Charte européenne des langues régionales ou minoritaires

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

Discussion générale

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Il me revient l'honneur et le plaisir de vous présenter ce projet de loi constitutionnelle visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée le 5 novembre 1992 et entrée en application le 1er mars 1998. La France l'a signée le 7 mai 1999, assortissant sa signature d'une déclaration interprétative.

Vingt-cinq pays membres du Conseil de l'Europe l'ont déjà ratifiée, parmi lesquels l'Allemagne, l'Espagne, le Royaume-Uni - le projet de ratification italien est prêt à être déposé.

Le présent projet de loi crée un article 53-3 dans la Constitution, avec une référence explicite à la déclaration interprétative ; il tire ainsi les enseignements de la décision du Conseil constitutionnel du 15 juin 1999 selon laquelle une modification de la Constitution est nécessaire pour ratifier la Charte.

Plutôt que de solliciter le Parlement deux fois, la rédaction autorise directement la ratification de la Charte. Il a déjà été procédé ainsi pour ratifier le traité instaurant la Cour pénale internationale, signé par la France le 18 juillet 1998.

La ratification de la Charte honorerait la signature de la France. Le Préambule de la Constitution de 1946 énonce que la France, fidèle à sa tradition, se conforme à ses engagements internationaux, suivant le principe pacta sunt servanda.

Ce projet de loi est solide juridiquement et respectueux du droit international.

Constitutionnellement, la France est une République indivisible et sa langue est le français. Ce principe n'empêche pas la reconnaissance des langues régionales, comme le fait l'article 75-1 de notre Constitution, selon lequel elles appartiennent au patrimoine national.

M. Philippe Dallier.  - Cela suffit !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Le constituant est souverain. La ratification du traité de Maastricht n'a pas entamé le principe de souveraineté, pas plus que la reconnaissance de la citoyenneté calédonienne n'a remis en cause l'indivisibilité de notre République, pas plus que l'inscription de la parité dans la Constitution n'a altéré le principe de l'égalité des citoyens devant la loi.

Au regard du droit international, le texte procède par la méthode du renvoi. D'où la référence à la déclaration interprétative, indétachable de la Charte. Il a été procédé à la ratification du traité relatif à la Cour pénale internationale selon le même mécanisme.

On dit que les locuteurs d'une langue régionale pourraient imposer l'usage de celle-ci dans leurs relations avec les autorités administratives. Or l'article 10 de la Charte ne figure pas parmi les 39 mesures retenues par le Gouvernement français en 1998.

On dit aussi que la Charte conférerait des droits spécifiques aux locuteurs d'une langue régionale. Cette interprétation est erronée et contredite par le rapport explicatif même de la Charte. En 1998, le regretté Guy Carcassonne indiquait déjà que la Charte n'attachait aucun effet de droit à la reconnaissance des groupes qu'elle mentionne. D'autres études, comme celle de Ferdinand Mélin-Soucramanien, ont réfuté l'existence de tels droits collectifs.

La déclaration interprétative, que la France a annexée à sa signature, lui permet de préciser la portée qu'elle accorde aux mesures qu'elle a retenues. L'argument consistant à dire que la ratification de la Charte mettrait la France en situation de déloyauté au regard du droit international n'est ni démontré, ni pertinent.

Après ces arguments juridiques, venons-en au débat politique, car c'est là que nous nous opposons. Doit-on craindre la reconnaissance, la vitalité de langues régionales qui contribuent à la consistance, à la pétulance du dynamisme culturel national ? Ou plutôt : que craignent ceux qui s'y opposent ? Une menace sur la langue française ? Une dérive communautariste ? Une balkanisation linguistique, qui préfigurerait une balkanisation politique ? Une remise en cause de la notion de peuple français, du modèle républicain, parce que nous ferions respirer le patrimoine linguistique national ?

M. Philippe Dallier.  - Tout est dit !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Prenons la vraie mesure de ce terrible danger. Les locuteurs bretons seraient 250 000, contre un million en 1910. À cette époque, Alsaciens et Corses étaient tous réputés maîtriser leur langue ; les locuteurs corses ne sont plus que 170 000... Les locuteurs occitans sont passés de 10 millions à 2 millions, il y aurait 80 000 locuteurs flamands... Voilà le terrible danger qui mettrait en péril la langue française...

Loin de moi la volonté de nier la légitimité de certaines critiques ou la portée symbolique de certaines inquiétudes. La vraie question est celle de notre conception de la Nation. À mes yeux, celle-ci doit être capable de construire de l'harmonie sans étrangler sa diversité.

La conception d'un pouvoir central seul détenteur de la souveraineté ne remonte pas à la Révolution mais à l'Ancien Régime - je vous renvoie aux Six livres de la République de Jean Bodin, qui date de 1576... À la Révolution, les prérogatives du prince sont transférées à la Nation. Se met alors en place une homothétie entre égalité et uniformité. Les citoyens sont considérés comme identiques pour être soumis aux mêmes lois. L'écrêtement de la diversité culturelle et identitaire conduit à l'uniformisation et celle-ci à l'exclusion. Subrepticement, l'égalité cesse d'être une ambition et devient la transformation du tout en un même. La diversité, la richesse des appartenances sont niées. Victor Segalen, au début du XXe siècle, évoquant le « divers rétréci », ne disait pas autre chose.

Ne réduisons pas le débat actuel à une opposition entre girondins et jacobins, aucun de nous ne risque plus ce qui se jouait à l'époque... C'est en 1539 que l'ordonnance de Villers-Cotterêts a imposé le français - contre le latin ! - comme langue administrative exclusive. Certains linguistes se réfèrent plus volontiers aux serments de Strasbourg de 842 - d'autres à la stabilisation de la langue française au XVIIIe...

Le fait n'est pas que français : l'acte d'union entre l'Angleterre et le pays de Galles, en 1536, a imposé l'anglais comme seule langue officielle. De même, en 1707, Philippe V décida que le castillan sera la seule langue du royaume.

En 1793, l'abbé Grégoire défend l'interdiction des « jargons locaux » et des patois, et en appelle à extirper les « idiomes grossiers ». En 1794, Barère appelle la Convention à révolutionner la langue, après les institutions, les moeurs et la pensée : « le fédéralisme et la superstition parlent breton, l'émigration et la haine de la République parlent allemand, le fanatisme parle basque et la contre-révolution italien ». Ceux qui pratiquent une langue régionale risquent six mois de prison et les fonctionnaires, la destitution.

Pourtant, dès 1714, Fénelon se demandait dans sa lettre à l'Académie « si nous n'avons pas gêné, appauvri la langue française depuis au moins un siècle en cherchant à la purifier ».

La beauté et la richesse de la langue française provient du travail des écrivains, des poètes, des scientifiques, des chercheurs, de tant d'ouvrages aussi écrits en langue étrangère. Mais vient un moment où le lexique visité ne suffit pas. L'Académie française fait même la différence entre la néologie, bienvenue, et les néologismes « vicieux ».

Mais cette beauté et cette richesse doit aussi aux langues régionales : l'amour aux troubadours provençaux, guignol aux Lyonnais, le cadet à l'occitan, le maquis aux Corses... Et on sait combien la gastronomie est prodigue en vocabulaire autant qu'en saveurs... La Vendée le sait bien avec ses gâches, ses fouaces et ses lises... Frédéric Mistral a même fait chavirer les coeurs en recevant en 1904 le prix Nobel pour une oeuvre en langue provençale. Je pourrais aussi vous parler d'écrivains basques, martiniquais, guadeloupéens, mahorais...

Nous avons eu suffisamment de générations de linguistes pour savoir que ce n'est pas la diversité des langues mais la domination voire la persécution des langues qui génère des perturbations et des difficultés d'expression, ce qu'Édouard Glissant appelle le « tourment du langage » - un « impossible à exprimer ».

Il nous faut consentir à l'enrichissement réciproque entre les langues qui nous fait cheminer vers l'altérité, un épanouissement puisant dans l'imaginaire qui héberge les cultures, les savoirs, les arts, les paysages. La résidence de la langue n'est pas seulement le sol, c'est l'être, l'être qui transporte sa langue dans ses voyages, l'être qui bouge, l'être qui entre en relation et en partage, l'être qui crée la vie commune par le dialogue et l'offrande. (Applaudissements à gauche)

La France peut ainsi s'apporter à elle-même, apporter à l'Europe, aux territoires de la francophonie, au monde un patrimoine culturel riche, vivant, vivace, vigoureux. Ainsi, à regarder l'histoire, on peine à comprendre les craintes que la Charte inspire. (Applaudissements sur les mêmes bancs)

Les lois de décentralisation ont d'ailleurs contribué à rapprocher les citoyens des centres de décision, à les faire participer à la vie publique à l'échelle des territoires. Reconnaître les langues régionales procède de la même logique démocratique.

Pierre Mendès France disait déjà en 1954 : « Connaissons notre pays comme il est : immense et divers, c'est la République française telle que proclamée à travers nos lois. Sur toute l'étendue de son territoire s'exercent les mêmes principes de progrès et de liberté ». (Applaudissements prolongés à gauche)

M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois .  - (Applaudissements au centre et à droite) Madame la ministre, je vous ai écoutée avec attention et même avec plaisir. Je me disais : quelle érudition, quel talent, quelle culture historique, littéraire, linguistique ! Combien de bons auteurs pour témoigner de votre attachement sincère à la langue française et aux langues régionales ! Je n'ai rien à retirer à vos propos : je partage, comme nous tous, votre amour de la langue française, que je manie avec moins de talent que vous, le même souci de défendre et de promouvoir cette richesse que sont les langues régionales. J'entends moins faire respirer ce patrimoine que le faire vivre, le développer, l'enrichir, prévenir son dépérissement.

Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur l'action du Gouvernement depuis trois ans. Aucun plan n'a été lancé depuis 2012 pour développer les langues régionales ou minoritaires.

M. Jean-Claude Lenoir.  - Sauf la langue de bois ! (Rires sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Les crédits ont baissé en 2015, ils baisseront encore en 2016. Force est de constater que la parole tend à remplacer l'action !

C'est en 2003 que la Constitution a été révisée pour disposer que la République est décentralisée, pour introduire un droit à l'expérimentation - que vous n'avez guère cherché à développer - ; en 2008 ensuite, pour reconnaître les langues régionales comme appartenant au patrimoine de la Nation. Bref, nous n'avons pas de leçon à recevoir ! (Applaudissements au centre et à droite)

Je pense à nos compatriotes d'outre-mer ; il est urgent de développer des méthodes pédagogiques de sorte que les enfants puissent passer par le créole pour les apprentissages fondamentaux et l'acquisition des savoirs.

Nous avons d'ailleurs déposé une proposition de loi pour consolider le socle juridique des langues régionales. J'espère, lorsqu'elle viendra en discussion, que le consensus sera au rendez-vous...

Un consensus qui existe, j'en suis sûr, sur les principes fondamentaux de notre pacte républicain. Vous n'avez pas osé les modifier frontalement ; c'est donc que vous êtes pour l'égalité devant la loi, pour l'unité et l'indivisibilité de la République, que vous reconnaissez que le français est la langue de la République, que les langues régionales font partie de notre patrimoine culturel. Contrairement à ce que vous avez dit, il n'y a entre nous de désaccord sur aucun de ces points, mais sur le respect de notre constitution et de la signature de la France.

La signature de la France n'est pas une question seconde. Lorsque notre pays ratifie un pacte, c'est qu'il est décidé à l'appliquer loyalement, non en fonction de l'interprétation que nous faisons, mais de celle qu'en font les États parties - surtout lorsque le pacte exclut expressément les réserves d'interprétation, comme c'est le cas de la Charte en son article 21.

Notre désaccord est grave et irréductible. Cette révision constitutionnelle ne purge pas la constitutionnalité de la Charte ; et ratifier celle-ci ne sert à rien, puisque nous appliquons déjà les 39 engagements que nous entendons appliquer. En revanche, le préambule de la Charte crée un droit imprescriptible à pratiquer une langue régionale dans la vie publique ; sa première partie interdit que les circonscriptions administratives ne correspondent pas aux aires géographiques de pratique des langues régionales, et suppose de créer des instances représentatives des groupes de locuteurs. Sur tous ces points, contraires à nos principes constitutionnels, la déclaration interprétative est muette - la décision du Conseil constitutionnel lui est postérieure mais vous n'avez pas pris le temps de la revoir...

M. Didier Guillaume.  - Assez de leçons !

M. Philippe Bas, rapporteur.  - La révision impliquerait ainsi l'obligation de ne pas respecter la Charte, la signature du Président de la République n'étant pas encore sèche...

La charge symbolique de la Charte est forte, mais elle est inutile. Il est temps de développer une politique des langues régionales ambitieuse.

En adoptant ce texte, nous méconnaîtrions et la Charte et la Constitution : il ne faut donc pas le faire.

J'ajoute que le président de la République est, aux termes de la Constitution, le garant du respect de celle-ci ainsi que des traités : en rejetant ce projet de loi, vous le renverriez à sa mission.

En créole antillais, on dit qu'on n'achète pas un chat dans un sac, car il vous sauterait au visage. Cette révision constitutionnelle en est un, je ne l'achèterai donc pas ! (Applaudissements au centre et à droite)

Mme Frédérique Espagnac .  - Ce texte est inscrit à notre ordre du jour car le président de la République, attaché à notre histoire, à nos histoires, s'y est engagé.

François Mitterrand, en 1981 déjà, appelait de ses voeux une reconnaissance des langues régionales, refusant que la France demeure le seul pays d'Europe à maintenir son patrimoine culturel dans l'ombre. Jacques Chirac s'est déclaré ouvert à la signature de la Charte dès le 19 mai 1996.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - C'est lui qui a saisi le Conseil constitutionnel...

Mme Frédérique Espagnac.  - Vingt-cinq pays ont déjà ratifié la Charte. En France, blocages, peur et mépris dominent les débats depuis trop d'années.

Ce projet de loi écarte tous les risques d'incompatibilité entre la Charte et notre Constitution. La déclaration interprétative du 7 mai 1999 écarte tout heurt avec les articles premier et 2 de notre loi fondamentale. Les principes fondamentaux de la République ne sont pas remis en cause.

M. Didier Guillaume.  - Évidemment !

Mme Frédérique Espagnac.  - Le bilinguisme n'est pas l'ennemi de la République ; c'est l'école de la tolérance et de l'ouverture à l'autre.

Il est inacceptable de lire que la Charte est le faux-nez du communautarisme. Certains ont même ramené la question au phénomène migratoire...

Dans mon territoire se côtoient le basque, le béarnais, l'occitan dans les cours d'école et la vie quotidienne. Certains ont encore de douloureux souvenirs de la persécution dont ils étaient l'objet jadis et craignent de voir leur langue disparaître.

Les langues régionales ne sont pas les vestiges du passé. Dans une économie mondialisée, elles sont des racines, des richesses. Elles peuvent exister sans nuire à la qualité du service public. Les jeunes générations le comprennent.

Nos concitoyens attendent de nous un signal positif pour l'ensemble des langues de France. Une avancée a été faite en 2008, mais elle est insuffisante. Achever le processus, dépasser les clivages traditionnels : qu'attendons-nous pour concrétiser une reconnaissance juridique ?

M. le président.  - Veuillez conclure !

Mme Frédérique Espagnac.  - Jaurès lors d'un voyage à Saint-Jean-de-Luz, s'émerveillait de voir subsister « l'antique langage des Basques ». Soyez donc à la hauteur du débat ! (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et écologiste)

M. Ronan Dantec .  - « Memez, ar brezonegh zo eur yezh flour ». Cette phrase m'accompagne depuis plusieurs décennies. Elle m'interroge sur la marche du monde, sur le droit redoutable que peuvent s'arroger ceux qui décident pour autrui ce qui sera bon pour lui. Elle est fort simple : elle dit « quand même, la langue bretonne est une bien belle langue ». Elle me fut adressée par la maîtresse de maison de la ferme où je faisais un stage. Dans « flour », il y a l'idée de douceur... La force de cette phrase est dans « memez », dans ce « quand même ». Pour la génération de cette femme, ce « quand même » dit le désarroi, le questionnement sur les raisons de cet abandon de la langue natale. Pourquoi l'avoir abandonnée ? Sur injonction de l'instituteur, prompt à vous punir quand il vous surprenait à parler breton ? Sous la pression des parents, pour qui le français était le passage obligé vers l'avenir ? Par intégration des contraintes du modèle économique libéral, exigeant de la main d'oeuvre mobile et à langue commune ? Un peu de tout cela... Ce « quand même » dit aussi l'incompréhension, la culpabilité, la colère de ceux qui n'ont pas appris leur propre langue, à leurs enfants.

Ratifier enfin la Charte, c'est dire que nous n'avons plus peur des diversités, que nous avons tourné la page des temps de déracinement et d'émigration massive vers les centres urbains, de ceux de la condescendance vis-à-vis du monde rural de Bécassine, tourné la page des haines nationalistes et des mépris colonialistes. Ratifier la Charte, c'est dire notre confiance en l'avenir. Notre responsabilité est politique et collective.

La ratification aurait dû faire consensus, le seul débat aurait dû être de savoir s'il faut ou non ratifier au-delà des 39 articles choisis par la France. Hélas, pour des raisons de tactique politique à visées immédiates, le texte est sous la menace d'une question préalable. J'en suis atterré.

Le préambule de la Charte reconnaît, conformément à la Charte des Nations unies et à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme, le droit imprescriptible à pratiquer sa langue, la valeur du plurilinguisme, stipule que la promotion de la diversité contribue à la constitution d'une démocratie européenne... Tout y est ! On ne met pas un quart de siècle à rendre effectif un droit imprescriptible reconnu par les Nations unies, surtout pour un pays qui s'autoproclame patrie des droits de l'homme.

C'est, de plus, un préalable pour rejoindre l'Union européenne !

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Non ! C'est inexact !

M. Ronan Dantec.  - L'argumentaire du rapporteur est faible et tient du sophisme. Une fois l'article 53-3 adopté, la déclaration interprétative prévaudra, c'est la logique de notre droit. Le président Bas a inventé des contentieux qui n'ont existé nulle part ailleurs... Son propos n'a d'autre objet qu'échapper à un débat dont la droite ne veut pas, par calcul politique et par peur d'étaler, comme à l'Assemblée nationale, ses divisions.

Or une fois adoptée, c'est la déclaration interprétative qui primera : inventer des risques de contentieux est un procédé de contournement médiocre. L'immobilisme semble être la seule boussole de la majorité sénatoriale ; à moins que le communautarisme ne soit utilisé pour concurrencer l'extrême-droite ?

En juillet, le Comité des droits de l'homme de Genève a une nouvelle fois invité la France à renoncer à ses clauses interprétatives. J'aurais aimé que le rapporteur se préoccupe plus de la dégradation de l'image de la France que de la cohésion de son groupe. (Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois, proteste)

Vous dites que la promotion des langues régionales est l'affaire des régions. Au contraire, voter cette Charte, c'est dire que tous les citoyens ont droit à la protection de leur langue : approche bien plus républicaine.

Bruno Retailleau disait que la Vendée avait développé une identité très forte à partir d'une tragédie. Voir réprimer sa langue est aussi une tragédie ! N'encourageons pas les divisions.

Les autres pays n'ont pas la même peur de leur diversité : l'Afrique du Sud de l'après-apartheid reconnaît onze langues officielles, le Maroc deux, sans parler du Canada, où nous-mêmes sommes très attentifs à l'avenir du français. Et je ne veux pas vous effrayer en citant les 22 langues reconnues par la constitution indienne. À contretemps du monde, votre logique égarée confond égalité avec ressemblance et similitude, pour reprendre une expression de Mona Ozouf.

En commission des lois, un sénateur disait : « il n'y a pas que des lettrés en France et ce sera une catastrophe ». Quel mépris ! Les ploucs qui baragouinent le français vous remercient !

M. Ronan Dantec.  - Envoyons un message fraternel, aussi, à tous ceux qui n'ont pas pour ancêtres les Gaulois, contre ceux qui refusent la créolisation du monde chère à Édouard Glissant. Le vivre ensemble ne peut reposer sur la négation de la diversité. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste, du groupe socialiste et républicain et sur quelques bancs RDSE)

Mme Jacqueline Gourault.  - Ces propos sont excessifs.

M. Robert Navarro .  - Voilà des années que je défends les langues régionales et la ratification de la Charte. En juin 2011, un débat historique a eu lieu au Sénat, le premier depuis 1959 ! Je me félicite que le groupe Les Républicains ait en partie repris nos propositions...

En 2012, j'ai déposé une proposition de loi constitutionnelle ayant le même objet que le présent texte, conformément à un engagement de François Hollande. Pourquoi le Gouvernement a-t-il attendu fin 2015 et l'approche des élections régionales ? C'est minable, mais je soutiendrai tout de même ce texte, comme celui de nos collègues Les Républicains quand leur proposition de loi sera à l'ordre du jour...

La diversité de la France se reflète dans cet hémicycle. Les soldats de l'an II, quelle langue parlaient-ils ? Et ceux de 1914 se réunissaient, après l'assaut du soir, autour d'une soupe claire et d'un patois... Nos aînés aimaient-ils moins la République ? Les langues régionales ne sont ni de droite ni de gauche, nous entendons les défendre.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Mais oui !

M. Robert Navarro.  - La France est grande parce qu'elle a su dépasser ses clivages. Les langues régionales ne sont pas les adversaires de la République. Notre pays protège bien ses mouvements, pourquoi pas son patrimoine linguistique ? Le français restera le ciment de la République.

Je ne voterai pas la question préalable. Les tergiversations n'ont que trop duré. Si la proposition du Gouvernement ne convient pas juridiquement, souvenons-nous du droit fondamental des parlementaires, celui d'amender... C'est pourquoi j'avais proposé de compléter l'article 2 de la Constitution en mentionnant le respect des langues et cultures régionales qui appartiennent au patrimoine de la nation. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste)

M. Jacques Mézard .  - Madame la ministre, j'aime vos discours, même quand la garde des sceaux ne parle pas de droit. Mais cet amour ne saurait me rendre aveugle. Comme plusieurs membres de mon groupe, je voterai contre ce projet de loi. Mme Malherbe exprimera une approche différente, selon le principe de liberté qui prévaut au RDSE. Seuls 25 pays sur 47 ont, à ce jour, ratifié la Charte, initiative du Conseil de l'Europe et non de l'Union européenne. Faut-il rallumer cette querelle, sur une question non primordiale ? Nos concitoyens ont bien d'autres préoccupations. Quant à la date de ce débat, c'est sans doute un hasard de calendrier...

Homme du Sud-Ouest, je comprends l'attachement de nos concitoyens à leurs traditions, aux sonorités de langage en harmonie avec les territoires. Mais ce projet de loi est irrecevable, incohérent par rapport à la Constitution, au droit ; il est contraire aux intérêts fondamentaux de la nation, il remet en cause l'égalité devant la loi et heurte l'essence même de la République qui s'est voulue indivisible, laïque et sociale. (Applaudissements sur plusieurs bancs au centre et à droite)

Ce texte est incompatible avec les articles premier et 2 de la Constitution. Le débat était déjà ouvert en 1999, entre Jacques Chirac et Jean-Pierre Chevènement d'un côté, Lionel Jospin de l'autre - fervent défenseur de la Charte malgré le plasticage d'un bâtiment de Cintegabelle par l'armée révolutionnaire bretonne... La République des bonnets rouges n'est pas la mienne !

La Charte crée un droit imprescriptible à l'utilisation des langues régionales dans la vie privée mais aussi publique. Selon l'article 9, l'utilisation des langues régionales devra être possible dans les procédures pénales, civiles, administratives. Dans les services publics, les agents au contact du public devront employer la langue régionale ou minoritaire ! Idem dans les médias, etc. Tout cela, c'est une idéologie de destruction des États-nations, pour construire une Europe des grandes régions. Voyez ce qui se passe en Catalogne.

Pas étonnant, donc, que le Conseil constitutionnel ait jugé la Charte contraire à la Constitution. Il a estimé qu'il lui revenait d'apprécier la constitutionnalité des traités indépendamment des déclarations interprétatives. Nombre de dispositions, comme celles de l'article 7, a-t-il relevé, sont contraires à nos principes constitutionnels - sans que la déclaration interprétative en écarte l'application.

L'exécutif s'assied sur l'avis rendu par le Conseil d'État en juillet dernier, qui souligne pourtant d'une contradiction dans l'ordre juridique interne, ainsi qu'entre l'ordre juridique interne et l'ordre juridique international. On ne peut pas bafouer ainsi les principes du droit !

M. Ronan Dantec.  - Oh !

M. Jacques Mézard.  - Quand 10 % au moins des Français souffrent d'illettrisme, la priorité est d'assurer la maîtrise du français et d'au moins une langue étrangère : est-il raisonnable de voter ce projet de loi qui met à mal nos principes constitutionnels ? Je dis non et voterai contre le texte ! (Applaudissements au centre, à droite et sur plusieurs bancs du groupe RDSE)

Mme Jacqueline Gourault .  - Certains voudraient nous persuader que le débat se résume à un positionnement pour ou contre les langues régionales : vous l'avez fait brillamment, madame le ministre, dans votre très belle intervention.

M. Philippe Dallier.  - Position absurde.

Mme Jacqueline Gourault.  - Mais la date de ce débat est-elle un hasard ? « Toute ressemblance avec des personnages et des situations réelles est purement fortuite... » (Sourires au centre)

Mon groupe a toujours défendu les langues régionales, et notamment les initiatives concrètes en faveur des langues régionales. Mais nous sommes tout aussi attachés à l'unité de la République, dont la langue est le français aux termes de l'article 2 de la Constitution. Je regrette aussi que le Gouvernement n'ait pas mis la même énergie à défendre les racines de la langue françaises, donc l'enseignement du latin... (Applaudissements au centre et à droite)

M. Jean-Claude Lenoir.  - Et du grec !

Mme Jacqueline Gourault.  - Dès la signature de la Charte par la France en 1999, le Conseil constitutionnel a relevé qu'elle était en contradiction avec nos principes constitutionnels d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français. Lionel Jospin avait alors produit cette déclaration interprétative pour contourner l'obstacle. Mais sa solution est inopérante, comme l'ont souligné le Conseil constitutionnel comme le Conseil d'État. L'article 21 de la Charte exclut toute réserve. On ne peut pas introduire dans le même article de notre Constitution deux références qui se contredisent ! Sans parler de la contradiction entre l'ordre interne et l'ordre international, source de contentieux. Le Conseil d'État s'interroge sur les intentions du Gouvernement, soulignant que le projet de loi ne permet pas d'atteindre les objectifs poursuivis.

Je vote rarement des questions préalables, mais il s'agit ici de notre Constitution et des langues régionales, auxquelles je suis aussi attachée que M. Dantec, quoique mon expression soit moins excessive... Ce projet de loi est une mauvaise manière faite à l'une comme aux autres et une mauvaise manoeuvre. (Applaudissements au centre et à droite)

M. Ronan Dantec.  - Et ça, ce n'est pas excessif ?

Mme Éliane Assassi .  - Ce débat est récurrent depuis une vingtaine d'années. Débat difficile, polémique, mais aussi passionné, car nous parlons d'êtres humains. C'est par le travail que l'on peut parvenir à démêler les situations inextricables et apaiser les tensions.

Mon groupe est profondément attaché à la diversité culturelle et linguistique.

Qu'apporte la Charte par rapport à l'article 75-1 de la Constitution, selon lequel les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ? Elle accorde des droits spécifiques aux groupes de locuteurs et impose la reconnaissance des langues régionales dans la vie publique, y compris dans les services publics, contrairement à nos principes constitutionnels.

Certains articles de la Charte sont contraires à nos principes, qui peuvent obliger les parties à utiliser des langues régionales au cours de procédures judiciaires et administratives. En Europe de l'est, où existe une profonde diversité linguistique, ce genre de reconnaissance institutionnelle a peut-être sa raison d'être. Chez nous en revanche, ce serait remettre en cause l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 - prise par un roi, il est vrai.

M. Gérard Longuet.  - Un grand roi !

Mme Éliane Assassi.  - Cela mérite plus d'un après-midi de débat. Il appartiendrait même au peuple d'en décider. L'administration, l'enseignement sont aussi concernés.

Quelle est la portée de la déclaration interprétative ? Soit elle s'impose et la Charte est vidée d'une grande partie de son sens - la France se trouvant alors en porte-à-faux par rapport à ses partenaires - soit elle n'a pas de valeur et la ratification de la Charte contrevient à nos principes constitutionnels.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Exactement !

Mme Éliane Assassi.  - L'avis du Conseil d'État est limpide : le projet de loi constitutionnel introduirait dans notre Constitution une contradiction interne, en faisant référence à deux textes peu compatibles entre eux. Il y aurait aussi une contradiction entre l'ordre interne et l'ordre international. Rappelons que les traités internationaux prévalent sur les normes internes.

M. Alain Anziani.  - Pas sur la Constitution !

Mme Éliane Assassi.  - Nous sommes nombreux, au sein du groupe communiste républicain et citoyen, à défendre à la fois les langues régionales et le français contre la domination de l'anglais, symbole de la mondialisation et de la domination des puissances financières.

Oui, les langues régionales sont en danger, le comité consultatif mis en place en 2013 le constate, y compris dans les régions frontalières. Mais où sont les moyens ? Revivifier notre patrimoine linguistique exigerait de rompre avec le dogme de la réduction des dépenses publiques, bien partagé dans cet hémicycle. Il faut aussi des moyens pour assurer la maîtrise du français, car les deux vont de pair. Si nous n'abordons pas cet aspect-là, la discussion flottera dans la stratosphère...

L'essor du français a exigé un effort considérable. Qui est prêt ici à faire le même effort pour les langues régionales ? La diversité linguistique est une richesse, sa valorisation participe à la résistance au rouleau compresseur d'une monoculture liée à un impérialisme culturel consumériste.

M. Urvoas, dans son rapport sur la proposition de loi constitutionnelle tendant à ratifier la Charte, confessait que les 39 engagements auxquels la déclaration interprétative ne s'oppose pas pouvaient être mis en oeuvre, hors ratification et sans heurter nos principes constitutionnels. (M. Jacques Legendre le confirme) Pourquoi donc réviser notre Constitution ?

M. Philippe Dallier.  - Parce que les régionales approchent !

Mme Éliane Assassi.  - Pas seulement. Vous êtes mal placé du reste, monsieur Dallier, pour une telle dénonciation : en témoigne la proposition de loi déposée récemment sur le bureau du Sénat. Pourquoi cette démarche dont l'échec prévisible aura un effet boomerang sur la promotion des langues régionales ?

La France est en crise, minée par le chômage de masse et la précarité. La Constitution doit être porteuse d'unité et de vivre-ensemble.

Au sein du groupe communiste républicain et citoyen, des divergences se sont exprimées sur les moyens de promouvoir les langues régionales. J'attends vos éclaircissements, madame la garde des Sceaux et c'est pourquoi je ne voterai pas la question préalable.

Sortons enfin des postures politiciennes, prenons des décisions concrètes et efficaces. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen)

M. Bruno Retailleau .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) On voit que ce débat transcende les clivages habituels ; mais en lisant le compte rendu de la réunion de la commission des lois, je constate que la raison le cède parfois aux passions -  et c'est normal, sur un tel sujet ! La question des langues régionales n'a rien de folklorique. Elle a d'abord une dimension universelle. « Au commencement était la parole ».

M. François Marc.  - Le verbe !

M. Bruno Retailleau.  - Citer cette phrase, ce n'est pas un acte de foi, c'est reconnaître l'importance du langage pour l'homme. Adam s'appropriait son univers en nommant les espèces. George Steiner, dans Après Babel, démontre que Babel est une bénédiction : certaines langues anciennes dans le désert du Kalahari possédaient un subjonctif aux nuances beaucoup plus subtiles que le grec d'Aristote. La perte d'une langue, c'est une voie qui se ferme pour la pensée.

M. Jean-Claude Lenoir.  - Très bien !

M. Bruno Retailleau.  - C'est laisser place à l'uniformisation, dans la globalisation.

La question linguistique a également une dimension spécifique à la France, celle de Giono, de Mauriac, de Per Jakez Hélias, de Frédéric Mistral. Jules Michelet décrivait la France comme « ces anciennes provinces qui s'étaient combattues et avaient fini par s'aimer ». Lisez donc le beau livre Composition française de Mona Ozouf, la petite Bretonne, ou Penser la Révolution française de François Furet : l'unité de la République s'est construite grâce au français -  qui est, depuis des siècles, la langue de la diplomatie et de la justice. C'est pourquoi votre exemple espagnol, madame la garde des Sceaux, n'est pas éclairant.

La question n'est pas de savoir si l'on est pour ou contre les langues régionales, mais si la ratification de la Charte est le meilleur moyen d'aider la diversité linguistique sans porter atteinte à notre modèle républicain. À cette question, je réponds non.

Notre opposition à ce projet de loi constitutionnelle s'explique d'abord par une raison de droit : la déclaration interprétative, c'est du bricolage juridique. Elle est sans portée normative, dit le Conseil constitutionnel, contraire à la Charte, dit le Conseil d'État.

Autre raison : ratifier cette Charte, c'est favoriser le communautarisme. (Mme Frédérique Espagnac se récrie) Dès 1999, le Conseil constitutionnel notait qu'elle heurtait les principes d'indivisibilité de la République et d'unicité du peuple français. Conférer des droits spécifiques à des groupes spécifiques, c'est la définition même du communautarisme.

M. Bruno Retailleau.  - Dans une France déchirée, qui connaît un malaise identitaire, ce qui est en jeu est notre conception du vivre-ensemble.

M. Ronan Dantec.  - Exactement !

M. Bruno Retailleau.  - Certes, l'universalité du citoyen doit se conjuguer avec les spécificités de l'homme concret, avec l'enracinement cher à Simone Weil. Vaclav Havel, avant sa mort, déplorait le dilemme mortifère entre l'enfermement ethnico-identitaire et la dilution dans la globalisation.

Notre groupe votera très majoritairement la question préalable. Comment le président de la République peut-il en janvier appeler à l'unité nationale, et en fin d'année introduire dans notre Constitution les germes de la fragmentation ? (M. Didier Guillaume proteste) Mieux vaudrait augmenter le budget dévolu à la promotion des langues régionales, qui baisse cette année encore dans le projet de loi de finances.

Ce projet de loi est une manoeuvre politique, à quelques semaines des élections régionales. Je préfère rester fidèle à mes convictions régionales, dussé-je perdre quelques voix ! (Applaudissements au centre et à droite)

M. Jacques Bigot .  - Ce débat vient au moment où le président du Sénat se trouve à Strasbourg, capitale de l'Europe et de l'Alsace, ville qui a accueilli au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le Conseil de l'Europe. Dans notre histoire, la construction des États est passée par la répression de la diversité culturelle. Mais dans l'Europe issue de la guerre, il est apparu que le respect de la diversité était la condition pour que les vieux conflits ne se réveillent pas. Voilà le sens de la Charte.

Une déclaration interprétative n'est pas une réserve. La Charte n'impose nullement de faire coïncider frontières administratives et linguistiques. Elle n'impose d'offrir un enseignement des langues régionales qu'à la demande des familles, et si un nombre suffisant d'élèves se présentent. En déposant une question préalable, vous cherchez à éviter le débat de fond.

Sénateur alsacien, je sais quel fut le drame des enfants punis en cour de récréation parce qu'ils avaient parlé alsacien.

M. Philippe Bas, rapporteur, et Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission.  - Nous n'en sommes plus là !

M. Jacques Bigot.  - Il y a un an, les sénateurs alsaciens de la majorité sénatoriale votaient contre la réforme territoriale et voulaient que l'Alsace demeurât seule. Double discours... Les langues sont des véhicules de contact, non des frontières. Mais vous créez des frontières artificielles, je le déplore. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

Mme Hermeline Malherbe .  - La Charte fait l'objet d'une longue saga depuis seize ans, faite de revirements et de renoncements. Saisissons l'occasion pour fixer un cadre juridique sécurisé et une protection définitive. J'entends les arguments des uns et des autres. Mais rappelons le contexte : si rien n'est fait, les langues régionales tomberont dans les oubliettes de la République. Il est urgent d'agir pour les protéger. Non, il ne s'agit pas de constitutionnalité des droits collectifs pour des groupes déterminés, ce qui bafouerait l'article 2 de notre Constitution. La Charte protège des droits objectifs - l'apprentissage des langues - et non les droits subjectifs qui seraient ceux des locuteurs de ces langues. Nous ne devons pas nous intéresser aux Basques, aux Catalans, aux Alsaciens, mais aux Français qui parlent basque, catalan ou alsacien.

Ne rien faire n'est pas acceptable. Soyons innovants comme nous y invitait Christian Bourquin. Nous sommes le pouvoir constituant, faisons vivre la Constitution. À une question préalable, j'aurais préféré une proposition concurrente.

Certains ont évoqué le passé avec beaucoup de talent ; je parlerai du présent, pour saluer le travail remarquable de tous ceux qui mettent quotidiennement en pratique l'apprentissage de ces langues. Ils ne sont pas un danger. Ceux qui enseignent le catalan jouent un rôle crucial dans le développement des enfants. Ils leur donnent un bagage pour l'avenir. Déjà 25 pays ont ratifié cette Charte, dont des nations comptant des régions à forte identité culturelle.

Notre débat est passionné, car il touche à notre République, généreuse, plurielle. Ainsi, certains membres du groupe RDSE voteront contre la motion, pour une France unie dans la diversité. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain et sur certains bancs CRC)

M. Hugues Portelli .  - Je me situerai sur le terrain exclusivement juridique. Après tout, c'est d'une révision constitutionnelle qu'il s'agit !

Le Conseil de l'Europe est une machine à fabriquer des traités, que les États reprennent ou non à leur compte. D'où vient cette Charte ? La réflexion la concernant a commencé dans les années 1980, alors que des États unitaires comme l'Espagne et la Belgique craquaient sous une poussée régionaliste et engageaient des révisions constitutionnelles vers une forme fédérale. Elle a été finalisée en 1992 après la chute du communisme et le retour à la démocratie d'États est-européens dont plusieurs ont d'importantes minorités nationales. Tel est le contexte qui explique cette Charte. Elle n'a pas été faite pour la France, État unitaire aux plans constitutionnel, législatif et même réglementaire, et de plus sans minorités nationales.

En France, on a commencé à s'y intéresser à la fin des années 1990. D'un côté, les plus hautes autorités juridictionnelles et constitutionnelles y voyaient un texte contraire à nos principes constitutionnels et même à nos principes supraconstitutionnels, comme l'a souligné mon ami Guy Carcassonne. D'autres voulaient ménager la chèvre et le chou. Guy Carcassonne, grand juriste et grand tacticien du droit constitutionnel, a alors inventé la « déclaration interprétative ». Le Conseil constitutionnel y a répondu par la négative. Et voilà que l'on ressort ce texte du placard sans le changer d'un iota. Le Conseil d'État émet donc le même avis qu'en 1999.

Ce texte pose deux problèmes juridiques. D'abord, un traité ne peut être modifié par un État que sous la forme de réserves, ce que ne permet pas cette Charte. La déclaration interprétative ne s'oppose à personne, notamment aux voisins de la France qui ont donné à certaines régions frontalières un statut constitutionnel. En tout état de cause, le seul pouvoir habilité à formuler des déclarations interprétatives, c'est le chef de l'État. Demander son autorisation au Parlement reviendrait à lui transférer ce pouvoir.

Le juge français placé face à ce texte fera ce qu'il voudra comme fit la Cour de cassation sur la garde à vue, lorsqu'elle a déclaré inapplicable même la partie de la loi non censurée par le Conseil constitutionnel, la jugeant contraire à la Convention européenne des droits de l'homme. Pour elle, un traité reste supérieur à la Constitution. La déclaration interprétative n'est dès lors qu'un chiffon de papier.

Regardons plutôt ce que le droit administratif et constitutionnel permet déjà de faire pour les Français qui parlent des langues régionales. (Applaudissements à droite et au centre, ainsi que sur certains bancs du RDSE)

Mme Catherine Morin-Desailly .  - L'article 75-1 le dit, les langues régionales appartiennent au patrimoine culturel de la France, auquel nous sommes tant attachés. Si nous rejetons le projet de loi, c'est qu'il pose de graves problèmes juridiques. Sans s'y risquer, nous voulons faire vivre les langues régionales par des mesures concrètes.

Cela fait des années que l'on ne peut plus dire qu'elles seraient marginalisées, au moins depuis la loi du 30 septembre 1986 sur l'audiovisuel : en 2013, 785 heures en langues régionales ont été diffusées sur France 3 et plus de 1 000 sur France 3 Corse, tandis que soixante stations de radio émettent en langue régionale.

La loi de refondation de l'école reconnaît l'enseignement bilingue et autorise les professeurs à utiliser les langues régionales. En 2012, 272 000 élèves apprenaient une langue régionale, mobilisant 3 000 enseignants. Colette Mélot le relevait dans son rapport de 2011. Elles sont florissantes, mais nous pouvons encore les renforcer, c'est le sens de la proposition de loi que j'ai cosignée avec le président Bas. Évitons la gesticulation juridique et l'inscription dans notre Constitution d'un droit-créance opposable, d'ailleurs inadapté à la diversité des langues régionales : on ne peut mettre sur le même plan le créole, langue vivante, et le cauchois qui n'est plus guère parlé - le président Bas ne le démentira pas.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Certes.

Mme Catherine Morin-Desailly.  - Les collectivités locales ont les moyens de mener une politique dynamique en cette matière, comme l'Alsace. Faisons-leur confiance ! L'article premier de la loi Maptam confie aux conseils régionaux la préservation de leur identité et la promotion de leur langue. L'Alsace s'y emploie déjà.

L'apprentissage des langues étrangères souffrira de la suppression des classes bi-langues et européennes par ce Gouvernement. (Applaudissements à droite) N'oublions pas la langue française : 2,5 millions de nos concitoyens maîtrisent mal le français. La France est en passe de devenir elle-même une langue régionale. Si, comme disait Rivarol, « Tout ce qui n'est pas clair n'est pas français », votons la question préalable pour dire aux langues de France que nous refusons leur instrumentalisation ! (Applaudissements à droite et au centre)

M. Serge Larcher .  - Je suis très heureux de prendre la parole au nom des deux millions de créolophones, mais aussi des peuples autochtones, Amérindiens de Guyane et Kanaks de Nouvelle-Calédonie. Les citoyens considèrent souvent nos institutions comme lointaines. En rejetant le jacobinisme, nous devons les amener à respecter tous les territoires dans leur diversité, que le Sénat devrait représenter.

Je suis extrêmement déçu, monsieur le rapporteur, par votre rapport.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Vous m'en voyez désolé !

M. Serge Larcher.  - Je suis heureux de défendre un texte porteur du message d'humanisme que la France doit continuer de porter, d'autant que, élu de la Martinique, je suis locuteur et défenseur de deux langues, le français et le créole. L'ouverture à l'autre et la défense de l'identité, l'universel et le particulier, ne sont pas incompatibles, bien au contraire.

La France est une République décentralisée, Elle reconnaît en son sein des territoires et des peuples...

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Des territoires, oui, des peuples, non !

M. Serge Larcher.  - Soit, des populations.

La France pourrait ratifier la Charte des droits fondamentaux et non cette Charte, demeurant le mauvais élève de l'Europe ? Si les déclarations interprétatives ne sont pas opposables, comment expliquer les décisions allemandes des 16 septembre 1998 et 17 mars 2003 ?

Votre combat, celui du français comme citadelle assiégée, est un combat d'arrière-garde, une attitude frileuse.

Vous avez conclu votre intervention sur un proverbe créole, cette langue difficile et subtile, monsieur le rapporteur. Je ne vous ferai pas une leçon ce soir...

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Je suis prêt à en prendre !

M. Serge Larcher.  - ... mais vous êtes tombé à côté.

M. René Danesi .  - Après 1945, l'État français a mis en cause la spécificité linguistique de l'Alsace. L'alsacien et l'allemand, son expression écrite, étaient interdits. Pour beaucoup d'Alsaciens, leur langue maternelle avait pris une connotation négative. Leur loyalisme envers la France retrouvée s'est accompagné du renoncement à la langue maternelle. Il était chic de parler français.

Dans les années soixante, ils se sont rendu compte que beaucoup s'exprimaient mal en alsacien, mal en français et mal en allemand. On prit conscience que l'alsacien était un élément identitaire et un atout pour bien maîtriser l'allemand. Les collectivités locales ont alors engagé une politique d'encouragement, d'autant plus utile que 63 000 frontaliers travaillent en allemand, en Allemagne ou en Suisse alémanique. En juin 2015, le préfet de région a signé une convention-cadre sur la politique régionale linguistique, aux termes de laquelle chaque signataire apporte un million d'euros par an pour soutenir l'enseignement des langues régionales.

Où en sommes-nous ? En Alsace-Moselle, de nombreuses associations travaillent à la promotion des langues régionales. Pour 91 % des habitants, parler l'alsacien n'est plus mal perçu ; 17 % des étudiants suivent un cursus franco-allemand. L'école où l'on m'interdisait de parler alsacien est devenue l'école la plus bilingue de France. Comme d'autres Alsaciens, je suis le cheminement de cette Charte, allant de déception en déception, avec le choix de 39 engagements seulement, la déclaration interprétative, et le long silence sur la Charte après la décision du Conseil constitutionnel.

Aujourd'hui, certains militants sortent l'encensoir, d'autres ont découvert le pot aux roses : l'impossibilité d'adopter cette Charte sans réviser la Constitution. Or on peut très bien appliquer les 39 engagements retenus en 1999 sans modifier la Constitution. En Alsace, nous avons mis en place en 2014 une charte régionalisée, plus efficace. L'association Culture et bilinguisme d'Alsace-Moselle, qui l'a rédigée, a repris la Charte européenne en en supprimant tout ce qui concerne l'État. Les collectivités locales sont invitées à choisir 35 des engagements énumérés.

La révision de la Constitution qui est proposée est à ce point dépourvue de toute portée juridique et pratique que le Comité fédéral pour la langue et la culture régionales en Alsace-Moselle propose d'amender le texte gouvernemental en ajoutant la phrase : « La République encourage l'usage des langues régionales de France et ne s'oppose pas à leur utilisation à titre complémentaire par les services publics ».

Selon l'éminent juriste René Schickele-Gesellschaft, l'inclusion dans la Constitution de la déclaration interprétative serait une catastrophe, car elle est très restrictive.

Le Gouvernement prend pour des naïfs les régionalistes sincères comme moi. Qu'il donne un vrai statut aux langues régionales. Si le Conseil constitutionnel juge cela contraire à la Constitution, qu'il propose une révision ; s'il s'y refuse, qu'il passe à autre chose ! (Applaudissements à droite et au centre)

M. Jean-Jacques Lasserre .  - La signature de la Charte fut une véritable avancée. Depuis, de réelles dispositions sont prévues, notamment dans l'Éducation nationale ou pour les collectivités locales, ou des avancées sont permises pour le monde associatif, malgré une loi Falloux pénalisante. L'adoption de la Charte n'aura pas d'influence notable ; je comprends ceux qui ne veulent pas la voter pour cette raison. Mais ce n'est pas mon point de vue ; comme les Bretons, les Basques s'inquiètent de ne pas voir le nombre de locuteurs augmenter. Cela ne se décrète pas mais requiert plutôt de la sensibilité. Nous devons à la société civile la plupart des progrès que nous votons. Mais nous avons besoin d'envoyer des signes.

M. Ronan Dantec.  - Exactement !

M. Jean-Jacques Lasserre.  - Il s'agit de patrimoine vivant, et non de vieilles pierres. Les locuteurs classiques, ruraux âgés, doivent être relayés par de nouveaux, urbains. Cela passe par les usages.

Tous les acteurs nous regardent : refuser d'en débattre les affaiblirait. La réforme du collège affaiblit aussi les langues régionales en les réduisant aux enseignements pratiques interdisciplinaires.

Je suis favorable à l'examen de ce texte, notamment pour sortir du flou qui règne autour de la déclaration interprétative, commodité rassurante et fragile.

Mme Nicole Bricq.  - Certes, mais...

M. Jean-Jacques Lasserre.  - La question porte sur l'exclusivité de l'usage du français dans les services publics. Il faut en débattre : je voterai donc contre la question préalable. (Applaudissements à gauche et sur certains bancs du centre)

M. Yannick Botrel .  - Les raisons exposées pour refuser le débat ne sont pas sérieuses. Nous n'empêcherons pas les Français d'en débattre dans le cadre des élections régionales.

M. André Reichardt.  - C'est le but !

M. Yannick Botrel.  - Certains évoquent des décisions du Conseil constitutionnel, des avis du Conseil d'État, le rapport Carcassonne de 1998 alors que la déclaration interprétative fournit des assurances. Adopter la Charte ne conduit pas à reconnaître les minorités linguistiques mais à imposer les langues régionales dans la sphère publique.

Cela tient en réalité à une conception obsolète de la France qui n'est plus celle du XIXe siècle. Est-il opportun de se servir de ce débat à des fins politiciennes, alors que la France reconnaît déjà les langues régionales ?

Ce projet de loi ne menace pas l'unité de la nation ni les institutions. Il ne s'agit pas de contraindre qui que ce soit à parler ces langues. Le basque, cet isolat linguistique ou le breton, dernière langue celtique continentale, méritent d'être sauvegardées.

Vous parlez de communautarisme, monsieur Retailleau ; ce n'est pas au niveau du débat. C'est en Bretagne bretonnante que le FN fait ses plus bas scores et que nous accueillons le plus grand nombre de réfugiés, comme autrefois les Espagnols.

M. Roland Courteau.  - Très bien !

M. Yannick Botrel.  - Il ne s'agit que de reconnaître ce fait.

Mme Nicole Bricq.  - Et oui ! (Applaudissements sur les bancs écologistes et du groupe socialiste et républicain)

M. Alain Marc .  - Ce texte doit être replacé dans son contexte, celui de la libération de pays à fortes minorités nationales, telle la minorité hongroise en Roumanie, loin de la situation française. Le Conseil constitutionnel a jugé qu'il n'était pas conforme à la Constitution, car donnant des droits particuliers à des groupes, ce qui porte atteinte aux articles 1er, 2 et 3 de la Constitution. Dès lors, la ratification a été interrompue jusqu'à ce projet de loi, déposé le 31 juillet 2015.

Ce texte risque d'alimenter de nombreux contentieux et nous amènera à une impasse juridique. Philippe Bas et Hugues Portelli l'ont démontré. Quelles sont nos estimations ? Pourquoi maintenant, seize ans après la décision du Conseil constitutionnel, alors que la Charte est inutile pour promouvoir les langues régionales ?

Cette ratification est un symbole et un leurre, à la veille des élections régionales. La défense des langues régionales n'exige en rien cette ratification. Nous ne vous avons d'ailleurs pas attendu, comme avec la loi Haby de 1975, la loi Toubon de 1994, ou plus récemment en 2004 ou encore notre proposition de loi pour donner une assise juridique plus claire de pratiques existantes.

M. Didier Guillaume.  - Avant les régionales ?

M. Alain Marc.  - En Aveyron, des élèves apprennent l'occitan dans des calandretas, des sections bilingues publiques, d'autres sont sensibilisés dès la maternelle. En tout, 92 % des petits Aveyronnais. Cela sans ratification de la Charte. J'aimerais que tous les représentants d'exécutifs départementaux ici présents soient aussi exemplaires.

Mme Hermeline Malherbe.  - Nous le sommes !

M. Alain Marc.  - Les obstacles au développement des langues régionales sont l'opposition de certains inspecteurs d'académie à la création de classes bilingues et la réduction du temps d'antenne dévolu aux langues régionales sur France 3. La proposition de loi que nous avons déposée lève ces obstacles et crée des enseignements dans les ESPE. Réglons la question sans toucher à la Constitution, d'autant que le présent texte soulève des risques juridiques.

Comme dit le président Larcher, la Constitution ne doit pas être une variable d'ajustement pour les gouvernements en échec. (Applaudissements à droite et au centre ; protestations sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

présidence de M. Claude Bérit-Débat, vice-président

M. Roland Courteau .  - Point d'ambiguïté : je défends l'occitan : les langues régionales sont une richesse.Or elles ont été trop longtemps négligées ou combattues. Nous soutiendrons donc ce texte. J'ai même déposé une proposition de loi ici même en 2010 pour sécuriser leurs statuts.

N'hésitons pas à reconnaître la diversité linguistique. Si la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen a été rédigée en français, c'est en occitan qu'a été créé le personnage de Marianne. La République est une et indivisible, mais elle est aussi diverse, c'est ce qui fait l'attractivité de son territoire et la rend unique. La Charte est nécessaire à l'élaboration d'un cadre législatif permettant aux langues régionales de s'épanouir.

Pour ses adversaires, rien n'y fait : ni que nos partenaires l'aient ratifiée, ni que des juristes éminents l'aient défendue, ni que l'Unesco la soutienne... D'aucuns soutiennent que les langues régionales sont mortes, arriérées, dépassées... La vérité, c'est qu'elles constituent un patrimoine humain et culturel exceptionnel, bien vivant. N'y a-t-il pas lieu plutôt de lutter contre la colonisation culturelle et linguistique de l'anglais ? Un véritable Waterloo linguistique nous menace. Protégeons notre patrimoine, en encourageant la valorisation des langues régionales. Nul risque communautariste derrière la ratification de la Charte, ce serait au contraire une sécurisation des pratiques actuelles.

Réconcilions la langue de la République et la République des langues. Il est dommage, très dommage que de tels enjeux ne nous rassemblent pas. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

présidence de M. Thierry Foucaud, vice-président

M. André Reichardt .  - Je suis le troisième sénateur alsacien à intervenir et à dire mon attachement à ma langue régionale. L'Alsacien n'est toutefois pas ma langue maternelle. Je l'ai apprise au contact de mes amis, de mes relations professionnelles et l'ai aimée progressivement ; j'en ai découvert la finesse et la richesse, la multiplicité de ses accents. Élu, je n'ai cessé de la défendre, en promouvant son enseignement, sa pratique au théâtre, en finançant des plaques de rues bilingues ou des dictionnaires professionnels franco-alsaciens. Je ne saurais donc passer pour hostile aux langues régionales.

Notre régime local d'assurance maladie et notre régime des cultes sont les plus connus de nos particularismes, mais notre langue gagnerait à être mieux connue. Savez-vous qu'il existe plus de 80 expressions en alsacien pour dire des mots doux à une femme ?

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Seulement ? (Sourires)

M. Loïc Hervé.  - Des exemples !

M. André Reichardt.  - De même, il y a 40 expressions pour dire « marquer un but » au football... C'est une langue pleine de subtilité, que nous voulons préserver et promouvoir.

Malgré l'attachement que j'ai pour cette langue, je ne peux me résoudre à voter ce texte. Parce que c'est inutile et parce que c'est impossible.

Inutile en effet : elle n'apporte rien par rapport à ce que nous faisons déjà. Nous n'avons pas attendu la Charte pour encourager la pratique de la langue. L'office pour la langue et la culture s'y emploie depuis 1994 avec le soutien financier massif du conseil régional. René Danesi a parlé de la Charte alsacienne de 2014. La Charte européenne peut d'ores et déjà se décliner dans nos territoires, dans tous nos territoires si les populations et les élus le veulent...

Cette ratification reste impossible, le rapporteur l'a dit ! Même affublée de cette déclaration interprétative, la Charte est contraire à la Constitution.

Reste le symbole. Mais depuis la révision de 2008, l'article 75-1 de la Constitution reconnaît déjà l'appartenance des langues régionales à notre patrimoine.

Préférons à ce projet de loi une proposition de loi donnant un véritable statut aux langues régionales et votons la question préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains ; M. Jean-Claude Luche applaudit aussi)

M. Christian Manable .  - La République est une et indivisible. C'est son patrimoine qui fait sa richesse, sa diversité. Les langues régionales font partie de ce patrimoine ; une République forte n'a pas à craindre la diversité linguistique.

Parlementaire, je représente la nation française, non une spécificité locale. Et pourtant, je suis un ardent défenseur des langues et cultures régionales. N'évitons pas ce débat important au moyen de je ne sais quelle acrobatie juridique.

J'ai entendu parler du breton, du basque, du normand, laissez-moi vous parler du picard.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Oui, cela manquait !

M. Christian Manable.  - Car le picard est bien une langue, que parlaient la nation picarde, les universitaires de la Sorbonne au XIIIe siècle. En 1999, le Premier ministre Jospin a demandé à Bernard Cerquiglini d'établir la liste des langues de France : le picard en fait partie. En 2013, Aurélie Filippetti avait installé un comité consultatif des langues régionales, destiné à éclairer les pouvoirs publics sur l'application des 39 mesures de la Charte. Le rapport cite le picard, tantôt en le rattachant aux langues d'oïl, tantôt en en faisant une variété dialectale du français. En Picardie, cela a nourri les inquiétudes... Aucun spécialiste du picard n'était au comité. Le nombre de locuteurs avancé nous paraissait en outre fantaisiste.

La vérité, c'est que le picard est parlé dans cinq départements et jusqu'à Tournai en Belgique. Il s'écrit depuis le Moyen-Âge, deux millions de personnes sont capables de le comprendre. Il existe une littérature originale et de nombreuses méthodes d'apprentissage pour le milieu scolaire. Au reste, le chti est un picard qui a réussi mais n'a pas d'autonomie, puisqu'il est formé à partir du picard des soldats des tranchées de 1914-1918... On publie régulièrement en picard : Astérix par exemple, s'écoule à 100 000 exemplaires, bien plus que dans d'autres langues régionales... Le picard est un élément fort de notre grande région, que certain candidat aux prochaines élections ne semble connaître qu'au travers des vitres du TGV...

Si la révision de la Constitution aboutissait, la langue picarde devrait être promue.

M. le président.  - Vous avez largement épuisé votre temps de parole, veuillez conclure.

M. Christian Manable.  - Marius Touron, en 1910, interpellait le ministre en picard lui demandant de ne pas laisser mourir sa langue. Je fais mienne sa requête. (Applaudissements à gauche)

Mme Colette Mélot .  - L'article 75-1 de la Constitution fait des langues régionales des composantes de notre patrimoine. Le temps des guerres linguistiques est révolu. Le français, langue de la vie publique, pilier de l'unification nationale, doit garder sa prééminence. Mais les langues régionales ne la menacent aucunement. Le pluriel masque d'ailleurs une grande hétérogénéité : quoi de commun entre le corse, le basque, le picard, le créole, le tahitien, le kanak ? Le nombre de locuteurs varie, sans compter qu'il faudrait distinguer entre compréhension passive et expression active, maîtrise de l'oral et de l'écrit.

En métropole, les langues régionales ne survivent que grâce à l'école... À ce propos, je me félicite du sérieux témoigné par l'éducation nationale et l'enseignement supérieur à l'égard des langues régionales.

La loi de refondation de l'école de la République prévoit même un enseignement tout au long de la scolarité par convention avec l'État. Le maire ne peut même s'opposer à la scolarisation d'enfants dans une autre commune que la sienne lorsque l'apprentissage d'une langue régionale est en jeu. Le schéma d'accompagnement de la valorisation des langues ultramarines de 2012 va dans le même sens.

La ratification de la Charte ne va toutefois pas sans difficultés. Certes, elle pourrait empêcher la réduction du nombre d'options dans l'enseignement secondaire, défendue de longue date par la Cour des comptes. Il faudrait aussi encourager la promotion des langues régionales dans les médias, et sécuriser la signalétique bilingue des lieux publics - comme l'entendait la proposition de loi votée par le Sénat en 2011, que j'ai eu l?honneur de rapporter et jamais inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. La toponymie bilingue est déjà un outil puissant de valorisation des langues régionales.

Nous poursuivrons notre action par le dépôt d'une proposition de loi. Nul besoin de voter cette Charte pour défendre la diversité linguistique. J'espère que les partisans de l'adoption du présent texte seront aussi prompts à voter notre proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Georges Labazée .  - Un collègue de mon département avait chanté dans sa langue natale à l'Assemblée nationale. Je ne l'imiterai pas, mais dirai seulement... (L'orateur prononce l'adresse en béarnais)

Je ne reviendrai pas sur l'historique. Seize ans ont passé depuis que la France a signé la Charte, rien n'a été fait. Cette Charte serait-elle un caillou dans la chaussure de la France ?

Les nouveaux membres de l'Union européenne ont dû la ratifier, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Espagne l'ont fait... Elle ne menace en rien l'unité de la Nation, ni ne crée des droits collectifs. La République ne doit simplement pas être oublieuse de ceux qui l'ont constituée et de ceux qui la constituent aujourd'hui.

Que veut-on au juste ? Voir les minorités linguistiques mourir lentement ?

M. Ronan Dantec.  - Absolument !

M. Georges Labazée.  - Si rien n'est fait, elles disparaîtront d'ici vingt ans, dit l'Unesco. L'occitan a plus de mille ans d'existence, et le basque davantage... Ou veut-on qu'elles s'épanouissent ? Exclure ces langues de la République, c'est l'amputer d'une partie d'elle-même. Enfant, je n'ai parlé que béarnais avec mes parents ; cela ne m'a pas empêché de poursuivre une carrière d'enseignant au service de l'Éducation nationale, puis de parlementaire.

De nombreux écrivains béarnais, comme Bernard Manciet, ont connu un certain succès. (Marques d'impatience à droite)

M. le président.  - Veuillez conclure.

M. Georges Labazée.  - Je vous dirai, monsieur le président de la commission des lois, que vous vous moquez un peu de nous... Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992, parlait du temps où  « la langue créole avait de la ressource » et « fascinait (...) par son aptitude à contester (...) l'ordre français régnant dans la parole. Elle s'était comme racornie autour de l'indicible, là où les convenances du parler perdaient pied dans la mangrove du sentiment. Avec elle, on existait rageusement, agressivement, de manière iconoclaste et détournée ». (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

La discussion générale est close.

Question préalable

M. le président.  - Motion n°1, présentée par M. Bas, au nom de la commission.

En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (n° 662, 2014 - 2015).

M. Philippe Bas, rapporteur .  - Le débat a été riche d'enseignements. Il confirme notre engagement collectif de promouvoir les langues régionales. Mais ce n'est pas l'effet qu'aurait la Charte.

On ne saurait mettre sur le même plan les opinions, aussi stimulantes soient-elles, d'universitaires, qui peuvent être contredits par d'autres universitaires, et des avis ou des décisions rendus par nos juridictions suprêmes. Nous vivons, fort heureusement, dans un État de droit : Le débat constitutionnel est tranché depuis 1999. Ceux qui s'étonnent de l'absence de ratification depuis lors doivent comprendre que le Conseil constitutionnel y avait fait obstacle : la présente procédure de révision ne permet pas davantage d'y faire échec non plus qu'à la France d'honorer ses engagements internationaux.

Je rappelle que ce projet de loi autorise la ratification de la Charte, complétée de la déclaration interprétative annoncée il y a quinze ans. Cette déclaration interprétative n'a pas de valeur constitutionnelle - elle peut être complétée, réduite, modifiée - et a d'autres défauts : incomplète, elle n'a pas pris en compte les obstacles relevés postérieurement à sa rédaction par le Conseil constitutionnel... Elle n'empêcherait nullement l'application des stipulations de la Charte prévoyant, par exemple, le droit imprescriptible de s'exprimer dans la vie publique en langue régionale ou la création d'instances représentatives de groupes de locuteurs. Ce ne sont pas des arguties...

Ce projet de révision conduirait aussi la France à se mettre en infraction vis-à-vis de ses engagements internationaux, car la Charte exclut en son article 21 toute réserve. Or la déclaration interprétative, ce sont en réalité des réserves. Comme les parties IV et V de la Charte organisent la surveillance du respect par les parties de ses stipulations, le Conseil des ministres du Conseil de l'Europe ne pourrait que constater que la France y contrevient et lui demander de se mettre en conformité.

Ce projet de loi constitutionnelle est donc une double impasse, constitutionnelle et conventionnelle. Renvoyons-le au président de la République, en lui demandant de remplir les missions qui lui sont confiées par l'article 5 de la Constitution, veiller au respect de la Constitution et des engagements internationaux de la France. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UDI-UC)

M. Alain Anziani .  - Beaucoup d'opinions ont été émises en effet. Ce projet de loi attenterait à l'unité de la République, favoriserait le communautarisme, bafouerait les fondements de notre droit... J'affirme que ce ne sont que des opinions.

La Charte est-elle compatible avec notre Constitution ? La réponse est oui. Mais quel est notre pouvoir de constituant et, au-delà, celui du peuple souverain ? Est-il subordonné au pouvoir judiciaire ? Au droit européen ? Notre droit affirme la suprématie de la Constitution sur les traités européens - tous les manuels de droit public, dont celui du professeur Portelli, le disent.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Belle découverte !

M. Alain Anziani.  - En conséquence, toutes les dispositions de notre bloc de constitutionnalité primeront la Charte.

Des précautions ont en outre été prises. La France n'a pas pris la totalité de la Charte, elle n'a souscrit qu'à 39 engagements sur 98, écartant tout ce qui paraissait contraire à nos règles - y compris le droit imprescriptible qu'a évoqué le président Bas.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Ce n'est pas dans la déclaration interprétative...

M. Alain Anziani.  - La question ne saurait se poser en ces termes, dit-on, l'important serait ce que la France n'a pas accepté. Sur les conseils de Guy Carcassonne, la France a justement déposé une déclaration interprétative, soit la lecture qu'elle fait de la Charte. La déclaration écarte la reconnaissance de droits particuliers aux locuteurs de langues régionales. Ce n'est d'ailleurs pas une spécificité française, tous les pays en ont déposé une, l'Allemagne en a même déposé deux.

La déclaration interprétative est-elle une réserve ? J'affirme que non. La Charte est précédée d'un rapport explicatif, dont personne ne parle, qui précise que la Charte a une vocation culturelle et ne remet pas en cause les principes de souveraineté nationale et d'intégrité territoriale des États... La déclaration ne peut être une réserve puisqu'elle est en accord avec ce rapport.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - C'est inexact.

M. Alain Anziani.  - Je vous renvoie à l'ouvrage du professeur Gicquel...

Le Conseil constitutionnel a tranché. Il a jugé qu'une révision constitutionnelle était nécessaire. C'est l'objet du projet de loi, qui intègre la déclaration interprétative dans notre loi fondamentale et lui donne une force nouvelle. Le Conseil constitutionnel n'aura pas à s'interroger sur la constitutionnalité du texte, puisqu'il s'interdit un tel contrôle. Quant au Conseil d'État, il met en avant des incertitudes juridiques. Mais dès lors que tout est dans la Constitution, le juge rejettera la requête d'un Basque ou d'un Corse qui voudrait plaider dans sa langue...

Un mot sur la situation à l'étranger : ni l'anglais, ni l'allemand ne s'effacent. Pour une raison simple : l'article 5 de la Charte stipule que rien ne peut remettre en question le principe de souveraineté nationale et d'intégrité territoriale. La Charte, encore une fois, n'a qu'une visée culturelle.

Plus des trois cinquièmes des députés, 71 %, ont voté une révision constitutionnelle de cette nature.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Pas celle-ci !

M. Alain Anziani.  - À vous de dire si vous accédez à l'aspiration légitime des territoires ou cédez à la tentation jacobine. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et écologiste ; Mme Hermeline Malherbe et M. Michel Le Scouarnec applaudissent également)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Merci à tous pour la belle tenue et la hauteur de ce débat.

Je reviendrai sur les arguments juridiques ; répéter les plus contestables ne les rend pas irréfutables... J'ai expliqué la genèse de ce projet de loi et les principes qui sous-tendent sa rédaction. Je demeure surprise de la façon dont vous, les constituants, sous-estimez votre pouvoir ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

Fragiliserait-on par ce texte les principes fondamentaux de la Constitution, l'indivisibilité de la République, l'unicité du peuple français, l'égalité des citoyens devant la loi ? Vous avez raison, monsieur le président Bas, les opinions des constitutionnalistes, indispensables, ne doivent pas être mises sur le même plan que les avis de nos juridictions. Le Conseil constitutionnel estime donc que la Charte, « en ce qu'elle confère des droits spécifiques à des groupes de locuteurs de langues régionales ou minoritaires », attente à ces principes. Mais ces droits spécifiques n'existent pas. Le rapport explicatif annexé à la Charte est clair : elle vise à protéger les langues minoritaires, non les minorités linguistiques, et ne crée pas de droits individuels ou collectifs.

M. Jacques Mézard.  - Ce n'est pas ce que dit la Charte.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Guy Carcassonne l'a dit aussi, la Charte ne donne aucune existence juridique à de tels groupes.

Passage en force, monsieur le président ? Impossible, puisque c'est le constituant qui se prononcera.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Je vous en donne acte.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - J'entends dire que la déclaration interprétative serait une réserve. Pas ici, dans une assemblée aussi experte - dont j'ai apprécié les travaux dès l'époque où j'étais députée. Il n'y a pas de confusion possible, une réserve exclut les conséquences juridiques de stipulations, tandis que la déclaration interprétative précise leur portée.

Sur la hiérarchie des normes, il n'y a pas d'ambiguïté, depuis les décisions du Conseil d'État de 1998 et plus récemment de la Cour de cassation. Pas d'inquiétude donc.

M. Hugues Portelli.  - Dans l'ordre interne uniquement !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Au-delà des questions juridiques, il faut oser parler du fond des choses. André Reichardt s'est fait minnesänger. J'ai entendu un auteur de chant d'amour adressé à l'alsacien. La variété sémantique et syntaxique des langues, la pluralité des expressions artistiques et littéraires sont une telle richesse que je comprends mal vos réticences. Pourquoi refuser un cadre plus large, favorable à l'émulation ? C'est là que l'on pourrait soupçonner le communautarisme.

Notre patrimoine a perdu un peu de sa force, pour mille et une raisons. L'enjeu est de le revigorer, pour nous enrichir mutuellement.

L'unité du même, cela n'existe pas. L'unité est celle d'un monde complexe et pluriel - ce qu'est la société française, comme les autres.

La laïcité, principe de concorde, nous permet d'avoir, malgré nos appartenances, nos croyances diverses, un destin commun. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

M. Bruno Sido.  - Ce n'est pas du droit !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - La question des moyens a été évoquée. Ne confondons pas les sujets, même si les lois doivent effectivement être appliquées, madame Assassi. Je comprends mal, ayant entendu votre attachement aux langues régionales, pourquoi vous refusez une norme constitutionnelle. Vous préférez une loi contraire à la Constitution ? Les langues régionales relèvent pour l'essentiel du règlement. C'est le Gouvernement qui a fait introduire des dispositions dans la loi - celle de la refondation de l'école - et qui propose aujourd'hui d'aller au-delà en révisant la Constitution.

Le budget dédié à la promotion du français et des langues régionales a augmenté sous ce Gouvernement : 2,850 millions d'euros en 2015, contre 2,497 millions en 2010 et 2,6 en 2013. Le délégué interministériel a codifié, à la demande du Gouvernement, toutes les normes relatives aux langues régionales dans un code Dalloz. Un programme « Dis-moi » est déployé dans toutes les écoles. Quant à la mesure prévue par l'article 10 de la Charte, elle ne fait pas partie des 39 retenues par le Gouvernement.

Selon notre droit pénal, les personnes doivent déjà être jugées dans une langue qu'elles comprennent, d'où le recours à des interprètes. La Charte n'implique nullement une nouvelle obligation en cette matière.

« J'écris en présence de toutes les langues du monde », disait Glissant. C'est lorsqu'on a combiné en soi des langues, des expressions différentes, que l'on peut se mouvoir dans toutes les cultures. L'enracinement profond permet à l'individu de se stabiliser et de se hisser ainsi à la hauteur du monde, écrivait Césaire, qui n'a jamais écrit en créole, et pour qui « le seul vrai trésor est celui qui fait la richesse des autres ». (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste).

M. Jacques Legendre.  - Ce débat était-il nécessaire ? Nous aimons tous les langues de France et nous aurions pu parler de mesures concrètes pour les promouvoir. Au lieu de cela, nous voilà pris dans un débat juridique sans doute intéressant - il met en lumière les risques juridiques - mais qu'il serait temps d'abréger. Coupons court et votons la question préalable.

Avec cette révision, la Constitution interdirait de respecter des engagements rendus pourtant impératifs par la ratification de la Charte : ce serait inédit.

Au lieu d'être des diseux, soyons des faiseux et votons une grande loi pour les langues régionales. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. François Marc.  - « De quoi ont-ils peur ? »

M. Philippe Bas, rapporteur.  - De rien !

M. François Marc.  - Cette question est posée depuis qu'il est apparu que la majorité sénatoriale voterait une question préalable. Madame la ministre, merci des éclairages utiles que vous avez apportés. Surtout, vous avez élevé le débat, cité le grand Victor Segalen et dit qu'honorer l'homme dans sa diversité doit être notre leitmotiv.

La position de la droite sénatoriale n'est pas comprise dans le pays. « Bricolage » dit l'un de nos collègues du groupe Les Républicains : il est bien plutôt dans leur refus de voter ce texte et dans le dépôt précipité d'une proposition de loi.

Mme Nathalie Goulet.  - Quinze ans de mécano !

M. François Marc.  - Selon l'Unesco, 90 % des langues disparaîtront au XXIè siècle.

M. Bruno Retailleau.  - Ce n'est pas avec cette Charte que cela changera !

M. François Marc.  - Il est temps d'agir et de ratifier la Charte. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

M. Christian Favier.  - La présidente Assassi a rappelé que nous soutenons sans ambiguïté la promotion des langues régionales, profondément populaires ; cette action n'est nullement contraire à nos principes républicains. La Charte va beaucoup plus loin, même si un débat existe sur sa portée. Ce débat, monsieur le rapporteur, ne vous en privez pas ! Nous voterons contre la question préalable, tout en soulignant qu'il faut parler des moyens, insuffisants. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen et du groupe socialiste et républicain)

M. François Zocchetto.  - Il ne s'agit pas de dire si l'on est pour ou contre la diversité linguistique, nous y sommes tous attachés. Il s'agit de réfléchir au meilleur moyen de la défendre.

Ce projet de loi constitutionnel n'apporte aucune plus-value, tout en créant beaucoup d'incertitude juridique. On ne peut ignorer l'avis du Conseil constitutionnel, selon lequel la Charte contrevient à nos principes fondamentaux. Évoquer le rapport explicatif, c'est méconnaître la hiérarchie des normes. Plusieurs d'entre nous, issus de territoires régionalistes, peuvent se sentir pris en otage par votre projet partisan, à quelques semaines des élections régionales.

Dans leur grande majorité les membres de notre groupe voteront la question préalable. (Applaudissements sur plusieurs bancs au centre et à droite)

M. Ronan Dantec.  - Encore un triste épisode... Depuis la loi Deixonne en 1951, chaque fois que l'occasion se présente de défendre les langues régionales, la droite, malgré de belles déclarations d'intention, trouve des arguties juridiques. Comme pour laisser le temps aux langues régionales de s'éteindre. Le président Bas aurait dû d'emblée nous dire qu'il refusait que l'on change quoi que ce soit à notre loi fondamentale. « Touche pas à ma Constitution ! » nous a-t-il dit en substance. La droite n'évolue pas.

M. Bruno Sido.  - Quelle mauvaise foi !

M. Ronan Dantec.  - Je suis heureux, en revanche, que la gauche ait beaucoup progressé dans son intelligence du monde (MM. Rémy Pointereau et Bruno Retailleau s'esclaffent) et de la diversité. Quand la droite agite le spectre du communautarisme, cela annonce sur quels thèmes elle entend revenir au pouvoir... Le clivage a été net entre la gauche et la droite, et je suis fier d'appartenir à la première ! (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et écologiste)

M. Jacques Mézard.  - Vous avez tort de tenir ces propos clivants, voire simplistes : ce débat transcende les lignes de partage traditionnelles, le vote de mon groupe en témoignera.

Le Gouvernement nous reproche de ne pas faire entendre la voix des territoires. Mais quand nous la portons, à l'occasion de la réforme territoriale par exemple, il refuse de nous écouter !

Mmes Nathalie Goulet et Éliane Assassi.  - Très bien !

M. Jacques Mézard.  - Madame la garde des Sceaux, vous dites tout bonnement que le Conseil d'État s'est trompé. C'est assez grave...

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Assez grave pour que je réponde !

M. Jacques Mézard.  - Reconnaître des droits aux groupes de locuteurs est contraire à nos principes fondamentaux, quelques changements que l'on puisse apporter à la Constitution. Dites clairement, comme M. Dantec, que c'est ce que vous souhaitez ! Vous avez parlé de laïcité : à quand le projet de loi annoncé sur cette question ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Je ne me suis pas prononcée sur l'avis du Conseil d'État, me contentant de lire la décision du Conseil constitutionnel et de rappeler la teneur du rapport explicatif annexé à la Charte. Je crois avoir toujours été respectueuse des institutions. Mais je m'étonne de vous entendre, monsieur Mézard, vous qui êtes si subtil, brandir l'avis du Conseil d'État comme s'il liait le Gouvernement. Je n'ai nullement mis en cause le Conseil ni son avis.

M. Philippe Bas, rapporteur.  - La droite et le centre sont pour la diversité, ils l'ont prouvé en 2003, puis en 2008 lors de la révision de la Constitution, puis, en 2011 lorsqu'il s'est agi de créer une collectivité d'Alsace à statut particulier.

M. André Reichardt.  - Très bien !

M. Philippe Bas, rapporteur.  - Il y a une fausse habileté à contourner une décision du Conseil constitutionnel par le biais d'une déclaration interprétative. Mieux aurait valu prévoir expressément une dérogation aux principes des articles 1er et 2 de la Constitution, en assumant franchement votre volonté. (Applaudissements au centre et à droite ; Mme la garde des sceaux s'amuse)

La motion tendant à opposer la question préalable est mise aux voix par scrutin public de droit.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°30 :

Nombre de votants 340
Nombre de suffrages exprimés 334
Pour l'adoption 179
Contre 155

Le Sénat a adopté.

En conséquence, le projet de loi constitutionnelle n'est pas adopté.

M. le président.  - Les explications de vote et le scrutin public sur ce texte, prévus mardi, n'ont plus lieu d'être. L'ordre du jour du mardi 3 novembre sera modifié en conséquence. Le président du Sénat prendra contact avec le Gouvernement pour étudier, avec le président de la commission des lois et les présidents de groupes, si l'examen du projet de loi sur l'indépendance et l'impartialité des magistrats peut commencer avant les questions d'actualité de 16 h 45.