Devoir de vigilance des sociétés mères

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

Discussion générale

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement .  - Le drame du Rana Plaza nous a fait prendre conscience de l'étendue du chemin à parcourir en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ce drame, c'est l'effondrement d'un immeuble en avril 2013 qui a provoqué 1 200 morts et 2 500 blessés, pour la plupart des femmes. La réalité des chaînes d'approvisionnement, dans le textile ou la téléphonie mobile, est parfois bien sombre.

Le Gouvernement avait réagi rapidement. Le rapport du point de contact national, publié fin décembre 2013, reste d'actualité : nous devons aller vers une mondialisation mieux régulée, des comportements des entreprises plus respectueux des droits humains et environnementaux.

La France a été pionnière sur la RSE avec la loi sur les nouvelles régulations économiques de 2001 et la loi Grenelle II de 2010 ; elle a pesé en Europe pour faire adopter la directive sur le reporting non financier du 22 octobre 2014. Elle était encore à la manoeuvre au Forum mondial sur la RSE pour aboutir à la déclaration du 26 juin 2014. Le G7 a fait de ces enjeux une priorité.

C'est dans cette ligne que s'inscrit cette proposition de loi. Sa version initiale, qui faisait écho à la mobilisation de la société civile après le drame du Rana Plaza, comportait de très sérieuses difficultés juridiques. Ce n'est pas le cas du texte déposé par les députés Le Roux et Potier. Ambitieux et équilibré, il a le soutien du Gouvernement.

Adopté le 30 mars dernier par les députés, il prévoit l'établissement et la mise en oeuvre d'un plan de vigilance dans les entreprises de plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde. Ces seuils ciblent bien les grandes entreprises, susceptibles d'avoir des chaînes d'approvisionnement étendues et des activités dans plusieurs pays et capables de se doter d'outils de contrôle. Il s'agira de prendre des missions concrètes de vigilance raisonnables pour identifier et prévenir les risques d'atteinte aux droits de l'homme, de dommages corporels ou environnementaux, les risques sanitaires et les comportements de corruption. Les sociétés contrôlées, les sous-traitants et les fournisseurs sont concernés. En cas de non-respect de l'obligation, un juge pourra être saisi et une injonction à se conformer à la loi prononcée.

Ce texte oblige les entreprises qui ne l'ont pas encore fait à exercer leur devoir de vigilance. Grâce à lui, les comportements les plus vertueux en matière de RSE seront valorisés.

Le texte est bien encadré : à l'article premier, les modalités du plan de vigilance sont renvoyées à un décret en Conseil d'État ; son contenu fera référence aux travaux internationaux reconnus sur le sujet. Le régime de responsabilité défini à l'article 2 est clair et bien connu des entreprises. Il exclut toute présomption de faute, car la démarche est d'abord d'améliorer la prévention.

Cette initiative parlementaire, qui sera suivie de la transposition de la directive du 22 octobre 2014, n'amoindrira nullement la compétitivité de nos entreprises (On en doute vivement à droite). L'amélioration de nos standards d'éthique ne pourra que leur profiter.

M. Jean-Claude Lenoir.  - Voire !

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État.  - Les opposants à ce texte sont les mêmes qui pensaient impossible la lutte contre les paradis fiscaux... Nous ne portons pas une parole de repli mais une ambition raisonnable. Nous n'entendons pas isoler la France mais l'inscrire au coeur de la mobilisation de la communauté internationale, dans la dynamique d'une mondialisation plus respectueuse, animée par un humanisme qui, je l'espère, nous rassemble. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

M. Christophe-André Frassa, rapporteur de la commission des lois .  - Chacun se souvient des images terribles du Rana Plaza. Un fonds d'indemnisation a été créé en janvier 2014 sous l'égide de l'OIT pour indemniser les victimes ; il a atteint 30 millions de dollars.

Un tel système est-il normal ? Non. La proposition de loi aurait-elle permis que des entreprises françaises contribuent à l'indemnisation ? Pas davantage. Aurait-elle évité le drame ? Je ne le crois pas. La responsabilité incombe aux autorités du pays. J'ai reçu les ONG, je sais la justesse de leur combat. L'enjeu est d'aider ces ateliers du monde à améliorer le sort des travailleurs, à se doter d'un système juridique propre à sanctionner et indemniser.

Nous avons beaucoup avancé sur la RSE depuis la loi de 2001, à l'initiative des Gouvernements successifs. Le texte compliquera la transposition du premier texte européen qui lui est consacré, la directive de 2014, qui doit intervenir avant décembre 2016. Le ministre a déclaré à l'Assemblée nationale que la proposition de loi était « robuste juridiquement ». Voilà une affirmation qui ne résiste pas à l'examen.

Quid de la portée extraterritoriale implicite du texte ? De l'ingérence dans la gestion des sous-traitants ? Appliquera-t-on les principes directeurs des Nations unies, de l'OIT, de l'OCDE, le droit français ou celui du pays étranger ? Quel juge sera saisi ? N'approche-t-on pas, avec l'article 2, de la responsabilité pour faute d'autrui ? Ne crée-t-on pas une forme inédite d'action de groupe, sans mandat des victimes ? Une association pourra saisir un juge français au nom de victimes étrangères pour un fait survenu à l'étranger et impliquant un sous-traitant étranger... Pourtant, nul ne plaide par procureur...

Enfin, ces obligations, qui pèseraient sur les seules entreprises françaises, pèserait sur leur compétitivité, affaiblirait nos PME sous-traitantes. (On renchérit à droite) L'Europe est le niveau pertinent pour agir, sur le fondement de la directive d'octobre 2014. Je vous invite à voter mes trois amendements de suppression. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Anne-Catherine Loisier .  - Chacun a été bouleversé par le drame du Rana Plaza, choqué par des pratiques qui bafouent les droits de l'homme. D'autant que certaines des entreprises qui employaient ces sous-traitants au Bangladesh étaient françaises. Les entreprises occidentales de prêt-à-porter construisent leur croissance sur l'exploitation de la misère.

Le Sénat, défenseur historique des libertés, a toute sa part dans ce débat. Je m'étonne d'ailleurs que les commissions des affaires économiques et des lois ne se soient pas saisies de ce texte.

Pour autant, faut-il renforcer, comme le propose cette proposition de loi, le cadre juridique de nos entreprises ?

M. Roland Courteau.  - Oui !

Mme Anne-Catherine Loisier.  - Est-ce à nos entreprises, seules, de moraliser la mondialisation, de porter la charge et la culpabilité ?

M. Joël Labbé.  - Les autres pays nous suivront...

Mme Anne-Catherine Loisier.  - Notre arsenal législatif est déjà l'un des plus complets sur la responsabilité pénale. La solution ne peut être franco-française, le devoir de vigilance doit s'imposer à toutes les entreprises, faute de quoi ce sera un coup d'épée dans l'eau. Pourquoi la France ne prend-elle pas l'initiative en transposant la directive de 2014 ? Pourquoi ne profite-t-elle pas de la COP21 pour défendre un cadre commun à l'OMC ?

En l'état, ce texte comporte bien des incertitudes. Sur quels critères reposera le plan de vigilance ? Quid des références en matière de droits de l'homme ou d'atteintes environnementales ? Quid des modalités d'un contrôle en terre étrangère ? Et la définition de l'intérêt à agir paraît bien floue...

Le groupe UDI-UC défend le respect des droits de l'homme et de l'environnement par les entreprises mais dans un cadre international, à commencer par le cadre européen. C'est pourquoi nous ne voterons pas ce texte. (Applaudissements au centre et à droite)

Mme Évelyne Didier .  - Je ne reviens pas sur les accidents révoltants qui ont conduit mes collègues députés à déposer cette proposition de loi. Leur démarche est évidente, nécessaire et légitime.

S'il existe bien des textes sur la responsabilité sociétale des entreprises, celui-ci, avec le plan de vigilance, propose une cartographie des risques, pays par pays, des alertes et audits à tous les niveaux de la chaîne de valeur, des mesures de prévention de la sous-traitance en cascade, la formation des salariés... Ce n'est pas rien. Voilà qui pourrait servir de base à une notation extrafinancière.

Le libéralisme sans régulation, c'est la jungle. Contrairement à ce que pensent certains collègues, adeptes du court-termisme, la compétitivité de nos entreprises n'en sera pas affectée, au contraire : beaucoup d'entre elles ont fait le choix du mieux-disant social, beaucoup soutiennent ce texte. La transparence est un atout compétitif, elle ne fera pas fuir les investisseurs mais les rassurera.

Ce texte s'inscrit pour nous dans la ligne de la lutte contre les paradis fiscaux, contre la fraude fiscale, contre la corruption, pour un développement durable dans un monde globalisé. Nous aurions aimé l'enrichir ce texte. Malheureusement, le rapporteur avec ses amendements de suppression, y a fait obstacle.

Le groupe communiste républicain et citoyen combat le système capitaliste, rêve d'un monde où la cupidité ne serait pas le moteur principal de l'économie. La RSE c'est maintenant ! Vous l'aurez compris, nous soutiendrons ce texte. (Applaudissements à gauche)

M. Didier Marie .  - Cette proposition de loi arrive en séance, c'est déjà beaucoup. Le rapporteur, par volonté d'obstruction, avait d'abord exhumé une motion préjudicielle, utilisée une fois depuis la deuxième Guerre Mondiale et tombée en désuétude depuis. Quels puissants intérêts l'ont poussé à défendre des amendements de suppression plutôt que de débattre au fond, comme l'ont fait ses collègues à l'Assemblée nationale ?

M. Christophe-André Frassa, rapporteur.  - On en reparlera...

M. Didier Marie.  - Nous croyons au politique contre le laissez-faire, à la régulation contre la loi du profit, à l'humanisme contre la loi de la jungle économique, contre ce capitalisme sans foi ni loi qui fait travailler dans des conditions inhumaines, à des milliers de kilomètres de nous, des femmes, des hommes, des enfants pour un salaire de misère, sans protection sociale... Un esclavagisme moderne.

Le droit des affaires n'a pas évolué. Certains pensent que le marché peut s'autoréguler, que seule une action internationale serait efficace. Au fond, la question posée est celle du prix de la vie humaine dans la chaîne de production. Les données du débat étaient identiques quand l'Abbé Grégoire et Victor Schoelcher défendaient l'abolition de l'esclavage...

M. Bruno Retailleau.  - Grotesque !

M. Didier Marie.  - ... ou quand le président Chirac instaurait une taxe sur les billets d'avion. C'est la tradition de la France, celle des droits de l'homme qui anime ce texte.

M. Bruno Retailleau.  - Alors que vous vendez des armes à Riyad !

M. Didier Marie.  - N'en déplaise à certains, il valorisera la marque France aux dépens de toutes les entreprises qui recourent au dumping social et environnemental. La prévention coûte toujours moins que la réparation.

La France n'est pas seule, elle est en pointe. Cette proposition de loi s'inspire des préconisations de l'ONU, de l'OCDE, de l'OIT. Espagne, Allemagne, Canada, parmi d'autres pays, s'engagent sur ce terrain. (Marques d'impatience à droite) Avec ce texte, la France va plus loin. La proposition de loi est robuste juridiquement...

Mme la présidente.  - Veuillez conclure.

M. Didier Marie.  - Trente ans après Bhopal, seize ans après la marée noire de l'Erika, deux ans après le Rana Plaza, il nous revient d'agir. Je sais que ce texte recevra le soutien de toute la gauche ; je sais aussi que beaucoup, à droite, considère que la valeur humaine est supérieure à celle de l'argent (Applaudissements à gauche)

Mme la présidente.  - L'examen de ce texte se poursuivra le mercredi 18 novembre 2015.

La séance est suspendue quelques instants.