Mardi 18 décembre 2018

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Nomination d'un rapporteur

Mme Maryse Carrère est nommée rapporteur sur la proposition de loi n° 85 (2018-2019) visant à assurer une plus juste représentation des petites communes au sein des conseils communautaires, présentée par M. Jean-Pierre Sueur et les membres du groupe socialiste et républicain.

Proposition de loi visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer - Examen, en deuxième lecture, du rapport et du texte de la commission

M. Philippe Bas, président. - M. Thani Mohamed Soilihi nous expose à présent son rapport sur la proposition de loi, que nous examinons en deuxième lecture, visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Cette proposition de loi avait été déposée le 6 décembre 2017 à l'Assemblée nationale par MM. Olivier Faure, Serge Letchimy et les membres du groupe Nouvelle Gauche et apparentés, puis adoptée le 18 janvier 2018.

Comme l'a souligné à plusieurs reprises Serge Letchimy, également rapporteur à l'Assemblée nationale, ce texte est inspiré du rapport d'information de 2016 sur la sécurisation des droits fonciers dans les outre-mer, que nous avions réalisé au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer avec nos collègues Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu. Il vise à lutter contre les situations d'indivision inextricables qui existent dans les territoires ultramarins. Cette indivision durable et généralisée s'explique par diverses raisons propres à chaque territoire, développées dans notre rapport.

En raison du nombre des indivisaires et de leur éparpillement géographique notamment, l'unanimité est particulièrement difficile à obtenir, ce qui bloque tout projet de vente ou même de réhabilitation des biens. Cette situation stérilise une grande partie du foncier disponible sur des territoires où celui-ci est rare. L'activité économique, tout comme la politique d'équipement des collectivités, en sont entravées.

La proposition de loi que nous examinons prévoit donc la mise en place d'un dispositif dérogatoire et temporaire de sortie d'indivision, applicable jusqu'au 31 décembre 2028.

À l'issue de son examen en première lecture à l'Assemblée nationale, l'article 1er du texte prévoyait que les biens indivis situés dans les collectivités régies par l'article 73 de la Constitution ainsi qu'à Saint-Pierre-et-Miquelon, et relevant de successions ouvertes depuis plus de cinq ans, pouvaient faire l'objet d'un partage ou d'une vente à l'initiative des indivisaires titulaires en pleine propriété de plus de la moitié des droits indivis.

Ce dispositif ne s'appliquait pas si l'un des indivisaires se trouvait dans une situation de faiblesse protégée par la loi. Étaient ainsi concernés : le conjoint survivant ayant sa résidence dans le bien, le mineur ou le majeur protégé sauf autorisation du juge des tutelles ou du conseil de famille, ou l'indivisaire présumé absent, sauf autorisation du juge des tutelles.

L'article 2 de la proposition de loi autorisait le notaire à accomplir la vente ou le partage à défaut d'opposition des indivisaires minoritaires, dans les trois mois suivant la notification du projet par acte extrajudiciaire à tous les indivisaires, sa publication dans un journal d'annonces légales ainsi que sa publicité par voie d'affichage et sur un site internet.

En cas d'opposition d'un ou plusieurs indivisaires minoritaires, les indivisaires majoritaires qui souhaitaient vendre le bien ou procéder à son partage devaient saisir le tribunal. En cas d'opposition, donc, le projet ne pouvait être mené à son terme sans une intervention du juge.

Les articles 3 et 4 avaient été supprimés et intégrés à l'article 2, pour une meilleure lisibilité de la procédure.

L'article 5, ajouté par l'Assemblée nationale, visait à adapter le dispositif d'attribution préférentielle, prévu au 1° de l'article 831-2 du code civil, aux spécificités polynésiennes. Il permettait à un héritier copropriétaire ou au conjoint survivant de demander l'attribution préférentielle du bien, s'il démontrait qu'il y avait sa résidence « par une possession continue, paisible et publique depuis un délai de dix ans antérieurement à l'introduction de la demande ». Cette attribution préférentielle s'exerçait sous le contrôle du juge, puisqu'elle ne pouvait être demandée que dans l'hypothèse d'un partage judiciaire.

L'article 6, également ajouté par l'Assemblée nationale, visait à empêcher la remise en cause d'un partage judicaire transcrit ou exécuté, par un héritier omis.

Le dispositif proposé revenait à écarter l'application du premier alinéa de l'article 887-1 du code civil qui dispose que « le partage peut être [...] annulé si un des cohéritiers y a été omis », dans l'hypothèse où l'omission résulterait d'une erreur ou d'une ignorance. L'héritier omis ne pouvait alors que « demander de recevoir sa part, soit en nature, soit en valeur, sans annulation du partage ». Pour éviter d'éventuels abus, cette dérogation était limitée aux hypothèses dans lesquelles le partage a été fait en justice.

Tout en s'inscrivant dans la continuité des travaux engagés par l'Assemblée nationale, en première lecture, le Sénat avait apporté au texte d'importantes modifications dans le sens de l'efficacité et de la sécurité juridique.

À l'article 1er, nous avions étendu l'application du dispositif dérogatoire aux collectivités de Saint-Barthélemy et Saint-Martin.

Nous avions ensuite prévu qu'il ne s'appliquerait qu'aux successions ouvertes depuis plus de dix ans (au lieu de cinq), pour permettre aux héritiers d'exercer pleinement les actions ouvertes par le code civil, comme l'action en possession d'état pour établir une filiation post mortem avec le de cujus, qui se prescrit par dix ans, ou l'option successorale qui peut être exercée par l'héritier dans ce même délai.

Enfin, par souci de cohérence, nous avions modifié, pour les territoires concernés, la majorité requise pour effectuer des actes d'administration ou de gestion, jusqu'à présent fixée aux deux tiers des droits indivis, en la ramenant à la moitié des droits indivis, pour éviter qu'il soit plus difficile d'effectuer ces actes que de procéder à des actes de disposition, puisque la proposition de loi autorise la vente ou le partage du bien à l'initiative des indivisaires titulaires de plus de la moitié des droits indivis.

À l'article 2, en cas de projet de vente du bien à une personne étrangère à l'indivision, nous avions prévu la possibilité pour tout indivisaire qui le souhaiterait d'exercer un droit de préemption, pour se porter acquéreur du bien aux prix et conditions de la cession projetée.

Enfin, en séance publique, nous avions adopté un amendement de notre collègue Guillaume Arnell qui portait de trois à quatre mois le délai dont disposeraient les indivisaires pour s'opposer à la vente ou au partage d'un bien immobilier, lorsque ces indivisaires sont nombreux ou domiciliés, pour certains, à l'étranger.

Pour encourager les héritiers à partager les biens indivis, nous avions introduit dans le texte un nouvel article 2 bis qui mettait en place une exonération de droit de partage de 2,5 % pour les immeubles situés dans les territoires ultramarins concernés par le dispositif dérogatoire de sortie d'indivision.

Nous avions également introduit dans le texte à l'initiative de Lana Tetuanui un nouvel article 5 A qui consacrait la possibilité de procéder, en Polynésie française, à un partage du bien par souche, quand le partage par tête est rendu impossible en raison notamment du nombre d'héritiers ou de l'ancienneté de la succession.

À l'article 5, nous avions étendu aux autres collectivités ultramarines visées par le texte l'attribution préférentielle du bien au conjoint survivant ou à un héritier copropriétaire, mécanisme créé pour la Polynésie française.

Nous avions procédé à la même extension, à l'article 6, s'agissant de la remise en cause d'un partage judicaire transcrit ou exécuté par un héritier omis, en limitant l'action de celui-ci à « demander de recevoir sa part, soit en nature, soit en valeur, sans annulation du partage ».

Le Sénat avait adopté la proposition de loi ainsi modifiée le 4 avril 2018.

Elle a ensuite été adoptée en deuxième lecture à l'Assemblée nationale le 12 décembre 2018, sans modifications substantielles. L'Assemblée a adopté trois amendements de précision rédactionnelle déposés par le rapporteur, ainsi que cinq amendements du Gouvernement : le premier levait un gage prévu par le Sénat à l'article 2 bis ; les trois suivants retiraient du texte, en accord avec les parlementaires polynésiens, les dispositions relatives à la Polynésie française, afin de les renvoyer au projet de loi organique portant modification du statut d'autonomie de la Polynésie française et au projet de loi portant diverses dispositions institutionnelles en Polynésie française, présentés en conseil des ministres et déposés sur le bureau du Sénat le mercredi 12 décembre, dont l'examen devrait avoir lieu au cours du premier semestre 2019. Le dernier amendement adopté apportait une clarification rédactionnelle.

Mises à part les modifications concernant la Polynésie française, les modifications apportées au texte du Sénat sont minimes. Je vous propose en conséquence d'adopter sans modification le texte transmis par l'Assemblée nationale afin qu'il puisse être définitivement voté par le Parlement avant la fin de l'année 2018, soit environ un an après son dépôt.

Les craintes de certains de nos collègues quant à l'aboutissement rapide de la navette parlementaire se révéleront alors infondées ! Je me réjouis également que notre souci de qualité de la loi ait prévalu.

M. Philippe Bas, président. - Nous sommes heureux que, sur un sujet aussi stratégique pour les outre-mer, l'Assemblée nationale ait repris notre texte sans beaucoup l'amender. C'est un texte très attendu, et déjà grandement amélioré par notre rapporteur : nous en tenir à la version issue de l'Assemblée nationale en deuxième lecture serait sage en effet, mais le débat reste bien sûr ouvert.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - Merci, monsieur le président, d'avoir rappelé le travail effectué ici même en première lecture, qui a consisté à concilier la protection de la propriété - immobilière en l'espèce -, de nature constitutionnelle, et les dérogations nécessaires pour débloquer les indivisions successorales. En séance pourtant, en première lecture, quelques collègues avaient fustigé ce travail et appelé à adopter cette proposition de loi conforme, avec toutes ses lacunes...

EXAMEN DES ARTICLES

Article 2 bis

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. - L'auteur des amendements COM-1 et COM-2 fait valoir que l'article 2 bis, qui instaure une exonération temporaire de droit de partage au bénéfice des collectivités concernées par la procédure dérogatoire de sortie d'indivision, n'est pas applicable dans les collectivités de Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre et Miquelon. Ce point avait été soulevé en séance publique au Sénat en avril dernier par Michel Magras et Guillaume Arnell. En deuxième lecture, l'Assemblée nationale et le Gouvernement, qui a amendé cet article pour lever le gage, n'ont pas procédé à la suppression de la référence à ces trois territoires. Compte tenu de l'accord qui existe entre les deux assemblées sur l'ensemble de ce texte et de la volonté de l'adopter au plus vite, je vous propose d'écarter ces deux amendements.

Je m'engage à approfondir cette question et, si l'auteur de ces amendements avait raison, à déposer un amendement écartant ces trois territoires du dispositif d'exonération dans le prochain véhicule législatif approprié. En tout état de cause, dans l'hypothèse où l'auteur aurait raison, les dispositions adoptées à l'article 2 bis seraient inopérantes et ne pourraient trouver à s'appliquer dans ces territoires.

M. François Pillet. - Si, à la conférence du stage du barreau de Paris, était posé le sujet suivant : « faire confiance, est-ce faire preuve d'une faiblesse de la personnalité ? », il faudrait naturellement répondre par la négative s'il s'agit de faire confiance à notre rapporteur ! Ses qualités de juriste et sa fine connaissance de la sociologie et de l'histoire de ces territoires sont à nouveau confirmées dans ce remarquable travail.

M. Jean-Pierre Sueur. - Jean-Pierre Chevènement avait coutume de dire qu'en certaines circonstances, et en certaines circonstances seulement, le godillot était une chaussure utile. De la même manière, il peut arriver - et nous eussions aimé que cela arrivât la semaine dernière - que le vote conforme soit utile, voire nécessaire. Je crains même que l'on dise aux députés jeudi et aux sénateurs vendredi que s'ils avaient la fantaisie de déposer des amendements, ils seraient non seulement contraints de revenir siéger entre Noël et le jour de l'an, mais encore fustigés sur les ronds-points pour avoir ralenti la procédure législative ! Peut-être y aura-t-il à l'avenir une procédure super accélérée... Nous ne sommes guère favorables aux dérogations à la loi fiscale, mais ces territoires ont certes des spécificités et, compte tenu des engagements du rapporteur à utiliser le prochain véhicule législatif, nous suivrons son avis.

L'amendement COM-1 n'est pas adopté, non plus que l'amendement COM-2.

La proposition de loi est adoptée sans modification.

M. Philippe Bas, président. - Je vous propose que, conformément à la position de notre rapporteur et de notre commission, nous ne nous réunissions pas cet après-midi pour examiner d'éventuels amendements de séance, nous y serions défavorables par cohérence.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 9 h 25.

Mercredi 19 décembre 2018

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Nomination d'un rapporteur

M. Mathieu Darnaud est nommé rapporteur sur le projet de loi organique n° 198 (2018-2019) portant modification du statut d'autonomie de la Polynésie française (procédure accélérée) et sur le projet de loi n° 199 (2018-2019) portant diverses dispositions institutionnelles en Polynésie française (procédure accélérée).

Amélioration de l'efficacité des fiches S - Examen du rapport d'information

M. Philippe Bas, président. - Nous examinons ce matin deux sujets liés à la lutte contre le terrorisme : un rapport d'information sur l'amélioration de l'efficacité des fiches S et une communication sur la mission de contrôle et de suivi de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Ces travaux arrivent à maturité au moment où la lutte contre le terrorisme est d'une actualité brûlante, après l'odieux attentat de Strasbourg. Nous avons conscience que cela peut complexifier l'examen de ces dossiers et, en particulier, le travail de pédagogie souhaité par le rapporteur François Pillet et l'ensemble du groupe de travail sur les fiches S.

M. François Pillet, rapporteur. - Effectivement, les événements dramatiques survenus à Strasbourg rendent notre travail de ce jour un peu plus délicat. Mais les membres du groupe de travail et moi-même avons souhaité faire un peu de pédagogie sur les fiches S. Même si cet exercice est plus difficile à chaud, il nous appartient de faire preuve de responsabilité et d'assurer l'efficacité de cet outil, au profit des services de renseignement.

Mon raisonnement se déroulera en deux temps : je montrerai tout d'abord que les fiches S sont un outil de travail à l'efficacité prouvée, qui souffre de nombreuses approximations et confusions ; je montrerai ensuite que, si cet outil peut être amélioré à la marge, il ne doit surtout pas être dévoyé, au risque de devenir inutilisable.

S'agissant de la fonction de la fiche S, je vais m'attacher à vous indiquer ce qu'elle est, ce qu'elle n'est pas et ce qu'elle ne saurait être.

Les fiches S ne sont qu'un tiroir d'une commode beaucoup plus large ! Elles constituent effectivement l'une des 21 catégories du fichier des personnes recherchées (FPR), ces catégories étant multiples et variées : aliénés, contrôles judiciaires, police générale des étrangers, interdictions judiciaires du territoire, débiteurs envers le trésor, etc.

Les fiches ne peuvent être inscrites, directement ou à leur demande, que par quatre services : la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ; le service central du renseignement territorial (SCRT) ; la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) ; et la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN).

Il existe 11 catégories de fiches S, de S2 à S16, qui ne caractérisent en aucun cas une dangerosité, mais renvoient uniquement à des profils et des conduites à tenir en cas de contrôle d'une personne fichée.

La fiche S peut concerner toute personne, de toute nationalité, présente sur le territoire national ou non, qui, en raison d'une activité individuelle ou collective, est susceptible, directement ou indirectement, de porter atteinte à la sûreté de l'État ou à la sécurité publique, mais également toute personne entretenant ou ayant des relations directes et non fortuites avec ces personnes.

Les critères permettant une inscription « S » sont larges et n'exigent pas de rapporter a priori des informations circonstanciées quant à la menace que représentent la personne fichée ou ses relations.

La fiche S ne contient pas les informations relatives à un éventuel suivi opérationnel de la personne, sachant que les personnes fichées S ne sont pas toutes des objectifs des services de renseignement. Elle ne contient pas non plus les informations précises à l'origine de l'inscription, lesquelles sont répertoriées dans des fichiers plus opérationnels, et donc confidentiels, comme le fichier de centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et des intérêts nationaux, dit « Cristina », ou le fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique, dit PASP.

La durée de conservation est de deux ans, avec renouvellement possible tant que la mesure apparaît nécessaire.

S'agissant des finalités et utilisateurs des fiches S, ils sont multiples.

Il s'agit d'un outil de renseignement permettant de collecter des informations sur une personne identifiée pour le compte d'un service de renseignement prescripteur. C'est un mécanisme passif qui ne permet qu'une collecte ponctuelle d'informations, la fiche ne s'activant qu'en cas de consultation ou de contrôle. On signalera, par exemple, un passage d'une frontière, le mode de transport utilisé, les motifs de déplacement ou encore des renseignements administratifs.

Concrètement, dans le cadre d'un contrôle routier, les forces de l'ordre effectueront un contrôle d'identité et rechercheront l'identité de la personne dans le FPR. En cas de « hit », c'est-à-dire si la personne est identifiée comme ayant une fiche S, le policier ou le gendarme sera alors informé d'une conduite à tenir et des éléments à faire remonter. L'immense majorité des fiches prévoient des vérifications discrètes de renseignement, ne devant aucunement attirer l'attention de la personne.

La fiche S peut être conçue comme un filet lancé en espérant une pêche fructueuse d'informations.

Dès lors que la fiche S constitue un mécanisme de remontée d'informations, et non de placement sous surveillance, cet outil est susceptible de concerner un grand nombre de personnes. En avril 2018, parmi les 26 000 fiches S du FPR, 17 000 étaient liées directement ou indirectement au phénomène de radicalisation. Le FPR fait l'objet de 100 000 consultations quotidiennes, soit 40 millions de consultations par an.

La fiche S remplit également une fonction d'alerte aux services administratifs, en particulier pour la délivrance de passeports ou de visas.

J'en viens aux approximations et confusions dont fait l'objet cet outil, qui, considéré à tort comme un indicateur de dangerosité ou de radicalisation, se retrouve au centre d'une « hystérie politico-médiatique » complètement délétère, tant sur son efficacité que sur l'action des services de renseignement.

Les fiches S ne constituent pas un indicateur de la dangerosité d'une personne.

Toutes les personnes inscrites au FPR et pour lesquelles a été créée une fiche S ne sont pas des objectifs des services de renseignement.

Ainsi, peuvent être inscrites des personnes entretenant ou ayant des relations directes avec des individus faisant l'objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l'État, y compris celles qui ne représentent aucune menace - comme la mère, non radicalisée, d'un adolescent radicalisé. Le fichage de cette catégorie d'individus a pour objectif de permettre aux services de renseignement de recueillir des informations sur un de leurs objectifs, par le biais des contacts qu'il entretient avec son entourage.

La fiche ne comprend qu'un nombre très limité d'informations et ne mentionne pas les raisons précises de l'inscription de la personne. Aucun antécédent n'est mentionné. C'est pourquoi, notamment, il n'existe aucun classement, aucune hiérarchisation des personnes inscrites au FPR avec une fiche S.

Celle-ci ne constitue pas plus un outil de suivi de la radicalisation, contrairement au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).

En effet, les services de renseignement y ont aussi recours dans le but de recueillir des informations ou d'effectuer des investigations pour d'autres finalités que la prévention du terrorisme, notamment la contre-ingérence, le contre-espionnage ou la lutte contre les extrémismes violents. Peuvent ainsi figurer au FPR, avec une fiche S, les personnes appartenant aux mouvements hooligans, aux mouvances d'ultradroite ou d'ultragauche.

Loin d'être un outil de suivi de personnes considérées comme dangereuses ou radicalisées, la fiche S vise donc à recueillir, de manière confidentielle, des informations sur certains individus.

Peut-elle être améliorée ?

Il faut surtout que l'outil ne soit pas dévoyé, ce qui suppose la préservation d'un certain nombre de principes fondateurs.

Il importe, tout d'abord, de ne pas réduire le champ des fiches S aux personnes les plus dangereuses. Ce serait catastrophique sur le plan opérationnel, le dispositif n'ayant d'intérêt que s'il permet une remontée d'informations via des personnes qui ne sont ni dangereuses ni radicalisées.

Pour éviter les phénomènes d'« hystérie », la possibilité de débaptiser une partie des fiches S a été évoquée au sein du groupe de travail. Je crains que cette solution ne soit inefficace, car il faudra bien donner un nouveau nom à l'outil et rien n'aura changé sur le fond.

Par ailleurs, l'élargissement des personnes habilitées à consulter les fiches S serait inopérant et risqué sur le plan opérationnel. En effet, il nuirait à l'objectif de confidentialité.

Confier ce type d'informations aux maires, par exemple, ne me semble pas envisageable. Le maire prendrait également des risques. Imaginez la réaction de la population s'il arrivait malheur, du fait d'une personne radicalisée, sur un territoire et que l'on découvrait que le maire était informé de cette radicalisation... En outre, il existe un cadre légal permettant déjà l'échange d'informations confidentielles au sein des conseils locaux de sécurité - conseil local ou intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD ou CISPD). De plus, une instruction du ministère de l'intérieur de novembre 2018 a autorisé le préfet à tenir un maire informé des suites données aux informations que celui-ci aura fait remonter. Cette instruction me semble régler le problème de l'information des maires.

Je n'insiste pas sur l'accès des policiers municipaux ou de l'administration pénitentiaire aux fiches S. Tout élargissement me paraît risqué sur le plan opérationnel.

D'autres idées ont été avancées. Les fiches S peuvent-elles, notamment, servir de fondement à des décisions administratives ou judiciaires ? De toute évidence, non ! Nos règles de droit administratif et pénal l'interdisent ; de telles mesures seraient en outre inconstitutionnelles et contraires à nos engagements internationaux.

Mais, au-delà de l'argument de droit, se trouve un argument d'efficacité : le fichier perdrait toute utilité, car les personnes, se sachant fichées, feraient le choix de la clandestinité. Nous enlèverions ainsi une arme aux services qui nous protègent contre le terrorisme. À ce titre, 75 % des 51 attentats déjoués depuis 2015 l'ont été grâce à une utilisation efficace des fiches S.

L'instant est difficile, mes chers collègues, et tout le monde veut, à juste titre, des résultats. Mais ne nous trompons pas de cible ! Ce n'est pas en mettant à mal cet outil que nous réglerons le problème du terrorisme !

M. Philippe Bas, président. - Ce travail de clarification est essentiel, monsieur le rapporteur. De votre rapport, je tire l'enseignement qu'il ne faut pas dénaturer ce dispositif de surveillance, dont nos services de renseignement ont besoin, surtout si cela entraîne les personnes fichées S dans la clandestinité.

À la fin de votre exposé, vous insistez, sous l'angle strict de l'efficacité, sur le fait que de nombreux attentats déjoués l'ont été à partir d'un travail de surveillance qui a commencé par une simple fiche S. C'est un argument très important ! Les fiches S ne peuvent effectivement pas être regardées comme inefficaces, sous prétexte que des personnes fichées S commettent des attentats. Cela révèle, au contraire, que l'on a bien fait d'entreprendre une première surveillance de ces individus, même si celle-ci n'a pas donné d'indice d'un prochain passage à l'acte, et démontre toute l'utilité de ce maillon de notre chaîne de renseignement, qui doit absolument être préservé.

Je reviens sur un point de procédure. Qui peut procéder à l'ouverture d'une fiche S ? À quel niveau hiérarchique ?

M. François Pillet, rapporteur. - J'ai mentionné les quatre services habilités à ouvrir une fiche S. Je ne peux pas vous apporter plus de précision, mais je ne pense pas que la décision soit prise au plus haut de la hiérarchie.

M. Alain Richard. - C'est une décision collégiale !

M. Philippe Bas, président. - Si je pose cette question, c'est dans l'hypothèse suivante : si une inscription « S » pouvait déboucher sur la mise en place d'un bracelet électronique, une assignation à résidence ou encore une expulsion, il suffirait alors à quelques milliers de fonctionnaires de police de placer un individu dans le fichier pour restreindre, de fait, sa liberté. C'est impensable ! Ce serait un bien trop grand pouvoir accordé à ces fonctionnaires !

M. François Pillet, rapporteur. - Vous évoquez un remake moderne de la lettre de cachet !

M. Henri Leroy. - Comme le rapporteur l'a très bien expliqué, les fiches S ne sont qu'un outil de travail, dont la fonction est très souvent dévoyée par les journalistes. Il s'agit de concentrer, sur un document, des conduites à tenir permettant aux forces de sécurité de faire remonter des informations sur un individu susceptible d'être dangereux pour la sécurité des citoyens et de l'État, ou sur son entourage. À cet égard, la fiche S pourrait relever du classement « confidentiel défense », car livrer ces informations à des personnes qui n'auraient pas la formation et les capacités de les analyser serait également dangereux. J'adhère donc totalement, pour avoir participé aux différentes réunions du groupe de travail, aux préconisations de notre rapporteur.

M. Jean-Pierre Sueur. - Je salue le travail de notre rapporteur. Je suis en total accord avec sa proposition de ne pas transmettre les fiches S aux maires. C'est une proposition démagogique. Que fera le maire de ces signalements ? De quels pouvoirs dispose-t-il ? Comment ne pourra-t-on pas lui reprocher d'avoir été informé si un problème survient ?

Dans le cadre de ce rapport, deux choix s'offraient à nous.

Pour l'attentat de Strasbourg, on a entendu des milliers de fois l'expression « M. X, fiché S » - expression dont personne ne sait ce qu'elle signifie - et cela a suscité de très nombreuses réactions, y compris, hélas, parmi les responsables politiques. Pourquoi cette personne, fichée S, n'a-t-elle pas été « mise à l'abri » ? Comment une personne fichée S peut-elle se balader dans la nature ? Simplement, répondons-nous, parce que la plupart des fichés S n'ont commis aucun crime ou délit et que, pour être incarcéré ou empêcher de nuire en France, il faut une décision motivée, voire judiciaire.

Si l'on ajoute à cela que le FPR comprend 21 catégories, dont la catégorie S, à l'intérieur de laquelle sont énumérés 11 cas de figure, on saisit l'extrême complexité de la problématique.

Il y avait donc deux solutions et, pour ma part, j'étais tenté d'opter pour la seconde - peut-être démagogique, pardonnez-moi -, consistant à changer la locution « fiche S », devenue le support d'un véritable fantasme collectif. Mais, comme le souligne le rapporteur, cela ne changera rien au fond.

On aurait pu également envisager de découper le fichier en plusieurs sous-fichiers, car, il faut aussi le dire, ce peut être le coiffeur ou l'amie d'enfance d'une personne susceptible de commettre un acte terroriste qui va s'y retrouver inscrit. Mais le rapporteur a expliqué les problèmes que cela engendrerait.

Quoi qu'il en soit, le rapporteur a défendu la proposition consistant à expliquer inlassablement les choses. J'y souscris, mais je crains que le rapport n'ait pas toute la force souhaitée sur le plan médiatique.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je remercie le rapporteur de nous avoir expliqué aussi clairement le fonctionnement de ces fiches S. Les Français ont découvert leur existence avec les attentats de 2015 ; personne, auparavant, ne se posait de question à ce sujet.

La pédagogie est essentielle. Attention à ne pas faire de surenchère sur l'utilisation de ces fiches : cela ne sert à rien, voire crée de l'angoisse et complique la gestion de ces personnes. Le rapport du Sénat sur la menace terroriste publié en juillet dernier a du reste montré que la DGSI avait les moyens de les suivre - et certaines parmi elles sont susceptibles de commettre des attentats.

Maire pendant de nombreuses années dans le Val-d'Oise et très impliquée dans ces questions, j'ai toujours été opposée à la communication des fiches S aux maires, car que feraient-ils de la plupart des informations qu'elles contiennent, hors l'hypothèse où elles concerneraient le personnel municipal ? Le maire peut même gêner les services dans la gestion de ces personnes ! Expliquons à nos concitoyens que les fiches S existent depuis longtemps, qu'elles ne sont qu'un outil parmi d'autres, que la situation dans laquelle nous sommes est complexe et va malheureusement durer longtemps, et que chacun doit avoir la sagesse de laisser les services travailler avec les outils dont ils ont besoin.

Mme Marie Mercier. - Lorsque j'étais maire, j'ai appris incidemment que deux fichés S vivaient dans la même rue. L'un travaillait dans le nucléaire, l'autre dans le transport pour enfants. Vous imaginez mon épouvantable inquiétude quand je l'ai su, puis quand j'ai envisagé que les voisins l'apprennent ! J'ai donc demandé à la police municipale de se renseigner sur ces personnes : les retours ont révélé que ces familles ne faisaient aucunement parler d'elles, mais à l'époque, j'étais totalement désarmée. À présent que nous disposons du rapport de M. Pillet, travaillons avec l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) pour rassurer les élus et ramener le calme dans les esprits.

M. Arnaud de Belenet. - J'ai compris que le rapporteur trouvait déraisonnable de donner aux maires l'accès au fichier, mais qu'il n'était pas hostile à ce que soit formalisée la communication au maire, par le préfet, du nom des personnes y figurant. Cela permettrait en effet de structurer une pratique qui existe, mais qui dépend du bon vouloir et de la disponibilité du préfet et de ses services. Au fond, il ne me semble pas illégitime que l'on puisse indiquer aux maires les noms des personnes figurant dans ce fichier car, disposant déjà d'un grand nombre de capteurs de différentes natures - écoles où les enfants des fichés S sont scolarisés, police municipale, services sociaux, etc. -, ils pourront d'autant mieux renseigner les services de l'État. Pour l'heure, le maire qui fait un rapport circonstancié aux services du préfet ne sait pas quelle suite pourra lui être donnée, ce qui peut l'inciter à accroître une surveillance qui n'est pas toujours légitime.

Mme Brigitte Lherbier. - Merci pour votre passionnante présentation, monsieur le rapporteur. Le fichier contient-il des subdivisions ou des critères de dangerosité ?

M. François Pillet, rapporteur. - Non.

Mme Brigitte Lherbier. - Indique-t-il des modes de filature spécifique ?

M. François Pillet, rapporteur. - Non plus.

Mme Brigitte Lherbier. - Je veux apporter un témoignage sur le système « voisins vigilants ». Certains riverains m'ont alertée après avoir vu arriver dans leur quartier de grosses voitures aux vitres teintées immatriculées en Belgique. Premier réflexe du maire dans cette situation : s'en ouvrir au préfet. Un commissaire spécialisé m'avait alors dit de ne pas ébruiter ces éléments pour ne pas me mettre en danger. Car les maires aussi peuvent se mettre en danger en détenant de telles informations ! Comme Mme Mercier, l'explication de ce matin m'aurait, à l'époque, rassurée. Tout ce que veulent les maires, c'est la certitude que les informations qu'ils transmettent seront bien exploitées.

M. André Reichardt. - Je félicite à mon tour le rapporteur et les membres du groupe de travail. Il est à l'honneur du Sénat et de notre président de commission d'en avoir pris l'initiative, car les confusions et les propositions à la Géo Trouvetou restent nombreuses... Une vulgarisation de ce rapport, à l'initiative du Sénat, serait donc bienvenue.

Le terroriste arrêté à Paris au printemps a de la famille à Strasbourg. J'avais à l'époque demandé aux services du préfet un point sur la situation du terrorisme islamique dans le Bas-Rhin. Cette réunion a eu lieu le 21 septembre. Nous avons été informés à cette occasion que le département abritait 273 fichés S et 40 personnes « susceptibles de passer à l'acte d'un moment à l'autre » - c'est ainsi qu'ils nous ont été présentés... La question de savoir pourquoi rien n'est fait pour les en empêcher n'a alors pas manqué de fuser. Avez-vous connaissance d'une sous-catégorie de ce fichier concernant ces personnes ?

Je suis bien sûr totalement d'accord avec l'impossibilité de divulguer les informations du fichier aux maires. Roland Ries aurait-il eu connaissance des 40 personnes susceptibles de passer à l'acte, il n'aurait pas été davantage en mesure, avec sa police municipale, d'empêcher l'attentat.

J'ai moi aussi, en tant que maire, eu l'occasion de faire remonter des informations transmises par mes concitoyens - voiture aux vitres teintées d'où sortent des hommes munis de valises remplies d'argent, ce genre de choses -, et de rester ignorant des suites qui leur ont été données... jusqu'au moment où, deux ans après, le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) est intervenu. Faire bénéficier les maires d'un meilleur suivi de leurs signalements me semble souhaitable.

En Alsace, je suis certain que 95 % des maires souhaitent l'instauration d'un fichier domiciliaire, et ce pour 36 000 raisons, à commencer par le signalement des enfants non scolarisés, par exemple.

Mme Esther Benbassa. - Je voudrais féliciter le rapporteur, qui nous a donné de très nombreux renseignements de manière très synthétique, ce qui nous permettra de transmettre dans un langage clair le contenu de son rapport.

À en entendre les conclusions, on se demande d'où vient la fixation sur ce fichier. Comme s'il allait régler magiquement tous les problèmes ! De toute évidence, ce n'est pas lui qui arrêtera le terrorisme, même si 75 % des attentats déjoués l'ont été grâce à sa consultation.

Il y a un vrai travail à faire en prison. Malheureusement, il n'est pas fait et les journalistes n'y attachent pas une grande importance. Or la plupart des terroristes sont passés par la case prison, où ils se radicalisent. Il est trop simple de tout réduire à la question du FPR, qui contient des mineurs, des écologistes, des aliénés, et finalement un peu de tout... Il faudrait donc vulgariser les conclusions de ce rapport auprès des journalistes, qui posent tous les mêmes questions, et approfondir le travail en prison.

M. Philippe Bonnecarrère. - Je voudrais joindre mes remerciements à ceux qui ont déjà été exprimés, à notre président pour avoir choisi ce thème de travail, ainsi qu'à notre rapporteur pour la qualité et la clarté de son exposé. Vous nous avez appris beaucoup, monsieur le rapporteur, et vous nous avez surtout aidés à clarifier les choses, ce qui est toujours précieux dans la vie publique. Vous avez été précis tout en anticipant nos interrogations, aussi n'ai-je aucune question à poser. Nous ressortons tous de cette présentation, je crois, soucieux de propager et de vulgariser vos conclusions. Merci donc, de nous aider à transmettre une information utile à l'ensemble de nos collègues.

M. Jean-Yves Leconte. - Je voudrais à mon tour remercier notre rapporteur ainsi que notre président pour son initiative. Ces conclusions devraient faire référence. Celles de la commission d'enquête sur la menace terroriste avaient plutôt tendance à participer à l'hystérie collective sur les fiches S ; notre groupe avait alors estimé qu'un travail plus spécifique sur le sujet s'imposait...

Il est utile que la personne qui présente un risque soit identifiée, même si cela ne l'empêche pas de passer à l'acte. Si les fiches S donnaient lieu à des mesures de privation de liberté, cela changerait complètement les voies de recours et la nature des métiers du renseignement ; en définitive, cela ne ferait que renforcer l'insécurité, ce qui serait très inopportun.

M. Alain Richard. - Ce travail collectif, en relation avec les responsables des services compétents, est très motivant. On n'a jamais mieux justifié le terme de commissaire !

Au fond, le fichier S est la base de l'alambic, ou le haut de l'entonnoir, si vous préférez. Il n'existe pas en réalité de fichier des personnes réellement menaçantes, mais des extractions, des repérages individuels, qui sont le fruit d'une confrontation d'idées entre les services. Ces repérages peuvent déjà, contrairement à ce que l'on entend souvent, donner lieu à des mesures limitatives de liberté : nous les avons votées il y a peu, elles figurent aux articles L. 228-1 et suivants du code de la sécurité intérieure et ont toutes été validées par le Conseil constitutionnel.

Ces mesures peuvent s'appliquer à « toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics ». Un arrêté individuel de contrainte peut alors être pris, qui reste soumis au contrôle du juge administratif. C'est non pas une fiche S qui sert de base à cette identification, mais le travail individualisé des services compétents, lequel ne donne pas lieu à un sous-fichier mais peut aboutir, par exemple, à une surveillance électronique, pour une durée limitée. Cela interrompt certes toute activité de renseignement puisque les individus sont alors identifiés. Il n'y a, en toute hypothèse, pas besoin de faire une nouvelle loi pour contraindre des gens identifiés comme dangereux : un dispositif conforme aux droits de l'homme existe.

Mme Françoise Gatel. - Je remercie à mon tour notre éminent collègue pour la qualité technique de son rapport, ainsi que la dimension pédagogique de son travail, car ce fichier S nourrit l'imagination, et les maires sont tout autant soucieux de détenir des informations utiles que préoccupés de la responsabilité qui pourrait leur incomber de ce fait
- surtout si la connaissance de telles informations n'empêche pas un passage à l'acte...

Ce n'est pas servir les maires que de leur communiquer ces fiches puisqu'ils ne sauraient qu'en faire. En revanche, lorsque les services de sécurité ou le préfet ont connaissance de la présence d'un citoyen un peu particulier dans une commune, il y a des moyens informels d'en alerter le maire. Certains maires prennent d'ailleurs soin d'avertir la préfecture ou la police lorsqu'ils repèrent une personne au comportement étrange ; cela ne relève pas de la dénonciation, mais du principe de prévention. Je souhaite moi aussi qu'un suivi de ces signalements soit fait par les services de l'État, et qu'une vraie pédagogie soit faite auprès des maires. Que l'État leur explique, par l'intermédiaire des associations d'élus, comment les choses fonctionnent.

M. Vincent Segouin. - Le rapporteur nous a expliqué que les fiches S n'étaient ni un outil de suivi de la radicalisation ni de mesure de la dangerosité. Ma question est simple : faudrait-il créer un tel outil ?

M. François Pillet, rapporteur. - Je remercie M. Richard d'avoir insisté sur le fait qu'il existait des moyens plus efficaces que la fiche S pour fonder des mesures de contrainte. Aucun critère de dangerosité n'est lié aux fiches S.

L'instruction du ministère de l'intérieur du 13 novembre 2018 répond totalement à vos inquiétudes sur l'information des maires, qui peuvent être destinataires d'informations dans trois hypothèses : lorsqu'ils effectuent eux-mêmes un signalement, un retour sur signalement leur est fait ; ils sont encore informés lorsque les personnes situées dans le bas du spectre devraient faire l'objet d'une prise en charge sociale par les collectivités territoriales ; ils sont enfin informés ponctuellement des situations individuelles dont ils ont à connaître. Il y a cependant des limites à ce partage d'information : l'échange ne peut avoir lieu que s'il reste confidentiel et sous réserve de l'accord des services de renseignement et du procureur de la République compétent.

Ce rapport sera transmis à l'AMF, qui a la même position que vous tous, chers collègues. Le rapport est attendu, je puis vous le dire.

Je remercie Mme Eustache-Brinio pour ses propos.

Madame Lherbier, les fiches S sont passives, elles ne prévoient donc pas de filature. Tout au plus permettent-elles de faire remonter au service inscripteur de la fiche S les renseignements collectés sur la personne faisant l'objet de la fiche.

Pourquoi les fiches S sont-elles évoquées dans la presse ? Parce qu'elles proviennent du fichier des personnes recherchées, c'est-à-dire du seul fichier qui ne soit pas secret défense.

À l'inverse, le fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) est un fichier protégé par le secret défense.

Si vous autorisez la publication de ce rapport, une infographie publiée sur le site du Sénat vous donnera un certain nombre d'arguments destinés à lutter contre la désinformation sur ce fichier. Je répète que l'efficacité des fiches S repose sur la préservation de leur confidentialité, car toute personne apprenant son fichage risque d'adopter des stratégies d'évitement susceptibles de priver les services de renseignement d'informations essentielles - de même pour son entourage. Je crains donc que les solutions radicales que l'on peut trouver dans les médias ne soient des solutions simplistes ; or il est rare que des problèmes très compliqués puissent se résoudre par des solutions simplistes. Je crains même que l'enthousiasme légitime à lutter plus efficacement contre le terrorisme n'aboutisse, par la révélation des fiches S, à des résultats contraires à ceux poursuivis.

M. Philippe Bas, président. - Je note l'ultime aphorisme qui nous sera utile dans la communication des conclusions de ce rapport : « il est très rare que des problèmes très compliqués puissent se résoudre par des solutions simplistes »...

La commission autorise la publication du rapport d'information.

Mission de contrôle et de suivi de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme - Communication

M. Philippe Bas, président. - M. Marc-Philippe Daubresse nous présente une communication sur la mission de contrôle et de suivi de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Je rappelle que cette loi, adoptée il y a un an, visait à renforcer le droit commun pour faciliter la sortie de l'état d'urgence. Cette manière d'aborder le problème ayant soulevé un certain nombre d'interrogations au Sénat, le Gouvernement et la majorité de l'Assemblée nationale ont bien voulu accepter notre proposition de rendre temporaires les principales dispositions de ce texte, lesquelles offrent une version dégradée des principales mesures de l'état d'urgence : assignations à résidence, périmètres de sécurité et autres outils ne pourront ainsi survivre au-delà de trois ans sans que le Gouvernement ait obtenu un nouveau vote du Parlement. La mission de suivi qu'anime M. Daubresse a donc un rôle très important puisqu'elle éclairera le Sénat et le Parlement dans son ensemble sur l'utilité de ces mesures, selon l'usage qui en aura été fait.

M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur. - Je voudrais faire mien l'aphorisme de notre collègue François Pillet : on ne saurait traiter de manière simpliste des sujets compliqués, et beaucoup de questions posées précédemment recevront ici des réponses complémentaires aux siennes. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite SILT, visait à sortir de l'état d'urgence, sous le régime duquel la France vivait depuis le 14 novembre 2015, et qui ne saurait être permanent.

Celles de ces mesures qui s'inspiraient directement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et étaient considérées comme les plus sensibles au regard du respect des droits et libertés constitutionnellement garantis ont revêtu un caractère expérimental et prendront fin le 31 décembre 2020, sauf prorogation ou pérennisation par le Parlement.

Il s'agit d'abord des périmètres de protection destinés à assurer la sécurité d'un lieu ou d'un événement, comme le marché de Noël de Strasbourg ou la gare Lille-Europe où transitent les trains en provenance ou à destination de Londres ou de Bruxelles.

Il s'agit ensuite - c'est l'article 2 de la loi -, de la fermeture des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées, ou les activités qui s'y déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination.

Il s'agit encore - c'est l'article 3 - des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), c'est-à-dire l'interdiction à une personne constituant une menace de se déplacer à l'extérieur d'un certain périmètre ou d'accéder à certains lieux, et des mesures domiciliaires et saisies - c'est l'article 4 - autorisées par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris sur saisine du préfet aux seules fins de prévention du terrorisme.

Pour l'évaluation de ces mesures, un contrôle renforcé a été prévu par l'article 5 de la loi du 30 octobre 2017. Il se traduit par l'obligation pour le Gouvernement de transmettre sans délai à chacune des deux assemblées copie des actes administratifs pris en application de ces quatre articles. Nous pouvons en outre requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures. Le Gouvernement est en outre tenu de transmettre au Parlement un rapport annuel détaillé d'évaluation. Le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur, que nous avons entendu la semaine dernière, nous a fait une synthèse du rapport actuellement en cours de validation, mais qui ne nous a pour l'heure pas été transmis. Ce sera chose faite, semble-t-il, au cours des prochaines semaines, après arbitrage place Beauvau et à Matignon.

Je souhaite vous présenter un premier bilan de la mise en oeuvre de ces quatre mesures.

Rappelons, à titre liminaire, que le Conseil constitutionnel a jugé conforme à la Constitution l'essentiel de ces mesures dans deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) du 16 février 2018 et du 29 mars 2018. Il a toutefois formulé des réserves d'interprétation, et censuré partiellement certaines dispositions relatives aux délais et voies de recours contre les MICAS ainsi que les possibilités de saisir des objets et documents lors des visites domiciliaires - il n'est, par exemple, plus possible de saisir un document en langue arabe, qui nécessite une traduction, sur le lieu d'une perquisition, sauf dans un cadre judiciaire. Le Sénat a répondu à ces censures lors de l'examen du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice par l'introduction de dispositions qui ont d'ailleurs été très peu modifiées par l'Assemblée nationale.

Du 1er novembre 2017, date d'entrée en vigueur de la loi, au 30 novembre 2018, ont été recensés : 214 périmètres de protection, 5 arrêtés de fermeture de lieux de culte - un sixième vient tout juste d'être pris à Hautmont, dans le Nord, contre une mosquée salafiste -, 74 arrêtés portant mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance, 74 ordonnances autorisant des visites domiciliaires exécutées et 42 saisies.

Dès l'entrée en vigueur de la loi, la possibilité d'instaurer des périmètres de protection a été largement utilisée par les préfectures pour sécuriser des lieux et des événements exposés à un risque d'actes de terrorisme. Le recours aux périmètres de protection est toutefois hétérogène.

Sur le plan géographique tout d'abord : les départements frontaliers sont davantage concernés, tels le Nord, les départements alsaciens, ceux proches de l'Italie, ainsi que le Rhône, l'Hérault et la région parisienne. Pas moins de 34 périmètres ont été instaurés dans le Nord et 15 à Paris, mais dans 59 départements, soit plus de la moitié, les préfets n'ont mis en oeuvre aucun périmètre de protection, alors que ce dispositif est assez adapté, ne serait-ce que pour un marathon ou un corso fleuri. Il est assez surprenant qu'il n'y ait pas eu d'homogénéisation, par le ministère de l'intérieur, de la façon dont les préfets pouvaient ou devaient intervenir.

Sur le plan temporel ensuite, le recours est également hétérogène. De nombreux périmètres ont été mis en place dès l'entrée en vigueur de la loi. Le nombre mensuel de périmètres a fortement varié, avec des pics observés à l'approche de la période de Noël, de la période estivale ou à la suite d'événements, comme l'attentat de Strasbourg.

Si l'on dénombre peu de cas pour lesquels un périmètre de protection a été mis en place pour sécuriser un lieu spécifique, ceux-ci se distinguent par leur durée. C'est le cas, dans le département du Nord, de la gare de Lille-Europe et du terminal méthanier du port de Dunkerque. Le préfet du Nord a reconduit ses arrêtés à plusieurs reprises. Or, juridiquement, les périmètres n'étaient pas destinés à être permanents. Le préfet du Nord a ainsi dû cesser de reconduire son arrêté portant sur la gare Lille-Europe à la demande du ministère de l'intérieur, après le huitième renouvellement. Nous nous sommes rendus avec la mission dans ce périmètre, qui est tout à fait comparable à ce qui se fait dans les aéroports, par exemple.

S'agissant des contrôles instaurés aux abords et au sein des périmètres de protection, la mise en oeuvre des mesures prévues par le législateur, qu'il s'agisse de palpations de sécurité, d'inspections visuelles ou de fouilles de bagages, ou encore de visites de véhicules, est quasiment systématiquement autorisée par les arrêtés préfectoraux. Le Conseil constitutionnel a validé le recours aux agents de police municipale ou à des agents de sécurité privée, sous réserve qu'ils interviennent sous l'autorité d'un officier de police judiciaire. Cela a été le cas pour, respectivement, la moitié et les trois quarts des périmètres de protection.

J'ai relevé trois difficultés : la motivation des arrêtés apparaît dans certains cas insuffisante au regard des exigences légales, en se bornant à des justifications générales ; de nombreux arrêtés, notamment au tout début de l'application de la loi, ne prévoyaient aucune disposition spécifique destinée à faciliter l'accès des personnes résidant ou travaillant au sein d'un périmètre, alors qu'il s'agit d'une exigence constitutionnelle ; enfin, il est nécessaire d'améliorer l'articulation du dispositif des périmètres avec les autres mesures de police administrative destinées à assurer la sécurisation de manifestations culturelles ou sportives habituelles telles que les marathons. Beaucoup de mesures existantes sont déjà suffisantes.

Seules six fermetures de lieux de culte ont été prononcées à ce jour. Il est très compliqué d'étoffer suffisamment les dossiers pour motiver la décision et écarter tout risque de recours. Parfaire rigoureusement la caractérisation demande six à huit mois de travail, puisque l'on « s'attaque », si je puis dire, à la liberté de culte.

Dans la plupart des cas, les mesures de fermeture ont été accompagnées d'autres mesures administratives, en particulier la dissolution d'association, l'expulsion des imams et le gel des avoirs. Vous avez entendu parler du cas de Grande-Synthe, base arrière du terrorisme en lien avec l'Iran, sur lequel un travail de fond a été mené, en collaboration avec les services de renseignement.

Ces mesures administratives ont été efficaces dans la mesure où aucun des lieux de culte fermés n'a rouvert. S'il n'y a pas plus de fermetures, c'est que les autorités préfectorales n'ont pu, à ce jour, collecter suffisamment d'éléments pour étayer les dossiers.

S'agissant des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, elles ont, dès le 1er novembre 2017, pris le relais des mesures d'assignation à résidence prononcées à l'encontre de 21 personnes sur le fondement de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.

La mesure la plus contraignante permet, pendant une durée de trois mois renouvelable, d'assigner une personne à un périmètre géographique déterminé, de l'obliger à se présenter périodiquement auprès des forces de l'ordre et de déclarer son lieu d'habitation, sous peine de sanctions pénales. C'est la plus utilisée puisqu'elle a été ordonnée à l'encontre de 59 personnes sur les 72 qui ont fait l'objet d'une MICAS. Parmi ces 59 personnes, 49 étaient assignées au territoire d'une commune et 10 d'un département. Je rappelle qu'avant l'attentat du Bataclan, le fou furieux qui a tranché la tête d'un chef d'entreprise près de Grenoble était connu dans le Doubs comme potentiellement dangereux ; or il n'y a eu aucune communication du département du Doubs au département voisin de l'Isère. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les coordinations entre services ou départements sont désormais réglées.

46 décisions prononçant une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance ont été renouvelées au moins une fois, 22 au moins deux fois et 3 seulement ont été renouvelées trois fois. Une MICAS peut être renouvelée jusqu'à six mois sans élément nouveau. C'est en revanche nécessaire au-delà. L'analyse des arrêtés montre une certaine difficulté des services à mettre en avant des éléments nouveaux. Les renouvellements sont le plus souvent fondés sur quelques éléments complémentaires relatifs à des faits anciens.

Une personne ne peut faire l'objet d'une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance que dans la limite de douze mois, consécutifs ou non. C'est une exigence constitutionnelle.

Depuis le 1er novembre 2017, 14 MICAS ont été abrogées, la plupart du temps parce que la personne a été incarcérée. En effet, pendant ce temps, les services continuent de fonctionner et la meilleure réponse est la judiciarisation et l'incarcération. Évidemment, la MICAS n'a ensuite plus lieu d'être.

Les visites domiciliaires et de saisies, qui correspondent aux perquisitions administratives de l'état d'urgence, avaient fait l'objet de beaucoup de discussions au Parlement. Il y en a eu plus de 4 400 pendant l'état d'urgence, dont la plupart au cours des premiers mois. Leur nombre a beaucoup baissé ensuite. Le recours aux visites domiciliaires a été faible dans les premiers mois qui ont suivi la promulgation de la loi du 30 octobre 2017 mais a beaucoup augmenté après l'attentat de Trèbes, qui a eu un effet déclencheur.

La tentation serait de dire que les services ont baissé la garde. En réalité, les perquisitions conduites pendant l'état d'urgence ont servi à lever le doute. Une fois le doute levé, les visites n'ont pas été refaites. Massives au tout début, elles sont désormais fonction de la situation sur le terrain. Je rejoins les propos de François Pillet : beaucoup de services de renseignement demandent que la visite ne soit pas organisée trop vite afin d'éviter que l'individu ne fuie, comme l'a montré le cas de Strasbourg où Cherif Chekatt est sans doute passé à l'acte plus vite que prévu en raison de la perquisition menée le jour même. Il faut faire preuve de beaucoup de pédagogie pour éviter les contresens.

M. Cazeneuve, qui a été Premier ministre après avoir été ministre de l'intérieur, a beaucoup oeuvré pour améliorer l'articulation entre les autorités préfectorales et le parquet de Paris sur les procédures judiciaires. Cette coordination était fortement défaillante avant l'attentat du Bataclan. Le dialogue est aujourd'hui très nourri. Le parquet de Paris, qui est saisi pour avis de toutes les requêtes préfectorales, joue son rôle, en judiciarisant, c'est-à-dire en ouvrant une enquête quand c'est possible. Il apporte de manière informelle un appui technique aux préfectures dans la rédaction des requêtes. Il n'y a pas de cloisonnement entre la justice, la police et le préfet comme par le passé, au contraire.

Le vice-président du tribunal de grande instance de Paris chargé du service des juges des libertés et de la détention (JLD) a indiqué qu'il n'hésitait pas à demander des précisions et des informations complémentaires aux préfectures, en amont, afin d'assurer la validité des requêtes. Le juge des libertés et de la détention a tout de même rejeté 15 requêtes sur 96 présentées, soit près de 16 %.

Trois points peuvent être soulignés en conclusion.

Premièrement, il semblerait utile de mieux coordonner l'action des préfets, qui se sont inégalement approprié ces mesures inédites dont la procédure peut, certes, exiger un temps d'adaptation. Il y a clairement eu un effet d'autocensure au début. Le recours à ces mesures varie avec le temps et connaît des pics après chaque attentat. La semaine dernière par exemple, à la suite de l'attentat de Strasbourg, six nouveaux arrêtés préfectoraux ont été pris pour instaurer un périmètre de protection autour de marchés de Noël. On peut raisonnablement penser qu'ils auraient pu l'être avant. Cette coordination de l'action des préfets relève typiquement du rôle du ministre de l'intérieur.

Deuxièmement, à quelques exceptions près, il n'y a eu à ce jour aucun excès ou détournement de procédure dans l'utilisation des mesures de la loi du 30 octobre 2017, sans doute car elle est bien rédigée. Il faut toujours veiller à éviter qu'un jour, des mesures soient utilisées à des fins différentes de celles pour lesquelles elles ont été votées.

Troisièmement, faut-il modifier sensiblement la loi SILT pour s'adapter aux nouvelles formes de terrorisme, ou revenir à l'état d'urgence ? L'évaluation des mesures prises en application de cette loi montre que le retour à l'état d'urgence apporterait peu de nouveaux outils pour prévenir le terrorisme puisque les quatre principaux outils sont calqués sur ceux de l'état d'urgence, accompagnés de mesures de protection des libertés et validés par le Conseil constitutionnel. Le moyen le plus sûr et le plus efficace est la judiciarisation. Pour cela, il faut que les services de renseignement puissent travailler sereinement et éviter d' « affoler la meute » pour pouvoir remonter plus sûrement les filières de djihadisme.

Certaines mesures de la loi SILT sont peu utilisées, par exemple les visites domiciliaires. Puisque nous devrons, en 2020, nous poser la question de leur pérennisation, commençons à nous interroger sur leur utilité. Elles pourraient sans doute être remplacées par des solutions judiciaires plus étayées. La question ne se pose pas tant sur la législation que sur les moyens mis au service de cette dernière.

Les principales imperfections de la loi soulevées par les QPC sont en voie de résolution, largement à l'initiative du Sénat, dans le projet de loi de programmation de la justice.

Au-delà du strict champ de la mission, plusieurs questions mériteraient d'être approfondies. La mission a ainsi prévu une visite à Molenbeek en Belgique, sur la question de la lutte contre le terrorisme.

Les moyens mis en oeuvre pour prévenir les actes de terrorisme sont-ils suffisants ? On pourra toujours répondre « non », mais on se heurte surtout à un problème d'effectifs pour surveiller les individus radicalisés les plus dangereux. Au cours de mes déplacements sur le terrain, certains interlocuteurs m'ont indiqué que si des efforts indéniables avaient été réalisés au niveau central, par exemple sur les effectifs des services de renseignement, les effectifs apparaissent insuffisants au niveau territorial, notamment dans les principaux départements concernés que sont le Nord, le Rhône, les départements d'Île-de-France et d'Alsace, et les Alpes-Maritimes, tant en matière de renseignement que de police judiciaire. Les effectifs du parquet antiterroriste et de la cellule JLD centralisée à Paris, qui travaille 24 heures sur 24, mériteraient également d'être renforcés.

Y a-t-il assez de places adaptées en prison pour incarcérer les terroristes et faut-il placer en centre de rétention tout ou partie des fichés S ? Je vous renvoie au rapport de François Pillet. François-Noël Buffet a lui aussi beaucoup travaillé sur les prisons. Au 1er novembre 2018, il n'y avait que 60 108 places pour 70 708 détenus, soit à peine 2 872 places de plus qu'en 2012.

Lors de l'examen du projet de loi de programmation pour la justice, notre commission a rappelé la nécessité de construire 15 000 places supplémentaires de prison sur le quinquennat avec des régimes de détention diversifiés. Il faut davantage de quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR). Il faut continuer à développer les moyens du renseignement pénitentiaire et créer un renseignement pénitentiaire spécifique. L'ancien procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, François Molins, nous a dit que le principal lieu de radicalisation était le milieu carcéral. Les QPR doivent être la priorité.

Je ne reviens pas sur les fichés S. Je rappelle juste que l'article 66 de la Constitution énonce que nul ne peut être arbitrairement détenu. L'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dispose que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». En 1793, Robespierre avait décidé que tous les suspects devaient être arrêtés. On sait comment cela s'est terminé. Il faut de la mesure et de la raison.

Peut-on alourdir les peines des Français convaincus par la justice d'appartenir à la mouvance terroriste ? Alain Richard en a parlé. L'association criminelle de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste permet de condamner un individu qui a rejoint ou prêté allégeance à Daech jusqu'à trente ans de prison. La définition du crime est très large, ce qui permet une judiciarisation en amont, avant tout passage à l'acte. De plus, les auteurs d'actes de terrorisme encourent la perpétuité incompressible. Il existe aussi le crime d'intelligence avec l'ennemi, mais cette infraction est plus difficile à caractériser que le crime d'association de malfaiteurs terroriste.

Peut-on mieux surveiller les réseaux djihadistes dans les mosquées, les centres sportifs ou sociaux et sur internet ? Le plan de prévention contre la radicalisation présenté par le Gouvernement en février dernier me paraît apporter beaucoup de réponses intéressantes, même s'il ne va pas assez loin concernant internet. On pourrait proposer une meilleure responsabilisation des géants de l'internet en leur imposant une obligation de vigilance et de signalement, comme c'est le cas pour les flux financiers vis-à-vis de Tracfin - quand on lit les échanges de Salah Abdeslam sur les réseaux sociaux, on retrouve bien certains mots codés. Un signalement aurait peut-être permis la prévention.

La Commission européenne a récemment annoncé un nouveau texte qui introduirait une obligation de vigilance pour tous les fournisseurs d'hébergement sur internet afin de se prémunir d'une utilisation abusive de leurs plateformes. C'est une piste intéressante que nous pourrions suivre pour donner à ce texte toute la force nécessaire lors de sa transposition.

En conclusion, il ne me semble pas inutile de rappeler que nous avons adopté pas moins de onze lois depuis 2013 en matière antiterroriste qui ont renforcé notre arsenal administratif et judiciaire et doté nos autorités d'importants moyens pour prévenir les actes de terrorisme.

Avant d'adopter de nouvelles lois, la priorité est de mettre des moyens adéquats sur les dispositifs existants.

M. Philippe Bas, président. - Merci de cette communication très complète. Comme le rapport de François Pillet, votre travail met en évidence l'extrême richesse de l'arsenal de prévention du terrorisme et de poursuite de ses auteurs.

Depuis la loi de novembre 2014, c'est-à-dire avant même les attentats de début 2015, nous avons adopté un grand nombre de textes. En outre, les lois de prorogation de l'état d'urgence comportaient souvent des dispositions de fond qui restent aujourd'hui dans notre législation.

Après la loi du 30 octobre 2017, qui comporte des dispositions temporairement inscrites dans le droit commun, nous ne sommes plus à la recherche de nouveaux instruments juridiques. Au contraire, n'en avons-nous pas créé trop ? Une partie des instruments créés par cette loi seront évalués définitivement en 2020. Mais ils ne sont pas les seuls pour lutter contre le terrorisme. Souvent, certains, entre les mains des autorités administratives, existent aussi entre les mains du parquet. Or les préfets préfèrent parfois des dispositifs concurrents des leurs, comme les perquisitions. À quels instruments recourt-on et qui les actionne ? Les préfets favorisent très souvent l'intervention du procureur, en lequel ils ont confiance, au détriment de leur propre intervention dans un domaine qui ne leur est pas familier, dans des conditions qui leur paraissent offrir une meilleure image de respect des libertés individuelles ou publiques. Avec la justice, on entre dans le cadre classique des actions de prévention des menaces à l'ordre public.

Il serait très intéressant d'étudier l'évolution des décisions des procureurs de la République mettant en oeuvre des instruments concurrents de la loi du 30 octobre 2017 pour regarder s'il y a un déplacement du judiciaire vers l'administratif. On apprécierait ainsi mieux l'utilité de cette loi dans le temps.

M. Jean-Yves Leconte. - Merci pour ce rapport. Merci aussi de rappeler cette situation de concurrence entre instruments, qui avait suscité les réserves de certains lors du vote de la loi en 2017.

Pour fermer des lieux de culte, pourquoi avoir fait appel aux dispositions de la loi de 2017 et non aux dispositions judiciaires ?

Les MICAS et les visites domiciliaires ont-elles donné lieu à une judiciarisation et si oui, combien y a-t-il eu de cas ?

- Présidence de M. François Pillet, vice-président -

M. François Grosdidier. - Dès la mise en oeuvre de l'état d'urgence, j'ai noté qu'il n'y avait nullement lieu d'opposer les autorités judiciaires et administratives car, à l'usage, les préfets n'utilisaient jamais leurs prérogatives sans une étroite collaboration avec le parquet. Il n'y avait nullement concurrence, mais au contraire communion entre le parquet et le préfet. On en a la confirmation dans la mise en oeuvre des dispositions de la loi du 30 octobre 2017.

Je ne sais pas si les préfets se sont insuffisamment approprié les dispositifs, puisqu'en général, ces derniers sont actionnés de façon collégiale par la police, l'autorité préfectorale et le parquet. On choisit dans la boîte à outils le meilleur à l'instant.

On a évoqué les difficultés d'utilisation de la législation sur l'intelligence avec l'ennemi en matière terroriste. A-t-on essayé ? Cette législation paraît datée et obsolète, or elle pourrait parfaitement être d'actualité. L'ennemi n'est pas nécessairement une nation étrangère engagée dans une guerre conventionnelle contre notre pays.

Très souvent, on entend des réactions pulsionnelles sur ce qu'il aurait fallu faire contre des personnes fichées S qui passent à l'acte. La question est plutôt celle de la réponse pénale de droit commun. Quand un terroriste a 60 mentions au fichier des antécédents judiciaires et 27 condamnations, à 29 ans, et est libre, c'est plutôt le problème de la multirécidive qui est posé, qu'il y ait ensuite crime de droit commun ou terrorisme. Pourquoi n'a-t-on pas apporté d'autres réponses que celles qui l'ont amené à l'acte terroriste ? Même problème avec la prison, qui est le premier lieu de développement du djihadisme et de recrutement des terroristes, alors que c'est le lieu où la souveraineté de l'État de droit devrait s'exercer pleinement. Ces questions débordent largement le champ du terrorisme - le grand banditisme recrute aussi en prison - et démontrent une faillite de la réponse pénale.

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur. - Le seul véritable outil de fermeture judiciaire d'un lieu de culte est la dissolution de personne morale. Assez souvent, les préfets utilisent des dispositions administratives, par exemple qui concernent les établissements recevant du public. En tant que maire, j'ai voulu faire fermer un établissement identitaire dangereux pour l'ordre public ; j'ai commencé par me pencher sur la réglementation sur l'hygiène et la sécurité. En l'occurrence, le dispositif spécifique de la loi SILT est bon. On pourrait l'utiliser davantage.

À Grande-Synthe, le préfet m'a dit qu'il n'avait pas d'autre solution que d'utiliser la loi SILT pour fermer le lieu, or c'était urgent. Sans cette loi, il ne l'aurait pas pu. Constituer le dossier a tout de même demandé six mois.

Aujourd'hui, l'étroite collaboration entre le parquet, la police et le préfet est évidente. Mon père était directeur d'un service de renseignements généraux et commissaire divisionnaire de police. Je connais le sujet. À une époque, les relations étaient très tendues. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

En revanche, je suis inquiet de la non-appropriation par certains préfets de dispositifs utiles, notamment les périmètres de protection. Si le préfet du Nord les utilise tant, c'est sans doute parce qu'il était directeur de cabinet du ministre de l'intérieur au moment des événements du Bataclan, qui l'ont marqué. Et ce, toujours dans l'équilibre entre sécurité et liberté.

La qualification de crime d'intelligence avec l'ennemi n'a pas été employée pour des dossiers terroristes ; elle l'a été pour des militaires. La qualification d'association criminelle de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste est mieux adaptée, mieux caractérisée et plus efficace.

Pour moi, nombre de questions concernent les multirécidivistes. Les préfets nous disent que beaucoup de sujets sont détectés à l'occasion de délits de droit commun. Quelqu'un qui effectue de multiples séjours en prison a beaucoup plus de chances de se radicaliser, car le milieu carcéral est un incubateur de terrorisme. C'est sur ce point qu'il faut porter nos efforts.

M. Philippe Bas, président. - Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous que cette communication donne lieu à la publication d'un rapport d'information ?

M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur. - Oui, monsieur le président.

À l'issue du débat, la commission, à l'unanimité, autorise la publication du rapport d'information.

La réunion est close à 11 h 50.