentaires.

M. Olivier Cadic. - 2,5 millions d'Européens, dont 90 000 Français, ont un titre de séjour temporaire de cinq ans au Royaume-Uni, dit « pre-settled status ». Le gouvernement britannique prévoit de mettre fin à ce statut en cas de non-demande, avant la fin des cinq ans, de « settled status », statut de résident permanent. Or l'accord de sortie ne prévoit pas cette option dans les raisons permettant aux signataires de priver quelqu'un du statut de résident. L'interprétation faite par le Royaume-Uni des règles de la perte de statut de résident est donc différente de celle de la Commission.

L'association the3million a été la première à soulever ce problème en décembre 2020, avec la Commission et l'Autorité de contrôle indépendante (IMA). Celle-ci a intenté une action en justice contre le Home Office. Que fait la Commission et comment protégerez-vous les résidents européens ?

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Bien que l'accord du 24 décembre 2020 prévoie l'accès des pêcheurs français et européens aux eaux britanniques, il reste source de querelles : vous avez mentionné le refus de licences. De nouvelles crises sont à prévoir à partir de 2026, fin de la période transitoire. Quels seront les travaux conduits au niveau européen pour anticiper ces difficultés ? Le cas échéant, l'Union européenne est-elle prête à prendre les mesures coercitives prévues par l'accord ?

Mme Michelle Gréaume. - Contrairement à ce qui avait été annoncé, de nombreux étudiants ne se sont plus inscrits aux universités britanniques à la suite de l'augmentation des frais de scolarité et des difficultés d'obtention de prêts garantis : c'est un échec. Que fera le Royaume-Uni pour y remédier selon vous ?

Par ailleurs, sénatrice du Nord, je suis concernée par les migrations : depuis des décennies, hommes, femmes et enfants cherchent, parfois au péril de leur vie, à rejoindre le Royaume-Uni via la Manche et la mer du Nord. Avec les accords du Touquet, la France est devenue le bras policier de la politique migratoire du Royaume-Uni, permettant à ce dernier de se soustraire à ses obligations en matière d'asile. La traversée coûte que coûte entraîne des drames humains, dont la population ne veut plus. Le Royaume-Uni pourra-t-il reprendre la frontière sur son sol ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Sur la pêche, l'Europe, contrairement à son habitude, doit avoir une vision moins macroéconomique. Au-delà d'un pourcentage, c'est tout un territoire qui en vit. De même qu'un village souffre de perdre son médecin ou son épicier, certains lieux, qui ont bâti leur développement sur la pêche et ses infrastructures, sont en péril.

Ensuite, la situation qui prévalait à la signature des accords bilatéraux du Touquet a changé : c'était avant le Brexit et les migrations étaient différentes, moins fortes. Puisque le Royaume-Uni est redevenu un État tiers, en cohérence avec le pacte européen sur la migration et l'asile tel qu'il est envisagé par la Commission européenne, un accord entre l'Union et le Royaume-Uni sur ce dossier serait souhaitable, au bénéfice de ce territoire que je connais bien.

M. Maros Sefcovic. - Sur la question de nos citoyens résidant au Royaume-Uni, je rejoins l'analyse d'Olivier Cadic. Nous abordons régulièrement cette question avec nos collègues britanniques. L'IMA arrive aux mêmes conclusions que la Commission européenne.

La procédure auprès de la Cour est entamée. Nous considérons les démarches les plus efficaces dans ce domaine, et les comités spéciaux et le comité mixte en discuteront. Selon nous, l'accord de retrait est sans ambiguïté : des citoyens européens ne doivent pas perdre leur statut en raison de simples obligations administratives. Il est bon que vous souleviez cette difficulté, dont nous sommes conscients. Nous avons reçu une réponse négative du Royaume-Uni, mais nous continuons à insister. L'autorité indépendante est de notre côté et les procédures judiciaires suivent leur cours devant les tribunaux britanniques.

Sur la pêche, vos questions portent, madame Raimond-Pavero et monsieur Rapin, sur la situation actuelle et à l'horizon 2026. Nous avons des discussions quotidiennes sur ce sujet avec nos partenaires français. Nous voulons nous assurer que chacun pourra bénéficier d'une position juridiquement solide. Nous cherchons à avoir le plus d'éléments possible d'ici à 2026, et je précise que certaines décisions peuvent aussi être contestées devant les tribunaux de l'Union européenne et britanniques. Tel est le sens de nos discussions avec le ministère de la pêche.

Madame Gréaume, la situation est compliquée pour beaucoup d'étudiants. L'Union européenne a insisté auprès du Premier ministre britannique pour inclure Erasmus dans le cadre de l'accord, ce qui a été refusé. Malheureusement, nous n'avons pas de cadre commun pour améliorer les échanges étudiants. Jusqu'à maintenant, il n'y a pas d'intérêt du Royaume-Uni pour trouver une solution sur ces sujets. Selon moi, même si ce n'est pas pleinement satisfaisant, il faut aider nos étudiants actuellement sur place à achever leurs études au Royaume-Uni. Je rappelle que les étudiants britanniques ont eux aussi plus de difficultés à étudier en Europe. J'espère que nous arriverons à trouver une solution.

Sur la problématique sensible des migrants, les personnes risquant leur vie pour franchir la Manche sont souvent les victimes d'activités criminelles, dont les réseaux de passeurs, qui profitent de cette tragédie humaine, avec un mépris total des droits de l'Homme. Des familles sont séparées entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

Comme vous le savez, le traité ne comprend pas de chapitre sur les migrations. Par ailleurs, si le Royaume-Uni n'était pas dans l'espace Schengen, il était partie aux accords de Dublin. Son retrait change la façon d'envisager la situation et les arrivées de migrants.

Toutefois, grâce au leadership français, la coopération sur le sujet au sein de l'Union européenne pourrait nettement s'améliorer, avec des réunions de ministres de l'intérieur se poursuivant au niveau des chefs d'État ou de gouvernement. Ainsi, la France, l'Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas, avec la Commission, Europol et Frontex, ont largement amélioré l'échange d'informations à l'échelle européenne et la lutte contre les passeurs. Pour la France, il est important que cette question prenne en compte les mouvements de migrations secondaires vers le Royaume-Uni.

Un autre élément fondamental est une meilleure coopération opérationnelle entre les forces de l'ordre françaises et britanniques. Les contrôles communs aux frontières, avec des partages de renseignements, donnent déjà des résultats positifs.

Je suis d'accord avec M. Jean-François Rapin sur le pacte européen sur la migration et l'asile. La présidence française est active : son approche graduelle, cherchant à établir la confiance, est importante. J'espère que cette ambition française aidera à trouver des solutions constructives.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, je vous remercie pour cet échange franc et courtois. Nous continuerons à intensifier nos échanges avec les instances européennes. Avec mes homologues d'autres parlements, nous sommes convenus que le dialogue régulier avec des commissaires était important, car il nous permet d'être plus en prise avec l'actualité.

Nous restons preneurs d'une relation de travail plus étroite et d'éléments supplémentaires sur la relation de l'Europe avec le Royaume-Uni : j'ai confiance en la précision et la sincérité de vos réponses.

M. Maros Sefcovic. - Je vous remercie pour votre accueil, vos questions et votre soutien, car aucune action européenne n'est possible sans le soutien des Parlements nationaux. Je demeure à votre disposition, de même que mes collègues.

Sur les développements à venir avec le Royaume-Uni, nous allons nous efforcer de vous transmettre les informations de la manière la plus fluide possible, dès les premières impressions et anticipations. J'espère que cela vous aidera à améliorer vos travaux.

Je serai ravi de revenir ou de vous accueillir à Bruxelles pour toute question supplémentaire. Nos services restent en contact avec les vôtres.

La réunion est close à 16 h 20.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Audition de Mme Florence Parly, ministre des armées

M. Christian Cambon, président. - Madame la ministre, nous sommes heureux de vous accueillir pour évoquer la situation au Mali et dans la bande sahélo-saharienne ainsi que l'avenir de l'opération Barkhane. Comme l'a annoncé le Premier ministre en réponse à ma question d'actualité de la semaine dernière, nous aurons au Sénat un débat au titre de l'article 50-1 sur ce sujet le 23 février ; cette audition contribuera à le préparer.

La liste des mesures hostiles prises par la junte militaire au pouvoir à Bamako à notre encontre - encore hier, le Premier ministre malien déclarait que la France cherchait à diviser le Mali, un comble ! - est longue, beaucoup trop longue : multiplication des provocations verbales au plus haut niveau, qui contribuent à alimenter un discours anti-français assez indécent, alors que cinquante-trois de nos soldats ont perdu la vie depuis 2013 et que de nombreux autres ont été grièvement blessés ; remise en cause de nos accords de coopération militaire ; interdiction de survol d'une grande partie du territoire malien, ce qui a évidemment des conséquences fâcheuses en termes de ravitaillement et de logistique ; renvoi du contingent danois qui avait répondu présent pour renforcer Takuba, ce qui posera problème à nos partenaires européens ; déploiement des mercenaires du sinistre groupe Wagner, sans doute plus pour protéger la junte que pour combattre les terroristes - même si le président Poutine a déclaré que leur présence était « absolument utile » ; enfin, l'expulsion de notre ambassadeur.

Dès lors, les trois piliers de la stratégie que vous nous avez présentée à plusieurs reprises, et dont vous aviez souligné les premiers succès devant notre commission en janvier 2021, ne sont-ils pas en train de s'effondrer ?

D'abord, la mise en oeuvre de l'accord d'Alger, le retour de l'État dans le Nord et le développement du Mali ne sont plus à l'ordre du jour avec ce gouvernement de fait, qui semble uniquement préoccupé par sa survie. Quelle que soit la durée de la transition, personne ne croit que la junte l'emploiera à résoudre les grands problèmes du pays et à faire avancer l'accord de paix. Ensuite, la formation, le renforcement et le soutien de l'armée malienne sont fortement compromis par le départ probable d'une partie des formateurs fournis par nos alliés, par le coup d'arrêt mis à Takuba et par l'arrivée du groupe Wagner. Enfin, la relève progressive de nos troupes par le G5 Sahel n'est plus une perspective crédible du fait non seulement de la situation au Mali, mais aussi du coup d'État au Burkina Faso.

Tant sur le plan politique que sur le plan logistique et militaire, les conditions ne semblent plus réunies pour que nous continuions à combattre efficacement les terroristes depuis le sol même du Mali.

Or il est évident qu'il ne peut être question d'opérer une simple translation de notre dispositif militaire dans un pays voisin : le Niger ne l'accepterait sans doute pas, trop jaloux de sa souveraineté, le Tchad est sans doute trop loin de l'épicentre des attaques terroristes et la situation au Burkina Faso reste par trop incertaine.

Ainsi, c'est un changement stratégique profond qui s'impose si la France souhaite prolonger son combat contre le terrorisme au Sahel. Le Sénat a toujours approuvé cette orientation.

Dès lors, pouvez-vous nous dire quelles sont les hypothèses à l'étude ? Est-il exact, comme le suggérait la presse dès jeudi dernier, qu'un retrait complet du Mali est sur la table et que le sort de Takuba est d'ores et déjà scellé ? Vous avez échangé avec vos interlocuteurs de Takuba. Le cas échéant, quelles sont les modalités de la reconfiguration envisagée ? Celle-ci prendra-t-elle suffisamment en compte le risque d'extension du djihadisme vers le golfe de Guinée, que nous redoutons tous ? Ou sera-t-elle un dispositif d'éclatement avec des unités réparties dans différents pays ?

Enfin, quelle est la position actuelle de nos principaux alliés au Sahel ainsi que des Nations unies, un éventuel retrait de notre part ne pouvant rester sans effet sur la mission EUTM - European Union Training Mission - et sur la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) ?

Vous avez souhaité que cette audition se tienne à huis clos, afin de pouvoir vous exprimer librement et informer au mieux la commission.

Mme Florence Parly, ministre des armées. - Je vous remercie de me fournir l'opportunité d'aborder la situation militaire et politique au Sahel. De profonds bouleversements traversent l'Afrique de l'Ouest, notamment le Sahel, sur les plans politique et sécuritaire. Cela pose question quant à notre engagement au Sahel. Quand des milliers de Français sont engagés là-bas au péril de notre vie, il est de notre responsabilité collective de réévaluer la nature de notre engagement.

Je commencerai par rappeler le sens de notre engagement et les résultats obtenus dans la lutte contre le terrorisme.

Si la France est intervenue au Sahel, c'est d'abord à la demande des États sahéliens, au premier rang desquels le Mali en 2013, pour repousser les colonnes djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako. Sans les forces françaises de Serval, le Mali aurait peut-être connu un destin similaire à celui de l'Irak ou de la Syrie à partir de 2014, quand Daech a réussi à construire un sanctuaire du terrorisme islamiste.

Dans les années 2010, il y a eu plusieurs attaques terroristes contre des citoyens français et européens au Sahel. En 2013, cela faisait cinq ans que l'iconique course du Paris-Dakar n'était plus organisée dans la région, du fait de la menace terroriste.

Lorsque Serval laisse place à Barkhane un an plus tard, pour lutter contre le terrorisme avec les cinq pays de la zone - Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad -, c'est pour éviter la création d'un État terroriste tout puissant dans une zone aussi grande que l'Europe : il s'agissait de protéger les citoyens français et européens.

Au Sahel, la communauté internationale a deux ennemis : Daech et Al-Qaïda - peu importe les acronymes exacts de leurs filiales locales. Ce sont deux multinationales du djihad, qui n'hésitent pas à déstabiliser l'État, à soumettre les populations, et à commettre des exactions contre les civils. Ils veulent combattre la France et les Français partout, comme le prouvent leurs publications haineuses.

Quel est notre bilan au Sahel ? Je vous avais montré, avec force cartes, comment nous avons endigué l'État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), et favorisé le retour de l'État malien dans certaines régions. Aux aspects sécuritaires s'ajoutent des enjeux de développement.

J'insisterai sur deux aspects particuliers. Il n'y a pas, actuellement, de sanctuaire terroriste au Sahel. C'est un véritable succès stratégique des armées françaises, sahéliennes et des autres partenaires. Barkhane et ses partenaires ont empêché la territorialisation des groupes armés terroristes, qui ont cherché à créer des citadelles imprenables pour renforcer leurs capacités d'action, notamment l'EIGS dans la zone des trois frontières. Grâce à nos multiples actions conjointes, nous avons empêché qu'il y ait soit une filiale de Daech, soit une filiale d'Al-Qaïda qui y soit installée pour mener ensuite des opérations d'envergure internationale.

Deuxième point, qui est trop peu mis en avant : nous avons éliminé les chefs internationaux des filiales sahéliennes de Daech et d'Al-Qaïda ; en plus d'affaiblir durablement les organisations terroristes, cela peut modifier l'ampleur de leur ambition. Ce qui rend très dangereux l'EIGS, ce sont ses liens directs avec les états-majors de Daech au Moyen-Orient. Adnan Abou Walid al-Sahraoui, de nationalité marocaine, a été éliminé par Barkhane en septembre 2021. Fondateur et dirigeant de l'EIGS au Mali, au Niger et au Burkina Faso, il était en liaison permanente avec l'État islamique en Syrie et en Irak. Le neutraliser, c'est comme couper le fil reliant l'EIGS à Daech - et si ce n'est le couper, c'est le distendre durablement.

Actuellement, l'EIGS est dirigé par des terroristes maliens. Cela change la donne. Cela ne signifie évidemment pas que le groupe n'est pas dangereux, mais cela rebat les cartes : les chefs sont influencés par des logiques locales, notamment d'ethnies. Cela amoindrit l'envergure de leurs ambitions. Il en va de même pour le Rassemblement pour la victoire de l'Islam et des musulmans (RVIM), qui a déploré de lourdes pertes.

Ces succès opérationnels sont dus à l'opération Barkhane, mais aussi à nos partenaires sahéliens, associés dès le début, et dont la montée en puissance a franchi un cap au cours des dernières années. Sous l'impulsion du Président de la République, il y a eu un sursaut de mobilisation de l'ensemble des acteurs de la région en 2020, avec le sommet de Pau, au cours duquel les pays du Sahel ont réaffirmé leur adhésion et leur détermination politique pour lutter contre le terrorisme avec l'aide de la communauté internationale, dont la France. De solides partenariats ont été renforcés : depuis 2014, Barkhane a formé plus de 18 000 militaires sahéliens - sans compter ceux qui ont été formés par la mission EUTM. Nous sommes allés plus loin avec de l'accompagnement au combat, au contact direct de l'ennemi. C'est tout le sens de la force Takuba, composée de forces spéciales européennes qui accompagnent les forces armées maliennes sur le terrain. Depuis le sommet de Pau, les armées sahéliennes sont montées en puissance. Nous l'avons toujours dit : la France n'a pas vocation à être une armée de substitution. La paix du Sahel appartient aux États du Sahel. Nous voulons mettre la menace à la portée des armées sahéliennes, et leur donner les clefs d'un combat qui est le leur, et qui ne peut être réussi que s'il existe une volonté politique affirmée et renouvelée de gagner ce combat.

Dans cet esprit, en juin 2021, le Président de la Répulique a annoncé la transformation du dispositif militaire au Sahel en renforçant encore davantage la logique de coopération et de partenariat avec nos partenaires sahéliens et ouest-africains. Cela nous a conduits au désengagement des emprises du Nord Mali. Cette manoeuvre sensible s'est déroulée avec précision, grâce au grand professionnalisme de nos armées.

J'insiste sur la prise de conscience internationale, notamment européenne, qui s'est opérée ces dernières années sur la sécurité au Sahel. Il y a neuf ans, le Sahel n'était pas une préoccupation majeure des Européens - ou alors, à mots comptés. Peu à peu, il y a eu une prise de conscience, les Européens comprenant que, aux portes de l'Europe, c'est aussi leur sécurité qui est en jeu. Actuellement, tous sont convaincus que l'intérêt de l'Europe repose sur la stabilisation de notre frontière sud. Le Sahel est désormais l'une de leurs priorités stratégiques, et nous nous en félicitons.

Dans le champ opérationnel, cette dynamique s'est traduite par la montée en puissance de la force Takuba - une première en son genre - et l'élargissement de la mission EUTM-Mali. Au total, toutes forces confondues, si l'on agrège Barkhane, la Minusma, l'EUTM et Takuba, 25 000 militaires sont déployés.

Notre action s'inscrit dans le cadre de la coalition pour le Sahel, qui a donné un cadre à l'aide internationale, allant du volet militaire à celui du développement : la solution au Sahel n'est pas seulement militaire.

Quelle est la portée réelle de Takuba ? Tactiquement, les résultats obtenus moins d'un an après la pleine capacité opérationnelle de la force ont dépassé les prévisions initiales dans de multiples domaines. C'est surtout un succès politique : en un an, onze pays se sont engagés au combat de façon pragmatique. Un vrai « club » Takuba est né. Takuba représente ce que les Européens sont capables de réaliser ensemble dans un environnement sécuritaire compliqué. Nous devons capitaliser sur cet esprit qui participe à l'édification de l'Europe de la défense. Il me semblait important de remettre ces éléments en perspective pour comprendre notre action.

J'aborderai l'actualité et le contexte très dégradé. Depuis le début de notre engagement, et de tout temps, il y a une réalité implacable et évidente : on ne peut collectivement réussir au Sahel et lutter efficacement contre le terrorisme sans un investissement massif de l'État qui est aidé et sans la détermination de ses autorités. C'est pour cela que le sommet de Pau a été aussi important.

Actuellement, nous faisons face à une rupture des autorités maliennes - la junte - avec l'ensemble de leur environnement et de leurs partenaires. Cette rupture de confiance globale se fonde sur trois faits principaux. Le premier, c'est que pendant plusieurs mois, la junte malienne a assuré à l'ensemble de ses partenaires que la société de mercenaires russes Wagner ne se déploierait pas au Mali. Or actuellement, Wagner s'est déployé, ce qui compromet fortement la parole de la junte et sa prétendue détermination à lutter contre le terrorisme. Nous avons vu ce qu'était le modèle Wagner en République centrafricaine : pillage des ressources, mise en coupe réglée du pays, et surtout exactions sur les populations. Wagner se nourrit de l'insécurité et de la guerre, et ses mercenaires sont rémunérés par la junte. Quel intérêt à payer ces mercenaires alors que toute la communauté internationale est au chevet du Mali, de façon gratuite ? Je vous laisse tirer vos propres conclusions.

Second fait, la rupture des engagements de la junte sur l'échéance de la transition démocratique. Par ce choix, elle dévoile sa vraie volonté : rester au pouvoir à tout prix. C'est pourquoi, après de multiples provocations, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) et l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont décidé, le 9 janvier, d'accroître substantiellement les sanctions économiques et financières à l'encontre du Mali, afin de provoquer un électrochoc devant une situation inacceptable. Nous soutenons clairement leur décision - et nous sommes loin d'être les seuls.

Troisième fait, le Mali a achevé de consommer la rupture avec tous ses partenaires en entravant les capacités d'action des militaires européens sur tous les plans.

Sur le plan politique, la junte a annoncé vouloir revoir le traité qui régit notre coopération de défense, pour remettre en cause l'accord sur le statut des forces françaises dans des pays souverains. Quelques jours plus tard, ils ont exigé le départ des Danois de Takuba, ce qui a entraîné par ricochet la suspension du déploiement des Norvégiens.

Sur le plan militaire, les tensions ont continué avec la mise en place d'une zone d'interdiction temporaire de survol au-dessus du centre du Mali, avec des contrôles de plus en plus tatillons aux frontières terrestres du pays, et avec l'annonce de l'interdiction de survol du Mali aux aéronefs de la Minusma, partiellement levée après des négociations au plus haut niveau. Le point d'orgue pour la France a été le renvoi de notre ambassadeur au Mali, un symbole très fort. Quel sens donner au combat quand nous ne sommes plus les bienvenus ? Quand bien même le Mali serait dirigé par une junte illégitime, il est un État souverain. Nous prendrons donc acte de ses choix.

Malgré ce contexte difficile, en particulier sur le terrain, nos opérations de lutte contre le terrorisme continuent. Il y a quelques jours, Takuba a conduit une opération portant un coup à l'un de ces groupes. Une unité franco-estonienne, accompagnée de forces armées maliennes, qui bénéficient de cet accompagnement au combat de Takuba, a neutralisé une trentaine de terroristes dans le Liptako malien. Ils ont aussi saisi du matériel de combat et du carburant, lors d'une opération qui s'est étalée sur plusieurs jours, et qui a bénéficié d'un appui aérien - un drone et une patrouille de Mirage 2000 sont venus en appui des troupes européennes et maliennes au sol.

Quelles sont nos perspectives ? Comme je l'ai dit à mes homologues européens, nous devons continuer le combat contre le terrorisme au Sahel. Nous ne devons pas déserter, sinon Al-Qaïda et l'État islamique vont renforcer leurs actions. Nous devons aider nos partenaires de la façon la plus imbriquée possible et leur donner des capacités critiques en matière de renseignement, de connaissance du terrain, des capacités à planifier, à gérer des ressources humaines, en particulier dans la chaîne de commandement.

Nous voulons mener ce combat, et en Européens. Nous avons réussi plus qu'une opération multinationale : une fédération de volontés et la conscience de la nécessité d'agir ensemble. L'esprit de Takuba perdurera au-delà de l'engagement militaire.

Nous sommes en train de déterminer une nouvelle stratégie d'engagement au Sahel, en n'oubliant pas que la menace s'étend au golfe de Guinée. Nous devons changer d'échelle et faire différemment à l'échelle régionale. Nous allons poursuivre la transformation de notre dispositif militaire au Sahel et étudier les moyens d'élargir notre action collective à l'Afrique de l'Ouest. La France n'envisage pas cela en solitaire, mais veut construire avec les Africains, les Européens et les Anglo-saxons. C'est tout le sens des concertations que Jean-Yves Le Drian et moi-même menons depuis plusieurs semaines. Toutes les options sont sur la table, dont celle de quitter le Mali. La décision qui sera prise fera vivre ce que nous avons construit avec nos partenaires européens et sahéliens.

M. Jean-Marc Todeschini. - Actuellement, l'opinion publique ne perçoit pas cette situation comme vous l'avez présentée. Elle croit que la France est obligée de partir, car elle est chassée du Mali. Dernier exemple en date, l'ambassadeur a dû partir. Certains de nos soldats sont morts au Mali, le pire serait de laisser croire qu'ils sont morts pour rien.

Vous dressez un tableau différent : nous sommes en négociation, le Président de la République décidera. Mais par rapport aux décisions de Pau, le Président de la République avait annoncé la transformation du dispositif militaire, avec une logique de coopération et de partenariat renforcé. Cela s'est traduit par une diminution des effectifs. Quel était précisément le calendrier, et où en sommes-nous ? Est-ce que nous subissons les événements et sommes obligés de temporiser, ou sommes-nous restés maîtres du calendrier ?

La force Takuba a été beaucoup critiquée ; quel est l'état réel de cette force - effectifs par pays, matériel à disposition ?

Nous devons rester au Sahel pour lutter contre le terrorisme, mais la France doit être bien accompagnée. Quelles sont les montées en puissance possibles ?

Les éléments de l'armée de l'air sur place travaillent à plus de 50 % au profit des forces maliennes. Comment celles-ci pourront-elles s'en sortir si nos avions ne sont plus là pour lutter contre le terrorisme ?

M. Olivier Cigolotti. - Vous avez évoqué le succès de la politique de Takuba, symbole de l'engagement opérationnel européen, qui rassemble plus d'une douzaine pays européens, et pas des moindres : Pays-Bas, Suède... Certains pays ne sont pas encore engagés, même s'ils en ont exprimé le désir.

La junte malienne a demandé le renvoi des unités danoises de la task force. Quel est l'avenir, notamment militaire, de cette task force européenne ? Takuba restera-t-elle au Mali d'un point de vue opérationnel ? Comment maintenir des effectifs des forces spéciales pour accompagner une armée malienne parmi les plus faibles et les plus corrompues du monde ?

M. Jacques Le Nay. - Vous avez insisté sur l'importance de Takuba dans le dispositif, mais quel soutien réel avons-nous reçu de nos partenaires européens ? Les pays qui devaient envoyer des contingents - Portugal, Roumanie, Hongrie, Slovaquie - prévoient-ils toujours de tenir leurs engagements, et en ont-ils la possibilité ? Dans quel cadre juridique se ferait un éventuel redéploiement des forces françaises dans d'autres pays sahéliens ? Dans le contexte actuel, les missions de l'ONU et de l'Union européenne au Mali sont-elles dans le viseur de la junte ? Que faire pour éviter le pire ?

M. Joël Guerriau. - Vous avez dressé un bilan que nous connaissons pour une grande part. Nous poursuivons le même objectif : lutter contre le terrorisme, mais il faut trouver le bon chemin. Sauf que le postulat de base a changé : nous étions intervenus à la demande des Maliens, qui actuellement veulent s'éloigner de nous. Ils n'ont pas envie de basculer dans une démocratie vers laquelle nous les poussons, eu égard au gouvernement qui s'est mis en place.

Dans ce contexte, il est très difficile de rester quand le gouvernement malien fait tout pour nous mettre en difficulté dans notre mission de lutte contre le terrorisme.

Quels sont nos vrais alliés africains ? Vous avez rencontré le président du Niger. Pouvons-nous nous appuyer sur lui ? Nos troupes doivent-elles se replier sur le Niger ?

Avec l'Algérie qui interdit le survol de son espace aérien par des avions militaires, peut-on retrouver d'autres formes d'actions pour montrer que nous sommes présents ?

M. Christian Cambon, président. - Cela rejoint mes interrogations sur les différents scénarios...

M. Yannick Vaugrenard. - En 2013, le gouvernement malien nous appelait à l'aide. Ce matin, son Premier ministre demande à Takuba de partir, et qualifie nos militaires de mercenaires. La limite est déjà dépassée depuis quelque temps...

Il n'y a plus de sanctuaire terroriste, nous dites-vous ; cette information est fondamentale. Alors que la menace terroriste est quasiment uniquement endogène, la raison d'intervenir n'est plus la même, indépendamment des humiliations subies depuis quelques semaines.

La question n'est pas que faire, mais comment le faire, pour protéger au maximum la vie de nos soldats encore sur le terrain. Et avec qui ?

Madame la ministre des armées, vous avez sous votre responsabilité la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD). Il y a eu deux coups d'État successifs au Mali et un putsch au Burkina Faso. Nos services de renseignement avaient-ils des informations laissant présager ces événements ? Si oui, quelles décisions ont-ils prises au Mali ? Ne voulaient-ils pas de confrontation avec la milice Wagner ? S'ils ne disposaient pas de telles informations sur les trois putschs, sont-ils suffisamment dotés en matériel technologique et en personnel au Sahel ?

Mme Florence Parly, ministre. - Nous devons revenir à des idées simples : la France s'est initialement déployée au Mali pour lutter contre le terrorisme. Si nous avons pu empêcher la création d'un califat territorial ou d'un sanctuaire pour les groupes djihadistes, le terrorisme continue à y faire de très nombreuses victimes, tant civiles que parmi les forces de sécurité. Le combat n'est donc pas terminé ; si nous ne le poursuivons pas, le risque de constitution d'un sanctuaire redeviendrait important. Il n'y a donc pas de débat entre les pays européens sur la nécessité de le mener.

Mais les conditions au Mali rendent ce combat difficile, puisque la source même de notre intervention, l'appel à l'aide du Mali, n'est pas formellement remise en cause, mais on s'en approche et on nous montre la sortie...

M. Christian Cambon, président. - C'est de plus en plus clair !

Mme Florence Parly, ministre. - Oui, et l'expulsion de notre ambassadeur est un message sans équivoque.

La question n'est donc pas : que faire ? Mais comment et avec qui ?

Ce que nous devons faire, c'est combattre le terrorisme en élargissant la focale, pour prendre en compte la dynamique de descente vers le sud des groupes terroristes que nous observons à la frontière nord des pays du golfe de Guinée, où des attaques ont lieu. Combattre le terrorisme en Afrique de l'Ouest, voilà la cible.

Avec qui ? Nous avons construit pas à pas l'internationalisation de ce combat. On a souvent fait le reproche à la France d'être seule ; ce n'est pas ou du moins ce n'est plus la réalité. La prise de conscience de la part des États européens est un atout qu'il ne faut pas dilapider. Nous multiplions donc des concertations avec nos partenaires tant européens qu'africains.

Faire évoluer le dispositif a été un processus permanent. Le sommet de Pau a été un moment très important pour le réengagement de nos partenaires autour de la zone des trois frontières, qui nous a permis de sahéliser et d'européaniser le conflit.

Après ce sommet, cet été, nous avons procédé à une première reconfiguration d'importance : le Président de la République nous a demandé de faire évoluer Barkhane d'une présence lourde, avec 5 000 militaires, vers une présence plus mobile, plus agile, plus capable de coopérer y compris au niveau le plus profond des armées sahéliennes.

C'est dans ce contexte que nous avons libéré trois emprises dans le nord du Mali entre octobre et décembre dernier, conformément au calendrier prévu et en bon ordre - sans incident majeur, même si chacun se souvient de celui ayant touché un convoi logistique en novembre.

La remise de ces emprises de Tessalit, Kidal et Tombouctou à la Minusma et aux forces armées maliennes s'est aussi déroulée en bon ordre. À l'époque, nos relations avec ces dernières étaient normales.

Takuba est un capital précieux qui a permis aux Européens d'incarner leur volonté de se battre contre le terrorisme. Ce n'est pas rien que des pays comme l'Estonie ou la République tchèque prennent le risque d'engager la vie de leurs soldats sur un terrain si éloigné.

C'est un capital militaire, mais aussi politique, sur lequel il faut s'appuyer pour construire un partenariat de combat qui fédère, autour des armées sahéliennes, des armées européennes qui ne font pas que de la formation, loin s'en faut.

Je comprends la frustration de certains d'entre vous par rapport à mes réponses qui restent assez conceptuelles.

Peut-on déployer tel quel notre dispositif dans d'autres pays ? Parmi les pays immédiatement voisins du Mali, le Niger semble le plus solide. Imaginer que le dispositif malien puisse être aisément redéployable dans un pays comme le Niger ne serait cependant pas réaliste. Il faudra cependant s'appuyer sur ce pays - c'est le sens de mon déplacement de la semaine dernière - et sur les coopérations bilatérales qu'il a développées avec la France, mais aussi avec d'autres pays européens et les États-Unis.

Le président Bazoum se montre dans ses prises de parole extrêmement engagé à poursuivre le combat contre le terrorisme et à le faire avec la France.

Nous avons basé nos drones et avions de chasse à Niamey. Je lui ai proposé de définir un point d'appui pour les forces nigériennes et les armées qui coopèrent avec elles plus près de la frontière avec le Mali - dont Niamey est assez éloignée. Le temps d'intervention dans la zone des trois frontières serait réduit.

Nous avons des conteneurs à Gao qu'il faut rapatrier vers la France ou déplacer. Ce point d'appui pourrait aussi être utile pour ce désengagement logistique.

Si les choses se passent comme nous le souhaitons, les partenaires européens déjà présents au Niger se coordonneront avec nous.

M. Christian Cambon, président. - On lit un peu partout que le Niger ne veut pas accueillir Takuba pour préserver sa souveraineté. Est-ce vrai ?

Mme Florence Parly, ministre. - Le Niger n'est pas favorable à ce qu'il appelle une approche multilatérale. C'est pourquoi j'ai insisté sur ses coopérations bilatérales.

Concernant les autres pays, le Burkina Faso a subi un coup d'État récemment, lequel n'a pas été une surprise pour nos services de renseignement, car on sentait la tension augmenter. Je le dis avec d'autant plus de regrets que nous avions fait des propositions au président Kaboré pour lutter contre le terrorisme, qu'il n'a acceptées que quelques jours avant sa chute - quelques jours pendant lesquels nous avons pu mener des opérations très efficaces. Quant à savoir si cela aurait pu changer le cours des choses...

Nous avons dénoncé le coup d'État, comme l'ont fait la Cédéao et tous nos partenaires. Désormais, tout dépend des décisions du lieutenant-colonel qui a pris le pouvoir. Celui-ci a déclaré à une mission de la Cédéao qu'il s'engageait à procéder à une transition démocratique dans un délai raisonnable, mais cette notion est on ne peut plus vague. Tant que nous ne disposerons pas d'un compte à rebours avant des élections, nous ne pouvons nous y fier. Mais il a voulu maintenir la relation partenariale de combat. Celle-ci dépendra donc de la définition d'un calendrier politique de retour vers la démocratie.

Avec les pays d'Afrique de l'Ouest, nous avons des échanges intenses. La France a des forces présentes dans au moins deux d'entre eux, le Sénégal et la Côte d'Ivoire. Cela fait partie des piliers sur lesquels nous pourrions bâtir un dispositif de lutte dans cette région.

Vous m'interrogez sur les conséquences sur la Minusma et l'EUTM. Tant que nous avons des forces au Niger, nous pourrons mener les missions de réassurance que nous leur fournissons. Ces missions dépendent cependant beaucoup de notre capacité à conserver une emprise au sol dans les pays du Sahel.

L'Algérie avait décrété des interdictions de survol, mais elles ont été levées récemment - c'est plutôt une bonne nouvelle, car la situation est compliquée.

Concernant les services de renseignement, il est difficile de refaire l'histoire. Au Burkina, nous avons vu le coup d'État arriver. Au Mali, la manière dont la junte s'est organisée a rendu impossible cette prévision. Cela tient moins aux moyens de nos services qu'aux précautions infinies prises par les organisateurs de ce coup d'État.

M. Christian Cambon, président. - Si je vous comprends bien, vous inclinez maintenant pour des implantations plus légères que celle que nous avons à Gao ?

Mme Florence Parly, ministre. - C'est l'esprit de ce que nous a demandé le Président de la République : une empreinte plus légère, plus agile et plus imbriquée, de manière à ne plus nous substituer aux armées locales, mais à construire des partenariats de combat avec elles.

Mme Nicole Duranton. - Les forces armées allemandes sont présentes à nos côtés, que ce soit via Takuba, l'EUTM ou la Minusma. Je m'interroge sur le retrait de la Bundeswehr et sur la manière dont nous coordonnerons.

M. André Gattolin. - Quel est l'intérêt objectif du Mali de s'en remettre à lui-même et à Wagner ? Il n'y a plus d'opinion malienne : on voit des manifestations anti-françaises, mais elles semblent assez peu spontanées, et la junte ne veut pas organiser d'élection avant trois ou quatre ans.

L'implication de Wagner suit-elle ou précède-t-elle le coup d'État de la junte ? N'y a-t-il pas eu une forme d'entrisme pro-russe qui aurait agi en coulisse ? Je ne sais pas si nous sommes capables de le savoir...

Nous avons rencontré le représentant du Mali au Nations-Unies qui nous disait mi-décembre qu'il n'y avait aucune relation avec Wagner. Un tel déni est incroyable.

M. Olivier Cadic. - Vous avez bien décrit le fonctionnement de Wagner, qui a fait immédiatement des offres de services après le coup d'État au Burkina Faso. J'ai reçu il y a peu une vidéo de troubles à Niamey qui s'est révélé être une fausse nouvelle, relevant de techniques de désinformation. On sent qu'un plan général est à l'oeuvre et qu'il ne se limite pas au Sahel.

Un magazine africain titre : « Mali : le plan de Poutine en marche pour déloger la France. » L'article indiquait : « La France est le bouc émissaire idéal pour porter les accusations les plus grotesques de déstabilisation. Après avoir pris pied au Centrafrique, Poutine veut voir plus grand. »

À Dakar, il y a deux mois, nos forces nous ont décrit la pression sur les pays du golfe de Guinée.

La Russie conduit les mêmes types d'opérations en Bosnie et au Venezuela. Si l'objectif est de circonscrire le développement de Wagner, comment envisagez-vous d'atteindre cet objectif ? Cela se limite-t-il à l'Afrique ?

M. Pierre Laurent. - En vous écoutant, j'ai l'impression que tout change pour que rien ne change. Vous expliquez les difficultés par de grands changements récents. Mais les questions étaient déjà toutes là lorsque nous avions eu un débat sur ce sujet au Sénat à notre initiative. La cause de l'échec n'est-elle que militaire ? Vous avez rappelé comme toujours que la solution ne serait pas que militaire. Mais c'est pourtant la seule chose dont vous parlez - même si je conçois que ce soit la partie dont vous êtes en charge. Vous dites que toutes les hypothèses sont à l'étude ; mais y a-t-il une réflexion plus globale sur les causes de l'échec de Barkhane ? Quel est le calendrier de cette réflexion ? Il y a bientôt un sommet UE-Afrique ; sera-t-il l'occasion de faire des annonces ? Quelle est l'ampleur de la présence de Wagner au Mali et dans les autres pays ? Quid de la Minusma ? Continuera-t-elle sa mission ?

M. Christian Cambon, président. - C'est une bonne question : une bonne partie de la Minusma est protégée par la France ; nous avons pu constater combien son armement et sa préparation étaient perfectibles.

Mme Florence Parly, ministre. - L'Allemagne s'est beaucoup engagée au Sahel, notamment dans la Minusma, puisqu'elle compte 1 000 hommes à Gao ; elle a déployé un avion de transport au profit de Barkhane et des hélicoptères pour les évacuations sanitaires, et plus de 300 hommes dans l'EUTM. Enfin, l'Allemagne soutient Takuba, même si elle n'y participe pas.

C'est un des pays avec lesquels nous avons un dialogue nourri pour converger vers le dispositif le plus consensuel possible. La présence de nos partenaires est un élément crucial. Vu d'Allemagne, la présence au Sahel est sans doute l'un des plus importants engagements militaires actuels de la Bundeswehr. Je n'ai pas d'éléments sur un retrait. Si cela devait arriver, cela remettrait en question l'avenir de la mission onusienne.

Pourquoi le Mali s'en remet-il à Wagner ? Fondamentalement parce que, pour la junte, cette force est la plus capable d'assurer son maintien au pouvoir. C'est une assurance vie pour éviter la transition qui ne vient pas.

Lors du premier coup d'État, Wagner n'était pas dans le paysage. Puis il y a eu des divergences et une tendance a pris le pas sur l'autre lors du deuxième coup d'État. L'idée de faire venir Wagner, déjà présent en Libye, au Centrafrique, et qui a été présent au Mozambique, a dû germer à ce moment-là. C'est une conjecture.

Je partage votre sentiment qu'il y a eu une volonté de tromperie permanente accompagnée d'un déni puissant. On le voit bien avec le procès sur la légalité de la présence du Danemark, qui disposait de toutes les autorisations du Mali pour être sur son territoire.

L'un des problèmes les plus délicats est celui de la désinformation, qui contribue à la déstabilisation de la région. Nous ne sommes pas naïfs et avons pris la mesure des modes opératoires utilisés. L'amplification de ces procédés est d'ailleurs une partie de l'offre de Wagner. Nous y travaillons, mais ce n'est pas facile : comme l'un d'entre vous l'a dit, la France est un parfait bouc émissaire. Malgré cet état de fait, tous les pays européens sont logés à la même enseigne, l'expulsion mise à part de notre ambassadeur, à la portée symbolique forte.

Au Mali, nous avons recensé un peu plus de 700 mercenaires arrivés en décembre et en janvier. Il continue d'en arriver par rotations aériennes régulières. Ces mercenaires sont déployés principalement dans le centre du Mali et dans la zone proche de Tombouctou. Ils disposent de moyens logistiques et d'hélicoptères. Ils jouent sur une ambiguïté : il y a toujours eu au Mali des équipements militaires russes. Le ministre des affaires étrangères malien a ainsi répondu au Haut-représentant de l'UE à Bruxelles : il n'y a pas de mercenaires, mais des instructeurs de l'armée régulière russe. Il doit bien y avoir quelques uns de ces instructeurs, mais beaucoup moins que de mercenaires.

En Libye, le dispositif est en voie de diminution. En République centrafricaine, il est stable. Wagner a quitté le Mozambique.

Combien de temps cette société restera-t-elle ? Tout dépend de sa capacité à se payer, si j'ose dire, sur la bête. En République centrafricaine, elle est rémunérée par des concessions de mines de diamants, mais comme ce n'était pas suffisant, elle perçoit également une ponction sur les recettes douanières de l'État ! L'État malien a-t-il la capacité d'assurer la rémunération de cette société dans la durée ? Je ne le sais pas.

C'est une des raisons pour laquelle la Cédéao a pris des sanctions économiques très dures : la pression économique pourrait créer un goulot d'étranglement qui rende la vie plus difficile à l'État malien et accélère le départ de cette société. Mais nous n'en sommes pas là.

M. Christian Cambon, président. - Merci de vos réponses, à une période où la réflexion du Gouvernement est en cours. Il est indispensable de partir du Mali : on ne reste pas dans un pays qui ne veut plus de vous. Merci de bien veiller à garder le Parlement informé. Nous sommes aussi responsables, puisque nous avons voté la prolongation de l'intervention après quatre mois. L'opinion est sans doute en train d'évoluer sur ces questions : la vision du public de notre présence au Mali n'est plus ce qu'elle était il y a un mois.

La réunion est close à 18 heures.

Mercredi 9 février 2022

- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Projets de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Maurice relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces, et de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'État du Qatar relatif au statut de leurs forces - Examen des rapports et des textes de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous commençons ce matin par l'examen du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Maurice relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces, et du projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'État du Qatar relatif au statut de leurs forces, sur le rapport de notre collègue Sylvie Goy-Chavent.

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteur. - Nous examinons conjointement deux accords relatifs au statut des forces, conclus avec le Qatar d'une part, Maurice d'autre part.

Le Qatar est un allié stratégique de la France, dans un contexte de fortes tensions au Proche et Moyen-Orient. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme au Levant, le pays accueille 24 personnels de notre armée de l'air et de l'espace engagés dans l'opération Chammal et déployés sur la base militaire américaine d'Al-Udeid. Par ailleurs, au Sahel, le Qatar a fourni un appui capacitaire à la force conjointe du G5 Sahel en livrant une cinquantaine de véhicules blindés au Mali et au Burkina Faso.

Le partenariat franco-qatarien s'exprime aussi dans le domaine industriel de défense. D'après le dernier rapport au Parlement sur le sujet, le Qatar était le troisième client de la France pour la période 2016-2020, avec 18 % des commandes d'armes françaises. Ces dernières années, le pays a notamment signé deux contrats pour l'acquisition de 36 Rafale au total qui, pour l'essentiel, ont déjà été livrés.

Compte tenu de ces grands contrats d'armement, notre coopération militaire prend également la forme d'activités de formation dispensées aux forces armées qatariennes. Ainsi, ces dernières années, quelque 230 Qatariens ont été formés sur le Rafale sur la base aérienne de Mont-de-Marsan, et une quarantaine de personnes ont suivi des études dans les écoles militaires françaises.

Enfin, lors de la crise afghane d'août dernier, le Qatar a appuyé la France dans l'opération Apagan d'évacuation de ressortissants français et afghans - ces derniers étaient pour la plupart d'anciens auxiliaires de l'armée française, menacés en raison de leur engagement aux côtés de notre pays.

S'agissant de Maurice, l'accord s'inscrit dans la stratégie française en Indopacifique. Cet État insulaire, voisin de deux départements ultramarins, La Réunion et Mayotte, est confronté aux mêmes problématiques que la France dans le sud de l'océan Indien, à savoir la sécurité maritime et la transition écologique. Ces défis communs ont renforcé notre coopération qui, somme toute, reste relativement modeste.

Cet État présente la particularité de ne pas disposer d'armée ; sa sécurité repose sur les forces de sécurité mauriciennes, en particulier sa « force spéciale mobile », qui entretiennent des liens solides avec les Forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI), composées de 1 700 militaires français.

Les FAZSOI garantissent la protection du territoire national et animent la coopération régionale depuis La Réunion et Mayotte. Elles constituent le principal point d'appui dans la zone indopacifique pour lutter contre les menaces régionales - piraterie, immigration illégale -, assurer la surveillance de nos zones économiques exclusives et conserver une capacité régionale d'intervention rapide.

J'en viens à présent au contenu des accords.

Leur objet est de renforcer le cadre juridique de nos coopérations militaires avec le Qatar et Maurice, en définissant les principes de leur mise en oeuvre. L'absence de tels accords constitue aujourd'hui un réel frein à l'approfondissement de nos relations bilatérales en ce domaine. À titre d'exemple, le plan annuel de coopération franco-qatarien comprend une centaine d'actions, mais moins de la moitié a pu être mise en oeuvre, faute d'instrument juridique couvrant l'intégralité des champs de la coopération. De même, les escales des FAZSOI sur l'île Maurice ne sont pas systématiquement autorisées pour des raisons analogues.

Les dispositions de ces accords s'appliqueront tant aux personnels militaires qu'aux personnels civils, notamment aux agents de la direction générale de l'armement (DGA) appelés à se déplacer dans le cadre des contrats d'armement.

Les deux textes soumis à notre examen sont de facture classique. Ils régissent notamment les conditions d'entrée et de séjour sur le territoire de l'autre partie, le port de l'uniforme et des insignes militaires, ainsi que la détention, le port et l'utilisation des armes de dotation par les militaires de chaque partie. En outre, les parties reconnaissent, sur leur territoire, la validité des permis de conduire pour les véhicules et engins militaires de l'autre partie.

Enfin, il est important de souligner que ces deux accords sont conformes à nos exigences constitutionnelles et conventionnelles ; il s'agissait d'une condition sine qua non pour conclure l'accord avec le Qatar, qui continue d'appliquer la peine capitale. En effet, en 2020, un ressortissant népalais a été exécuté à la suite de sa condamnation à mort pour meurtre, ce qui a mis fin au moratoire observé dans le pays depuis 2003.

L'article 11 de l'accord franco-qatarien protège ainsi les membres du personnel des deux États contre la peine capitale ainsi que les traitements inhumains et dégradants. Ces peines ne seront ni requises ni prononcées ; dans l'hypothèse où elles seraient malgré tout prononcées, elles ne seraient alors pas exécutées. Ces stipulations protègent à la fois les personnels français et les personnes à leur charge, mais également les personnels qatariens soumis à la juridiction française et pouvant faire l'objet d'une mesure d'extradition ou d'expulsion.

Pour conclure, ces accords répondent aux intérêts de la France en ce qu'ils renforcent le cadre juridique de nos partenariats, noués dans des régions stratégiques pour notre défense et notre sécurité.

En conséquence, je préconise l'adoption de ces deux projets de loi, adoptés par l'Assemblée nationale le 27 janvier dernier. Leur examen en séance publique au Sénat est prévu selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et les projets de loi précités.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'État du Qatar établissant un partenariat relatif à la sécurité de la Coupe du Monde de football de 2022 - Examen du rapport et établissement du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'État du Qatar établissant un partenariat relatif à la sécurité de la Coupe du Monde de football de 2022, sur le rapport de notre collègue Olivier Cadic.

M. Olivier Cadic, rapporteur. - Cet accord, signé le 5 mars 2021 à Doha, concrétise l'ambition politique qui avait été tracée par la déclaration d'intention conclue au nom des deux gouvernements le 28 mars 2019, en lui donnant un cadre juridique robuste.

Le Qatar est un pays dont la superficie correspond à celle de la Corse, et qui compte 2,6 millions d'habitants, dont 2,3 millions d'étrangers.

La Coupe du Monde de football au Qatar, prévue en novembre-décembre 2022, sera le plus grand événement sportif organisé dans le monde arabe. Le Qatar pourrait accueillir jusqu'à 1,5 million de supporteurs et sera confronté à de nouvelles questions de sécurité : gestion de la menace terroriste, hooliganisme, mouvements de foule, cyberattaques... Le Qatar sera également confronté à certaines problématiques que, pour des raisons culturelles, il n'est pas habitué à gérer : contrefaçon, consommation d'alcool, actions d'organisations contestataires...

Pour relever ces défis, le Qatar a cherché, dès sa désignation en 2010, à développer des partenariats avec différents États, dont la France, pays avec lequel il a déjà développé une forte coopération bilatérale en matière de sécurité et de défense.

Le Qatar est le deuxième partenaire opérationnel de la France dans le Golfe, après les Émirats arabes unis. Cette coopération a été renforcée par la signature de contrats majeurs, comme le démontre l'achat de 36 Rafale.

Le Qatar est également un partenaire stratégique en matière de lutte contre le terrorisme et la radicalisation au cours des dernières années.

Sur le plan bilatéral, Le Président de la République et l'émir du Qatar ont signé le 7 décembre 2017 une lettre d'intention visant à renforcer la coopération bilatérale en matière de lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Cette coopération a été renforcée avec la mise en place d'un dialogue stratégique en février 2019.

L'émirat joue un rôle actif au sein de la coalition internationale contre Daech, à laquelle il apporte notamment un soutien logistique important en mettant à disposition la base militaire d'Al-Udeid et en fournissant un appui logistique à la force conjointe du G5 Sahel. Enfin, le Qatar et les Nations unies ont récemment signé un accord portant sur l'ouverture d'un bureau à Doha du programme des Nations unies pour la lutte contre le terrorisme.

En parallèle de son implication dans la lutte contre le terrorisme, on peut constater que le Qatar a réalisé d'importantes réformes en faveur des conditions de travail des immigrés. En effet, le Qatar est le premier État de la région à avoir abrogé en 2016 le système de la « Kafala », qui oblige l'expatrié à dépendre d'un « parrain », souvent qualifié de « sponsor », et qui peut être une personne physique ou morale. Le Qatar est aussi le premier État de la région à avoir instauré un salaire minimum pour les travailleurs expatriés non qualifiés. Le texte législatif, adopté en août 2020, est entré en vigueur en mars 2021.

En ce qui concerne la peine de mort, comme l'a déjà souligné notre collègue Sylvie Goy-Chavent, elle est toujours en vigueur au Qatar et continue d'être prononcée, mais le pays applique depuis 2003 un moratoire sur les exécutions, mis à part le cas de l'exécution d'un ressortissant népalais, condamné pour meurtre en 2020.

Les progrès sont réels et doivent être poursuivis, en particulier en matière de liberté d'expression et de respect des droits fondamentaux.

La coopération bilatérale entre la France et le Qatar en matière de gestion des grands événements sportifs existe depuis les jeux asiatiques de 2006, qui ont été le premier grand événement sportif accueilli par l'émirat. Elle s'est poursuivie lors des championnats du monde de handball en 2015, de cyclisme en 2016, d'athlétisme en 2019 et pour la Coupe arabe des nations de football de 2021.

Pour la Coupe du Monde de football de 2022, le partenariat projeté est plus ambitieux encore, d'où le souhait de rechercher une formalisation juridique plus aboutie afin de prévoir un cadre qui sécurise le déploiement d'un volume important d'experts sur le terrain. Cet accord peut se définir comme une offre de services de la France, de nature à couvrir l'ensemble du spectre des besoins de sécurité d'un grand événement sportif. Sa mise en oeuvre pourra notamment s'appuyer sur les grandes directions opérationnelles du ministère de l'intérieur pour des missions de conseil, d'accompagnement, voire d'appui opérationnel.

La partie qatarienne doit formuler plus précisément, à brève échéance, ses besoins, en fonction desquels l'offre de coopération française sera modulée. L'accord prévoit que les actions de coopération seront essentiellement financées par la partie qatarienne.

Cet accord prévoit également des garanties fortes au bénéfice des agents français du ministère de l'intérieur qui se rendraient sur le territoire qatarien. Ils bénéficieront ainsi des garanties relatives au droit à un procès équitable au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CESDH) et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966. En outre, l'accord organise une protection contre l'application de la peine capitale ou d'autres traitements inhumains et dégradants, au sens de l'article 3 de la CESDH.

Ces dispositions offriront donc une parfaite sécurité juridique aux agents français du ministère de l'intérieur qui participeront aux activités de coopération qui seront mises en oeuvre avant et durant l'événement, à l'instar des garanties offertes aux agents du ministère de la défense par l'accord bilatéral relatif au statut des forces, que vient de nous présenter Sylvie Goy-Chavent. Toutefois, contrairement à ce dernier, le présent accord prendra fin le 30 juin 2023.

Les autorités qatariennes n'ont, à ce jour, pas notifié l'accomplissement des procédures nationales requises pour l'entrée en vigueur de l'accord, qui sera examiné en seconde chambre à l'Assemblée nationale à la reprise des travaux parlementaires.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier. Son examen en séance publique au Sénat était prévu selon la procédure d'examen simplifié, mais le groupe CRCE a demandé le retour à la procédure normale. Le projet de loi sera donc examiné en séance publique le 15 février.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je souhaiterais quelques précisions sur le calendrier. Cet événement aura lieu dans une dizaine de mois. Nous examinons un texte prévoyant des protections importantes pour les personnels français qui seront déployés au Qatar. Mais le Qatar pourra-t-il adopter ce texte à temps ? Pour un tel évènement, on peut penser que les choses doivent être préparées en amont. J'imagine mal des personnels arrivant sur place seulement en septembre pour un événement de cette ampleur et se déroulant deux mois plus tard. N'y a-t-il pas un problème de calendrier ?

Au-delà des moyens en personnel, est-il prévu également de fournir certains équipements, notamment des drones de surveillance ? Je me demande s'il n'y a pas quelques failles dans la préparation de cette coupe du Monde. Pouvez-vous nous préciser quand nos personnels doivent être déployés au Qatar ?

M. Olivier Cadic, rapporteur. - Je me suis penché sur ces questions pendant la préparation du rapport. Selon les représentants du ministère de l'intérieur que j'ai auditionnés, le texte doit entrer en vigueur le 1er novembre 2022, et l'Assemblée nationale doit l'avoir voté au plus tard le 30 septembre.

Concrètement, cet accord permet de bien cadrer l'offre de prestation de services faite par la France. Le coût sera assumé par la partie qatarienne et, pour nos services, il s'agit d'une expérience très formatrice dans la perspective de la Coupe de monde de rugby de 2023 et des jeux Olympiques de 2024. Le dispositif doit se déployer à partir du 1er novembre.

M. Yannick Vaugrenard. - Organiser la Coupe du Monde de football au Qatar, c'est une aberration écologique, mais aussi sociale, compte tenu des conditions de travail imposées aux ouvriers sur les chantiers. Les morts se comptent par dizaines.

Par ailleurs, des doutes sérieux existent sur un possible financement de l'islamisme radical par le Qatar sur le sol français. Il me semble donc malvenu aujourd'hui de soutenir d'une quelconque manière l'organisation de cet événement dans ce pays.

M. Jean-Marc Todeschini. - Tandis que certains appellent au boycott des jeux Olympiques en Chine, le Qatar s'achète une virginité en organisant de grands événements sportifs. Je ne reviendrai pas sur les conditions de la coupe du Monde... Ce pays est par ailleurs un gros client de la France en matière d'armement, les droits de l'homme semblent peu de chose.

Vous avez souligné les progrès réalisés par le Qatar. Pourtant, l'Organisation internationale du travail (OIT) a rendu en novembre un rapport peu sympathique sur les conditions de travail du personnel étranger au Qatar. Avez-vous eu plus de précisions sur ce rapport ?

M. Guillaume Gontard. - En effet, cette Coupe du Monde est une aberration pour l'écologie et les droits humains. Les jeux olympiques organisés en Chine posent d'ailleurs les mêmes questions. Les liens supposés du Qatar avec le terrorisme ont par ailleurs été rappelés. Je ne sais pas si nous avons réellement intérêt à coopérer de cette façon avec le Qatar. Cela pose réellement beaucoup de questions.

Mon groupe va demander, comme le CRCE, le retour à la procédure normale, car ce sujet nécessite un vrai débat dans l'hémicycle.

M. Olivier Cadic, rapporteur. - Quand on parle d'aberration écologique, il suffit de regarder en ce moment du côté des jeux Olympiques d'hiver en Chine. La situation des droits humains dans ce pays, notamment à l'encontre des Ouïghours, a justifié le boycott diplomatique des jeux par de nombreux pays. Je vous renvoie à ce propos au remarquable reportage diffusé récemment sur Arte.

Des doutes existent en effet sur le financement du terrorisme par le Qatar, mais les autorités qatariennes s'en défendent résolument. Restons prudents : certains pays ont aussi intérêt à faire courir ces bruits qui, d'après nos services, ne sont pas absolument avérés.

Le choix d'organiser la Coupe de Monde de football au Qatar a été effectué par une instance indépendante. C'est la première fois que cet événement se déroulera dans un pays arabe. Il ne m'appartient pas de prendre position sur le sujet.

M. Pierre Laurent. - Nous avons en effet demandé le retour à la procédure normale pour l'examen en séance de cette convention, qui pose un double problème de contexte.

Les conditions d'attribution et de préparation de cette Coupe du Monde font débat : l'OIT a signalé de gros problèmes de droit social sur les chantiers, sans parler des droits humains, des droits des femmes et des aberrations sportives.

Nous ne sommes pas favorables pour autant au boycott des grands événements sportifs, qui pénalise avant tout les sportifs. Il faudrait plutôt réfléchir aux procédures d'attribution de ces grandes compétitions.

Mais cette convention pose aussi la question de l'approfondissement de notre relation de défense et de sécurité avec le Qatar, qui est désormais le troisième acheteur d'armes à la France.

Dans le strict domaine de la sécurité, trois articles de la convention ressemblent ainsi beaucoup à des dispositions que nous avions contractées avec l'Égypte et dont le détournement a été dénoncé par Disclose. Nous ne voterons donc pas cette convention.

M. Pascal Allizard. - Je m'interroge sur la nécessité de ratifier cette convention. Je ne comprends pas, je partage un certain nombre des questionnements qui viennent d'être exposés. À titre personnel, je m'abstiendrai sur ce texte qui me dérange.

M. Alain Houpert. - Nous n'avons pas le temps de regarder la beauté du monde quand la maison brûle. Des jeux Olympiques d'hiver sans neige en Chine, une Coupe du Monde de football sans herbe ni eau au Qatar... La mission de Pierre de Coubertin, l'épanouissement par le sport, est détournée. Ne confondons pas jeux Olympiques et expositions universelles. La France devrait demander au Comité international olympique (CIO) d'être plus attentif à ses choix à l'avenir.

M. Cédric Perrin, président. - Je partage vos points de vue sur le fond. En l'occurrence, les responsables sont le CIO et la FIFA. Certains candidats présentent une logique écologique plus forte, tel que Vancouver qui est candidat pour accueillir les jeux d'hiver de 2030. Mais, l'objectif du CIO est de développer des marchés nouveaux pour le sport à travers l'attribution des jeux, là où il n'y a pas encore d'équipements sportifs et non pas là où les conditions climatiques sont adéquates.

Cette coopération avec le Qatar nous permettra aussi de nous préparer en termes de sécurité pour la Coupe du Monde de rugby de 2023 et les jeux Olympiques de 2024.

La commission a adopté le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant la ratification de la convention relative à la nationalité entre la République française et le Royaume d'Espagne - Examen du rapport et établissement du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant la ratification de la convention relative à la nationalité entre la République française et le Royaume d'Espagne.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Le projet de loi que je vous présente vise à ratifier une convention tendant à la reconnaissance de la double nationalité entre la France et l'Espagne.

Nous examinons en urgence ce texte qui fait l'objet d'une priorité politique, le gouvernement souhaitant le voir adopter avant la fin de la législature.

Il est vrai que cette convention a été signée par les présidents des deux pays en personne lors du sommet franco-espagnol qui s'est tenu à Montauban le 15 mars 2021, dont l'ambition était de donner un nouvel élan à notre relation bilatérale.

Celle-ci est naturellement dense, compte tenu de nos relations de voisinage et des multiples liens humains entre nos deux pays. Ainsi, en 2021, la France est le deuxième pays d'accueil des Espagnols vivant à l'étranger, alors que l'Espagne est le septième pays d'accueil pour les Français résidant hors de France. Le réseau des lycées français en Espagne est le premier d'Europe et le deuxième de la France à l'échelle mondiale. Avec 74 milliards d'euros d'échanges chaque année, nos relations sont aussi importantes au plan économique. Il faut souligner, par ailleurs, nos convergences de vues sur nombre de dossiers européens ainsi que les importantes coopérations capacitaires que nous entretenons dans le domaine de la défense. De fait, la France et l'Espagne représentent l'un pour l'autre des partenaires importants et sur la même ligne, avec relativement peu d'irritants ou de divergences, si ce n'est, parfois, sur la politique migratoire.

Je rappelle que le sommet de Montauban, au cours duquel la présente convention a été signée, a également été l'occasion de tracer de nouveaux axes pour l'avenir de notre relation.

Pour revenir à la convention sur la nationalité qui nous intéresse aujourd'hui, elle vise à corriger une forme d'asymétrie liée au fait que la France reconnaît la double nationalité franco-espagnole, alors que l'Espagne ne l'autorise pas en principe, en vertu de sa constitution, sauf exception consentie par traité au profit des pays entretenant des liens privilégiés avec l'Espagne.

C'est ainsi que l'Espagne accepte aujourd'hui la double nationalité avec les pays d'Amérique latine, mais aussi le Portugal, la Guinée équatoriale ou encore les Philippines. En revanche, les Espagnols qui accèdent à la nationalité française doivent renoncer à leur nationalité d'origine, de même que des Français qui voudraient obtenir la nationalité espagnole devraient renoncer à la nationalité française, ce qu'ils ne souhaitent pas, en général.

Cette convention, demandée au départ surtout par l'Espagne, permettrait désormais aux ressortissants des deux pays d'acquérir la nationalité de l'autre État -sous réserve bien entendu de satisfaire les conditions posées par sa législation - sans renoncer à la leur. Sont potentiellement concernés quelque 250 000 Espagnols en France et 150 000 Français en Espagne. Il faut souligner que la convention ne crée pas en elle-même de nouvelles voies d'accès à la nationalité dans chacun des deux pays, les conditions pour y prétendre restant les mêmes.

En revanche, la convention va permettre aux ressortissants des deux pays ayant perdu automatiquement leur nationalité antérieure de la retrouver. Cette mesure, prévue par l'article 3 de la convention, vise en pratique des citoyens français d'origine espagnole présents en France souvent depuis plusieurs décennies et ayant dû renoncer à leur nationalité d'origine. Elle va également donner une dimension supplémentaire à la loi espagnole de mémoire démocratique de 2007, qui ouvre la nationalité espagnole aux descendants de personnes d'origine espagnole l'ayant perdu en acquérant celle de leur pays d'accueil ou en se mariant à un ressortissant étranger avant l'entrée en vigueur de la Constitution de 1978. Jusqu'à présent, une condition de résidence d'un an en Espagne était requise pour s'en prévaloir, mais celle-ci devrait être prochainement supprimée par une loi en cours de discussion. En conséquence, ces descendants de citoyens d'origine espagnole vivant en France, dont il est difficile d'estimer le nombre, pourront retrouver leur nationalité espagnole sans forcément résider en Espagne et vivre pleinement, à l'avenir, leur double identité et leur double culture. Il s'agit d'une aspiration essentiellement affective, mais très profonde. Le ministère des affaires étrangères a indiqué lors de l'audition que de nombreux Français d'origine espagnole ayant appris la signature de la convention l'interrogeaient pour connaître sa date d'entrée en vigueur.

L'attente est également forte chez les résidents français en Espagne, dont le nombre est estimé à environ 150 000. Nos concitoyens vivant de l'autre côté des Pyrénées seraient en effet assez contents de pouvoir solliciter la nationalité espagnole, essentiellement pour les facilités administratives et pratiques que cela apporterait : obtention plus facile de papiers d'identité, possibilité de travailler légalement sans avoir à reconduire un permis de travail, détention de deux passeports facilitant le passage des frontières... À ces facilités s'ajouteraient notamment le droit de vote et la possibilité de postuler à un emploi public.

Je voudrais insister sur le caractère inédit, et peut-être précurseur, de cette convention.

À notre connaissance, il s'agit de la seule convention de double nationalité signée par la France. Il est vrai que la France reconnaissant la double nationalité par principe, elle n'a pas l'obligation d'en passer par une convention.

Pour l'Espagne, ce sera la première convention de ce type signée avec un pays non hispanophone ou lusophone. À ce titre, elle suscite d'ores et déjà l'intérêt d'autres pays ayant des liens humains importants avec l'Espagne, comme la Roumanie.

L'Espagne a déjà procédé à la ratification de cette convention. En ce qui concerne la France, le projet de loi de ratification a été adopté le 27 janvier dernier par l'Assemblée nationale. Il est inscrit à l'ordre du jour du Sénat du mardi 15 février, en principe selon la procédure d'examen simplifié. Ce texte consensuel, qui ne soulève pas de difficulté technique particulière, est très attendu et revêt de surcroît une forte portée symbolique. Je ne peux donc que vous inviter à l'adopter, mes chers collègues.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Conférence interparlementaire sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) - Désignation des membres

M. Cédric Perrin, président. - Nous devons procéder à la désignation des membres de la délégation sénatoriale pour la conférence interparlementaire sur la politique étrangère et de sécurité commune et la politique de sécurité et de défense commune (PESC-PSDC) qui se tiendra au Sénat les 24 et 25 février prochains dans le cadre de la dimension parlementaire de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Le règlement de cette conférence prévoit, pour des raisons d'équilibre, que le pays hôte de la conférence dispose d'une délégation identique à celle de tous les autres pays. La délégation française sera donc composée de six parlementaires, dont trois députés et trois sénateurs issus de notre commission.

Je vous propose de désigner Christian Cambon, comme chef de délégation, ainsi que Joël Guerriau, qui représente la commission à ces conférences à l'étranger depuis de nombreuses années, et Jean-Marc Todeschini.

La commission désigne M. Christian Cambon, chef de délégation, ainsi que MM. Jean-Marc Todeschini et Joël Guerriau, membres de la délégation du Sénat pour la Conférence interparlementaire sur la PESC-PSDC.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Audition de M. Éric Danon, ambassadeur de France en Israël

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'Ambassadeur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour cette audition en visioconférence. Nous avons souhaité cet échange pour préparer le déplacement d'une délégation en Israël et dans les territoires palestiniens, visite importante que nous reportions depuis plusieurs années en raison de la succession d'élections en Israël d'abord, puis pour cause de covid. Nous allons enfin pouvoir mener cette mission prochainement.

Depuis notre dernière réunion en juin 2020, le chaud et le froid n'ont cessé de souffler dans une région qui n'a probablement jamais connu une telle instabilité depuis 1948 : le conflit israélo-palestinien a connu une crise aussi imprévisible que violente en mai 2021. Nous avons été particulièrement surpris de la puissance de feu engagée par le Hamas, tout comme nous avons été impressionnés par la technologie de défense du bouclier antiaérien de l'armée israélienne. Vous nous direz quelles tensions subsistent de cet embrasement de la bande de Gaza au sein de la société israélienne, notamment dans les villes arabes et mixtes qui ont connu des affrontements interreligieux. Quelles traces l'issue de cette crise a-t-elle laissées sur la relation entre Israël et l'Autorité palestinienne d'une part et le Hamas d'autre part ?

Parmi les motifs d'espoir, la situation politique a radicalement changé en Israël, ouvrant la voie à une coalition aussi large qu'inédite avec, pour la première fois, la participation au gouvernement d'une formation composée de députés arabes israéliens. Mais l'équilibre politique constitué par Yaïr Lapid reste fragile, avec une majorité de seulement 61 députés sur 120. Le Gouvernement conduit par Naftali Bennett repose sur huit partis, ce qui peut être vu comme un signe de vitalité d'une démocratie parlementaire foisonnante, mais aussi comme un risque de divergences idéologiques, ce qui ne nous aide pas à analyser les orientations de ce gouvernement.

Nous aurons donc besoin de votre éclairage sur la situation politique et sur plusieurs signaux contradictoires venant du nouveau gouvernement israélien. Le chef de la majorité, Yaïr Lapid, soutient la solution à deux États, mais une large partie de la coalition reste hostile à la reprise du processus de paix. Dans ces conditions, comment progresser si ce sujet est une impasse politique ? Ensuite, la politique d'extension des colonies en Cisjordanie et sur le plateau du Golan annexé est-elle compatible avec le soutien ouvertement apporté à l'Autorité palestinienne par le gouvernement israélien ? Enfin, le climat de tension à Jérusalem, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza pourra-t-il s'apaiser tant qu'aucun choix stratégique n'aura été fait par le gouvernement actuel en faveur d'un processus de paix, qu'il s'agisse de la solution à deux États ou d'une autre proposition. Certains évoquent la solution d'un État fédéral avec des droits reconnus pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Un tel débat pourrait-il prospérer et serait-il audible dans le débat public israélien ?

La question israélo-palestinienne est un sujet qui reste prioritaire au Sénat, pour l'ensemble des groupes politiques. J'en veux pour preuve le débat que nous avons eu en décembre dernier sur la proposition de résolution présentée par notre collègue Pierre Laurent en faveur de la reconnaissance d'un État palestinien aux côtés d'Israël. Afin de vous permettre de vous exprimer avec la plus grande liberté et la plus grande franchise, cette audition ne fait pas l'objet d'une captation vidéo.

Nous attachons une grande importance à cette prochaine visite. Notre délégation rassemblera au moins un membre de chaque groupe politique représenté au sein de notre commission. Notre présence sur place me semble indispensable, pour prendre la mesure de la situation, et savoir comment vous aider à faire vivre la relation franco-israélienne et franco-palestinienne.

M. Éric Danon, ambassadeur de France en Israël. - Je suis très heureux d'intervenir devant vous quelques jours avant votre déplacement en Israël, à Jérusalem et dans les Territoires palestiniens. Nos équipes et celles du consulat général à Jérusalem sont mobilisées.

Le Moyen-Orient a évolué : il n'a plus rien à voir avec celui d'il y a vingt-cinq ans, et il a encore changé récemment. Je mettrai en avant quelques événements. Les Américains sont moins intéressés qu'auparavant par la zone. Certes, ils ne vont pas en partir, mais ils s'impliquent moins. En raison de ce vide, les grandes puissances - la Turquie, la Russie, et même la Chine qui arrive lentement mais sûrement - rebattent les cartes. Israël a vécu une période de paix relative, sans guerre longue, ce qui a permis un développement économique considérable. Lentement, le pays est devenu une puissance régionale économique - avec un PIB supérieur à la somme de ceux de ses voisins - et militaire.

L'Iran est monté en puissance, avec une triple déstabilisation nucléaire, balistique et régionale. Il y a aussi une conjoncture nouvelle avec les accords d'Abraham, événement majeur de ces trois dernières années, qui a modifié l'image d'Israël dans les pays arabes et qui a eu une influence considérable sur les relations israélo-palestiniennes.

Quelle est la situation de la Palestine actuellement ? Les Palestiniens n'ont jamais été aussi faibles de leur histoire. C'est d'abord lié à des causes exogènes : les accords d'Abraham ont fait sauter le verrou de 2002 de la Ligue arabe qui estimait qu'il n'y aurait pas de normalisation tant que la question palestinienne ne serait pas réglée. Il y aussi des éléments endogènes : les élections reportées puis annulées et la montée en puissance du Hamas, qui accroît son influence en Cisjordanie en combattant Israël.

C'est une situation relativement nouvelle : Israël affiche désormais sa volonté de soutenir l'Autorité palestinienne, qui lui est préférable au Hamas.

La politique d'Israël par rapport à la Palestine est compliquée. La politique de Naftali Bennett est différente de celle de Benyamin Netanyahou.. Sous Netanyahou, environ 2 000 nouveaux logements étaient construits chaque trimestre. L'écart de développement entre Israël et la Palestine devait rester le plus élevé possible pour maintenir le contrôle.

M. Bennett a une approche différente. il est dans une logique de développement économique de ces territoires pour que les populations aient une autre perspective, que l'affrontement violent vis-à-vis d'Israël. Il appelle l'Union européenne à accompagner les gestes initiés.

De nombreux membres du gouvernement ont rencontré leurs homologues palestiniens. La circulation des personnes est facilitée, des permis de travail et de construction sont octroyés aux Palestiniens et des échanges techniques se développent sur les questions financières et économiques.

En même temps, il reste des situations inacceptables : des colonies continuent d'être construites y compris aux abords de Jérusalem-Est, tendant à rompre la contiguïté avec les territoires palestiniens ; et l'impunité des violences commises par les colons perdure.

À long terme, il semble que plus personne n'aborde la question de la solution politique à ce conflit. M. Bennett estime que tant qu'il est là, il n'y aura pas d'État palestinien. Et même M. Lapid, s'il devient effectivement Premier ministre après l'alternance de 2023 a marqué ses réserves à y travailler La phrase fétiche, c'est « shrinking the conflict », réduire pas à pas le conflit à sa seule dimension socio-économique.

Le gouvernement israélien est hétéroclite, un peu improbable de l'aveu même de ses membres, et n'a été mis en place que pour faire tomber Benyamin Netanyahou. Il ne tient que par la crainte des élections. On compare souvent le régime parlementaire israélien à celui de la IVe République, mais il y a une différence majeure : les gouvernements de la IIIe et de la IVe République tombaient, car il y avait une possibilité de dissolution de l'Assemblée qui n'a jamais été utilisée, sauf en 1877 et en 1955. En Israël, c'est le contraire : la menace de la dissolution par le gouvernement empêche la Knesset de le faire chuter. Le régime parlementaire est proche de celui de la IVe République, mais les gouvernements sont stables, ils tiennent trois à quatre ans - hormis durant ces deux dernières années.

L'actuel gouvernement est composé de représentants de partis très opposés. Pour prendre une image, c'est comme les pompiers qui tirent sur une toile pour sauver des gens sautant d'un immeuble, chacun tirant de son côté, à force égale : la toile ne bouge pas. Le budget et les lois sont votés.

Il y a pour la première fois un parti arabe au gouvernement, qui choisit de se concentrer sur le développement des villes et villages arabes, qui était très limité durant ces huit dernières années. Dans les villes arabes et « mixtes », les violences entre communautés lors de l'escalade israélo-palestinienne de mai 2021 ont laissé des traces. La relation franco-israélienne est bonne, mais elle reste difficile politiquement, et sensible. Cela se passe très bien au travers du soft power, avec la coopération culturelle, scientifique et technique. Il existe une importante communauté française et franco-israélienne, et il y a une grande demande de culture française. La partie consulaire se passe bien. Les Français et les Franco-israéliens ont redécouvert la France durant le covid, lorsqu'ils avaient besoin d'une carte d'identité ou d'un passeport français pour s'y rendre. Nous avons eu une augmentation de 25 % des inscrits au consulat en 2021. Il y a eu aussi une dimension sociale avec la crise économique. Nous avons dû aider nos concitoyens : ces deux dernières années, 95 % des aides sociales ont été accordées à des gens qui n'étaient auparavant pas inscrits au consulat. Nous avons modifié les relations entre les autorités françaises - ambassade, consulat, Institut français et Business France - et les populations israélienne et franco-israélienne. Il y a eu la visite du Président de la République, et le président Isaac Herzog se rendra en France dans les prochaines semaines.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cet éclairage novateur sur le volet institutionnel. Comment l'ambassade de France défend-elle une solution à deux États dans cette situation ?

M. François Bonneau. - C'est un plaisir de vous entendre. Après un premier scandale à l'été 2021, un deuxième a éclaté en janvier 2022 concernant le logiciel Pegasus de NSO Group, qui a espionné des dizaines de personnalités israéliennes : hommes politiques, hommes d'affaires, juristes... De nouvelles révélations sur des personnalités françaises sont-elles à attendre ? Quelles sont les conséquences de cette affaire sur la démocratie israélienne ?

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Je voulais poser la même question.

M. Jacques Le Nay. - La normalisation des relations entre Israël et les pays musulmans se poursuit durablement. Ce tournant géopolitique va-t-il accroître l'isolement iranien sur la scène régionale ? Benny Gantz a rencontré Mahmoud Abbas fin décembre. Quel sens donner à cette rencontre alors que le Premier ministre Naftali Bennett refuse le dialogue avec les autorités palestiniennes ? Avez-vous observé des changements d'attitude d'autres pays depuis le transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem ?

M. Joël Guerriau. - Merci pour vous propos très clairs. Les Émirats arabes unis ont un différend avec Israël sur la sécurité aérienne. Quelles sont les relations d'Israël avec les États arabes, et en particulier avec la Turquie ?

L'Iran et les États-Unis négocient sur l'accord nucléaire, ce qui choque Israël. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Emmanuel Macron veut remettre à zéro le compteur des relations entre Israël et la France. Qu'est-ce que cela signifie ; un changement de notre position pour une solution à deux États ou un seul État ?

Mme Gisèle Jourda. - Israël a été admis comme observateur au sommet de l'Union africaine. L'accréditation a évité un vote qui aurait pu provoquer une scission sans précédent au sein de l'Union africaine qui fête ses vingt ans.

À la lumière de l'accord sécuritaire « Mémorandum d'entente en matière de défense » entre le Maroc et Israël aux lourdes de conséquences régionales, notamment entre le Maroc et l'Algérie, quels sont les contours des relations diplomatiques entre Israël et les pays africains ? Comment la France se positionne-t-elle par rapport à ces évolutions ?

M. Éric Danon. - Nous en découvrons chaque jour davantage avec Pegasus. Lorsqu'il s'agissait d'événements extérieurs à Israël, on estimait que la société pouvait vendre le logiciel après passage devant une commission d'autorisation, ces logiciels étant considérés comme des armes. Désormais, l'affaire vire au scandale en raison d'une utilisation interne au pays, y compris avec un impact potentiel sur les procès de M. Netanyahou, dans l'hypothèse où certains opposants auraient été écoutés.. Ensuite, en matière de data, les Israéliens nous interrogent sur nos pratiques. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) les intéresse beaucoup. Ils veulent travailler à une régulation internationale de la vente de ces logiciels. Pour l'instant, c'est embryonnaire. Cela débouchera peut-être sur une convention internationale ou une annexe au traité sur le commerce des armes. Nous ne sommes qu'au début du scandale.

Concernant l'Iran, les accords d'Abraham modifient l'équation régionale. Il n'y aurait probablement pas eu ces accords si l'Iran n'avait pas été si agressif envers Israël et plusieurs pays sunnites, en particulier dans le Golfe. Comme l'Iran veut étendre son influence sur la région, en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen, plusieurs pays sunnites ont en partage une perception d'une menace accrue de la part de leur ennemi commun : l'Iran.

Les accords d'Abraham et la reprise des relations israélo-marocaines ont clivé le monde sunnite. L'arbitre des élégances restera l'Arabie saoudite où l'on sait que plusieurs lignes coexistent au sein des cercles dirigeants avec une rupture générationnelle entre ceux, les plus anciens, qui continuent de défendre la position saoudienne traditionnelle sur la question palestinienne, et d'autres qui se montrent plus ouverts à un rapprochement avec Israël...

Les relations avec les États arabes s'améliorent de plus en plus. Chacun y trouve un avantage réciproque. Alors que les Émirats arabes unis, le Maroc et Bahreïn sont partis à fond de train avec l'ouverture de représentations diplomatiques, avec des relations commerciales... De très nombreux Israéliens sont allés voir l'exposition universelle à Dubaï, dans des avions d'El Al qui survolaient l'Arabie saoudite... C'était impensable il y a quatre ou cinq ans.

Le gouvernement Netanyahou était publiquement opposé aux accords sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, ou JCPoA). La sortie du JCPoA de Donald Trump pour mettre une pression maximale sur l'Iran - « maximum pressure », « squeeze Iran » - a été une erreur que l'administration Biden a voulu corriger. Les Israéliens se sont adaptés à cette réalité nouvelle en étant prêts à tolérer le retour à l' accord selon des modalités très dures sur l'ensemble des sujets sur lesquels l'Iran représente une menace : le nucléaire, le balistique et l'influence militaire régionale. Quelle qu'ait été la nature et les objectifs des discussions de Vienne, les Israéliens ne s'y sont jamais sentis liés et feront ce qu'ils veulent, même dans l'hypothèse d'un retour au JCPoA,s'ils estiment que leur sécurité est menacée.

L'Iran joue la montre et poursuit ses avancées préoccupantes en matière d'enrichissement nucléaire, se rapprochant du seuil. Les Israéliens ne croient pas aux accords de Vienne, mais ils n'ont pas plus confiance dans l'administration Biden. Les Israéliens s'inquiètent d'un « deal » au rabais que les Américains seraient pressés de signer pour pouvoir se concentrer sur d'autres thématiques plus brûlantes pour leurs intérêts, à commencer par le dossier chinois. Tel-Aviv n'a donc cessé de passer des messages clairs à Washington pour rappeler l'importance vitale du dossier pour Israël et pour évoquer avec l'administration Biden des scénarios alternatifs à ceux d'un accord, afin de préparer les conditions de la coopération entre les deux pays sur le dossier dans l'hypothèse d'un l'échec des négociations de Vienne.

Mme Jourda a évoqué le sommet de l'Union africaine (UA). Il y a évidemment une dynamique de rapprochement entre Israël et l'UA depuis 2020 ; je pense notamment aux accords avec le Soudan et le Maroc. D'ailleurs, Israël bénéficie d'un statut d'observateur depuis juillet 2021. L'Algérie et l'Afrique du Sud ont essayé de rompre cette dynamique lors du dernier sommet. Il n'y a pas eu de vote sur le statut d'observateur ; cela aurait sans doute exposé l'UA à une scission. Le sujet est trop sensible. Le dossier sera réexaminé au prochain sommet.. Je pense qu'il y aura un rapprochement, mais les tensions sont réelles.

M. Guillaume Gontard. - Le rapport relatif aux conditions de vie des Palestiniennes et des Palestiniens qu'Amnesty International a rendu la semaine dernière emploie des mots très forts en évoquant un « système d'apartheid » à l'encontre du peuple palestinien dans son ensemble. Plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) israéliennes et internationales partagent ce constat. La Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur les crimes commis dans les territoires palestiniens. Un envoyé de l'ONU soulignait récemment l'urgence de réformes politiques et économiques. Comment ces rapports et enquêtes sont-ils perçus en Israël ?

Pouvez-vous nous détailler les actions entreprises par la France pour inverser la dynamique de domination d'Israël sur les populations palestiniennes ?

La nouvelle coalition politique en Israël, que vous avez qualifiée de centriste, semble sur la même ligne que l'ancienne s'agissant du processus de paix, avec un effacement de la question palestinienne. Pourtant, vous indiquez voir des éléments d'amélioration. Pourriez-vous nous en donner quelques exemples concrets ?

Mme Nicole Duranton. - Le Premier ministre israélien a récemment échangé avec Joe Biden, qui va se rendre en Israël ; il a d'ailleurs hâte d'y aller. Pensez-vous que cette visite puisse faire renaître une certaine confiance des Israéliens envers les États-Unis ?

M. Olivier Cadic. - Les accords d'Abraham ont été un game changer pour le développement de la paix dans la région. Nous prévoyons de faire une conférence au Sénat sur le sujet au début du mois de mai, afin d'analyser les effets de la dynamique engagée.

Selon vous, Israël, qui est devenu une puissance économique régionale, pourrait-il influencer positivement la situation au Liban, afin de contrebalancer l'action du Hezbollah, qui agit en proxy de l'Iran ?

Je connais votre engagement en faveur de la francophonie pour avoir participé à un événement à vos côtés. À cette occasion, j'avais appuyé votre démarche de soutien à l'adhésion d'Israël à l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Où en sommes-nous à cet égard ?

Lors de mon déplacement en Israël, notre attaché de coopération éducative m'a permis de mesurer l'importance du chantier pour organiser et développer l'enseignement français et l'enseignement du français en Israël. Pourriez-vous faire un point sur les efforts que vous avez entrepris en la matière ?

M. Pascal Allizard. - La relation entre Israël et la Chine est une relation ancienne, historique, et parfois difficile. Néanmoins, la Chine est devenue le troisième partenaire commercial d'Israël. Elle propose d'ailleurs sa médiation dans le conflit avec la Palestine. Tout cela crée des interférences fortes dans la relation entre Israël et les États-Unis.

Malgré les tensions entre Israël et l'Iran, ce dernier a une relation très positive avec la Chine, conformément à la politique arabe historique de cette dernière. Si nous comprenons bien la stratégie du lotus de la Chine, quelle est celle d'Israël ? Comment les choses évoluent-elles avec le nouveau gouvernement israélien ?

L'interdiction de la 5G de Huawei en Israël est-elle un pas tactique, une mesure de sécurité intérieure ou une concession faite aux États-Unis ?

M. Pierre Laurent. - Vous avez décrit ce qui semble être une forme d'enterrement de la solution à deux États, en soulignant les éléments qui vous conduisent à considérer qu'une telle perspective s'éloigne de jour en jour. Or si le clivage générationnel existe chez les Palestiniens, je ne suis pas sûr que la question nationale palestinienne ait disparu, y compris au sein des jeunes générations.

D'aucuns évoquent parfois, et vous-même avez utilisé cette expression, la solution à un État. Mais de quoi s'agit-il concrètement ? Car personne ne définit cette solution à un État. Si vous discutez avec des Palestiniens qui envisagent cette hypothèse, ils insisteront sur l'absence d'égalité des droits. Et j'imagine que la réponse de M. Bennett serait la même que pour la solution à deux États : la terre est juive et l'État est juif. Dès lors, les Palestiniens qui vivraient dans cet État ne pourraient pas être des citoyens de plein droit. En réalité, la solution à un État n'est pas une solution : c'est plutôt un problème si la perspective est l'égalité pleine et entière des droits. Renoncer aujourd'hui à la solution à deux États, même si elle est peut-être difficile à mettre en oeuvre, n'est-ce pas voir demain apparaître de nouveaux problèmes ?

Parmi les signaux contradictoires, vous avez fait référence à la position ambiguë du Premier ministre. D'un côté, il invoque le développement des territoires. De l'autre, il laisse la violence des colons impunie. Ne risque-t-on pas d'ouvrir la voie à une coopération économique française ou européenne dans les territoires occupés alors que c'est aujourd'hui théoriquement réprouvé par le droit international ?

M. Hugues Saury. - Le 8 juin 2014, la Commission européenne entérinait la participation de l'État hébreu au programme scientifique Horizon 2020. Des actions ambitieuses en matière de santé publique et de lutte contre le changement climatique ont été ainsi développées avec succès. Le 6 décembre dernier, un nouvel accord a été trouvé pour que Jérusalem rejoigne le programme Horizon Europe, en vertu duquel près de 100 milliards d'euros seront consacrés à la recherche et à l'innovation de l'Union européenne sur la période 2021-2027.

Alors que les atouts d'Israël sont reconnus par l'ensemble de nos voisins européens, la France parvient-elle à tirer profit d'un tel partenariat ? La prudence diplomatique de notre pays face à la politique territoriale israélienne ne nous empêche-t-elle pas de bénéficier pleinement de l'excellence d'Israël en matière de développement technologique ?

M. Éric Danon. - M. Gontard a évoqué le rapport d'Amnesty International et l'effacement - en fait, il s'agit plutôt d'une perte de centralité - de la question israélo-palestinienne dans les débats. Le rapport d'Amnesty a été considéré comme outrancier par les autorités israéliennes Ici, lorsque vous parlez d'« apartheid », les gens ferment les écoutilles ; même ceux qui ne contestent pas les discriminations. Les États-Unis et l'Allemagne l'ont catégoriquement rejeté, et le Royaume-Uni a suivi. La position de la France sur le sujet étant bien connue, notre pays n'a pas à commenter les rapports des ONG.

Je n'ai pas dit que la solution à deux États était enterrée ou que la question nationale aurait disparu. Simplement, que sa dimension politique n'est plus centrale dans les débats.

Comme je l'évoquais, il y a des gestes socio-économiques (y compris par exemple par des prêts israéliens de. 600 millions de shekels, soit environ 150 millions d'euros, à l'Autorité palestinienne). Pour Israël, la question centrale est de contenir la poussée du Hamas et du Jihad islamique palestinien.

Joe Biden va effectivement essayer de renouer une relation plus classique avec Israël. Je ne suis pas sûr que cela marche, car il apparaît très faible ici. Les Iraniens considèrent que les Américains se détournent des sujets du Moyen-Orient , et le retrait d'Afghanistan n'a pas amélioré l'image des États-Unis auprès des populations du de la région. Naftali Bennett ne veut pas d'un retour à la relation qui était en vigueur à l'époque de Barack Obama.

La conférence du Sénat au mois de mai sur les accords d'Abraham sera importante. Je me réjouis qu'elle se tienne.

Israël a proposé de l'aide, y compris humanitaire, et de l'eau au Liban. Pour l'instant, les Libanais ont refusé. Je vous rappelle que les deux pays se considèrent en guerre. . Israël refuse d'investir les mécanismes multilatéraux d'aide, de par son refus traditionnel d'internationaliser quoi que ce soit des conflits avec ses voisins. Les Israéliens mettent en avant leur rôle de dissuasion par rapport au Hezbollah, auquel ils font régulièrement passer le message qu'ils savent parfaitement où se trouve Nasrallah et qu'ils pourraient envoyer un tapis de bombes sur Beyrouth en cas de provocations militaires très fortes de la part de l'Iran.

Israël devrait faire partie de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Il y a environ un million de vrais francophones. Mais les statuts de l'OIF prévoient qu'il faut l'unanimité pour accueillir un nouveau membre. Or le Liban fait blocage. Et quand bien même le Liban lâcherait prise, l'Algérie se tient en embuscade pour faire blocage à sa place.. C'est évidemment une décision politiquement très sensible. En attendant, Israël travaille de différentes manières sur la francophonie ; je considère qu'il a sa place au sein de l'OIF. Aujourd'hui, 25 % des parlementaires de la Knesset sont francophones.

La relation entre Israël et la Chine est forte et ancienne. Et le modèle des start-up israéliennes est complètement différent de celui des start-up françaises. En Israël, le rêve des entrepreneurs, c'est de vendre à l'étranger. Cela intéresse énormément la Chine, qui y fait son marché. Mais les Américains s'y opposent, car certaines ventes d'Israël à la Chine portent sur des éléments extrêmement sensibles, y compris d'un point de vue militaire, pour les États-Unis. C'est une source de tensions avec Israël, y compris à l'époque où Donald Trump et Benyamin Netanyahou étaient simultanément au pouvoir.

En dépit des questions politiques et de la clause territoriale, Israël est un marché très porteur pour les entreprises françaises, notamment dans les secteurs des infrastructures, de l'énergie et des nouvelles technologies. Au cours des six derniers mois, nous avons gagné un certain nombre de contrats, certes à bas bruit, afin d'éviter de déclencher l'ire de plusieurs groupes sur internet. Les contrats remportés concernent la coordination des lignes du métro de Tel-Aviv, la plus grande centrale solaire d'Israël. Nous avons également une coopération spatiale. Le fait qu'Israël ait été admis au titre de pays associé dans le cadre d'Horizon Europe et fondamental pour lui et pour nous. Contrairement au Royaume-Uni ou à la Suisse, Israël a réussi son examen de passage, ce qui est intéressant pour le spatial, la coopération universitaire ou les grands programmes d'ordinateur quantique. J'en viens à la question la plus politique. Même si les ambassadeurs ne sont jamais censés donner leur opinion personnelle, je vous fais part de ma conviction profonde. Je suis profondément pour la solution à deux États. Mais je constate que celle-ci ne marche pas avec la méthode et les paramètres qui sont utilisés aujourd'hui. Alors que le Moyen-Orient a profondément changé au cours des vingt-cinq dernières années, nous en sommes restés aux paramètres de 1967 mâtinés par les accords d'Oslo. À titre strictement personnel, je pense que ce ne sont plus les bons paramètres.

Si les Occidentaux, qui n'ont pourtant de cesse de se prononcer en faveur de la solution à deux États, ne reconnaissent pas l'État palestinien, c'est tout simplement qu'ils savent - les Palestiniens l'ont également intégré - qu'un tel État n'aurait ni armée, ni contrôle du ciel, ni contrôle de l'immigration, ni contrôle de la monnaie... Si nous attendons que toutes les conditions de la pleine souveraineté d'un État palestinien soient réunies, nous risquons de ne pas le voir de notre vivant. Mais je pense sincèrement qu'il y a d'autres moyens d'arriver au résultat par des voies différentes.

Mesdames, messieurs les sénateurs, qui parmi vous pense que la solution à deux États va être mise en oeuvre à échéance raisonnable dans les paramètres de 1967 ? Qui pense qu'il puisse y avoir une autre capitale pour Israël que Jérusalem ?

Bien entendu, tout cela relève d'une décision politique. Ce n'est pas l'ambassadeur qui va faire bouger les choses. Mon rôle est de décrire les évolutions qui sont intervenues depuis que les paramètres de 1967 ont été définis. C'est ensuite au politique d'agir.

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, vous ne faites qu'aiguiser notre envie de venir en Israël dans le cadre de notre mission tant vos réponses ont été précises et passionnantes. Je vous remercie de votre sincérité et du respect que vous portez au Parlement.

Vous nous apportez des éléments de réflexion. J'adhère tout à fait à votre position selon laquelle c'est au politique, à l'échelle nationale comme à l'échelle européenne, de faire bouger les lignes.

Vous le savez, notre commission est compétente sur les questions relatives aux affaires étrangères, mais également à la défense. Nous serons très demandeurs de contacts avec des responsables militaires pour évoquer la coopération en matière de défense entre la France et Israël.

Nous sommes convaincus de l'importance de dialoguer et de se voir en face à face pour pouvoir échanger. Nous avons la volonté de vous aider et d'apporter notre modeste contribution à la présence française au Moyen-Orient.

La réunion est close à 11 h 45.