Débat sur la pauvreté 

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle un débat sur le thème : « Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? » à la demande de la délégation sénatoriale à la prospective.

M. Joël Bourdin, président de la délégation sénatoriale à la prospective .  - Je suis toujours très heureux de voir les travaux de notre délégation susciter des débats en séance publique. C'est l'occasion de prendre un peu de hauteur - de recul devrais-je dire - par rapport à un horizon qui dépasse celui du court terme. Notre délégation, qui n'a pas d'équivalent à l'Assemblée nationale, a vocation à réfléchir aux évolutions sociales et économiques et, s'il estime qu'elles ne vont pas dans le bon sens, à proposer des actions pour corriger les trajectoires.

En l'occurrence, si la pauvreté n'a rien d'un phénomène nouveau, y compris dans les pays riches, elle est devenue héréditaire et se transmet de génération en génération, telle une malédiction. C'est pour briser cet enchaînement dramatique que notre rapporteur, M. Vaugrenard, a entrepris cet important travail, qui s'est achevé en février par un atelier de prospective très fructueux : il a donné, ce qui est rare, la parole aux personnes en situation de pauvreté elles-mêmes et aux associations caritatives dont je salue le dévouement.

Le rapport de M. Vaugrenard a reçu un écho médiatique jusqu'en Tunisie : à l'étranger aussi, on lit les rapports du Sénat, lorsqu'ils sont bons ! Merci, madame la ministre, de votre présence et de votre écoute. (Applaudissements)

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur de la délégation sénatoriale à la prospective .  - Je me réjouis de ce débat qui prolonge mon rapport intitulé Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité. Merci au président Bourdin qui a soutenu cette proposition.

« Ce qu'il y a de scandaleux dans le scandale, c'est qu'on s'y habitue » écrivait Simone de Beauvoir. La France a beau être un pays riche, 14 % de notre population y vit sous le seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu médian, soit 977 euros par mois. La pauvreté touche 4 millions de ménages en France. Un enfant sur cinq est pauvre et même un sur deux dans les ZUS. Comment se résigner à ce silencieux raz-de-marée de la misère ?

Notre entreprise - téméraire, direz-vous - nous a obligés à reconsidérer nos principes. Le rapport doit beaucoup à l'échange avec les associations. Les auditions ont été complétées par des déplacements à Bruxelles et en Loire-Atlantique ; nous avons passé deux nuits avec le Samu social de Paris. Par leur expertise, leur expérience, les personnes entendues nous ont beaucoup apporté.

Pour se projeter dans l'avenir, il faut partir du présent. La pauvreté se durcit et se transforme. Outre les travailleurs précaires des grandes villes et les chômeurs, elle frappe aussi de nombreuses personnes âgées, des mineurs isolés, des familles monoparentales, des ruraux. Trop souvent, on naît pauvre et on le reste. Les jeunes de moins de 25 ans constituent 42 % de la population pauvre alors qu'ils ne sont que le tiers de la population.

Il y a désormais bien plus de pauvres dans des familles monoparentales que dans des familles nombreuses. Les femmes, à la tête de neuf familles monoparentales sur dix, souffrent du versement aléatoire d'une pension alimentaire ; elles occupent pour la plupart des emplois sous-qualifiés, avec des temps partiels subis et mal rémunérés. Elles subissent de plein fouet le doublement en dix ans du prix du logement.

L'aggravation de la pauvreté va de pair avec celle de l'inégalité. En France, les 10 % les plus riches accaparent 50 % de la richesse nationale, tandis que les 50 % les moins riches n'en ont que 10 % à se partager. Entre 2004 et 2011, le pouvoir d'achat des 10 % les plus pauvres a reculé de 3,4 %.

C'est en France que l'origine sociale des élèves pèse le plus lourdement sur la réussite scolaire, comme l'a souligné l'OCDE : sept enfants d'ouvriers sur sept deviennent ouvriers, sept enfants de cadres sur dix deviennent cadres.

Si nous ne faisons rien, le scénario noir se répètera. Fixons-nous donc trois objectifs : prendre conscience, instaurer la confiance, oser la fraternité.

Prendre conscience d'abord, grâce à un appareil statistique renforcé : les chiffres de l'Insee ont deux ans de retard. Il est parfaitement possible de disposer de statistiques mensuelles comme en Suisse et en Belgique. La croissance, à elle seule, ne résorbera pas la pauvreté. Il faut lutter résolument contre l'évasion fiscale et consacrer plus de moyens à la lutte contre la pauvreté. Malgré la stratégie ambitieuse de l'Union européenne, le nombre de pauvres y a augmenté de 7 millions depuis 2010. Le Gouvernement a engagé un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté, qui comprend des mesures fortes comme la garantie jeune, mais ne suffira pas. Le portage politique est une question essentielle.

Instaurer la confiance, ensuite. Il est trop facile de stigmatiser les pauvres comme des profiteurs, voire des fraudeurs. Si la fraude sociale - principalement due aux employeurs - représente 4 milliards d'euros par an, la fraude fiscale approche, elle, les 60 milliards. Les pauvres sont en grande majorité des victimes qui, loin de bénéficier d'un prétendu assistanat, renoncent souvent à faire valoir leurs droits, à commencer par celui de se soigner, comme l'a montré Mme Archimbaud dans un excellent rapport de l'an dernier. Leurs non-dépenses font économiser 10 milliards à la collectivité !

Contre ce non-recours aux droits, il serait bon de rendre automatique le versement des prestations et de préférer un contrôle posteriori. Passer de la défiance à la confiance coûterait beaucoup moins cher à la collectivité.

La confiance passe aussi par une politique résolue en faveur des enfants, qui ne doivent pas être condamnés à la pauvreté par hérédité. Les évolutions sociales de notre société depuis l'après-guerre, la hausse du divorce et la multiplication des familles monoparentales, justifient une réforme de notre politique familiale. Je suis favorable à des allocations dès le premier enfant, soumises si nécessaire à des conditions de ressources.

Pour parer à l'urgence, nous demandons la création d'un numéro « grande détresse », et le raccourcissement des délais d'instruction des demandes d'asile. La majorité sociale, qui conditionne le droit aux prestations, doit être alignée sur la majorité légale.

Pourquoi ne pas nous inspirer des Danois, qui rémunèrent jusqu'à cinq années de formation sous forme de chèque ? Nul laxisme dans ce système car l'assiduité est contrôlée. Chaque pauvre devrait avoir un référent unique susceptible de l'aider, au sein des services sociaux ou d'une association. Je mesure la révolution que cela impose, simplifier le millefeuille administratif est cependant une nécessité.

Oser la fraternité enfin, ce qui ne fait pas obstacle à l'efficacité, au contraire. Les inégalités sont évidentes entre départements, dans le versement des aides extra-légales. La lutte contre la pauvreté constitue, à mes yeux, une prérogative régalienne. À l'État de privilégier les préventions à la réparation.

Le principe de participation des personnes pauvres aux politiques qui leur sont destinées doit être généralisé, à l'exemple du 8e collège de la conférence nationale contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale. Nelson Mandela disait : « Tout ce qui est fait sans moi est fait contre moi ». La Belgique a beaucoup d'avance sur nous, avec son dossier unique. Qu'attendons-nous pour imiter son exemple ?

Libérons les initiatives, car tout n'a pas été essayé. L'impact de chaque loi, de chaque règlement, sur la pauvreté doit être évalué. De même pour l'action des professionnels et, j'ose le dire, des bénévoles avec toute la diplomatie que cela suppose. Un répertoire intelligent des pratiques innovantes pourrait être mis en place.

Notre délégation a voulu se faire le porte-voix de tous ceux qui sont condamnés par la pauvreté à voir passer la vie sans y participer. Privés de ressources, ils sont aussi privés de parole. Un représentant d'ATD Quart Monde, qui n'a pas dit un mot de ses difficultés matérielles, a insisté sur les notions de respect, de regard et de dignité : c'est pourquoi je suis favorable à l'inscription dans le code pénal d'un nouveau motif de discrimination en raison de la précarité sociale à côté de ceux liés au sexe, à l'appartenance religieuse ou encore à la sexualité.

Le président Bel m'avait donné son accord pour organiser des manifestations au Sénat à l'occasion de la journée internationale de la lutte contre la pauvreté du 17 octobre. Je ne doute pas que son successeur agira de même.

Je citerai pour finir notre illustre prédécesseur Victor Hugo : « L'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes ». (Applaudissements)

Mme Aline Archimbaud .  - Merci à M. Vaugrenard pour son rapport, dont j'espère qu'il sera suivi d'effets. En France, 8,7 millions de personnes vivent avec moins de 977 euros par mois, à quoi il faut ajouter les millions de gens qui ont tout juste un peu plus. Ils sont enfermés dans un cercle vicieux, une spirale de l'exclusion multifactorielle.

Les Français en sont conscients, qui s'indignent de l'inégalité d'accès aux soins par exemple. Selon l'Insee, l'espérance de vie varie de sept ans entre un ouvrier et un cadre.

Près de quatorze ans après la création de la CMU, l'accès aux soins se dégrade. Or la maladie accroît la précarité. Un tiers des Français ont renoncé au moins une fois à se soigner en 2013, soit plus que les Américains dont on dénonce régulièrement le système de soins insuffisant. C'est dû à la lourdeur des démarches pour les plus fragiles, à des effets de seuil, comme pour la CMU complémentaire. Le Gouvernement a pris un certain nombre de mesures ; il a réuni en décembre 2012 la Conférence de lutte contre la pauvreté. J'ai remis au Premier ministre, en septembre 2013, un rapport formulant des propositions : simplifier les démarches pour rendre effectif l'accès aux droits : lever des obstacles financiers comme avec la généralisation du tiers payant ; soutenir les structures qui viennent en aide aux indigents et notamment celles qui innovent en croisant le social et le sanitaire ; faire en sorte que les intéressés deviennent acteurs de leur santé - une évidence au Canada qui ne l'est pas chez nous.

Les élections municipales ont montré l'amertume des Français, le risque de délitement de la communauté nationale tentée par les extrêmes. Il y a urgence. (Applaudissements à gauche ; M. Alain Fouché applaudit aussi)

M. Michel Savin .  - Merci à la délégation sénatoriale à la prospective pour ce beau rapport. La pauvreté, hélas, est toujours d'actualité. Pour préparer mon intervention, j'ai rencontré l'association « RSA 38 », qui rassemble les allocataires au RSA de l'Isère. Ceux-ci sont dignes, ils ne veulent pas être considérés comme des assistés. Des mesures concrètes doivent être prises pour améliorer leur quotidien.

La pauvreté c'est quoi ? C'est avoir du mal à se nourrir, à se loger, faute d'argent. L'État doit aider ceux qui font face à des accidents de la vie, ce qui peut arriver à tous mais tend à se transmettre de génération en génération. La société préfère fermer les yeux sur ce qui se passe à deux pas. Les responsables politiques doivent réagir. En 1954, l'Abbé Pierre a suscité une prise de conscience, mais les choses n'ont guère changé...

Il faut remettre l'humain au coeur de ce débat. Les pauvres ne doivent plus disparaître dans l'anonymat des statistiques.

La lutte contre la pauvreté n'est pas affaire de beaux discours, elle doit reposer sur du concret. À cet égard, l'automatisation des prestations sociales semble aller dans le bon sens. Mieux vaut simplifier les démarches. Les allocataires souhaitent être accompagnés pour savoir ce à quoi ils ont droit. Les pauvres demandent à être associés aux politiques qui leur sont destinées, ce qui n'est pas toujours le cas. Pourquoi un représentant des allocataires de RSA ne siégerait-il pas dans un conseil d'administration des bailleurs sociaux et des CAF ?

La pauvreté est une violation des droits de la femme et de l'homme. Vous avez cité Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi sans moi est fait contre moi. » : participer, c'est proposer, assumer. En faisant des pauvres des citoyens à part entière, nous comprendrions mieux les ressorts de la pauvreté.

Certaines propositions de ce rapport sont bonnes, et j'espère qu'elles ne resteront pas des voeux pieux. (Applaudissements)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe .  - Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? L'intitulé de ce débat laisse songeur, comme si le politique discrédité devait rappeler son hostilité à un fléau qui sévit depuis longtemps et a donné lieu à des théories, tel le marxisme, dont on connaît l'effet sur notre histoire. Ce n'est ni le socialisme ni le libéralisme débridé qui a fait régresser la pauvreté en Europe au XXe siècle, mais bien l'économie sociale de marché. Et voici que la pauvreté progresse de nouveau.

Les propositions de ce rapport suffiront-elles à régler ce problème séculaire ? Certes non, mais le rapport a le mérite de dresser un constat, de clarifier les choses, de faire des propositions. À l'échelle du siècle, la pauvreté a reculé ; à l'échelle des dernières décennies, elle s'est aggravée : tel que défini par l'Insee comme 60 % du niveau de vie médian, le taux de pauvreté en 2011 a atteint son niveau record depuis 1997 : une hausse de 0,3 % par rapport à 2011, soit 14,3 % de la population active, 8,72 millions de personnes, dont le quart en situation de très grande pauvreté, vivant avec moins de 790 euros par mois. Et le décrochage de notre pays est aggravé par ce que révèle l'enquête Pisa sur l'incapacité de notre système scolaire à contrecarrer les inégalités sociales. Or le père Joseph Wresinski, fondateur d'ATD Quart Monde, a montré à raison l'importance de la politique éducative dans la lutte contre la pauvreté.

Ce rapport bat également en brèche des idées reçues : la fraude sociale est moindre que le non-recours aux prestations sociales qui atteint 5 milliards, et dix fois moindre que les 50 milliards de la fraude fiscale.

Quant aux propositions du rapport, elles oublient l'importance de la croissance : pour redistribuer des richesses, il faut d'abord les créer. C'est l'objet des pactes de croissance et de responsabilité ainsi que de la réforme de notre architecture des prélèvements obligatoires que défend le groupe UDI-UC. De même à propos de notre protection sociale : l'Autriche et les pays scandinaves ont consenti à un basculement vers un système par points pour protéger le droit à la retraite. Où en sommes-nous ?

Presque dix ans après le rapport de notre collègue Mme Valérie Létard, finissons-en avec le saupoudrage des aides, pour les cibler sur des publics prioritaires : les enfants, les femmes seules, les chômeurs... Voilà l'analyse du groupe UDI-UC sur l'excellent rapport de M. Vaugrenard. (Applaudissements)

Mme Isabelle Pasquet .  - « Finalement, quand on est riche, ça ne s'arrête jamais. C'est la même chose quand on est pauvre ». Cette célèbre réplique du cinéma français en dit long sur le sujet qui nous occupe.

Oui, les personnes en situation de pauvreté sont d'abord des victimes. Il faut, en conséquence, sanctionner les coupables. Avec des millions de Français, nous l'attendions de François Hollande. Nous avons été déçus : seule a été revue la pension des veuves dans le projet de loi relatif à l'égalité réelle entre les femmes et les hommes. Qu'en est-il pour le mécanisme de garantie des pensions alimentaires ? Le Gouvernement a repoussé nos amendements de lutte contre ceux qui organisent la précarité du salarié. Ne nous y trompons pas, si la pauvreté progresse, les ultra-riches sont de plus en plus riches et de plus en plus nombreux. Les cinq familles les plus riches possèdent plus que les 30 % de Français les plus pauvres. La seule famille Bettencourt, onzième fortune mondiale, détient deux fois plus que les 20 % des ménages les plus pauvres. Même Le Figaro le dit : des riches toujours plus riches, des pauvres toujours plus pauvres...

Ensuite, parce que les personnes pauvres sont des victimes, évitons les petites phrases assassines, les discours culpabilisants. Non, ceux qui tentent de survivre grâce à la solidarité ne sont pas des parasites, des profiteurs. Pour preuve, le taux de non-recours aux prestations : 50 % du public éligible ne demande pas le RSA, 70 % l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé. Il en résulte 6 milliards d'aides non versées. Simplifier les démarches est une nécessité pour faciliter l'accès aux droits.

Il existe néanmoins un hiatus entre la réalité et sa perception : selon un sondage de l'Ifop en 2012, huit Français sur dix estiment qu'il y a trop d'assistanat. À nous, responsables politiques, de faire oeuvre de pédagogie et de nous interroger, j'y insiste, sur la répartition des richesses en France.

La pauvreté, devenue héréditaire, frappe d'abord les jeunes (Mme Annie David le confirme) Selon un sondage de l'Unicef, le taux d'enfants pauvres oscille entre 8,8 et 10 %. D'où l'impérieuse nécessité de faire de la lutte contre la pauvreté infantile une priorité. La Nation tout entière doit se préoccuper de ses enfants ; tous, qu'ils soient riches ou pauvres, représentent notre avenir. Toutes les pistes n'ont pas été explorées : la généralisation des allocations familiales dès le premier enfant portée par l'Union des familles laïques (Ufal) et soutenue par notre rapporteur, M. Vaugrenard ; une prestation de compensation de la pauvreté infantile comme il en existe une pour le handicap. Ces pistes doivent être approfondies, il y a urgence ! (Applaudissements sur les bancs CRC)

Mme Michelle Meunier .  - À mon tour de saluer le rapporteur sur ce sujet qu'on aimerait évoquer au passé. Face à des chiffres alarmants, on souhaiterait une solidarité sans faille. Je concentrerai mon propos sur les femmes et les enfants. La pauvreté a un sexe ; les femmes sont les plus touchées : 4,7 millions de femmes pauvres pour 4 millions d'hommes ; et même après 75 ans, deux fois plus de femmes pauvres que d'hommes pauvres. Elles cumulent les handicaps, leurs salaires sont moindres, leur travail plus pénible, le chômage les frappe plus durement. En 2012, 42 % des femmes de 40 à 65 ans sont inactives dans les ZUS, contre 20 % ailleurs ; l'organisation familiale y est pour beaucoup.

Les femmes sont aussi celles qui prennent en charge leurs aînés ou leurs parents handicapés, une activité sociale et humaine utile mais non rémunérée...

Les femmes sont, enfin, à la tête de 85 % des familles monoparentales qui, on le sait, sont les plus pauvres. La pauvreté est héréditaire : un enfant sur cinq est pauvre, soit 3 millions d'enfants.

Le projet de loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes s'est attaqué au non-versement des pensions alimentaires qui représente - 40 % des cas. Enfin !

La pauvreté est aussi dans les têtes. Deux tiers des personnes illettrées dans le monde sont des femmes ; l'enlèvement récent des 250 lycéennes nigérianes nous rappelle l'importance de ces enjeux. D'où la nécessité de se doter de statistiques sexuées pour mieux lutter contre la pauvreté. (Applaudissements)

M. François Fortassin .  - Merci à la délégation sénatoriale à la prospective de nous proposer ce débat. La pauvreté, malgré nos politiques ciblées, progresse : on compte plus de 900 000 personnes pauvres supplémentaires entre 2008 et 2011.

Les transferts sociaux ont limité l'approfondissement des inégalités sociales de 41 %. Le chômage fragilise pourtant notre société. Comme l'a rappelé le premier ministre à Cergy la semaine dernière, les pauvres ne demandent qu'à travailler, avoir un logement décent, se soigner, tout faire pour la réussite scolaire de leurs enfants mais ils sont souvent stigmatisés et servent de bouc émissaires. Il faut changer de mentalité et faire notre devoir d'assistance en aidant ceux qui ont moins. C'est le sens du mot fraternité. La misère est l'oeuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire. Cela suppose une approche transversale allant de l'accès aux soins à celui à la culture en passant par le logement. À cet égard, je salue les mesures prises par ce gouvernement contre le mal-logement qui touche 3,6 millions de personnes : lutte contre l'habitat indigne, dont 150 000 personnes qui vivent dans des structures d'hébergement ou, pire, dans la rue, encadrement des loyers ou encore garantie universelle des loyers. En matière d'emploi, le Gouvernement a créé les emplois d'avenir et les contrats de génération ; il a également décidé que le gel des pensions de retraite ne toucherait pas les plus faibles d'entre elles, au-dessous de 1 200 euros. Tout cela va dans le bon sens.

Simplifier les aides est essentiel, cela a été dit ; le nombre de non-requérants le prouve.

Enfin, je veux insister sur le gaspillage alimentaire. Comment accepter que des melons tachés, qui ont pourtant la même qualité gustative que les autres, soient jetés ? Comment accepter que l'on refuse de vendre moins cher les produits qui arrivent bientôt à péremption ? Ce gouvernement, je l'espère, engagera une réflexion approfondie sur ce volet car, après tout, l'alimentation est un facteur essentiel dans la lutte contre la pauvreté.

Nous devons engager une large concertation associant tous les acteurs et surtout les personnes pauvres. Sans leur participation, la solidarité restera un vain mot. La lutte contre la pauvreté n'est pas affaire d'observations philosophiques mais de concret ! (Applaudissements)

M. Ronan Kerdraon .  - « Osons la fraternité » : le rapport de M. Vaugrenard remet à l'honneur ce beau mot de fraternité, qui figure, faut-il le rappeler, dans notre devise républicaine.

3,5 millions de Français bénéficient des minima sociaux, 6 millions si l'on tient compte des ayants droit. La pauvreté atteint 9 millions de personnes, soit 14,3 % de la population. Elle frappe d'abord les jeunes, les femmes et les seniors. En 2008, plus d'un pauvre sur deux avait moins de 35 ans.

Oui, pour enrayer la pauvreté des jeunes, redonnons-leur espoir, élaborons des stratégies de confiance. Comme le disait Léo Lagrange, « Ne traçons pas un seul chemin, ouvrons-leur toutes les routes » avec les partenaires sociaux et la collaboration des jeunes eux-mêmes. La précarité des jeunes a aussi un impact sur leur santé. Le sentiment d'inutilité est générateur de mal-être, voire de souffrance psychique, à l'origine de comportements à risque, voire de violence.

La prévention, dit avec raison M. Vaugrenard, doit passer par l'éducation et une formation nouvelle et diversifiée des jeunes, la gestion en amont de la pauvreté en fluidifiant l'information. Sans insister sur les différentes pistes, nous devons revaloriser le RSA socle, qui progresse moins vite que l'ancien RMI, l'ouvrir aux jeunes de 18 ans et multiplier les bourses étudiantes pour faciliter l'insertion des jeunes dans la compétition universitaire. Cela a été dit, nous devons simplifier les démarches administratives pour diminuer le nombre de non-requérants.

Enfin, les travailleurs sociaux eux-mêmes souffrent de la précarité, il faut y remédier. « L'égalité n'est jamais acquise, c'est toujours un combat » comme le disait François Mitterrand. (Applaudissements à gauche)

M. Martial Bourquin .  - Pierre Bourdieu disait : « La cécité aux inégalités sociales autorise à considérer toutes les inégalités comme des inégalités naturelles, de dons ».

Le rapport de M. Vaugrenard revient sans angélisme sur des idées reçues : non, la plupart des chômeurs ne le sont pas par choix.

Dans la ville de 15 000 habitants dont je suis maire, il existe un socle de chômage de longue durée, qui ne baisse pas, même en période de croissance. La misère n'est pas moins réelle dans les champs et les montagnes ; la ruralité n'est pas un eldorado... Je suis de ceux qui plaident pour un maillage serré des services publics. Le premier des magistrats, le maire, surtout dans les petits villages, est souvent celui qui connaît le mieux la situation de ses administrés : la proximité est essentielle pour lutter contre la pauvreté.

Je suis aussi de ceux qui plaident pour la démocratisation des moyens de communication : l'exclusion numérique est une réalité. Il faut faciliter l'accès aux droits. S'agissant de la réforme de l'État providence, il faut simplifier les démarches administratives. Instaurer un référent unique est une excellente idée. Est-ce envisageable et à quel horizon ? On parle d'une baisse des prestations sociales, cela provoquerait un dévissage de certains citoyens. Comment sanctuariser les aides ?

Je voudrais parler de la dignité humaine, à propos de nos lois. Rappelons-nous notre débat sur l'allocation équivalent retraite. Sa suppression a plongé dans la misère de nombreux salariés qui avaient travaillé dans des conditions parfois pénibles pendant 40 ans.

M. Alain Néri.  - Il fallait le rappeler !

M. Martial Bourquin.  - Attention à ne pas réserver à la lutte contre la pauvreté des mesures low cost. Que les 25 % des logements sociaux soient de beaux ensembles, que les cantines scolaires offrent des repas de qualité aux enfants qui ne mangent pas à leur faim. Une proposition iconoclaste, enfin : multiplions les projets de micro-crédit d'économie sociale et solidaire, qui met le pied à l'étrier. Camus disait : « Nous ne pouvons pas faire de leur voix la nôtre ; tout au plus, nous avons la responsabilité de faire de nos lois les leurs ». (Applaudissements)

Mme Marie-Noëlle Lienemann .  - La pauvreté n'est pas une fatalité. Il n'empêche, elle est devenue récurrente, alarmante, dramatique. Plutôt que d'appliquer des sparadraps, revenons sur le tout libéralisme. Depuis des lustres, on nous explique qu'il faut déréguler, déréglementer pour redonner du dynamisme à l'économie et retrouver de la croissance. Résultat, du salariat précarisé !

L'État providence ? Je n'aime pas ce mot qui vient des Anglo-saxons et qui évoque je ne sais quel « don ». Notre modèle à nous, c'est la protection sociale, celle que certains voulaient privatiser, financiariser et, quelle idée géniale, cibler sur les plus pauvres. Le résultat de ce « ciblage » sur le terrain ? Des crédits en baisse et 25 critères dans lesquels le demandeur ne rentre jamais pile poil : il n'aura droit à rien !

L'individualisation des prestations a fragilisé la société. Nous devons restaurer la philosophie républicaine de la fraternité, c'est vrai, monsieur Vaugrenard. Mais pas de fraternité sans égalité, - ni liberté - sans universalité des droits...

Il n'est pas acceptable que 68 % des ayants droit au RSA n'en bénéficient pas. Il faut être polytechnicien pour faire les calculs et les présenter aux services sociaux. Inversons la situation : ce n'est pas aux pauvres à demander leurs droits, mais à l'État d'informer les ayants droit.

On pleure sur la montée du Front national. On ferait mieux de réformer ce système : une famille qui aurait droit au RSA n'ose pas le demander, une autre le reçoit, très normalement, parce qu'elle a pu être aidée par une assistante sociale. Je vous en supplie, madame la ministre, organisez une grande conférence avec les CAF et les personnes pauvres.

Simplifier les démarches, tout le monde l'a dit, c'est une nécessité. Il est sympathique de généraliser les mutuelles, mais mieux vaudrait consolider le tronc commun de la sécurité sociale : ce serait moins cher et plus efficace.

Quant aux allocations logement, il faudrait les revaloriser au lieu de les geler : ce ne serait pas ruineux.

Je ne suis pas hostile à ce que l'on encourage l'offre productive, mais qui peut espérer renouer avec la croissance sans relancer la consommation populaire ? Obama l'a fait.

Rien n'est possible sans redistribution des richesses, alors que la rente foncière a retrouvé le niveau des années vingt, comme l'a montré Thomas Piketty. J'espère que la réforme fiscale annoncé par Jean-Marc Ayrault n'est pas enterrée. (Applaudissements à gauche)

Mme Ségolène Neuville, secrétaire d'État auprès de la ministre des affaires sociales et de la santé, chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l'exclusion .  - À mon tour de féliciter M. Vaugrenard pour son travail, à la fois précis et synthétique, et pour la force de ses convictions et de son engagement. Oui, je crois que l'on peut changer les choses par l'action publique, par la volonté. Le Gouvernement a mis en place un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté, sous l'impulsion de Marie-Arlette Carlotti. Je mettrai toute mon énergie à poursuivre sa mise en oeuvre.

La pauvreté des enfants est héritée : c'est l'aspect le plus révoltant de l'exclusion. Un enfant sur cinq est touché par la pauvreté ; certains très gravement, quand les parents sont sans emploi, ou dans les familles monoparentales : 41 % de ces dernières sont pauvres, contre 14 % des familles à deux parents. Le phénomène est accru en ZUS. Le comité interministériel du 23 janvier 2013 a ciblé les mesures sur les enfants pauvres, pour faciliter notamment l'accès aux crèches. La scolarisation dès 2 ans est également un bon moyen de rétablir l'égalité républicaine. Le complément familial pour les familles nombreuses modestes vient d'être revalorisé, ainsi que les aides aux familles monoparentales.

Vous avez parlé des jeunes, avec raison. Entre 18 à 25 ans, ils connaissent une période critique. Il faut les aider à s'insérer dans la vie active. C'est l'objet de la « garantie jeune » - que nous expérimentons, avec François Rebsamen. Les enfants et les jeunes adultes sont confrontés à la difficulté de se loger : nous avons multiplié les places en hébergement, lutté contre l'habitat indigne, encadré les loyers... Nous travaillons avec Mme Pinel pour lutter contre le mal-logement.

Le phénomène des travailleurs pauvres est inacceptable ; il touche avant tout les femmes. L'article 8 de la loi de sécurisation de l'emploi de 2013 impose un minimum de vingt-quatre heures hebdomadaires, mais sa mise en oeuvre est laborieuse. L'exonération des cotisations sociales jusqu'à 1,3 smic est un début ; nous réfléchissons aussi à une meilleure articulation du RSA activité et de la prime pour l'emploi.

Le Premier ministre a annoncé l'exonération de nombreux ménages modestes de l'impôt sur le revenu dès 2014 : c'est une bonne nouvelle, qui redonnera du pouvoir d'achat.

Quand on est pauvre, on paye plus cher son loyer, son téléphone, son chauffage, son assurance... L'Igas se penche sur ce sujet. Il faudra aussi veiller à lutter contre l'exclusion numérique, qui rend toute démarche extrêmement compliquée. Je m'y attèlerai, avec Mme Lemaire.

Les frais bancaires seront plafonnés, c'est une grande avancée du plan. La loi de séparation des activités bancaires de 2013 a prévu que les offres de moyens de paiement soient adaptées à la situation des plus fragiles pour limiter les risques d'incidents et une précarisation. Des points conseil budget seront expérimentés dès cette année, notamment avec la possibilité de microcrédits personnels.

Monsieur Fortassin, les dons alimentaires seront défiscalisés pour les producteurs ; M. Le Foll prépare un plan pour réduire le gaspillage alimentaire.

L'aide à la complémentaire santé (ACS) est passée de 500 à 550 euros dans la dernière loi de financement de la sécurité sociale ; 690 000 personnes supplémentaires bénéficient depuis avril de la CMU ou de l'ACS.

La pauvreté frappe aussi les personnes âgées. Les 564 000 bénéficiaires du minimum vieillesse verront celui-ci revalorisé pour atteindre 800 euros. Mme Rossignol est très investie sur ce sujet. Les minima liés aux handicaps seront eux aussi revalorisés. Le Gouvernement a fait le choix de la justice.

Comment la société considère-t-elle les plus pauvres ? « Assistés », « marginaux », « profiteurs », « fraudeurs »... Les mots les plus violents se bousculent. Pour lutter contre cette stigmatisation, il faut d'abord « faire ensemble » avec les pauvres eux-mêmes qui sont les experts d'une pauvreté vécue au quotidien : le huitième collège du Conseil national de lutte contre l'exclusion associe les premiers concernés. Je rencontrerai demain les participants, qui ont beaucoup à nous apprendre, notamment sur le sujet de la simplification de l'accès aux droits. La procédure pour la moindre aide financière est incompréhensible, des dossiers de 32 pages, une multitude de pièces à fournir... Un vrai parcours du combattant. Un dossier de demande simplifiée, donnant accès à plusieurs prestations, est expérimenté dans deux départements ; j'y suis attentive. Le dossier est avant tout le problème de l'administration, pas de la personne !

Le contrôle a posteriori est une idée séduisante. Mais se voir réclamer des indus est souvent catastrophique pour les personnes concernées. Nous réfléchissons à des droits pour trois mois. Le citoyen doit aussi avoir réellement accès aux informations le concernant. Le référent unique de parcours est une bonne idée. Je piloterai bientôt les états généraux du travail social, avec les départements et les régions, qui sont des acteurs impliqués au quotidien.

M. Christian Bourquin.  - Très bien !

Mme Ségolène Neuville, secrétaire d'État.  - Le combat contre la pauvreté n'est pas l'apanage de l'État : tous ont un rôle à jouer. La raison d'être du politique, c'est de s'occuper des gens, de tous les gens, sans exception. C'est mon engagement. (Applaudissements à gauche et au centre ; M. Michel Savin applaudit aussi)

La séance, suspendue à 16 h 50, reprend à 17 heures.