Laïcité (Proposition de loi constitutionnelle)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l'article premier de la Constitution.

Discussion générale

M. Jacques Mézard, auteur de la proposition de loi constitutionnelle .  - Notre groupe n'est pas favorable par principe aux révisions constitutionnelles fréquentes, tant la Constitution est un facteur de stabilité institutionnelle. Si, héritiers de la gauche démocratique, nous avons déposé cette proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire dans la Constitution le titre premier de la loi du 9 décembre 1905, c'est pour porter une nouvelle fois le message que notre groupe a toujours porté sous trois républiques successives.

Après les événements dramatiques de janvier et novembre derniers, il nous paraît nécessaire de donner valeur constitutionnelle, non pas à toute la loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État, mais à son seul titre premier, afin que cette loi devienne inamendable. Car le principe de laïcité ne saurait être affaibli par des adjectifs qui le dénaturent, laïcité inclusive, accommodante, positive... et j'en passe. J'ai cru entendre ce matin en commission qu'il pouvait y avoir une laïcité concordataire...

Il est absurde d'opposer la laïcité à la religion puisque la première est la liberté des consciences et des cultes. Elle est consubstantielle à la liberté - la constitution de l'An III l'avait intégrée. Ferdinand Buisson résumait ainsi le sens de la loi de 1905 : « l'Église libre dans l'État souverain ». Or, de même que Pie X s'opposait à la loi de 1905, l'islam radical défie aujourd'hui le modèle républicain. Quand on invoque la liberté, il faut concilier le strict respect de principes non négociables et le bon sens. Clemenceau le disait en 1906 à l'occasion des inventaires, « compter le nombre de chandeliers ne vaut pas une vie d'homme » - voilà le mot d'un grand homme d'État, espèce en voie de disparition malgré la loi sur la biodiversité... (Sourires)

S'il peut être raisonnable de proposer un menu alternatif dans les cantines, il ne l'est pas d'y servir une nourriture halal ou kasher. (M. Loïc Hervé approuve) Si l'on peut accepter baux emphytéotiques et garanties d'emprunt, il convient de ne pas aller au-delà.

Je respecte l'opinion de nos collègues d'Alsace-Moselle, si je ne la partage pas. Le concordat ne s'applique pas à l'islam, certes. Et il m'est difficile de concevoir que le délit de blasphème soit encore applicable à ces trois départements, pourtant partie intégrante du territoire de la République.

M. René Danesi.  - Il n'est plus appliqué depuis un siècle !

M. Jacques Mézard.  - Le danger qui menace les fondements de notre société, c'est le communautarisme - doctrine selon laquelle la société s'organise sous la forme de communautés de personnes partageant une identité culturelle, ethnique ou religieuse. Fait révélateur, le mot est un néologisme des années 1980...

Le président Jacques Chirac a eu raison de faire adopter la loi encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements scolaires, comme il avait eu raison de déclarer le 17 décembre 2003 que « le communautarisme ne saurait être le choix de la France ».

M. Philippe Bas, président de la commission.  - C'est vrai !

M. Jacques Mézard.  - Incarnation du populisme, clone de l'inculture, intolérant, le communautarisme n'est pas fongible dans la laïcité ; là où la laïcité émancipe, il enferme l'individu dans son identité étroite. À chaque fois qu'il progresse, la laïcité s'affaiblit et avec elle la démocratie. Chaque renoncement se paie cash au détriment de l'unité nationale et de la République. Trop d'élus de toutes sensibilités y ont cédé par électoralisme, devenant les prisonniers de leurs propres turpitudes et compliquant la tâche de leurs collègues plus courageux... Il appartient à l'État d'être moins laxiste - le contrôle de légalité doit encore avoir son utilité. Les principes laïcs sont le seul moyen de protéger les minorités et les diversités.

Je m'interrogeais le 16 novembre 2015 devant le Congrès, rappelant que la IIIe République avait fait preuve de fermeté : « pourquoi la Ve République n'applique-t-elle pas la même loi contre ceux qui prêchent la haine et la mort ? » Assez de frilosité, de fausse pudeur, de lâcheté ; nos nations sont en guerre contre un fanatisme djihadiste barbare, qui menace tout ce qui fait notre société, notre vie : nous ne pouvons cautionner le message laxiste d'une laïcité molle, nous devons combattre ceux qui veulent, au nom de la religion, réduire à néant des droits universels. Comme Élisabeth Badinter et Régis Debray, je considère insupportable le chantage à l'islamophobie. Nous n'avons pas de leçon de démocratie à recevoir de ceux qui font l'apologie de régimes dans lesquels la religion d'État impose une chape de plomb à ceux qui croient autrement ou ne croient pas. Il n'est point de liberté sous le fouet.

Comme le dit jean Glavany, « être laïque, ce n'est pas tout accepter des religions sous prétexte que la laïcité n'est pas et ne sera jamais antireligieuse ; c'est être exigeant avec elles pour qu'elles se démarquent sans ambigüité de leurs intégrismes respectifs. C'est ainsi qu'elles montreront leur fidélité à la République ». La séparation des Églises et de l'État, c'est la paix civile : imaginez le débat sur la loi Veil sans cette séparation, ou encore sur le mariage pour tous ? Comment accepter de remettre en cause l'égalité entre les hommes et les femmes ?

L'importance de la laïcité comme principe constitutif de la construction et de l'identité de notre République doit être plus que jamais proclamé, contre tout renoncement intellectuel ou d'interprétation. Il ne doit souffrir aucune contestation. C'est la raison de cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE)

M. François Pillet, rapporteur de la commission des lois .  - L'initiative du président Mézard provoque un débat pertinent dans le contexte particulier que connaît le pays après les attentats. Pour assurer la profondeur de notre réflexion, nous devons nous extraire des querelles de l'instant et nous en tenir à une analyse juridique rigoureuse. C'est ce à quoi je me suis employé.

L'apport de la loi de 1905, c'est d'avoir laïcisé les institutions sans avoir laïcisé la société. Que change ou ne change pas l'incorporation du titre premier de la loi de 1905 dans la Constitution ? Le principe de laïcité, même si le mot n'y figure pas, est contenu dans la déclaration des droits de l'homme et dans l'article premier de la Constitution. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 février 2013, a noté que « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu'il en résulte la neutralité de l'État, qu'il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l'égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu'il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ».

L'intégration des articles premier et 2 de la loi de 1905 dans la Constitution n'organiserait que des modalités de séparation entre les Églises et l'État - la séparation entre deux personnes morales en quelque sorte... Elle ne règlerait pas les relations entre les particuliers et l'État, non plus que l'application d'un éventuel principe de laïcité dans la sphère privée, non plus que les comportements à connotation religieuse des citoyens hors leur domicile.

La constitutionnalisation répondra-t-elle aux débats actuels ? Juridiquement, non. En revanche, elle bouleverserait le pacte social et la paix civile, le droit applicable dans les territoires concordataires et certaines dispositions favorables aux cultes confortées par la jurisprudence.

Le Conseil constitutionnel a noté, le 21 février 2013, que la Constitution de 1958 « n'a pas entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République (...) relatives à l'organisation de certains cultes et notamment à la rémunération de ministres du culte ». Si la proposition de loi était adoptée, les particularités locales anciennes au bénéfice de certains cultes en Alsace-Moselle et dans certains territoires outremer, Polynésie, Guyane, Mayotte, disparaîtraient à la première question prioritaire de constitutionnalité...

Le Conseil constitutionnel n'a pas non plus constitutionnalisé l'interdiction de subventionner les cultes, les dispositions législatives amodiant celle-ci sont la condition d'une situation pacifiée. Si la proposition de loi était votée, les avantages fiscaux, les baux emphytéotiques et les garanties d'emprunt accordés deviendraient inconstitutionnels.

Nous sommes parvenus à un équilibre, un consensus ; cette proposition de loi ferait en définitive naître bien des incertitudes juridiques sans répondre au débat actuel sur le communautarisme.

J'ai la certitude que la laïcité, qui est volonté de protéger la liberté de conscience, veut aujourd'hui expressément renforcer cette liberté contre les risques que certaines attitudes communautaires lui font encourir. Si telle est aussi votre préoccupation, la proposition de loi constitutionnelle n'y répond pas. La commission des lois en recommande le rejet. Je vous invite à proclamer ensemble que « laïcité » est exclusivement un mot porteur de paix. (Applaudissements au centre et à droite)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois .  - Notre rapporteur est si clair et si profond que je me contenterai de quelques mots. La question de la séparation des Églises et de l'État est tranchée depuis longtemps. Mais la laïcité a connu, dès 1906, des tempéraments pour en rendre l'application plus facile. Alsace-Moselle, distinction entre la subvention des constructions de lieux de culte et salaire des ministres du culte - bien des points ont été précisés. Avec cette proposition de loi, toutes ces dispositions législatives deviendraient inconstitutionnelles : c'est pourquoi l'engagement du président de la République pendant sa campagne n'était pas raisonnable.

M. François Grosdidier.  - Ce n'était pas le seul !

M. Philippe Bas, président de la commission.  - Le principe de la laïcité, pour autant, ne devrait-il pas être débattu ? S'il ne faut pas raviver les querelles du passé, notre société a évolué, en particulier avec les revendications communautaristes - le président Mézard y a fait référence.

La conception française de la laïcité a pour principale vertu de faire vivre, autour des valeurs de la République et de ses lois, ceux qui se rattachent à des systèmes de pensée religieuse irréductibles entre eux. C'est ce principe qui est remis en cause par ceux qui exigent des règles particulières qui prévaudraient sur la règle commune. C'est, en particulier, le fait de l'islamisme radical - que je ne confonds pas avec l'islam -, conception toxique pour le vivre ensemble.

C'est pourquoi nous devons donner un coup d'arrêt à ces revendications qui portent en elles la subversion de la loi républicaine, et rappeler des repères qui parfois se perdent de manière inquiétante.

J'ai pensé proposer un amendement... Il disait que nul individu, nul groupe ne peut se prévaloir de sa croyance ou de son origine pour s'exonérer de l'application de la règle commune. C'est bien le moins, chacun de vous, j'en suis sûr, le voterait. Mais j'ai considéré que les choses n'étaient pas mûres. La loi fondamentale ne doit être révisée que pour des motifs impérieux.

M. Jacques Mézard et Mme Françoise Laborde.  - Certes !

M. Philippe Bas, président de la commission.  - Je continue à penser que s'il y avait consensus entre nous, nous pourrions réaffirmer ainsi les principes du vivre ensemble - mais je veux bien attendre, travailler encore pour y parvenir.

Dans cette attente, malgré l'intérêt de cette proposition de loi, je crois plus raisonnable de ne pas l'adopter. (Applaudissements au centre et à droite)

M. Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports .  - Veuillez excuser M. Urvoas, qui m'a demandé de le remplacer. Cette proposition de loi touche à cette question essentielle de la laïcité - son principe et efficacité. La commission a rejeté ce texte mais la qualité de ses travaux nous offre de nouveaux éclairages.

La séparation de l'Église et de l'État figure déjà dans notre Constitution. L'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose que nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la loi. L'article premier de la Constitution dispose que la France est une République laïque, ce qui rend non conformes aux lois de la République toute revendication de nature identitaire. La liberté de conscience a été reconnue par le Conseil constitutionnel comme un principe fondamental dans sa décision du 23 novembre 1977.

La proposition de loi ne changerait donc pas le droit positif. Mais elle interdirait toute subvention aux cultes alors que plusieurs exceptions légales existent aujourd'hui. Elle remettrait en cause les équilibres juridiques et politiques - y compris en Alsace-Moselle alors qu'une question prioritaire de constitutionnalité a reconnu la constitutionnalité du concordat. Même chose pour les régimes particuliers outre-mer, dont certains remontent au XIXe siècle - une ordonnance de 1828 pour la Guyane.

La loi de 1905 elle-même comporte des exceptions : son article 13 autorise les communes à financer l'entretien des édifices de culte dont elle est propriétaire - c'est le cas de 87 cathédrales - et son article 19, à subventionner les associations cultuelles pour la réparation des édifices.

Cette proposition de loi fait un tri dangereux dans la loi de 1905, elle bouleverserait les équilibres auxquels nous sommes parvenus. Les tempéraments que le législateur a apportés à la loi de 1905 permettent un exercice convenable des cultes, dont la laïcité garantit la liberté.

Cette proposition de loi reviendrait sur ces principes que le Gouvernement ne veut pas mettre en péril, surtout quand notre pays est attaqué : ce n'est pas le moment de fragiliser inutilement notre société.

La vraie question est celle du respect des lois de la République - cela requiert des actions fortes, pas de lois nouvelles. Le Gouvernement agit, avec un plan de formation à la laïcité des acteurs de la politique de la ville : 10 000 personnes seront formées. (M. Jacques Mézard s'esclaffe) L'enseignement civique et moral...

M. Pierre-Yves Collombat.  - Pas beaucoup !

M. Patrick Kanner, ministre.  - ... l'enseignement à la tolérance, à l'égalité entre les sexes, c'est ce qui prépare les jeunes à la citoyenneté. Même chose pour le service civique, même chose pour la réserve citoyenne.

Sans doute peut-on renforcer ces actions, mais il n'est nul besoin de cette proposition de loi. « La loi de 1905, toute la loi de 1905, rien que la loi de 1905 ». Je reprends ce qu'on peut lire dans votre exposé des motifs, monsieur le président Mézard, mais pour inviter le Sénat à ne pas adopter ce texte. (Applaudissements au centre et à droite ; M. René Vandierendonck applaudit aussi)

Mme Esther Benbassa .  - Freud a écrit : « Pas de culture sans censure ». Régis Debray et Didier Leschi, dans la préface de leur petit guide pratique, La laïcité au quotidien, ne disent pas autre chose : « Pas de civilité sans autodiscipline. (...) Un pouvoir qui ne pose pas de bornes à ses prérogatives, comme une société qui ne se donne pas des normes à respecter (...) verse vite dans la tyrannie du plus fort, du plus riche ou du plus nombreux. Toute coexistence pacifique exige que soient établies et préservées certaines distances de sécurité entre partenaires et concurrents, avec des digues pour empêcher les débordements »

La séparation entre Dieu et César favorise la paix civile. La loi de 1905 assure la liberté de conscience et le libre exercice des cultes - sans parler de laïcité. Le petit père Combes, sénateur, ancien séminariste, avait fait voter l'année précédente une loi interdisant toute activité d'enseignement aux congréganistes. La laïcité de Combes était une religion civile à la Rousseau...

Mme Françoise Laborde.  - Cela faisait longtemps !

Mme Esther Benbassa.  - C'est contre cette conception que, pour réconcilier les deux France, fut adoptée la loi de 1905, plus libérale, et dont le rapporteur était Aristide Briand.

En 1946, nouvel accord pour inscrire la laïcité dans le préambule de la Constitution - dans un large consensus politique, des communistes au MRP.

La laïcité figure à l'article premier de la Constitution de 1958. Le Conseil constitutionnel a jugé que le principe figurait au nombre des libertés que la Constitution garantit et qu'il était compatible avec les aménagements qui y ont été apportés.

Pourquoi, alors, cette proposition de loi ? En ces jours d'incandescence politique, elle risque de réveiller de vieux antagonismes tout en contribuant à la stigmatisation des musulmans modérés, alors que l'islam est une religion minoritaire - à l'inverse du catholicisme que Combes et Briand combattaient.

Ne vaut-il pas mieux une laïcité ouverte, inclusive, qui unit et intègre plutôt que divise ? Combes contre Briand et Jaurès, c'est un combat d'un autre temps, nul besoin de le relancer. (Applaudissements au centre et à droite, sur les bancs de la commission ; M. René Vandierendonck applaudit aussi)

M. David Rachline .  - Comme l'a dit M. Cazeneuve, la laïcité est un vecteur de liberté. Qu'il faille rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, cela fait 2 000 ans au moins qu'on le sait... Mais ne confondons pas la laïcité avec le laïcisme, qui interdit toute référence à la transcendance.

Ne nous voilons pas la face : le problème ne vient pas de quelques évêques gauchisants qui s'en prennent au premier parti de France, mais des islamistes. Pour certains musulmans, la laïcité est une valeur à combattre : horaires des piscines aménagés, menus spéciaux dans les cantines scolaires, programmes adaptés dans certaines matières scolaires - trop d'aménagements et de coups de canifs, par bien-pensance ou soi-disant antiracisme, alors que se développent, au nom d'une lecture rigoriste de l'islam, des pratiques dont les Français ne veulent plus.

Cette proposition de loi ajoute une couche : la laïcité est déjà dans la Constitution, appliquons nos lois - et ceux qui n'y croient pas peuvent aller voir ailleurs !

Mme Françoise Laborde .  - Pourquoi cette proposition de loi ? Pour réaffirmer nos principes fondamentaux, pour en finir avec les ambigüités qui laissent prospérer le communautarisme, pour affirmer la neutralité de l'espace public en le protégeant contre toute forme de prosélytisme.

La loi de 1905 comprend 44 articles, nous ne proposons d'en constitutionnaliser que deux, ceux qui énoncent les principes.

C'est l'occasion de renforcer le deuxième terme de notre devise nationale : l'égalité. La République s'interdit de distinguer entre les citoyens selon leur religion, leurs origines, leur sexe. La laïcité est un outil d'émancipation.

Nous appelons ainsi à une clarification. La République étant une et indivisible, il faudra bien un jour en finir avec les arrangements appliqués outre-mer ou en terre concordataire. (Mouvements divers) Sinon, comment en refuser d'autres ? On peut sortir du régime concordataire progressivement... (M. Claude Kern s'exclame)

Notre proposition de loi ne fait que donner corps à un engagement du président de la République, alors que les accommodements déraisonnables nourrissent les incompréhensions. On l'a vu à l'occasion du débat sur le mariage pour tous. La jurisprudence du Conseil d'État sur les crèches dans les écoles est contradictoire.

Être laïque, ce n'est pas être islamophobe ou anticlérical. C'est le contraire : la lutte contre toutes les phobies à l'égard de l'étranger. Non, Élisabeth Badinter n'est pas islamophobe, elle est laïque.

L'absence de séparation stricte entre l'Église et l'État ne fait que renforcer les fondamentalismes. Donnons valeur constitutionnelle à la loi de 1905, l'une des plus émancipatrices et progressistes de nos lois ! (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE et sur quelques autres bancs à gauche)

Mme Jacqueline Gourault .  - Pour l'écrasante majorité des Français, le principe de laïcité est devenu l'évidence même, comme la liberté de la presse ou d'association. Merci à Jacques Mézard de nous permettre d'évoquer ce texte emblématique qu'est la loi de 1905, auquel il rend un hommage inquiet.

Huit propositions de loi avaient été déposées en 1903 ; c'est finalement la ligne des modérés qui l'emporta, grâce à Aristide Briand, rapporteur pour l'Assemblée nationale, et à Maxime Lecomte, rapporteur pour le Sénat.

M. Pierre-Yves Collombat.  - N'oubliez pas Jaurès !

Mme Jacqueline Gourault.  - Leur modération a conféré à ce texte sa longévité.

La laïcité s'impose à l'État non à la société. La loi de 1905 a encouragé le pluralisme dans l'Église : Mme Benbassa a mentionné le MRP, on peut aussi penser à l'Action catholique ouvrière.

La laïcité est aujourd'hui menacée par les revendications communautaristes, auxquelles les maires sont particulièrement confrontés, mais aussi les fonctionnaires, à l'école ou à l'hôpital.

Partageant les inquiétudes de Jacques Mézard, nous ne croyons pas que cette proposition de loi y réponde. L'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, l'article premier de la Constitution de 1958 garantissent déjà la laïcité. Constitutionnaliser la loi de 1905, qui demeure de référence, n'apporterait rien. La Constitution n'a pas vocation à devenir un simple code de la République. Il n'est pas prudent non plus de mettre en cause les règles dérogatoires applicables en Alsace-Moselle ou en outre-mer, non plus que l'autorisation des subventions ou baux emphytéotiques aux associations culturelles.

Le groupe UDI-UC ne votera pas cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDI-UC)

Mme Éliane Assassi .  - Belle initiative que celle du groupe RDSE, car elle pose une vraie question. Attention cependant à la stabilité de notre Constitution, alors que la polémique fait rage sur le projet de loi constitutionnelle du Gouvernement.

Faut-il inscrire dans la Constitution une loi ordinaire ? Qu'adviendrait-il si elle était modifiée ?

Il n'y a pas de laïcité « ouverte » ou « fermée ». Avec ces adjectifs, le mot est devenu trop élastique. D'un point de vue juridique, nous partageons les conclusions de la Commission des lois : l'équilibre auquel est parvenu le droit des cultes en France fait l'objet d'un relatif consensus, qu'il n'y a pas lieu de remettre en cause, sauf à vouloir susciter des débats houleux.

« La France n'est pas schismatique, elle est révolutionnaire » a dit Jaurès lors de la discussion de la loi de séparation des Églises et de l'État, « la plus grande réforme qui ait été tentée depuis la Révolution ».

La laïcité est un pilier du socle de notre communauté nationale, par opposition à une multiplication des communautés dans la nation. Il ne s'agit pas de taire les dérives idéologiques, ni les stratégies de radicalisation se prévalant de l'islam, mais de veiller à ce que la laïcité ne soit pas identifiée à la sauvegarde d'une identité nationale refermée sur elle-même, exclusive de toute influence qui viendrait la pervertir, hostile à toute immigration, à toute singularité culturelle ou cultuelle.

Avant même la séparation de l'Église et de l'État, la loi Ferry de 1880 laïcisait l'enseignement public, l'éducation reste essentielle. La neutralité des services publics est, elle aussi, la garantie de l'égalité des citoyens. La question des menus des cantines scolaires, régulièrement agitée dans les médias, ne serait nullement résolue par la constitutionnalisation de la loi de 1905.

La question ne se pose plus dans les mêmes termes qu'en 1905. Car, comme dit Jean Baubérot, « elle n'est plus liée à un conflit hexagonal, mais à la peur d'une mondialisation anglo-saxonne, des flux migratoires et de l'islamisme politique international ». C'est pourquoi, s'il n'est pas inutile de rappeler les fondements de notre laïcité, il n'est pas nécessaire d'en préciser la portée, étant donné que sa valeur constitutionnelle est déjà reconnue. Dans un souci d'apaisement, nous nous abstiendrons.

M. Didier Marie .  - En 2015, notre pays a été attaqué au nom d'une religion dévoyée. Ce que les terroristes ont visé, ce sont les valeurs de la République, notre projet humaniste et notre histoire. La laïcité plonge ses racines dans la lutte pour la liberté du XVIIIe siècle. C'est avec la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 que meurt la société aristocratique et cléricale de l'Ancien Régime, pour laisser place à une société d'égalité. Au XIXe siècle, déjà, Victor Hugo appelait à mettre la religion à sa juste place.

La IIIe République cesse de considérer que la religion a plus d'utilité sociale que l'athéisme humaniste ; elle se place hors de la sphère religieuse, pour laisser à chacun sa liberté de conscience. La loi de 1905 parachève ce mouvement. La laïcité, disait Jaurès, est consubstantielle à la démocratie - il les identifiait même.

Aujourd'hui, partout dans le monde, on assiste à un retour en force du religieux dans le domaine politique : théocratie, djihadisme, mais aussi victoire d'un ultraconservateur religieux au caucus républicain de l'Iowa ce week-end, des conservateurs proches de l'Église en Pologne et en Russie.

On parle de laïcité « ouverte », « positive », comme si elle avait besoin de qualificatifs. Un restaurant Kebab est attaqué à Ajaccio, un enseignant juif qui porte la kippa est agressé à Marseille.

Si la France a changé, la laïcité conserve toute sa modernité. Le vivre ensemble reste une lutte de tous les jours. Comme les extrémismes religieux, l'extrême droite est l'expression de l'hostilité à l'autre - et elle voudrait donner des leçons de laïcité !

Le communautarisme se développe dans des quartiers ghettoïsés, souvent sinistrés. Des jeunes, manipulés par des prédicateurs, se construisent une identité en s'opposant à la République.

Il faut briser cet engrenage. Comme disait Jaurès, la laïcité, c'est la promesse de la République sociale, avec ses droits concrets : aide sociale, éducation, accès à la culture... C'est le sens de la politique du Gouvernement. (M. Roger Karoutchi ironise)

Faut-il constitutionnaliser le titre premier de la loi de 1905 ? L'intention est louable. Mais la laïcité a déjà valeur constitutionnelle. Le juge constitutionnel a fait des libertés de conscience et de culte des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. En 2013, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité, il a constitutionnalisé le principe de laïcité - après l'élection de François Hollande.

Dès lors, pourquoi surajouter à la Constitution ? D'autant que cela remettrait en cause l'équilibre trouvé au prix de onze modifications de la loi de 1905, le régime alsacien-mosellan notamment. Le principe de non-subventionnement des cultes a fait, lui, l'objet de nombreux tempéraments et n'a pas valeur constitutionnelle.

Le groupe socialiste et républicain, souhaitant apaiser plutôt qu'ouvrir de nouveaux fronts, s'abstiendra sur cette proposition de loi. La laïcité doit être défendue. C'est une langue vivante, faisons en sorte que tous ceux qui vivent dans notre pays la comprennent et la parlent couramment. (Applaudissements à gauche)

M. Roger Karoutchi .  - Voici un débat dont le Sénat a le secret... Si j'étais sûr qu'inscrite dans la Constitution, la laïcité serait strictement appliquée et qu'elle freinerait le communautarisme, je voterais le texte. Mais on ne cesse d'ajouter à la Constitution, et on la respecte de moins en moins. Une « République sociale », par exemple, qu'est-ce à dire ?

La laïcité a connu des évolutions. Non, la loi de 1905 n'était pas une loi d'apaisement, de liberté, ni de fraternité, ne récrivons pas l'histoire : au cours des années suivantes, on a envoyé la cavalerie contre les congrégations en Bretagne pour briser le pouvoir de l'Église catholique. Depuis, on a trouvé des accommodements, en Alsace-Moselle et outre-mer notamment.

Aujourd'hui, le problème tient au développement incontrôlé du communautarisme, et au fait que l'autorité de l'État ne s'exerce plus. « N'attisons pas les braises », dit-on depuis vingt ou trente ans et l'on verse dans le compromis, dans la compromission.

Je ne voterai pas ce texte, car ce à quoi vous appelez en réalité, monsieur le président Mézard, c'est à ce que l'autorité de l'État ne puisse plus être bravée. Les gouvernements successifs ont eu peur de se faire accuser de racisme ou d'autoritarisme, et ont laissé la situation dégénérer. Que chacun pratique la religion qu'il veut, mais dans le cadre de la République, toute la République, rien que la République ! (Applaudissements à droite, au centre et sur les bancs du groupe RDSE)

M. François Grosdidier .  - La Constitution dispose déjà que la France est une République laïque, cette proposition de loi est donc superflue. Le débat n'est pas inutile, cependant. La laïcité, c'est la liberté de chacun de professer les opinions de son choix, la fraternité et la neutralité de l'État. Aujourd'hui, certains voudraient subordonner les lois au fondamentalisme religieux...

Les problèmes actuels ne résident pas dans le régime d'Alsace-Moselle ou les menus scolaires : c'est la soustraction de certains enfants aux obligations scolaires, la remise en cause de l'égalité entre les femmes et les hommes, le sexisme dans les transports publics, dans les hôpitaux.

La laïcité n'est pas un dogme, c'est le fondement de la concorde. En 1905, le législateur n'imaginait pas que l'islam deviendrait la deuxième religion de France. Mais, dans sa sagesse, il autorisait les subventions aux cultes, les baux emphytéotiques... Nous n'avons plus le même pragmatisme en ce qui concerne l'islam de France.

Schizophrène, la République exige que l'islam pratiqué en France demeure un Islam de France, mais faute de financement, elle oblige à ce que les mosquées soient financées par des États étrangers : la Fondation des oeuvres de l'islam de France doit fonctionner !

J'aurais voté la constitutionnalisation de l'article premier de la loi de 1905 qui s'en tient aux principes, mais non de l'article 2 qui fixe leurs modalités d'application. Laissons la porte ouverte à des évolutions sur ce point ! Ne tuons pas la laïcité en la congelant ! (Applaudissements à droite)

M. Dominique de Legge .  - Sans doute n'avons-nous pas tous la même conception de la laïcité. Le mot « laïc » a d'abord désigné, au XIIIsiècle, tout membre d'une communauté ecclésiastique qui n'est ni clerc, ni religieux. Il y a quelque paradoxe à lui donner une signification antireligieuse...

La loi de 1905 visait à abattre la puissance de l'Église catholique, notamment dans l'éducation. Elle a eu le mérite de réparer le temporel du spirituel, et l'Église s'y est adaptée. Combes mériterait d'avoir sa statue dans toutes les églises de France !

Aujourd'hui, c'est l'Islam radical qui remet en cause la séparation de l'État et de l'Église, revendiquant des horaires spécifiques dans les piscines, des menus halal... Le pacte républicain est remis en cause. L'aspiration à la transcendance n'a rien de condamnable. La laïcité n'est pas l'opposition au religieux. Mais l'État doit faire respecter la séparation du politique et du religieux. C'est l'action et la pédagogie qu'il faut privilégier. (Applaudissements à droite)

La discussion générale est close.

Discussion de l'article unique

ARTICLE UNIQUE

M. Claude Kern .  - Le groupe RDSE prend prétexte des attentats de 2015 pour proposer de constitutionnaliser la loi de 1905. Cela n'apporterait rien à la défense de la laïcité, mais signerait l'arrêt de mort du régime alsacien-mosellan, qui a portant fait la preuve qu'il contribue à une laïcité apaisée. Faisons plus simple, en imposant, par exemple, la déclaration domiciliaire.

Je voterai contre cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements au centre et à droite)

M. André Reichardt .  - J'ai du mal à comprendre cette proposition de loi constitutionnelle, qui n'apporterait rien à l'article premier de la Constitution mais mettrait en péril les particularités du régime des cultes applicable en Alsace-Moselle comme dans plusieurs collectivités d'outre-mer. Le régime concordataire, en Alsace-Moselle, est le gage du dialogue interreligieux, y compris avec l'islam, et d'une vraie laïcité.

Ce texte n'offre en outre aucune arme contre le communautarisme qui progresse. Les Français n'en peuvent plus de ces écrans de fumée qui ne règlent ni le problème du chômage, ni celui de l'insécurité ! (Applaudissements à droite)

Mme Patricia Schillinger .  - Cette proposition de loi constitutionnelle précise le sens de la laïcité, mais est-elle nécessaire ? Non, puisque la Constitution reconnait déjà la laïcité. L'adopter condamnerait le régime concordataire, alors que les Alsaciens et les Mosellans y sont très attachés, comme à l'équilibre exemplaire qui est ainsi respecté, facteur de paix sociale. Sous oublier les adaptations outre-mer.

Le débat est donc sain, mais sans pour autant détruire nos équilibres : je voterai contre, comme MM. Bigot et Masseret.

M. René Danesi .  - Le président de la République a eu la sagesse d'abandonner cet engagement qui nous revient via le RDSE et qui détruit le régime concordataire, ciment d'une laïcité apaisée en Alsace-Moselle et parfaitement constitutionnelle. Le vivre ensemble exige des pratiquants de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu : les musulmans doivent le faire à leur tour.

M. Yves Détraigne .  - Montesquieu disait que les lois inutiles affaiblissaient les lois nécessaires : inspirons-nous de ce sage principe. La loi de 1905 pose-t-elle des difficultés d'application, qui seraient résolues par sa constitutionnalisation ? Non. Cette proposition de loi est donc inutile, sans compter qu'elle nous ferait modifier la Constitution sous couvert de l'émotion. Je voterai contre. (Applaudissements au centre et à droite)

M. Patrick Abate .  - Ajouter l'islam parmi les cultes concordataires ? Je ne crois pas que ce soit une solution - ni que la défense du concordat soit un combat de tous les jours des Alsaciens et Mosellans. Ce n'est pas non plus un régime intouchable - je pense à l'enseignement, à la fiscalité, au délit de blasphème. Ne peut-on aller plus loin, par la voie de l'égalité ? Je le dis aussi comme mosellan.

M. Jacques Mézard .  - L'intérêt de ce débat est évident, la Haute Assemblée s'en honore - contre les méfaits du politiquement correct.

Chacun s'accorde à dire qu'il faut combattre le communautarisme, un danger pour la République. Une loi inutile ? Vous vous y connaissez comme rapporteur, monsieur Détraigne ! Ne pas allumer le feu ? Surtout pas de vagues médiatiques, comme nous y invite le ministre ? (Mme Esther Benbassa s'exclame) Tant qu'il existe des assemblées parlementaires, il est normal que nous soulevions les problèmes ! De grâce, ne dites pas que débattre serait inutile : oui, il faut résorber le chômage, mais nous devons gagner aussi contre le communautarisme. La loi de 1905 comme celle de 1881 ou la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen sont des textes fondateurs de notre République, dont nous pouvons être fiers. Il n'est pas inconvenant de vouloir leur reconnaître une place éminente. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE)

M. Patrick Kanner, ministre .  - La position du Gouvernement contre ce texte n'est pas un signe de laxisme : rénover la ville, renforcer l'éducation, refonder l'école, dissoudre des groupes incitant à la haine, c'est combattre le communautarisme au quotidien, au service de notre République !

L'amendement n°3 n'est pas défendu.

L'article unique est mis aux voix par scrutin public de droit.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°138 :

Nombre de votants 345
Nombre de suffrages exprimés 221
Pour l'adoption 20
Contre 201

Le Sénat n'a pas adopté.

La séance est suspendue à 20 h 50.

présidence de M. Hervé Marseille, vice-président

La séance reprend à 22 h 20.