Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique



Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001

- IV - La responsabilité est-elle dominée par l'éthique ?

Recherche sur les fondements méta-éthiques de la responsabilité

par Monsieur Jean-Arnaud MAZÈRES,

professeur à l'Université Toulouse 1

Président de séance : Monsieur Yves GAUDEMET

Le thème de cet après-midi, "La responsabilité est-elle dominée par l'éthique ?", est un thème ambitieux, ambition à laquelle ajoute encore le point d'interrogation qui complète cet intitulé. Je ne sais pas si je réussirai ex post l'exercice que notre collègue DELVOLVE a magnifiquement réussi, c'est-à-dire de donner son unité à l'ensemble de ces interventions. À priori, les thèmes sont à la fois dispersés, ambitieux et larges : la théorie du droit, le droit international public * ( * ) , la responsabilité hospitalière largement entendue, et puis l'éthique et l'esthétique. Mais je pense que, là encore, de ces communications et de nos débats viendront l'unité que nous avons pu observer ce matin. Finalement à partir du moment où le débat s'élève, tout s'élève. Je céderai ensuite la place au Doyen HELIN pour animer la table ronde, qui doit répondre à toute une série d'interrogations là aussi très ambitieuses. Et bien évidemment Monsieur le professeur MOREAU présentera ensuite sous sa propre présidence, car il y aurait tout à fait indécence à ce que je reste à cette table, le rapport de synthèse qui nous permettra de garder le souvenir déjà très riche de ce colloque. Alors je vous propose de commencer tout de suite.

Monsieur Jean-Arnaud MAZÈRES

Longtemps enfermée dans le monde clos des prétoires et des débats techniques, la responsabilité est devenue depuis quelques années bien plus qu'une notion juridique : un thème médiatique jeté en pâture aux réactions instinctives d'une opinion publique d'autant plus apte à s'égarer que son information est à la fois théâtralisée et banalisée.

Au sein de la doctrine juridique elle-même, la question de la responsabilité a connu un déplacement significatif : le terrain traditionnel des règles positives est aujourd'hui largement dépassé par des prises de position souvent passionnées mettant en cause les errements des gouvernants et des juges sur des questions fondamentales comme les droits de l'homme ou la dignité de la personne humaine. L'État de droit tel qu'il est entendu aujourd'hui ouvre non seulement de nouveaux champs à l'engagement de la responsabilité des personnes publiques ou privées, mais donne plus encore à celle-ci une dimension fondamentale inconnue jusqu'alors 1 ( * ) .

Cette situation trouve d'ailleurs ses racines au-delà de la sphère proprement juridique : on a vu, ces dernières années, émerger une conception véritablement nouvelle de la responsabilité des politiques qui s'érige progressivement sur les ruines d'une responsabilité politique 2 ( * ) , de type essentiellement parlementaire, que les nouvelles conceptions de la gouvernance contemporaine semblent avoir reléguées dans un passé définitivement révolu. La responsabilité civile ou pénale, circonscrite longtemps dans le champ de la société dite "civile", semble aujourd'hui effectivement pénétré celui d'une société politique comme pour compenser l'éloignement ressenti à son égard par les citoyens.

Et au-delà même du politique, le thème de la responsabilité articulé à celui de l'éthique tend à envahir le champ de ce que l'on pourrait appeler la pensée contemporaine, qu'il s'agisse de prises de position philosophiques ou de thèmes générés et véhiculés par les figures nouvelles de l'idéologie 3 ( * ) .

En fait, notre époque connaît à cet égard un mouvement très significatif. Face aux nouvelles formes de l'agir humain engendrées par les sciences, la technologie mais aussi la politique contemporaines, les exigences de l'éthique tendent à se déployer dans de multiples secteurs, sans que cette notion soit d'ailleurs clairement définie 1 ( * ) .

Mais l'éthique étant ainsi devenue une notion ancrée dans notre société, et au-delà de ses multiples manifestations, son fondement restant problématique, elle connaît une sorte de repli empirique et institutionnel vers la notion connexe de responsabilité. C'est le mouvement que relève, pour le suivre d'ailleurs, le philosophe Paul RICOEUR : plutôt que de s'attacher "à la question très controversée... du fondement de l'éthique", il propose de retenir l'idée de responsabilité qui lui paraît "constituer le point focal des convictions susceptibles d'entraîner un large consensus" 2 ( * ) .

Mais ce glissement d'une notion à l'autre n'est pas sans équivoque : faute de s'entendre sur un fondement de l'éthique, on la saisit instrumentalisée par la responsabilité, ce qui revient en définitive à admettre paradoxalement que ne pouvant être elle-même valablement fondée, l'éthique pourrait en revanche être établie comme fondatrice de la responsabilité. Et c'est bien l'éthique, en effet, qui depuis quelques décennies a envahi le champ des fondements de la responsabilité, au détriment de toute autre interrogation. Et cette "conquête" dont on a pu voir les effets pervers dans les "affaires" les plus connues (les interprétations les plus fréquentes de la jurisprudence PERRUCHE sont, on l'a déjà relevé, significatives à cet égard), a été d'autant plus facile que la question des fondements théoriques et philosophiques de la responsabilité n'a guère, dans le même temps, attiré l'attention de la pensée juridique dominante.

Le droit de la responsabilité publique ou privée est aujourd'hui un complexe très élaboré de principes, de règles et de techniques qui ont à la fois la rigueur d'un système et la souplesse d'un ensemble empiriquement et progressivement établi. Mais on ne peut que constater que ce droit n'a pas vraiment fait l'objet d'une réflexion fondamentale telle qu'elle existe en d'autres domaines, spécialement celui des actes juridiques.

En droit public, en particulier, c'est à peine que commence à se dessiner une réflexion constitutive d'une théorie générale des obligations 3 ( * ) qui semble mal s'accommoder avec les conceptions dominantes davantage orientées vers la question des relations objectives entre les normes. La petite place qu'occupe l'étude de la responsabilité dans le système kelsénien est significative 4 ( * ) . Et, dans notre pays, alors que Charles EISENMANN ne consacrait, dans l'impressionnant ensemble de ses enseignements, qu'un seul cours en 1953-1954 à la responsabilité, rares sont aujourd'hui les études fondamentalistes sur ce champ pourtant essentiel du droit 1 ( * ) .

Mais ce n'est pas seulement pour avoir naturellement occupé un terrain délaissé par d'autres perspectives que l'éthique a acquis ainsi une position dominante dans les fondements de la responsabilité. C'est aussi que celle-ci s'est trouvée d'abord constituée sur une notion à laquelle les constructions savantes de la doctrine et de la jurisprudence n'ont pu enlever sa nature première : la notion de faute, dont les racines dans la morale et l'éthique 2 ( * ) relèvent de l'évidence.

Sans doute la notion de faute, née du droit privé et adapté à sa logique, fait en droit public de la responsabilité l'objet de sérieux débats, et il est clair qu'elle y a une place à la fois particulière et limitée. Pourtant la faute demeure une justification toujours effective de l'engagement de la responsabilité des personnes publiques comme des personnes privée, et l'enracinement qu'elle implique dans le domaine de l'éthique demeure dès lors lui aussi toujours effectif.

De cet enracinement cependant émerge une nouvelle équivoque - ou plutôt un autre aspect de l'ambiguïté fondamentale du rapport entre éthique et responsabilité, auquel fait effectivement écho la trop célèbre opposition entre responsabilité et culpabilité.

Or si la responsabilité signifie que, lorsqu'un dommage est causé à une personne, l'on droit répondre de ce dommage vis à vis de celui à qui il a été causé en le réparant, la culpabilité met, elle, en oeuvre une situation et des relations très différentes. Au-delà du rapport intersubjectif (qui au plan de la responsabilité est réglé par la réparation), la culpabilité met l'individu en relation avec un système objectif de normes morales et/ou juridiques auquel son comportement fautif a porté atteinte : ici ce n'est pas le rapport d'individu à individu qui est en cause à la suite de la faute ; mais en quelque sorte l'atteinte, par l'agissement fautif, au lien fondamental pour lequel se constitue et se perpétue une collectivité déterminée qu'elle soit sociale, morale, ou même religieuse (la collectivité ayant alors une transcendance divine). Et alors que la responsabilité entraîne la réparation, la culpabilité génère la punition et éventuellement le pardon - l'une et l'autre de ces notions étant de nature très profondément différente de la réparation, comme l'a si bien montré V. JANKELEVITCH 3 ( * ) .

Il reste vrai pourtant qu'il existe entre ces deux registres, exprimés l'un et l'autre par le même vocable de "faute", une irréductible connivence. Et sans doute faut-il qu'il en soit ainsi ; car détachée de tout fondement moral la responsabilité ne serait plus que le domaine du froid calcul des intérêts pris en charge par des mécanismes d'assurance.

Mais comme l'a souvent rappelé Hannah ARENDT, il faut si l'on veut établir une relation entre deux notions ou deux phénomènes, d'abord les distinguer, pour ensuite éventuellement les relier.

Et c'est bien en ces termes que devrait être, semble-t-il, envisagée la question de la relation entre l'éthique et la responsabilité.

La première démarche dans cette perspective, pour tenter de saisir les fondements de la responsabilité face à un envahissement ambiguë et parfois pervers de l'éthique - d'une éthique souvent en collusion avec des idéologies inavouées, pourrait se donner pour objectif de départ ce qui, dans ces fondements se trouve en deçà ou au delà de l'éthique. Là, quelques concepts essentiels sont à l'oeuvre. Ceux d'imputabilité, de causalité et de vérité notamment, dès lors qu'ils sont élucidés, et que leur place au fondement de la responsabilité est clarifiée, permettent non seulement de mieux en comprendre l'essence même mais aussi de la mettre en oeuvre, dans des cas concrets, d'une manière plus juste et plus opératoire.

Mais il faut sans doute aller plus loin : non seulement replacer l'éthique dans un ensemble plus large qui laisse place à d'autres interrogations déterminantes à la base de la responsabilité ; mais encore repenser, face aux nouveaux aspects de l'agir humain, la conception traditionnelle de l'éthique dans son rapport à la responsabilité. Ici, en suivant la voie ouverte par les recherches de Paul RICOEUR, Hans JONAS, Emmanuel LEVINAS, Gilles LIPOVETSKY et quelques autres, il s'agirait de tenter la définition d'une nouvelle éthique, fondée non plus sur la dynamique de l'action et du progrès, dont on accepte ensuite de payer éventuellement le prix de la réparation, mais sur l'attention portée aux conséquences possibles de son action, sur la prudence, la précaution, la vigilance quant aux conséquences possibles de son action sur le monde et sur les autres. Une responsabilité de type nouveau devrait se dégager de ces perspectives, orientée non plus vers la réparation, mais (au sens qu'à parfois le terme lui même de responsabilité) vers la préparation consciente et éclairée (on pourrait dire effectivement "responsable") de l'action qui se trouve envisagée.

Et, comme on le voit aujourd'hui avec les mésaventures d'un principe de précaution vidé de son sens par l'utilisation chaotique qui en est faite, la difficulté sera, à coup sûr, de donner à cette conception nouvelle de la responsabilité des cadres juridiques suffisamment précis et opératoires.

***

Cette seconde démarche devant faire l'objet d'une étude ultérieure, les pages qui vont suivre sont consacrées à la première, et l'on cherchera seulement ici à dégager quelques orientations élémentaires sur ce que l'on peut appeler (à défaut de mieux) les fondements méta-éthiques de la responsabilité.

En se situant sur ce qui paraît bien être un axe majeur de la philosophie générale, mais qui est aussi en cause dans l'appréhension de la responsabilité en termes juridiques, on voudrait adopter successivement deux perspectives. Il s'agit d'abord de dégager les fondements de la responsabilité juridique dans sa relation avec la philosophie de l'action : la question majeure est ici celle de l'imputabilité, liée comme on tentera le montrer à celle de la causalité (I).

On envisagera ensuite les relations complexes qui se trouvent établies entre responsabilité et vérité , sur un plan qui est celui de la détermination de la responsabilité dans une perspective qui est alors celle d'une philosophie de la connaissance (II).

I- LES FONDEMENTS DANS LA THÉORIE DE L'ACTION : RESPONSABILITÉ ET IMPUTABILITÉ

Dans la logique d'une théorie de l'action, la question essentielle me semble bien être celle de savoir qui doit répondre d'une action ? à qui l'attribuer ? sur qui doit peser l'obligation de réparer ?

Si l'on recherche les fondements à partir desquels ces questions peuvent être formulées et des réponses données, on est d'abord sans doute conduit à retenir des fondements de nature éthique ou morale. Là on juge un comportement, et c'est de l'appréciation de ce comportement que dépendra la réponses à la question "qui doit répondre ?".

C'est la logique de la responsabilité civile, celles des articles 1382 et s. du code civil. Mais aussi la logique de la responsabilité administrative qui a d'abord été établie sur la faute - et la faute, comme l'a montré Ch. EISENMANN et à sa suite R. CHAPUS, renvoie nécessairement à un auteur 1 ( * ) .

La faute est donc le passage, le fil rouge qui fait remonter l'action à la personne. Et cet ancrage premier dans la faute nous fait retrouver l'ambiguïté, déjà soulignée, d'une notion qui est à la fois juridique et éthique ou morale.

Peut-on échapper à cette ambiguïté et dégager ici un fondement de la responsabilité qui soit en deçà ou au delà de l'éthique ?

Dans sa "Théorie pure du Droit", KELSEN paraît ouvrir la voie à une réponse dans cette direction. KELSEN aborde la question de la responsabilité en s'attachant à la notion essentielle d'obligation et il s'efforce d'éclaircir les rapports entre l'obligation juridique et la responsabilité juridique, unies d'un lien essentiel et cependant distinctes. L'obligation est celle d'une "conduite conforme au droit" ; la responsabilité découle d'une "conduite contraire au droit", ce n'est donc plus exactement une obligation. Par ailleurs, il faut distinguer, selon KELSEN, l'obligation et la sanction "acte de contrainte qu'une norme attache à une certaine conduite dont le contraire est par là même juridiquement prescrit". La sanction est donc au fondement de "deux obligations : l'obligation de ne pas infliger un dommage, obligation principale ; et l'obligation de réparer le dommage irrégulièrement causé, obligation substitut, de remplacement, qui prend la place de l'obligation principale lorsque celle-ci a été violée. L'obligation de réparer le dommage n'est pas une sanction ; elle est cette obligation supplétive" 1 ( * ) .

Cette conception normativiste de la responsabilité est une démarche intéressante dans le découplage entre droit et morale dont il est question ici.

Mais la voie principale de ce mouvement n'est sans doute pas de cette direction. Elle serait davantage à rechercher du côté d'une notion qui n'est pas inconnue des juristes, qui leur est même familière, mais dont ils n'ont pas saisi peut être toutes les implications au niveau d'un fondement de la responsabilité : la notion d'imputabilité.

C'est Paul RICOEUR qui, dans une étude essentielle "le concept de responsabilité" 2 ( * ) , ouvre cette perspective en affirmant d'emblée : " Dans l'imputation réside un rapport primitif à l'obligation... " . Rapport primitif c'est à dire premier et fondateur - ou dit autrement, un rapport qui est à l'origine de l'obligation de réparer.

Que faut-il entendre par là ?

Le Dictionnaire de Trévoux (1771) semble donner la définition la plus claire et complète de la notion d'imputation : "Imputer une action à quelqu'un, c'est la lui attribuer comme à son véritable auteur, la mettre... sur son compte, et l'en rendre responsable".

RICOEUR, qui cite cette définition, relève à juste titre qu'elle fait apparaître essentiellement le lien entre une action et son auteur, et que ce lien est saisi par "la métaphore du compte" (conforme d'ailleurs à l'étymologie : putore signifie calculer). Rien donc ici qui se réfère à une quelconque idée morale, à une perspective éthique. Nous sommes bien en quelque sorte en amont de l'éthique. Dans cette perspective "pré-éthique" et première de l'obligation de réparer, la question de l'imputabilité paraît soulever deux questions importantes.

Il faut d'abord se demander, au delà des expressions métaphoriques, en quoi consiste exactement cette attribution d'une action à un auteur, que peut-elle être, en dehors du fondement traditionnel éthique qui est le sien.

Ici on peut sans doute retenir un concept élaboré par un théoricien du langage, P. STRAWSON, dans son ouvrage "Les individus" ("Individuals" 1955, traduction française Seuil. 1973) : le concept "description" (A).

D'autre part, on peut s'interroger sur le rapport qui s'établit entre cette action imputée à un auteur et son résultat dont il devra rendre compte : c'est la question de la causalité, qui nous place davantage au centre de la théorie de l'action (B).

A- IMPUTABILITÉ ET ASCRIPTION

Il convient d'abord d'indiquer que le terme d'"ascription" utilisé par des auteurs français comme P. RICOEUR 1 ( * ) ou J.M. Ferry 2 ( * ) est emprunté au vocabulaire anglo-saxon, et trouve son étymologie dans le mot latin "ascriptio". Ascription renvoie au verbe "to aseribe" qui signifie attribuer (ou assigner) dans le sens ou l'on attribue un fait, un comportement à une cause ou à une source.

En fait, il semble bien que ce soit la doctrine juridique qui ait d'abord mis en avant ce concept, et spécialement L.A. Hart dont on sait l'importance qu'il attachait à la séparation du droit et de la morale 3 ( * ) et qui fonde justement sur l'ascription son analyse de la responsabilité dans une étude dont RICOEUR rappelle l'importance : "The Ascription of Responsability and Règlements" 4 ( * ) . Mais c'est P. STRAWSON qui, dans le cadre de la théorie du langage, va donner au terme d'"ascription" une signification à la fois générale et précise, susceptible ensuite de rejaillir sur l'analyse juridique.

Comme l'indique le titre de son ouvrage, l'étude de Strawson constitue une théorie générale des notions de "personne" et d'"individu", au centre de laquelle se trouve l'identification de ces notions à ce qu'il appelle " les particuliers de base " . Que faut-il entendre par là ?

Le problème soulevé par STRAWSON n'est en fait pas nouveau : il s'agit de comprendre le sens véritable de l'ambiguïté bien connue de la notion de personne qui oscille entre la généralité d'une personne déterminée qui est une personne ou comme le note p. RICOEUR 5 ( * ) : "Comment passer de l'individu quelconque à l'individu que nous sommes chacun ?", de la "mêmeté" à l'ipséité ? C'est la notion de "particulier de base"qui constitue ce passage.

Il s'agit pour P. STRAWSON, d'une note de schéma qui, indépendamment de l'expérience que l'on peut avoir de la multitude des individus, définit un sujet transcendantal, au sens kantien du terme comme le relève justement P. RICOEUR 6 ( * ) . En soi, ce recours à un schéma transcendantal n'est sans doute pas foncièrement original : la notion de personne ou celle de sujet de droit forgés par la pensée juridique relèvent d'une conception au moins parallèle. Mais alors que ces notions sont des abstractions idéales, figées et immuables dans leur généralité, le "particulier de base" se trouve défini à partir d'un ensemble de prédicats déterminés qui lui sont attribués ; et ces prédicats eux-mêmes, attribués à la personne, la définissent à partir des conditions de possibilité de l'action qui lui est attribuable. C'est cette attribution, et cette attribution en terme d'action et d'expériences, constitutive de la personne, que p. STRAWSON nomme "ascription". L'appartenance des individus à un schéma unique qui nous contient et nous caractérise, se trouve ainsi déplacée d'un fondement de type ontologique à un fondement se rattachant à l'action, de type praxéologique ; la "mêmeté" de l'individu ne s'oppose plus à l'ipséité comme abstraction, mais comme schéma commun, concrétisé par sa nature empirique et spatio-temporelle.

Sans qu'il soit possible ici d'entrer dans les éléments complexes de l'analyse de STRAWSON, il n'est pas sans intérêt d'indiquer sommairement quels sont ces prédicats attributifs qui concrétisent la personne comme particulier de base : ces prédicats modifient assez profondément en effet les conditions dans lesquelles est envisagée l'imputation d'une responsabilité à une personne déterminée.

D'abord, le schème spatio-temporel défini par STRAWSON l'amène à considérer que les particuliers de base sont, en premier lieu, des corps : la notion de personne prend corps, au sens propre du terme ; elle a un corps, elle est un corps. Et cet élément corporel est un aspect essentiel de la mêmeté concrète sur laquelle repose la notion de particulier de base car elle permet de dépasser le solipsisme des représentations mentales.

Ensuite, deux sortes de prédicat peuvent être attribués à la personne pour sa détermination : des prédicats physiques (un tel mesure 1,80 m.) et des prédicats psychiques (un tel pense à un film qu'il vient de voir). Et c'est la même personne, indissociablement esprit et corps, pour laquelle nous formulons ces deux types de constat 1 ( * ) .

Enfin, et à l'opposé de la tradition d'ailleurs débattu du relativisme attribué aux sophistes 2 ( * ) , les prédicats psychiques conservent un même sens qu'ils soient identifiés comme les miens ou attribués à d'autres que moi. Comme l'explique RICOEUR lorsqu'il commente ce point : "Les états mentaux sont certes toujours ceux de quelqu'un ; mais ce quelqu'un peut être moi, toi, lui quiconque" 3 ( * ) .

Tel est, schématiquement, la structure générale de la théorie de l'ascription. Son intérêt, dans la réflexion ici tentée sur les fondements théoriques de la responsabilité au travers de la notion d'imputabilité, est de constituer une théorie de la personne à laquelle l'imputation fait remonter, plus complexe et plus riche que celle adoptée par la dogmatique juridique classique.

Dans le domaine de la responsabilité, le standard du comportement du "bon père de famille" sous-jacent à la responsabilité civile, celui de "l'homme avec ses faiblesses" de la responsabilité administrative n'ont pas à l'évidence, pour saisir la personne sur laquelle pèsera l'obligation de réparer, une telle densité heuristique, faute de trouver comme avec l'ascription un fondement dans une théorie de l'action.

Mais surtout la théorie de l'ascription a l'intérêt comme le relève justement encore p. RICOEUR d'identifier la personne susceptible d'être concernée par l'imputation " sans considération du rapport à l'obligation morale, et du seul point de vue de la référence identifiante à des particuliers de base". Cette théorie peut être considérée effectivement comme une tentative pour " démoraliser la notion d'imputatio " 1 ( * ) , pour opérer à ce stade un véritable découplage entre le droit de la responsabilité et la morale.

C'est dans cette même perspective que peut être envisagée le second volet de l'investigation ici engagée sur la notion d'imputabilité : l'identification de la personne doit se prolonger effectivement par l'établissement du rapport à son action et au résultat de celle-ci. La notion de causalité nous paraît, à ce stade, permettre une recherche normalement neutre de la mise en oeuvre de la responsabilité.

B - IMPUTABILITÉ ET CAUSALITÉ

Cette relation entre imputabilité et causalité soulève, au delà du droit de la responsabilité, des interrogations essentielles pour la pensée juridique. Mais la perspective qui sera ici adoptée, dans cette sorte d'amont de la responsabilité où nous nous trouvons, est particulière, et le champ de notre investigation doit être d'emblée précisée 2 ( * ) .

Le binôme causalité-imputation est effectivement, on le sait, l'une des articulations majeures de la théorie normativiste de H. KELSEN : c'est sur elle que se trouve établi l'opposition entre loi naturelle et loi juridique 3 ( * ) et entre les sciences causales et les sciences normatives 1 ( * ) . Les développements consacrés par KELSEN à ces questions sont bien connus, et il n'est pas nécessaire ici d'y consacrer un nouveau commentaire. On se référera pourtant à eux afin de mieux situer le rapport différent entre ces deux principes que notre analyse va tenter de faire apparaître.

KELSEN, pour fonder et justifier sa thèse sa théorie normativiste, fait ressortir, en quelques pages d'une grande densité, l'opposition essentielle entre causalité et imputation autour desquels s'organisent deux types bien distincts de démarches scientifiques. Sa conception est très nettement indiquée lorsqu'il écrit : "La distinction entre l'imputation et la causalité consiste... en ceci que la relation entre condition et conséquence qui est exposée dans une loi morale ou dans une loi juridique est établie par une norme posée par l'homme, alors que la relation qui est énoncée dans la loi naturelle entre la condition-cause et la suite-effet est, elle indépendante de toute semblable intervention" 2 ( * ) . Cette "entière moralisation et juridicisation de l'imputation" 3 ( * ) établit une sorte de ligne de démarcation entre celle-ci et causalité qui obéit à une toute autre logique -cette logique étant dès lors évacuée de la réflexion sur les fondements juridiques de la responsabilité.

Or, si l'on recherche ces fondements dans une perspective qui justement, et à l'inverse de KELSEN, se situe en deçà de toute question morale ou éthique, la relation entre causalité et imputation doit être saisie non plus dans leur opposition mais dans leur articulation : la causalité n'est plus en dehors de la problématique des fondements de la responsabilité, elle est au contraire dans sa relation problématique avec l'imputation, au centre de cette problématique.

Dans cette perspective, la question de l'imputabilité est d'abord, comme on l'a vu, celle de l'identification de la personne qui est l'auteur d'une action, du sujet qui devra en répondre et éventuellement la réparer. Mais, au delà de cette démarche identifiante de la personne à laquelle on peut assigner une action, l'imputation en implique une autre qui est celle de la détermination de cette personne, c'est-à-dire l'établissement de son rôle exact dans le processus de la responsabilité qui se trouve engagé. En d'autres termes, la question apparemment simple "qui est la personne susceptible d'être responsable ?" doit être posée à deux niveaux superposés : d'abord, quelle est cette personne à qui attribuer l'action dont il devra être répondu ? Cette action, ensuite, est-elle bien celle dont il devra être répondu par cette personne ?

Cette seconde interrogation situe l'investigation sur le plan de la recherche causale ; et dans cette hypothèse, la question de la causalité ne s'oppose pas à celle l'imputabilité, mais au contraire celle-ci contient celle là : la recherche de la causalité est un aspect de celle l'imputabilité, elle en est le second et nécessaire moment 4 ( * ) .

La notion de causalité se trouve alors saisie dans le contexte général du pouvoir d'agir ou du pouvoir de faire des hommes, elle s'intègre dans une théorie de l'action humaine. Mais, ainsi rapportée à des comportements humais, la causalité n'en reste pas moins une question qui met en cause aussi les mouvements de la nature, les déterminations physiques qui viennent s'imbriquer dans l'action des individus, et en compliquer ou en obscurcir la trame.

Or, comme le relève P. RICOEUR, on "ne dispose d'aucun concept propre à l'action humaine qui distingue le pouvoir faire humain du principe intérieur au mouvement physique" 1 ( * ) . Cette question, RICOEUR le rappelle, était déjà en suspens chez ARISTOTE lorsque dans l'"Éthique à Nicomaque", il s'interroge sur la liberté des actions humaines 2 ( * ) . Et sans doute observe-t-il alors que "celles de mes actions qui ont leur principe en nous dépendent, elles aussi, de nous et sont volontaires". Mais à ce qui dépend de nous se mêlent aussi les déterminations qui résultent soit des mouvements de la nature, soit de l'action des autres hommes 3 ( * ) .

Et ce fut sans doute une des premières manifestations de l'émancipation de l'homme que d'accepter, comme un aspect de sa finitude, les aléas découlant de l'enchevêtrement de la trame causale de ses actes. Comme le rappelle KELSEN, la notion de causalité ne semble pas avoir été admise dans la pensée originelle des hommes, pour laquelle "la condition et la conséquence sont unies l'une à l'autre, non selon le principe de causalité mais selon le principe d'imputation" 4 ( * ) : le cours des événements est interprétée alors comme le résultat de la bonne ou de la mauvaise conduite des hommes 5 ( * ) .

Ce qui paraît certain c'est que dans, dans la pensée des anciens grecs, les phénomènes naturels ne se distinguaient pas des agissements humains, les uns et les autres étant placés sous la dépendance de la volonté (mais aussi parfois des caprices) des dieux 6 ( * ) . De ce constat, résulterait, selon KELSEN, que le principe de causalité avait pris naissance dans celui de rétribution (Vergeltung) qui, dans le sillage de la notion d'imputation, signifie que "la conduite irrégulière est liée à une peine, et la conduite régulière à une récompense" 1 ( * ) .

Sans engager ici un débat sur cette question, on peut cependant se demander si KELSEN, pour conforter et en quelque sorte enraciner historiquement sa conception normativiste, ne déforme pas la pensée grecque ancienne dans le sens de ce qui serait, selon lui, une confusion entre causalité et rétribution. Il est vrai que la connaissance rationnelle, émergeant à partir du VIe siècle avant J,-C, trouve ses origines dans la religieuse et mythique de la Grèce archaïque 2 ( * ) . Mais que cette pensée soit, du simple fait qu'elle ait une détermination supra-humaine, de nature normativiste et adopte alors une conception de la causalité-rétribution, c'est sans doute en rétrécissant sérieusement la portée. En fait les choses semblent plus complexes. Si certaines divinités, comme les Erinyes, décident de l'harmonie du monde en même temps qu'elles châtient les crimes des hommes, il ne faut pas oublier qu'elles appartiennent à l'ordre mythique grec originel et constituent des forces primitives et sauvages, auxquelles se soumettent même les dieux apparus plus tard ; leur prêter un rôle "normatif quant au comportement des humains est sans doute commettre un anachronisme : l'intervention des Erinyes relève de la malédiction plus que de la régulation 3 ( * ) . Et il en va de même pour Némésis qui agit plus par vengeance que par justice ou rétribution du bien et du mal. Dans le monde multiple, complexe et évolutif de la mythologie grecque, les mobiles des dieux sont plutôt la colère, la jalousie, la vengeance, la ruse, le caprice qu'une volonté de justice. Quant à l'idée de destin, sa figure originaire chez les anciens grecs (moira) semblait bien être établie indépendamment des comportements humains ; et dans l'épopée homérique le rôle des Moires (les trois Parques qui filent la destinée humaine) est incontestablement étranger à tout principe de rétribution 4 ( * ) . Et c'est vers le IVe siècle avant J.-C. qu'apparaît une idée du destin - et donc de la causalité - non plus fondée sur le mythe, mais rationnelle et liée au déterminisme scientifique : la "moira" mythique fait place à l'"ananké" qui renvoie à l'idée de nécessité 5 ( * ) et donc à ce que l'on pourrait considérer comme le germe d'une représentation moderne de la causalité.

Cette conception rationnelle ne va pas, pour autant, clarifier la question que pose fondamentalement le principe de causalité. Cette question est celle de la confrontation, déjà évoquée par ARISTOTE entre la causalité libre et la causalité naturelle, confrontation dont KANT, dans la Critique de la raison pure fait la substance de la troisième "antinomie cosmologique" de sa dialectique transcendantale 1 ( * ) . Abordant le "troisième conflit des idées transcendantales", KANT pose ainsi les termes de l'antinomie :

- Thèse : "la causalité selon les lois de la nature n'est pas la seule dont puissent être dérivés les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire d'admettre une causalité libre pour l'explication de ces phénomènes".

- Antithèse : "Il n'y a pas de liberté mais tout arrive dans le monde uniquement selon les lois de la nature".

L'antinomie ainsi présentée par KANT a une structure et des implications complexes et le rapport qu'elle établit entre les notions de causalité et celle d'imputabilité n'apparaît pas de manière immédiate.

La difficulté tient d'abord à ce que la causalité selon les lois de la nature entraîne vers un enchaînement infini et indéfini des causes 2 ( * ) , alors qu'en même temps, "il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause y soit déterminée en remontant plus haut par une autre cause antérieure suivant les lois nécessaires, c'est-à-dire une spontanéité absolue des causes, capable de commencer par elle-même une série de phénomènes qui se déroulera selon les lois de la nature..." 3 ( * ) .

Ainsi "la liberté transcendantale est opposée à la loi de la causalité" 4 ( * ) ; alors que "l'enchaînement et l'ordre des évènements du monde" ne peut être cherché que dans la nature, la liberté apparaît comme un affranchissement de cette contrainte ; et ainsi "nature et liberté transcendantale diffèrent entre elles comme conformité aux lois et affranchissement des lois", et s'opposent en définitive une causalité "toujours conditionnée" qui traduit l'ordre universel du monde, et une "causalité inconditionnée" qui commence à agir d'elle-même, mais qui est en même temps "aveugle" en ce qu'"elle brise le fil conducteur des règles qui rend seul possible une expérience universellement liée" 5 ( * ) .

C'est dans le noeud même de cette antinomie que KANT fait émerger la notion d'imputabilité. Face à l'enchaînement inéluctable des causes naturelles, surgit "l'idée transcendantale de liberté" qui constitue, écrit KANT, "le concept de la spontanéité absolue de l'action, comme le fondement de l'imputabilité de cette action" 6 ( * ) . La question est alors de savoir, dans la perspective qui est alors celle d'une critique de la raison pure "s'il faut admettre un pouvoir capable de commencer par lui-même une série de choses ou d'états successifs". Et la seule réponse possible, à ce stade, est qu'il faut "nous contenter, dans la causalité qui a lieu suivant les lois naturelles de reconnaître a priori qu'une causalité de ce genre doit être supposée ". Et ce n'est que dans la remarque terminale sur la troisième antinomie que KANT ouvre une voie qu'il empruntera par la suite : si l'on admet cette possibilité, si l'on fait cette supposition d'une "faculté transcendantale de la liberté pour commencer les changements du monde, ce pouvoir ne devrait être, du moins, qu'en dehors du monde " 1 ( * ) .

Que faut-il entendre par là ? Le monde, soumis à "l'enchaînement des phénomènes qui se déterminent nécessairement les uns les autres suivant des lois universelles" est celui de ce que KANT appelle les "substances" qui constituent la nature : ce sont ces substances qui ne peuvent être modifiées par l'influence de la liberté, car alors le "jeu des phénomènes qui serait uniforme et régulier d'après la simple nature, serait aussi troublé et rendu incohérent" 2 ( * ) .

Ce n'est en fait que dans la seconde Critique, et dans son "Introduction à la Métaphysique des moeurs" 3 ( * ) que KANT dépasse l'antinomie entre la loi et la liberté, par l'opposition qu'il établit alors entre la personne et la chose qui était en germe dans la remarque finale précitée. Et là apparaît, dans une position enfin centrale, la notion d'imputabilité, et donc de responsabilité. En effet, comme l'écrit Simone GOYARD-FABRE 4 ( * ) : "c'est, très précisément, la possibilité de l'imputation d'une action, explicable seulement par son union à la libre volonté de l'agent, qui fait toute la différence entre la personne et la chose, laquelle est, à l'évidence, dépourvue de liberté". Une personne, écrit KANT, "est un sujet dont les actions sont susceptibles d'imputation", et elle "ne peut être soumise à d'autres lois qu'à celle qu'elle se donne à elle-même" ; alors que "la chose est ce qui n'est susceptible d'aucune imputation. Tout objet du libre-arbitre qui manque lui-même de liberté, s'appelle donc chose (res corporalis)" 5 ( * ) .

Cette séparation entre la chose et la personne qui permet dans le cadre de la métaphysique des moeurs de surmonter la troisième antinomie de la raison pure appellerait bien des observations qui dépassent le champ de cette étude. On notera seulement comment la notion de personne est posée par KANT en termes de liberté et d'autonomie en ce qu'elle échappe aux déterminations de la nature et en ce qu'elle est placée hors du monde : cette conception idéaliste de la personne, qui s'affirme et s'affirme seulement comme personne que par opposition au "monde", aux réalités matérielles, va être le fondement même de la notion de sujet de droit tel qu'il sera adopté par la dogmatique juridique dominante.

Ce qui est à retenir ici cependant, c'est que la liberté essentielle de la personne se trouve liée à la possibilité de l'imputation, et dès lors à la responsabilité. Et comme le montre bien S. GOYARD-FABRE 6 ( * ) KANT, à partir de cette corrélation, va progressivement distinguer la responsabilité morale et la responsabilité juridique, la première renvoyant à la subjectivité intérieure de l'agent, la seconde à l'existence objective d'une législation qui lui est extérieure 1 ( * ) .

Mais, qu'elle soit morale ou juridique, la trilogie kantienne liberté -imputabilité - responsabilité doit être saisie non pas en surplomb des antinomies de la causalité, mais en relation avec celle-ci, comme surgissement d'une possibilité humaine à partir de la trame obscure et déterminée des faits du monde. Comme l'écrit P. RICOEUR, "il faut en passer par le choc des causalités et tenter une phénoménologie de leur enchaînement" ; et il ajoute "ce qui se donne alors à penser, ce sont des phénomènes comme l'initiative, l'intervention où se laisse surprendre l'immixtion de l'agent de l'action dans le cours du monde, immixtion qui cause effectivement des changements dans le monde" 2 ( * ) .

C'est donc en définitive la présence et l'émergence d'un " pouvoir agir " au sein de l'imbrication d'un ensemble complexe de causalités qui doit retenir l'attention dans la recherche des fondements de la responsabilité : causalité et imputabilité ne sont pas à saisir dans une relation d'antinomie, mais comme le fondement complexe de ce "pouvoir", au sens arendtien du terme qui est la source même de la responsabilité.

***

Ces considérations, présentées ici de manière très générale et qui peuvent sembler très abstraite, ne sont pas semble-t-il sans être au fondement de questions très concrètes qu'elles peuvent aider à mieux appréhender. On en donnera un seul exemple sur un sujet qui n'a pas fini de défrayer la chronique médiatico-doctrinale - celui de l'affaire Perruche à laquelle il a été déjà fait allusion. Dans de très lumineux développements qu'Olivier CAYLA a consacré, aux côtés de Yann THOMAS, à cette affaire, on voit bien comment l'émergence de ce "pouvoir agir" au sein de l'imbrication physique d'un enchevêtrement de causalité permet de ne pas rabattre la notion juridique de causalité telle qu'on la retient dans le droit de la responsabilité administrative sur la notion scientifique ou logique de causalité.

Mais des implications concrètes de ces fondements méta-éthiques de la responsabilité peuvent aussi apparaître à un autre niveau, qui relève des rapports complexes mais naturellement déterminants entre la vérité et la responsabilité.

II - LES FONDEMENTS DANS LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE : RESPONSABILITÉ ET VÉRITÉ

Le rapprochement de ces deux notions de responsabilité et de vérité peut a priori paraître surprenant, tant les questions soulevées par chacune d'elles semblent être différentes et même éloignées. On l'a dit, la responsabilité se situe habituellement dans le champ normatif de la morale et du droit, la vérité étant de son côté la question clé des interrogations épistémologiques et de la théorie de la connaissance. Un rapport peut-il cependant être établi entre responsabilité et vérité ? Dans l'affirmative, quelle serait la nature de ce rapport, et surtout quel serait son intérêt pour une réflexion sur les fondements théoriques de la responsabilité ?

Cette démarche est d'autant plus problématique que la question de la vérité est l'une des plus complexes et des plus débattues de la philosophie, au point que sa pertinence même est parfois sérieusement mise en doute. On se rappelle la boutade de KANT, pour qui cette question est en elle-même "extravagante et susceptible de porter un imprudent à des réponses absurdes, et donner ainsi le spectacle ridicule de deux hommes dont l'un (comme disaient les Anciens) trait le bouc pendant que l'autre présente un tamis" 1 ( * ) . Et si l'on se hasarde à une incursion dans ce champ miné dans l'espoir d'éclairer les fondements théoriques de la responsabilité, on se heurte effectivement d'emblée à de sérieuses difficultés.

Outre le fait que la notion de vérité s'appréhende de manière différente selon les domaines de la connaissance, il apparaît vite que sa définition communément admise, c'est-à-dire la conformité au réel, soulève de nombreuses incertitudes.

Ce sont d'abord ces difficultés que l'on examinera sommairement, en faisant ressortir que, dans la conception classique, un principe de séparation du véritatif et du normatif s'impose et verrouille toute possibilité de lien entre responsabilité et vérité (A). Ce lien ne peut apparaître qu'avec les conceptions qui établissent en amont une relation entre véritatif et normatif. La première étape sur cette voie est, dans le sillage de KANT, la démarche de RICOEUR qui donne à la vérité une dimension anthropologique (B). Mais c'est seulement la conception généalogique de la vérité retenue, dans le prolongement des fulgurantes intuitions de NIETZSCHE, par Michel FOUCAULT, qui permet de faire apparaître la vérité comme élément à la fois fondatif et constitutif de la responsabilité (C).

A - LES INCERTITUDES DE LA VÉRITÉ ET LA SÉPARATION DU VÉRITATIF ET DU NORMATIF

Les incertitudes souvent relevées quant à la vérité sont dues, d'abord, à la confusion si souvent faite entre le vrai et le réel. Un objet extérieur (cette lampe qui est sur ma table de travail) est bien réel, mais il ne viendrait à l'esprit de personne de dire qu'il est "vrai" : il est simplement réel, c'est-à-dire effectivement existant. Et la question de la vérité n'apparaît que si est exprimé un jugement par lequel la pensée établit une relation ave le réel, formule une assertion qui met le réel en situation (cette lampe est bien là, devant moi). Le vrai n'est pas une représentation du réel, car comme le remarque DESCARTES dans la Troisième Médiation Métaphysique, une chimère n'est ni vraie ni fausse en ce qu'elle est une pure idée, et les idées quelles qu'elles soient "si on les considère seulement en elles-mêmes et qu'on ne les rapporte point à quelque chose, ne peuvent, à proprement parler, être fausses" 1 ( * ) .

Mais si on admet cela, une nouvelle difficulté apparaît. Car si l'on considère que la vérité est la conformité de la pensée avec le réel, comment savoir si le réel qui n'est qu'une représentation de la pensée, est lui-même vrai ; comment savoir si notre définition de la vérité est vraie ? Cette aporie du rapport de la pensée au réel, du mot à la chose, miroitement de l'idée sur elle même où la chose se perd dans l'infini (comme la fleur mallarméenne "absente de tous les bouquets") nous est donnée à voir dans la célèbre tableau de MAGRITTE "La trahison des images". Comme l'a bien montré Michel FOUCAULT 2 ( * ) , le paradoxe de ce tableau (qui, on le rappelle, représente une pipe avec une inscription indiquant "ceci n'est pas une pipe") n'est pas essentiellement l'opposition entre ce qui semble une contre-vérité ou au contraire une vérité évidente (le dessin d'une pipe n'est pas une pipe), mais résulte du fait que la phrase "ceci n'est pas une pipe" est-elle même un dessin de mots, qu'elle constitue une représentation picturale, une "image de mots" que le peinte a intégré dans son tableau : "la pipe représentée, écrit Michel FOUCAULT, est dessinée de la même main et avec la même plume que les lettres du texte : elle prolonge l'écriture plus qu'elle ne vient l'illustrer et combler son défaut", de telle manière que le texte n'est jamais "qu'une représentation dessinée" 3 ( * ) .

Ainsi lorsqu' est abordée la question de la vérité, "c'est toujours la même question lancinante qui est posée : la vérité n'es telle qu'un redoublement impossible, inutile ou suspect de la réalité ?" 4 ( * ) . Et faute de pouvoir répondre à cette question, faute d'atteindre au concept même de vérité, on peut tenter de dégager dans l'histoire de la pensée, les conceptions qui en ont été adoptées. Traditionnellement on oppose deux types de conceptions. La conception scientifique ou objective de la vérité est celle qui résulte de l'adéquation d'une affirmation à une réalité, adéquation empiriquement vérifiable : c'est le réel, objectif, qui livre le vrai et le faux. La conception philosophique, ou subjective, fait dépendre la vérité de l'appréhension du réel par la pensée qui a une faculté déterminée de connaissance : dans la perspective kantienne, la vérité ne peut être définie par son contenu et sa conformité à un réel problématique, mais dans son accord avec les lois de l'entendement, et les facultés conditionnées de celui-ci ; ici l'universel n'est pas l'objet et reconnu comme tel par tous, mais la forme même de l'esprit humain. Et la philosophie occidentale établit, sur ces bases, le sujet comme fondement de toute connaissance, comme origine unique de la naissance de la vérité.

C'est bien cette perspective qui est celle de KELSEN lorsqu'il situe dans sa "Théorie pure du droit", la science vis à vis du droit 1 ( * ) . L'opposition, aujourd'hui classique, établie entre les "normes juridiques" et les "propositions de droit" relève à l'évidence d'une conception traditionnelle de la vérité lorsqu'elle établit une stricte ligne de démarcation entre les uns et les autres, la question du vrai et du faux ne se posant que pour les secondes 2 ( * ) . Plus tard, dans la "Théorie générale des normes", KELSEN aborde plus directement la question de la vérité ; au chapitre 45 ("La vérité d'un énoncé et la justesse d'un comportement") il écrit : "un énoncé est vrai s'il est conforme à son objet, et dans le cas le plus fréquent, le cas de l'énoncé sur un fait de la réalité, si l'énoncé est conforme à la réalité qui constitue l'objet de l'énoncé et à laquelle se réfère l'énoncé" 3 ( * ) . Et la distinction qu'il fait entre la "vérité matérielle" et la "vérité logico-formelle" (pour laquelle il se réfère explicitement à KANT) est exactement celle de la philosophies traditionnelle 4 ( * ) . Même perspective chez RAWLS dès le début de sa "Théorie de la Justice", ou se trouve instauré le même clivage : "La justice est, écrit-il, la première vertu des institutions sociales, comme la vérité l'est des théories" 5 ( * ) ; ou encore (et l'on pourrait multiplier les exemples) chez Michel V1LLEY : "le vrai, concordance des mots et des choses. Ou le juste, fin du droit, proportion équitable entre personnes et choses" 6 ( * ) .

Et ce qui est intéressant pour la pensée juridique, c'est que cette mise en cause en analysant les liens possibles entre le véritatif et le normatif, ouvre de nouvelles perspectives dans l'appréhension du rapport du droit à la vérité. On ne peut ici qu'évoquer brièvement certains aspects de ce mouvement dont l'importance est sans doute sous-estimée.

Si l'on met à part les conceptions des moralistes anglais qui adoptent directement l'idée d'une vérité morale, on peut retenir, on l'a dit, deux courants qui, à des titres différents concernent la question des fondements de la responsabilité juridique : on s'attachera d'abord à la réflexion conduite sur cette question par P. RICOEUR qui adopte, on va le voir, une conception anthropologique de la vérité.

B - LA CONCEPTION ANTHROPOLOGIQUE DE LA RELATION ENTRE LE VÉRITATIF ET LE NORMATIF : L'ÉMERGENCE DE LA RESPONSABILITÉ

Paul RICOEUR, rompt avec la conception classique de séparation entre le prescriptif et le descriptif, mais demeure attaché à une philosophie du sujet comme générateur du rapport de vérité. Très significatif à cet égard est le texte intitulé "Justice et vérité" 1 ( * ) dans lequel, après avoir pensé la justice et la vérité "l'une sans l'autre", l'auteur s'attache à "les penser sous le mode de la présupposition réciproque ou croisée" 2 ( * ) . Si effectivement RICOEUR reconnaît, dans un premier stade de son analyse, "la suprématie du juste dans le champ pratique", il fait apparaître ensuite "l'implication du vrai dans le juste" et "l'intersection du point de vue véritatif et du point d vue normatif" 3 ( * ) . Car, si la notion de justice ne s'identifie pas à la norme et au droit, son champ étant beaucoup plus étendu, elle est cependant au sommet d'une sorte de progression ascendante qui intègre la norme et le droit ; cette progression "partant d'une approche téléologique guidée par l'idée du vivre bien, traverse l'approche déontologique où dominent la norme, l'obligation, l'interdiction, la procédure et achève son parcours au plan de la sagesse pratique qui est celui de la phronesis, de la prudence en tant qu'art de la décision équitable dans des situations d'incertitude et de conflit..." 4 ( * ) . Après avoir ainsi en quelque sorte positionné le droit et la justice, RICOEUR recherche leur dimension véritative dans une direction située dans le prolongement de l'anthropologie kantienne. "C'est, écrit-il, du côté des présuppositions anthropologiques de l'entrée en morale qu'il faut porter le regard. Ces présuppositions sont celles en vertu desquelles l'homme est tenu pour un être susceptible de recevoir l'injonction du juste. Il s'agit donc d'assertions portant sur ce que l'homme est quant à son mode d'être, e qu'il lui faut être s'il doit être un sujet accessible à une problématique morale, juridique ou politique..." 5 ( * ) . Retrouvant la notion kantienne d'imputabilité, par laquelle "l'homme fait arriver des choses dans le monde", RICOEUR s'attache alors à montrer qu'aux trois niveaux du téléologique, du déontologique et du prudentiel correspondent "trois modalités de la vérité". Schématiquement (on ne peut ici donner son développement à cette pensée si dense), au téléologique répond l'idée de capacité de l'homme ; au déontologique celle d' impersonnalité, la capacité d'accéder à la norme formelle et universelle, et d'adopter ainsi un point de vue impersonnel ; au prudentiel enfin répond la notion de convenance dans laquelle la vérité s'élargit à l'idée "de la certitude selon laquelle dans cette situation, cette décision est la meilleure, la seule chose à faire". Et RICOEUR, de manière très significative, parvient à cette notion en s'appuyant sur l'analyse du jugement judiciaire qui, selon lui, consiste à adapter l'un à l'autre deux processus parallèles d'interprétation : l'interprétation des fiats survenus et l'interprétation de la norme. L'idée d'adéquation qui est centrale dans la problématique de la vérité se retrouve ici sous une modalité adaptée au milieu spécifique de l'action. Et c'est peut-être en ce sens que peut être compris le célèbre adage de la tradition juridique "res judicata pro veritate habetur".

À moins que le fondement de cette vérité ne soit pas, ou pas seulement, anthropologique, mais qu'il ait une dimension conventionnelle - plus même une dimension institutionnelle qui ferait alors venir, dans une perspective généalogique, l'histoire sur la scène occupée jusqu'alors par le seul sujet.

C- LA CONCEPTION GÉNÉALOGIQUE DU VÉRITATIF, SOCLE FONDATIF ET CONSTITUTIF DE LA RESPONSABILITÉ

C'est dans un sens nouveau, et en prenant en compte lui aussi la sphère judiciaire et juridique, que Michel FOUCAULT aborde la question de la relation entre la vérité et le droit. Dans une série de conférences données à Rio de Janeiro en 1973, FOUCAULT va, sous l'intitulé "La vérité et les formes juridiques" 1 ( * ) , tenter d'appréhender la question de la vérité selon une perspective nouvelle, située dans le mouvement de critique du sujet humain par l'histoire qu'il avait engagé quelques années auparavant avec "Les mots et les choses". Dans ces conférences de 1973, FOUCAULT met l'accent sur une approche de la vérité générée par les pratiques sociales et institutionnelles, et plus spécifiquement par la pratique juridique.

Effectivement, s'il y a un bien "deux histoires de la vérité", ce ne sont pas celles retenues par la philosophie traditionnelle. Il faut, plutôt, à l'opposé d'une "histoire interne de la vérité, l'histoire d'une vérité qui se corrige à partir de ses propres principes de régulation," habituellement retenue, prendre en compte une "histoire externe, extérieure, de la vérité". Celle-ci permet de voir "qu'il existe dans la société, ou du moins dans nos sociétés, plusieurs autres lieux où la vérité se forme, où un certain nombre de règles du jeu sont définies - règle du jeu d'après lesquelles on voit naître certaines formes de subjectivité, certains domaines d'objet, certains types de savoir" 2 ( * ) . Et ces lieux où la vérité se forme selon des modalités nouvelles ne se situent plus dans le champ de l'histoire de sciences ou de l'épistémologie, mais dans celui de certaines pratiques institutionnelles, et plus spécialement selon Michel FOUCAULT dans "les pratiques judiciaires, la manière selon laquelle, entre les hommes, on arbitre entre les torts et les responsabilités" 3 ( * ) .

FOUCAULT pose ainsi la question du droit, et de sa pratique comme mode de. création d'une vérité, comme forme d'institution de types nouveaux de "relations entre l'homme et la vérité".

Et dans cette perspective nouvelle, FOUCAULT opère un véritable déplacement du champ de l'étude. La question n'est pas seulement pour lui de faire apparaître comment le droit, contrairement aux conceptions dominantes, serait créateur de vérité, cette vérité de la norme se trouvant alors établie sur des éléments de nature sociale (force et idéologie) dont il a d'ailleurs analysé les déterminations. Elle est aussi, et en amont, de s'attacher à montrer comment la pratique du droit consiste, dan des champs et selon des méthodes appropriées, à une recherche de la vérité, et que cette recherche même donne à la vérité des fondements propres, détachés de la connaissance du sujet, et objectivement situés dans la sphère sociale. Les conceptions classiques (y compris celle de RICOEUR) font de la vérité une sorte de parousie : or, la vérité n'apparaît pas, n'est pas découverte, elle se cherche, et c'est la manière dont, au sein même du social, elle est recherchée, qui en détermine la nature.

On voit quel est l'intérêt de la démarche de FOUCAULT dans l'interrogation qui est ici la nôtre sur la vérité comme fondement de la responsabilité au plan juridique. Sans doute pourrait-on objecter que la recherche de la vérité permettant de dégager et d'engager la responsabilité relève d'une démarche qui n'est pas proprement juridique, en ce qu'elle se situe dans le domaine des faits et des événements : on serait ici en quelque sorte en amont du droit, comme il en est ainsi également dans la recherche du lien de causalité selon les diverses voies dont il a été précédemment question.

Pourtant cette objection ne tient pas. La question de la relation des faits au droit est, il est vrai, longuement et depuis longtemps débattu 1 ( * ) . Mais, sans entrer ici dans le débat de fond, on peut rappeler que cette question reçoit aujourd'hui, en droit administratif, des solutions positives bien établies : au niveau où l'on se place ici, c'est-à-dire celui de la pratique juridique, le fait est bien un élément constituant de cette norme qu'est l'acte juridictionnel, la question de l'opposition fondamentale du sein et du sollen se situe à un niveau différent, celui de la définition de la norme comme cela ressort de la controverse sur ce point entre KELSEN et Alf ROSS 2 ( * ) . Cela dit, dans le contentieux de l'excès de pouvoir, le juge contrôle, on le sait depuis l'arrêt Camino de 1916, l'exactitude matérielle des faits, car comme on a pu l'écrire "si une décision ne peut être juridiquement fonde que sur un fait, l'absence de ce fait empêche cette décision de correspondre au droit" 3 ( * ) . Dans le contentieux du recours en cassation, on sait aussi depuis l'arrêt Moineau en 1945 4 ( * ) que le Conseil d'État (à la différence de la Cour de cassation) contrôle la matérialité des faits dès lors qu'il peut la faire ressortir des pièces du dossier. Et cette détermination du droit par les faits est plus nette encore, à l'évidence, dans le contentieux de la responsabilité.

La recherche de la vérité est donc bien partie intégrante de la pratique juridique dont la décision juridictionnelle est l'aboutissement. À ce niveau la "sagesse pratique" selon l'expression de P. RICOEUR, il faut saisir une situation complexe d'interprétation des faits et du droit.

La démarche syllogistique souvent prêtée au juge n'est que l'image emblématique et simplifiée de ce complexe, dans lequel il faut sans doute voir - si l'on suit sur ce point les analyses de DWORKIN 5 ( * ) et de RICOEUR 1 ( * ) - "deux processus parallèles d'interprétation : l'interprétation des faits survenus, laquelle est en dernier ressort d'ordre narratif, et l'interprétation de la norme quant à la question de savoir sous quelle formulation, au prix de quelle extension, voire de quelle invention elle est susceptible de coller aux faits". Et ces deux niveaux d'interprétation - narratif et juridique - se répondent jusqu'au point où la vérité recherchée du fait s'équilibre avec le contenu juridique recherché de la norme (point que DWORKIN nomme le "fit") 2 ( * ) .

C'est dans cette perspective, préalablement définie, qu'il faut aborder la recherche de Michel FOUCAULT concernant l'établissement de la vérité à partir de ce qu'il appelle les "formes juridiques".

À ce stade, cependant, il faut sans doute encore préciser un point. Notre objectif, dans cette recherche, paraît être à l'opposé de celui de FOUCAULT : pour lui, c'est la vérité qui est l'objet de son analyse, et les formes juridiques sont les moyens de donner à cet objet un fondement nouveau. À l'inverse, ce qui est recherché ici, c'est le rôle que la vérité peut avoir comme fondement de la responsabilité ; ou plus concrètement, en quoi la quête de la vérité est un moment essentiel de compréhension de la responsabilité telle qu'elle est juridiquement entendue. Mais il est clair, même si cela n'apparaît pas immédiatement, que l'on ne peut retenir la vérité comme fondement de la responsabilité que si celle là n'est pas dans un rapport d'extériorité ou d'hétéronomie vis à vis du droit. Si l'on veut saisir la place et le rôle de la vérité dans la formation de la responsabilité telle que l'entend le droit, il faut d'abord qu'elle ne soit pas totalement étrangère au champ juridique, et que l'on renonce donc à la séparation généralement admise du normatif et du véritatif. Le fondement de la vérité dans les formes juridiques lui permet ainsi, réversiblement, d'être considérée comme un élément constitutif de la responsabilité telle que le droit la construit.

Cela admis, la force heuristique du texte de Michel FOUCAULT pour la réflexion juridique ne fait pas de doute si l'on veut bien suivre le mouvement de ce nouvel examen du véritatif et du normatif

Et pour en saisir toute la portée il faut d'abord remonter, comme l'auteur nous y conduit, à l'oeuvre de NIETZCHE, et à sa profonde remise en cause des fondements traditionnels de la connaissance.

En s'appuyant sur quelques textes significatifs 3 ( * ) , FOUCAULT rappelle que pour NIETSZCHE la connaissance n'a pas d'origine ( Ursprung ), qu'elle est seulement une invention ( Enfindung ) ; ce qui signifie que la connaissance n'a pas sa source dans le sujet humain, dans ce qui serait originairement sa faculté et sa volonté de connaître : "la connaissance, écrit FOUCAULT expliquant NIETZSCHE, n'est absolument pas inscrite dans la nature humaine... elle est simplement le résultat du jeu, de l'affrontement, de la jonction, de la lutte et du compromis entre les instincts. C'est parce que les instincts se rencontrent, se battent, et arrivent finalement à la fin de leurs batailles, à un compromis que quelque chose se produit. Le quelque chose est la connaissance" 1 ( * ) .

Dans cette perspective c'est une double rupture qui se trouve opérée : la première entre la connaissance et le monde ("la connaissance n'a pas d'affinité avec le monde à connaître") ; la seconde entre la connaissance et le sujet, le "sujet dans son unité et sa souveraineté".

NIETZSCHE livre ici, écrit M. FOUCAULT, des "éléments qui mettent à notre disposition un modèle pour une analyse historique de ce que j'appellerais la politique de la vérité" : ce modèle révèle "la formation d'un certain nombre de domaines de savoir à partir des rapports de force et des relations politiques dans la société". À partir de là FOUCAULT est conduit à poser l'hypothèse selon laquelle "les conditions politiques, économiques d'existence ne sont pas un voile ou un obstacle pour le sujet de connaissance, mais ce à travers quoi se forment les sujets de connaissance, et donc les relations de vérité" 2 ( * ) . Et le dévoilement de ces conditions génératrices de la vérité - alors que celle-ci, dans la pensée classique, est au contraire appréhendée par opposition à elles -permet à FOUCAULT de livrer son objectif fondamental : "... nous cherchons à faire apparaître qui, dans l'histoire de notre culture, est resté jusqu'à maintenant le plus caché, le plus occulté, le plus profondément investi : les relations du pouvoir" 3 ( * ) .

C'est dans cette structure générale qu'est envisagée la relation entre la vérité et les formes juridiques, entre vérité et responsabilité.

L'émergence de ce lien, FOUCAULT le situe dans le monde grec ancien, dans l'oeuvre d'HOMÈRE d'abord, dans les tragédies de SOPHOCLE ensuite, en particulier dans cette oeuvre vertigineuse qu'est OEdipe Roi. Et ce qui est en cause ici c'est le mouvement essentiel par lequel s'opère un déplacement de renonciation de la vérité "d'un discours de type prophétique et prescriptif vers un autre discours d'ordre rétrospectif, non plus de l'ordre de la prophétie mais du témoignage" 4 ( * ) .

Effectivement dans l'un des premiers textes où est abordée, dans une procédure de type judiciaire, la question de la vérité, celle-ci résulte non du témoignage, mis de la confrontation des adversaires à une "épreuve" de type religieux qui permettra de désigner celui qui dit vrai : il s'agit, dans l' Iliade, du récit différend opposant Antiloque et Ménélas lors des jeux organisés au moment de la mort de Patrode 1 ( * ) .

Mais c'est essentiellement dans OEdipe Roi que le déplacement dans le mode d'établissement de la vérité apparaît en plaine lumière. Nous renvoyons ici à l'analyse détaillée que Michel FOUCAULT fait de la tragédie de SOPHOCLE : la trame en est entièrement tissée par ce passage d'une vérité prophétique et révélée sur le meurtre de Laïos qui, dans la seconde scène, es tirée par le devin Tirésias 2 ( * ) , à une vérité progressivement et inéluctablement établie par l'enquête d'OEdipe, l'examen des faits et le recoupement des témoignages.

Et ainsi OEdipe, d'abord présenté comme un héros (c'est lui qui a délivré Thèbes de la sphinge meurtrière), puis comme roi (ou selon le mot grec, tyran) va perdre ses deux attributs de gloire mythique et de pouvoir souverain à mesure qu'il devient celui qui sait, qui par ce savoir est conduit vers la vérité. Sans doute OEdipe a-t-il d'abord résolu l'énigme de la sphinge, et là comme le relève FOUCAULT "pour désigner son monde de savoir, il se dit celui qui a trouvé" 3 ( * ) . Mais (et sur ce point nous divergeons peut être de FOUCAULT), le savoir qu'il va tragiquement acquérir tout au long de l'action est d'une autre nature. Il faut se rappeler que l'énigme de la Sphinge était que cet animal qui se déplaçait à quatre, deux, puis trois pattes était l'homme, l'homme défini et spécifié par sa faculté de marcher : or, justement, on le sait, OEdipe comme son nom l'indique est celui qui a les pieds enflés, qui est atteint de boiterie 4 ( * ) . Métaphoriquement et symboliquement, il est donc celui qui "sait" sur les pieds. Son destin originel(avoir été suspendu par les pieds lorsqu'il a été abandonné dans la forêt du Cithéron) déterminait en quelque sorte le savoir qui allait lui permettre de résoudre le problème posé par la sphinge 5 ( * ) . En bref, c'est un savoir qui s'intègre dans un ensemble prophétique, alors que le savoir vers lequel OEdipe va fatalement cheminer sur sa propre culpabilité est établi sure les procédés modernes de la découverte de la vérité - "la vérité selon les formes juridiques".

À ce stade, le rapport de la vérité à la responsabilité paraît s'établir sur une double ligne, selon un schéma qui pourrait bien être la matrice de l'évolution de ce rapport jusqu'à notre époque. Cette vérité, nouvellement fondée, va se constituer d'abord comme fondement, ensuite comme mode d'établissement de la responsabilité.

Au premier égard, la tragédie de SOPHOCLE marque le moment où la vérité trouve son fondement au delà d'un pouvoir qui jusqu'alors la générait, qu'il soit prophétique ou politique. Dans la scène du premier épisode où Tirésias arrive guidé par un enfant et révèle à OEdipe qu'il est l'assassin de son père, la vérité est fondée sur le pouvoir prophétique du devin ; et lorsque (vers 380 et s.) OEdipe s'en prend à Créon qui aurait, par ambition personnelle, acheté la parole de Tirésias, la vérité est traversée par les impératifs du pouvoir politique. Mais ces deux fondements traditionnels vont se déchirer par l'émergence d'une vérité établie sur la raison et le témoignage de simples bergers dont la parole l'emporte sur celle des devins et des tyrans. De ce point de vue, comme l'écrit très justement Michel FOUCAULT, " OEdipe Roi est une espèce de résumé de l'histoire du droit grec. Cette dramatisation de l'histoire du droit grec nous présente un résumé de l'une des grandes conquêtes de la démocratie athénienne ; l'histoire du processus à travers lequel le peuple sort emparé du droit de juger, du droit de dire la vérité, d'opposer la vérité à ses propres maîtres, de juger ceux qui le gouvernent". La se trouve, lointain mais incontestable, le germe de ce qui permettra, à l'époque moderne, l'émergence d'une responsabilité de la puissance publique.

Mais au second égard (et dans une perspective ici plus épistémologique que politique) le texte de SOPHOCLE institue aussi une relation nouvelle au mode d'établissement de la vérité, et donc de la responsabilité qui découlera de son dévoilement. Se trouve mise en place, en effet, une forme déterminée de la découverte judiciaire ou juridique de la vérité qui s'ouvre sur de nouveaux savoirs : la vérité désormais est recherchée par des moyens mettant en oeuvre un ensemble de connaissance ne relevant plus du mythe mais de la raison 1 ( * ) . M. FOUCAULT est très explicite sur ce point lorsqu'il note qu'il y a là "la matrice, le modèle à partir duquel une série d'autres avoirs - philosophiques, rhétoriques et empiriques - ont pu se développer et caractériser la pensée grecque" 2 ( * ) .

En fait, plus subtilement encore, c'est un double mouvement réversible qui semble alors se manifester : la vérité recherchée dans les formes juridiques est institutive d'un mode d'établissement de cette vérité dans les autres champs du savoir ; et en même temps, la vérité établie dans cette série d'autres savoirs est génératrice de celle constituée dans le champ des formes juridiques. Dans ce rapport réversible, ce qui est en jeu, comme le montre bien là encore Michel FOUCAULT, c'est l'élaboration des "formes traditionnelles de la preuve et de la démonstration" qui vont se développer et circuler dans le droit comme dans la philosophie et les sciences. C'est aussi dans ce champ ouvert que va se constituer l'art de persuader avec toutes les règles de la rhétorique. Et c'est encore dans ce champ, l'émergence de ce nouveau type de connaissance découlant du témoignage et de l'enquête, que vont utiliser les juristes et avec eux les historiens, les géographes, les naturalistes, en un ensemble de savoirs rationnels "qu'Aristote va totaliser et rendre encyclopédique" 1 ( * ) .

Ainsi peut-on effectivement considérer qu'il s'est constitué à ce moment là une sorte de socle fondatif et constitutif de la notion moderne de responsabilité. Et ce socle, on le voit, n'a pas une nature morale ou éthique ; mais comme le montre l'analyse généalogique de Michel FOUCAULT, une structure épistémologique, elle même déterminée par des forces socio-politiques. Et dans cette perspective généalogique, la responsabilité de la puissance publique apparaît dans une relation bien différente avec la responsabilité privée que celle habituellement mise à jour. S'il est vrai que la première a bien difficilement et tardivement émergé d'une situation solidement ancrée d'irresponsabilité ("le Roi ne peut mal faire"), plus secrètement, et en deçà de la question de la vérité, ce sont pourtant des racines politiques que l'on peut mettre à jour dans les tréfonds de la notion même de responsabilité.

Monsieur Yves GAUDEMET

Merci beaucoup pour ce passionnant exposé. Vous avez su nous dire beaucoup de choses finalement, en respectant, même en deçà, le temps imparti par notre organisateur. Alors, Gilles DARCY a réussi aussi cet exploit, dont nous nous réjouissons tous, de faire venir le professeur DUBOUIS, ce qu'il ne fait pas assez souvent, selon nous. Merci beaucoup d'être là. Et nous connaissons tous ce que vous avez écrit sur ces questions de responsabilité, notamment dans le domaine hospitalier et médical. Nous allons vous écouter avec beaucoup d'intérêt.

* * voir note explicative fournie p. 261

* 1 Très significatives sont les réactions entraînées par deux affaires qui ont connu en même temps un véritable déchaînement médiatique et des prises de position, parfois fort argumentée, de la part de la doctrine juridique. À ce dernier égard, on citera seulement deux exemples. D'une part, l'ouvrage d'Olivier BEAUD, "Le sang contaminé" (P.U.F. - 1999), qui a fait l'objet d'un très intéressant commentaire critique d'Olivier CAYLA dans le n° 642 de "Critique" (éd. de Minuit - nov. 2000). Et de ce dernier, avec Yann THOMAS, l'ouvrage paru en 2002 (Gallimard, coll. Le Débat) à propos de l'affaire PERRUCHE, "Du droit de ne pas naître", étude qui donne à cette affaire une analyse à la fois rigoureuse et engagée du plus grand intérêt.-

* 2 Sur cette question, voir notamment l'excellent petit ouvrage de Philippe SÉGUR, "La responsabilité politique" - Que sais-je ? n° 3294, P.U.F., 1998.

* 3 Parmi les études contemporaines consacrées au thème de la responsabilité, outre celles de Paul RICOEUR (notamment les deux volumes de "Le juste", éd. Esprit, 1995-2000) que nous retrouverons très longuement, on peut citer l'ouvrage de Hans JONAS, "Le principe responsabilité" (éd. du Cerf- 1990, et Champs Flammarion, 3 e éd., 2000), ceux d'Emmanuel LEVINAS, "Éthique et infini", (Livre de poche, Biblio essais, 2000), de Gilles LIPOVETSKY, "Le crépuscule du devoir", (Gallimard, 1992 et Folio essais, 2000), d'Alain ETCHEGOYEN, "La vraie morale se moque de la morale - Être responsable", cité ici surtout pour l'excellent commentaire très critique qu'en a fait Denys de BÉCHILLON dans le revue "Critique", (éd. de Minuit, n° 642, novembre 2000). On signalera aussi le numéro de la revue "Autrement", série Morales, n° 14, 1995, consacrée à "La responsabilité", sous la direction de Monette VACQUIN, et notamment l'étude de Catherine LABRUSSE-RIOU, "Entre mal commis et mal subis : les oscillations du droit", p. 94 et s.

* 1 Voir à cet égard le panorama bien dessiné par Jacqueline RUSS, "La pensée éthique contemporaine", Que sais-je ?, n° 2834, P.U.F., 1994.

* 2 Paul RICOEUR, postface aux "Temps de la responsabilité" (ouvrage collectif publié aux éd. Fayard en 1991), in "Lectures 1 -Autour du politique", Seuil, 1991, p. 270 et s.

* 3 Voir en particulier l'étude de Jacques CHEVALLIER, "L'obligation en droit public", in " L'obligation", Archives de philosophie du droit, T. 44, 2000. Et aussi F. LINDITCH, "Recherches sur la personnalité morale en droit administratif, Bibliothèque de droit public, T. 176, L.G.D.J., 1997.

* 4 Dans la "Théorie pure du Droit", KELSEN ne consacre guère plus d'une dizaine de pages à la question des fondements de la responsabilité. On conviendra cependant que cette question est traitée dans une étude spécifique citée par cet ouvrage, et dont il sera question plus loin : "Vergeltung und Kausalität", La Haye, 1941, p. 1 et s., "Society and Nature", Chicago, 1943, p. 1 et s.

* 1 On peut cependant relever l'ensemble des études publiées dans le tome 22 des "Archives de philosophie du droit" en 1977, et précisément consacrées au thème de la responsabilité (Sirey, 1977). Et bien évidemment, à propos de l'affaire PERRUCHE, la remarquable contribution déjà citée d'Olivier CAYLA et Yann THOMAS, "Le droit de ne pas naître", Gallimard, 2002.

* 2 Sur la distinction problématique entre morale et éthique, beaucoup a été écrit. Voir, quant au sens de ces deux mots, les positions d'André LALANDE dans son "Vocabulaire technique et critique de la philosophie", P.U.F. (10 e éd., 1968).

* 3 Voir notamment V. JANKELEVITCH, "Le pardon", in "Philosophie morale", Flammarion, 1998, p. 993 et s.

* 1 Ch. EISENMANN - Cours de droit administratif T. II "La responsabilité du droit administratif (1953-1954), L.G.D.J 1983 p. 833 et suite ; et l'excellent petit ouvrage de J. MOREAU "La responsabilité administrative" - Q.S.J. n°°2292 - l ère éd. 1986, p. 67 et suite.

* 1 H. KELSEN "Théorie pure du Droit", trad. 2 ème éd. par Ch. EISENMANN - Dalloz 1962 p. 169.

* 2 p. RICOEUR "Le Juste", éd. Esprit, 1995, p. 41 et suite.

* 1 Cf. not. : "Le concept de responsabilité", op. cit., p. 52 ; "La personne et la référence identifiante", in "Soi-même comme un autre", Seuil 1990, p. 39 et suite. Dans ce texte, P. RICOEUR explique qu'il utilise le terme anglais et non une traduction "afin de marquer dans le vocabulaire la référence qui sépare l'attribution d'expériences à quelqu'un de l'attribution au sens général" (note 1, p. 53).

* 2 J.M. FERRY, "Narration, interprétation, argumentation, reconstruction. Les registres du discours et la normativité du monde social" in "Histoire de la philosophie politique", t. 5 "Les philosophies politiques contemporaines", p. 234. J.M. FERRY utilisant ce mot, donne sa traduction en allemand (Zuschreibung), et il le met en rapport avec le mot imputation ( Zurechmmg ) .

* 3 L.A. HART - "Positivism and the Séparation of Law and Morals" Harvard Law Review -1958 ; reproduit in "Essays in Jurisprudence and Philosophy" Oxford - 1983 - Clarendon Press, p. 56 n. 25.

* 4 Article paru in "Proceedings of the Aristotelian Society" 1948 p. 171-194.

* 5 P. RICOEUR "La personne et la référence identifiante", in "Soi même comme un autre" op. cit p. 43.

* 6 P. RICOEUR "La personne et la référence identifiante" op. cit. p. 44.

* 1 P. STRAWSON - op. cit., p. 100.

* 2 On connaît la formule fameuse de PROTAGORAS selon laquelle "l'homme est la mesure de toutes choses" qui traduirait l'enfermement de chacun dans ses propres représentations. Cf. sur ce point Paul DELMONT - "La formule de Protagoras : l'homme est la mesure de toute chose", in "Problèmes de la morale antique" (dir. P. DELMONT), publications de la Faculté des Lettres d"Amiens, 1993, p. 39-57.

* 3 P. STRAWSON, op. cit., p. 112. P. RICOEUR "La personne et la référence identifiante", op. cit., p. 53. On ne peut ici évoquer les remarques critiques, très nuancées, que RICOEUR formule à cet égard. On notera seulement celle-ci : "Au vu de ces questions, la thèse de la mêmeté de l'ascription à soi-même et à un autre que soit requiert que l'on rende compte de l'équivalence entre les critères description : ressentis et observés" (ibid.)

* 1 P. RICOEUR, "Le concept de responsabilité", op. cit., p. 53.

* 2 Dans cette perspective nous ne reprendrons pas la question des diverses conceptions de la causalité retenues par la doctrine juridique classique, et en particulier la théorie bien connue de la théorie de l'équivalence des conditions, de la conditio proxima et de la causalité adéquate. On rappellera cependant que la doctrine, aussi bien publiciste que privatiste, aborde le problème de la causalité de manière essentiellement empirique, à partir des solutions de la jurisprudence qu'elle tente de systématiser. Sur ce point, voir l'étude de G. MARTY, "La relation de cause à effet comme condition de la responsabilité civile", Revue Trim. Dr. Civ., 1939, p. 702 et s. V. aussi R. CHAPUS, "Responsabilité publique et privé", Bibl. de dr. Public tome VIII - L.G.D.J. 1957, p. 439 et s. ; et plus récemment : Maryse DEGUERGUE, "Jurisprudence et doctrine dans l'élaboration du droit de la responsabilité administrative", Bibl. de dr. Public, t. 171 - 1994, not. p. 439 et s., et p. 610 et s.

* 3 H. KELSEN, "Théorie pure du droit", op. cit., p. 105 et s. ; cf. aussi "Théorie générale des normes" - 1979, trad. Française O. BEAUD et F. MALKANI - P.U.F. (coll. Leviathan), ch. 7, p. 31 et s.

* 1 H. KELSEN, "Théorie pure du droit", op. cit., p. 118.

* 2 H. KELSEN, ibid., p. 124.

* 3 P. RICOEUR, "Le concept de responsabilité", op. cit., p. 50.

* 4 Il faut préciser, sur ce point, qu'une telle distinction, nécessaire à la clarification du processus de recherche de la responsabilité entendue comme obligation de réparer ne se manifeste pas clairement au plan empirique, et que les deux interrogations évoquées au texte sont dans la réalité étroitement imbriquées et qu'effectivement elles semblent se confondre. Mais, il faut le répéter, l'analyse doit conduire à les distinguer.

* 1 P. RICOEUR, "Le concept de responsabilité", op. cit., p. 55.

* 2 ARISTOTE, "Éthique à Nicomaque", III, V, éd. Garnier-Flammarion, 1992, p. 84 et s.

* 3 C'est par des métaphores qu'ARISTOTE fait intervenir ces deux types de déterminations qui viennent se tisser avec notre choix. Celles de la nature d'abord, avec la métaphore de la pierre lancée : si un homme a la libre décision de jeter une pierre ou de la laisser tomber, il reste que " qui lance une pierre ne peut plus la rattraper "(p. 86). Et pour les déterminations résultant des actions humaines qui interfèrent à la nôtre, cette remarque ambiguë : " l'homme est le principe générateur des ses actes comme de ses enfants" (p. 84), des enfants que nous générons et élevons, mais qui décident ensuite leurs propres choix.

* 4 H. KELSEN, "Vergeltung und Kausalität" - La Haye - 1941, "Society and nature", - Chicago - 1953 ; cette analyse est reprise dans la "Théorie pure du droit", op. cit., spéc, p. 114 et s. II faut rappeler que le terme "imputation" est interprété par KELSEN dans un sens qui s'oppose à celui de "causalité".

* 5 KELSEN précise sur ce point : "Si un événement est ressenti comme un mal, il est interprété comme une peine pour une conduite mauvaise, pour un délit, s'il est ressenti comme un bienfait, il est interprété comme la récompense d'une bonne conduite", in "Théorie pure du droit", op. cit., p. 115.

* 6 KELSEN relève à cet égard que l'"une des premières formulations de la loi de causalité est le célèbre fragment d'Héraclite : si le soleil ne se maintient pas dans le chemin qui lui est prescrit, les Erinnyes, instruments de la justice, sauront le remettre dans le droit chemin", ibid., p. 117.

* 1 KELSEN, ibid., p. 117.

* 2 Sur ce point, v. notamment l'importante étude de J.P. VERNANT, "La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque", Annales E.S.C., 1957, p. 283 et s. ; repris in "Mythe et pensée chez les Grecs", éd. F. Maspero (PCM), 1981, t. II, p. 95 et s.

* 3 Dans les poèmes homériques, les Erinyes maudissent la famille d'Agamemnon à la suite du sacrifice d'Iphigénie : ce sont elles qui poussent Clytemnestre à tuer son mari. On connaît aussi la malédiction des Erinyes sur la personne d'OEdipe. On est, dans tout cela, assez loin de la " rétribution ".

* 4 Sur les Moires chez Homère, cf. not. in L'Iliade, : IV, 517 ; V, 83 ; 613 ; XII, 116 ; XVI, 483 et s., 849 et s. ; XIX, 87 ; XX, 128 ; XXIV, 132 ; 209.

* 5 Sur ce point, cf. not. le "Dictionnaire de l'Antiquité" établi par l'université d'Oxford, sous la direction de M.C. HOWATSON - Oxford University Press, 1989 ; trad. fr : éd. R. Laffont, coll. Bouquins, 1993 - V° "destin".

* 1 KANT - "Critique de la raison pure" - coll. Quadrige P.U.F., p. 348 et s.

* 2 KANT - "Critique de la raison pure", op. cit., p. 350.

* 3 Ibid .

* 4 Ibid .

* 5 Ibid .

* 6 Ibid .

* 1 KANT, "Critique de la raison pure", op. cit., p. 349.

* 2 KANT - "Critique de la raison pure", op. cit., p. 353.

* 3 KANT - "Introduction à la Métaphysique des moeurs" (1797) in "Doctrine du droit" - Vrin -1971.

* 4 Simone GOYARD-FABRE - "Responsabilité morale et responsabilité juridique selon Kant", in "La responsabilité", t. 22, Archives de philosophie du droit (Sirey - 1977), p. 116.

* 5 "Doctrine du droit - Introduction à la Métaphysique des Moeurs", trad. PHILONENKO -Vrin- 1971-p. 97-98.

* 6 Simone GOYARD-FABRE - "Responsabilité morale et responsabilité juridique selon Kant", op. cit., p. 120.

* 1 Sur ce point que l'on ne peut ici développer, cf. S. GOYARD-FABRE - "Responsabilité morale et responsabilité juridique selon Kant", op. cit., p. 117 et s. Cf. aussi sur cette distinction, A. TOSEL, "Kant révolutionnaire - Droit et politique" - P.U.F., coll. Philosophies, 2 e éd., 1990, p. 40 et s.

* 2 P. RICOEUR, "La concept de responsabilité", op. cit., p. 56.

* 1 KANT, "Critique de la raison pure", op. cit.

* 1 DESCARTES, "Méditations métaphysiques" - (1647), 3 e méditation - § 7, 115 - éd. Hachette - Classiques Philos., 1996, p. 42.

* 2 Michel FOUCAULT, "Ceci n'est pas une pipe" - éd. Fata Morgana - 1973.

* 3 Ibid., p. 25.

* 4 L.L. GRATELOUP, "Problématiques de la philosophie", Livre de Poche - Biblio essais, Hachette, 1995, p. 262. Et l'auteur cite WITTGENSTEIN, qui, dans "De la certitude", livre cette anecdote : "...

* 1 KELSEN, "Théorie pure du droit", op. cit., p. 93 et s.

* 2 KELSEN, "Théorie pure du droit", op. cit.? p. 100.

* 3 KELSEN, "Théorie pure du droit", op. cit.? p. 235.

* 4 Ibid., p. 236.

* 5 RAWLS, "Théorie de lajustice", op. cit.

* 6 Michel VILLEY, "Philosophie du droit", Dalloz, 2 e éd., 1978, t. 1, n°111, p. 190. Cf. aussi P. HEBRAUD : "le droit ne se propose pas la recherche de la vérité dans la connaissance, mais celle de la justice dans l'action" ("La logique juridique", Ve colloque des Instituts d'Études Judiciaires - Rapport introductif - P.U.F., 1969, p. 25.

* 1 P. RICOEUR - "Justice et vérité" in "Le juste 2" - éd. Esprit 2001, p. 69 et s.

* 2 Ibid., p. 70.

* 3 Ibid., p. 81.

* 4 Ibid., p. 71.

* 5 Ibid., p. 76.

* 1 M. FOUCAULT - "La vérité et les formes juridiques", in "Dits et écrits", t. II, n°139, p. 538 et s.

* 2 M. FOUCAULT - "La vérité et les formes juridiques", op. cit., p. 541.

* 3 Ibid.

* 1 V. sur ce point notamment G. MARTY, préc.

* 2 H. KELSEN, "Théorie pure du droit", op. cit., p. 25 et la note consacrée à la position de ROSS in "Towards a Realistic Jurisprudence" - Copenhague - 1946, p. 42 et s.

* 3 CE. - 14 janvier 1916 - Camino- Rec. 15 ; G.A.J.A. - Dalloz, 12 e éd., p. 179 (commentaire cité au texte).

* 4 CE. - sect. - 2 février 1945 - Moineau - Rec. 27, G.A.J.A. p. 369.

* 5 Ronald DWORKIN - "A Matter of Principle", 2 e partie : "Law as interpretation", Oxford University Press - 1985.

* 1 P. RICOEUR - "Justice et vérité" in "Le Juste 2", op. cit., p. 82 - cf. aussi : "Interprétation et/ou argumentation", in "Le Juste 1", op. cit., p. 163 et s., et not. p. 164.

* 2 Cette conception n'est pas très éloignée de la "théorie structurante du droit" élaborée par Friedrich MÜLLER ("Discours de la méthode juridique" - P.U.F., 1996 ; et en allemand "Strukturierende Rechtslahre" - 2 e éd. Dunker et Humblot - 1994). Sur cette théorie, cf. l'analyse d'Olivier JOUANJAN : "Nommer/normer - Droit et langage selon la théorie structurante du droit" in "La dénomination" Cahier de l'Institut Universitaire de France - Sciences et humanités - n° 1, 1999, p. 103 et s., spéc. p. 118.

* 3 M. FOUCAULT, "La vérité et les formes juridiques", op. cit., p. 542 et s. Notamment, ce texte daté de 1873 : "Au détour de quelque coin de l'Univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l'histoire de l'humanité".

* 1 M. FOUCAULT, "La vérité et les formes juridiques", op. cit., p. 545.

* 2 M. FOUCAULT, "La vérité et les formes juridiques", op. cit., p. 553.

* 3 Ibid., p. 551.

* 4 Ibid., p. 561.

* 1 HOMÈRE, "L'Iliade", T. IV, chant XXIII, trad. p. MAZON, Les Belles Lettres, 1998, p. 108 et s.

* 2 SOPHOCLE, "OEdipe Roi", in Tragédies, T. Il, coll. Des Universités de France, 8 e tirage,
1994.

La vérité révélée par le devin Tirésisas apparaît dès le premier épisode, v. 316 à 462. Et comme l'écrivait SCHILLER dans une lettre à GOETHE le 2 octobre 1797 : "OEdipe Roi n'est guère en quelque sorte qu'une analyse tragique. Le tout est déjà accompli, et la pièce se borne à le débrouiller" (cité par Ph. BRUNET - Introduction à "OEdipe Roi" - op. cit., p. XVI).

* 3 M. FOUCAULT - "La vérité et les formes juridiques", op. cit., p. 566.

* 4 Sur le sens de cette boiterie dans l'interprétation du mythe d'OEdipe on renvoie à l'analyse aujourd'hui classique menée par Claude LEVI-STRAUSS dans son "Anthropologie structurale" (Plon, 1958 et coll. Agora 1996), spécialement p. 246 et s. ; voir aussi J.-P. VERNANT - "Le tyran boiteux : d'OEdipe à Périandre", cité par Ph. BRUNET dans son introduction précitée à "OEdipe Roi", p. XVII.

* 5 L'idée que l'énigme de la sphinge était "destinée" spécialement à OEdipe se retrouve dans l'interprétation suggérée vers 1849 par QUINEY : le sujet de l'énigme aurait été "moins l'homme en général que l'individu OEdipe, misérable et orphelin en son matin, seul à l'âge adulte, et appuyé sur Antigone dans sa vieillesse aveugle et désespérée" (BORGES - "Manuel de zoologie fantastique" - 1957, éd. 10/18, 1970, p. 81).

* 1 Cf. sur ce point J.P. VERNANT, "Du mythe à la raison : la formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque" in "Mythes et pensée chez les Grecs", Maspero, t. II, 1981, p. 95 et s.

* 2 M. FOUCAULT, "La vérité et les formes juridiques", op. cit., p. 571.

* 1 Ibid.

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