2. Le régime contentieux des ordonnances
Comme pour tout acte réglementaire et tant que l'ordonnance n'est pas ratifiée, sa régularité peut être contestée devant le juge administratif, soit directement, par la voie d'un recours pour excès de pouvoir 73 ( * ) , soit indirectement, par voie d' exception 74 ( * ) , à l'occasion d'un recours formé contre une mesure d'application.
Le Conseil d'Etat a d'ailleurs rappelé « qu'il résulte [des dispositions de l'article 38 de la Constitution] , ainsi que des débats tant du comité consultatif constitutionnel que du Conseil d'État lors de l'élaboration de la Constitution, que les ordonnances prises dans le cadre de l'article 38 ont, alors même qu'elles interviennent dans une matière ressortissant en vertu de l'article 34 ou d'autres dispositions constitutionnelles au domaine de la loi, le caractère d'actes administratifs ; qu'à ce titre, leur légalité peut être contestée aussi bien par la voie d'un recours pour excès de pouvoir formé conformément aux principes généraux du droit que par voie de l'exception à l'occasion de la contestation de décisions administratives ultérieures ayant pour fondement une ordonnance ; que, cependant, dès lors que sa ratification est opérée par le législateur, une ordonnance acquiert valeur législative à compter de sa signature » 75 ( * ) .
Comme pour les décrets, le Conseil d'État est compétent en premier et dernier ressort pour connaître des recours formés contre les ordonnances .
Le juge administratif vérifie que l'ordonnance dont il doit apprécier la légalité a bien été prise « dans le respect des règles et principes de valeur constitutionnelle, des principes généraux du droit qui s'imposent à toute autorité administrative ainsi que des engagements internationaux de la France » 76 ( * ) .
Le Conseil d'État a ainsi été conduit à apprécier la légalité de dispositions issues d'ordonnances à l'aune de principes constitutionnels tels que l'égalité devant les charges publiques 77 ( * ) , la liberté du commerce et de l'industrie 78 ( * ) , la liberté individuelle 79 ( * ) , ou encore le principe d'indivisibilité de la République 80 ( * ) .
Il a en outre parfois, mais rarement, dû censurer des dispositions issues d'ordonnances dont il a estimé qu'elles portaient atteinte à des principes constitutionnels.
A la suite d'une décision du 20 octobre 1997 du Tribunal des conflits, le Conseil d'État, dans deux arrêts des 1 er décembre 1997, Caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe, et 12 juin 1998, Conseil national de l'Ordre de médecins, a ainsi rappelé que « par application des dispositions de l'article 34 de la Constitution en vertu desquelles la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, il [appartenait] au législateur de fixer les limites de la compétence des juridictions administratives et judiciaires » et a jugé qu'en prévoyant, par une ordonnance du 24 avril 1996, que les litiges liés à la décision d'une caisse primaire d'assurance maladie de placer un professionnel hors d'une convention relèveraient désormais de la compétence des tribunaux des affaires de sécurité sociale et non de la compétence des tribunaux administratifs, le Gouvernement avait indûment modifié les règles de répartition des compétences entre les juridictions administratives et judiciaires.
Le Conseil d'État contrôle également la conformité des ordonnances aux engagements internationaux de la France.
Ainsi, par exemple, il a décidé dans un premier temps de suspendre l'exécution de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 relative à l'aménagement des seuils d'effectifs des entreprises 81 ( * ) , après avoir sursis à statuer sur la légalité de cette ordonnance et décidé un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), les moyens tirés de la méconnaissance de deux directives européennes étant « propres à faire naître un doute sérieux sur la légalité de l'ordonnance contestée » et l'urgence justifiant la suspension de l'exécution de l'ordonnance étant avérée 82 ( * ) . La Cour de justice a statué sur cette affaire, le 18 janvier 2007, dans le sens d'une non-conformité de l'ordonnance aux directives européennes, conformément aux conclusions de son avocat général présentées le 12 septembre 2006 83 ( * ) .
A la suite de cet avis, le Conseil d'État n'a pu que constater qu'il découlait de l'interprétation ainsi donnée par la CJCE que les dispositions en cause de l'ordonnance contestée étaient incompatibles avec ces directives et dès lors, a annulé l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 84 ( * ) .
Par ailleurs, le contrôle de conventionalité de l'ordonnance n° 2005-893 du 2 août 2005 relative au « contrat nouvelles embauches » (CNE) a donné lieu à un conflit de compétences entre juge administratif et juge judiciaire, qui a dû être tranché par le Tribunal des conflits.
En effet, alors que le Conseil d'Etat avait admis la conformité de l'ordonnance du 2 août 2005 relative au CNE à la convention n° 158 de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur le licenciement 85 ( * ) , les juridictions de l'ordre judiciaire ont eu une appréciation différente.
Le Conseil des prud'hommes de Longjumeau, par un jugement en date du 28 avril 2006, a ainsi considéré, à la différence du Conseil d'État, que l'ordonnance instituant le CNE était contraire à la convention n° 158 de l'OIT et dès lors, a requalifié un CNE en contrat à durée indéterminée (CDI). Saisie en appel de ce jugement, la Cour d'appel de Paris a vu sa compétence contestée par le préfet de l'Essonne, qui a fait valoir la compétence exclusive de la juridiction administrative pour se prononcer sur la légalité d'une ordonnance prise sur le fondement de l'article 38 de la Constitution, celle-ci ayant, jusqu'à sa ratification par la loi, le caractère d'un acte administratif réglementaire.
Or, par un arrêt du 20 octobre 2006, la Cour d'appel de Paris s'est déclarée compétente, en distinguant le contrôle de conventionalité opéré par le juge judiciaire du contrôle de légalité qui devrait être soumis au juge administratif, le contrôle de conventionalité ayant selon elle pour seul effet d'écarter l'application d'une norme et n'impliquant pas nécessairement un contrôle de légalité de cette norme, dont les effets tendraient au contraire à son annulation. Ainsi, la Cour d'appel de Paris considère que « la séparation des pouvoirs interdit au juge judiciaire d'exercer sa censure sur les actes de l'exécutif, mais ne lui interdit pas d'en vérifier la compatibilité avec des conventions internationales qu'il a l'obligation d'appliquer étant directement applicables en droit interne ». Elle en a déduit que la question de la compatibilité de l'ordonnance créant le CNE avec la convention précitée n° 158 de l'OIT ne constituait pas une question préjudicielle à soumettre préalablement au juge administratif, mais relevait bien de la compétence du juge du fond.
Saisi par le préfet de l'Essonne, le Tribunal des conflits, qui s'est prononcé le 19 mars 2007, n'a cependant pas tranché sur le fond cette intéressante question de droit, considérant, à la différence de la Cour d'appel de Paris, que l'ordonnance avait été implicitement ratifiée par deux lois ultérieures et n'avait donc plus valeur réglementaire 86 ( * ) .
La compétence du juge judiciaire pour apprécier la conventionalité de l'ordonnance instituant le CNE a de ce fait été admise, de même qu'elle le serait à l'égard d'une loi.
Dans un arrêt du 6 juillet 2007, la Cour d'appel de Paris a finalement considéré, conformément à sa position antérieure, que le CNE n'était pas conforme à la convention n° 158 de l'OIT et que l'application de l'ordonnance devait donc être écartée au profit de celle de cette convention internationale 87 ( * ) .
Dans le cadre de son contrôle, le juge administratif vérifie que l'ordonnance respecte le cadre de l'habilitation consentie 88 ( * ) et que les mesures prises sont proportionnées à l'objectif défini 89 ( * ) .
Contrôlant le respect de la portée de l'habilitation donnée par le législateur, le Conseil d'État a par exemple récemment censuré une disposition de l'ordonnance n° 2005-1129 du 8 septembre 2005 portant simplification en matière d'installations classées pour la protection de l'environnement et l'élimination des déchets, prise en application de l'article 51 de la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit, qui tendait à abroger une disposition de forme législative du code de l'environnement, adoptée postérieurement à l'entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958 et portant sur une matière réglementaire. En effet, il a estimé que cette abrogation excédait « les limites de l'habilitation donnée par le législateur » , car celle-ci se limitait à l'abrogation des dispositions du code de l'environnement « devenues sans objet », c'est-à-dire soit devenues redondantes avec d'autres dispositions en vigueur, soit devenues obsolètes par suite d'un changement dans les circonstances de droit ou de fait 90 ( * ) .
Toutefois, dans l'hypothèse où une ordonnance aurait outrepassé le cadre de l'habilitation et en l'absence de contentieux sur ce point, cet empiètement sur le domaine législatif ne sera plus par la suite susceptible de sanction : dans sa décision n° 2004-506 DC du 2 décembre 2004, le Conseil constitutionnel, saisi de la loi de simplification du droit, a en effet considéré « qu'est inopérant à l'encontre d'une loi de ratification le grief tiré de ce que l'ordonnance ratifiée aurait outrepassé les limites de l'habilitation » ; par cette affirmation, il considère que la ratification expresse des dispositions d'une ordonnance excédant le champ de l'habilitation équivaut à une régularisation .
La loi d'habilitation peut autoriser le Gouvernement à s'affranchir parfois, pour les besoins de la délégation, de principes généraux du droit qui s'imposent habituellement au pouvoir réglementaire 91 ( * ) . En outre, en matière de codification par voie d'ordonnance, le Conseil d'État a considéré que, bien que soumises au régime contentieux des actes administratifs, les dispositions codifiées, précédemment en vigueur en la forme législative, ne pouvaient voir leur légalité contestée au motif qu'elles dérogeraient à d'autres dispositions législatives 92 ( * ) .
Enfin, le juge administratif vérifie que le Gouvernement, autorisé à intervenir par voie d'ordonnances dans un but déterminé, épuise la compétence qui lui a été confiée et sanctionne les cas d'incompétence négative 93 ( * ) .
* 73 Ex. : Arrêt du Conseil d'État, Assemblée, 28 mars 1997, société Baxter ; arrêt du Conseil d'État du 30 juin 2003, Mme Inaya X ; arrêt du Conseil d'État, 29 octobre 2004, Sueur et autres.
* 74 Ex. : Arrêt du Conseil d'État du 28 juillet 1999, Syndicat des médecins libéraux.
* 75 Arrêt du Conseil d'État du 8 décembre 2000, M. Hoffer.
* 76 Arrêt du Conseil d'État du 4 novembre 1996, Association de défense des sociétés de course des hippodromes de province.
* 77 Arrêt du Conseil d'État du 4 novembre 1996, précité ; arrêt d'Assemblée du Conseil d'État du 28 mars 1997, précité.
* 78 Arrêt d'Assemblée du Conseil d'État du 28 mars 1997, précité.
* 79 Arrêt du Conseil d'État du 1 er décembre 1997, Union des professions de santé libérales SOS Action Santé.
* 80 Arrêt du Conseil d'État du 30 juin 2003, précité.
* 81 Arrêt du Conseil d'État du 23 novembre 2005, Confédération générale du travail - Force ouvrière
* 82 Arrêt du Conseil d'État du 19 octobre 2005, Confédération générale du travail et autres.
* 83 Arrêt de la CJCE (deuxième chambre) du 18 janvier 2007, affaire C-385/05.
* 84 Arrêt du Conseil d'État du 6 juillet 2007, Confédération générale du travail et autres.
* 85 Arrêt du Conseil d'État du 19 octobre 2005, Confédération générale du travail et autres.
* 86 Arrêt du Tribunal des conflits du 19 mars 2007, Préfet de l'Essonne c /Cour d'appel de Paris. Sur ce point, voir également les développements de la présente étude consacrés à la ratification implicite.
* 87 Arrêt de la Cour d'appel de Paris du 6 juillet 2007 et, dans le même sens, arrêt de la Cour d'appel de Bordeaux du 18 juin 2007. Réuni le 14 novembre 2007, le conseil d'administration du Bureau international du travail (BIT) a de même considéré que la période de consolidation de l'emploi de deux ans caractérisant le CNE n'était pas « raisonnable » au sens de la Convention n° 158 de l'OIT.
* 88 Arrêt d'Assemblée du Conseil d'État du 3 juillet 1998, Syndicat des médecins Aix et région : en créant par ordonnance un conseil national de la formation médicale continue, ses auteurs n'ont pas « outrepassé le cadre de l'habilitation » définie comme la possibilité de prendre toutes mesures relatives à la formation des professions médicales ; en revanche, exemple de censure : Arrêt de la Cour administrative d'appel de Nancy du 10 mai 2004, M. Guy X. : la modification des règles de répartition des compétences entre les juridictions administratives et judiciaires est indépendante de la réalisation de l'objectif défini par la loi d'habilitation comme « l'amélioration de la qualité des soins et la maîtrise des dépenses de santé ».
* 89 Arrêt du Conseil d'État du 26 novembre 2001, Association Liberté Information Santé : l'institution de vaccinations obligatoires est proportionnée à l'objectif qui est d'assurer la protection de la santé ; elle porte une atteinte limitée aux principes d'inviolabilité et d'intégrité du corps humain et ne méconnaît ni le principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ni celui de la liberté de conscience.
* 90 Arrêt du Conseil d'État du 13 juillet 2006, France Nature Environnement.
* 91 Arrêt du Conseil d'État du 4 novembre 1996, précité : légalité de l'ordonnance n° 96-345 du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale au regard du principe de non-rétroactivité des actes administratifs, la rétroactivité de la contribution ayant été autorisée par la loi d'habilitation n° 95-1348 du 30 décembre 1995.
* 92 Arrêt du Conseil d'État du 26 novembre 2001, Association Liberté Information Santé : « dans la mesure où elle se borne [...] à codifier les dispositions législatives en vigueur, il ne saurait être utilement inféré du fait qu'une ordonnance est soumise temporairement au régime contentieux des actes administratifs, qu'elle ne pourrait comporter de dispositions législatives qui dérogent à d'autres dispositions de même valeur juridique, que ces dernières soient ou non comprises dans la codification ».
* 93 Arrêt d'Assemblée du Conseil d'État du 3 juillet 1998, précité : « en renvoyant à un arrêté du ministre chargé de la santé le soin de fixer le montant de chacune des impositions visées à l'article L. 367-10 du code de la santé publique, le Gouvernement agissant dans le cadre de l'article 38 de la Constitution, est resté en deçà de la compétence de l'autorité investie du pouvoir de prendre des mesures relevant du domaine de la loi » ; arrêt d'Assemblée du 3 juillet 1998, Syndicat des médecins de l'Ain : si le Gouvernement a pu légalement prévoir « que les organismes d'assurance maladie délivrent une carte électronique individuelle inter-régimes à tout bénéficiaire de l'assurance maladie, il ne pouvait, pour ce qui est du volet médical de cette carte, se borner à renvoyer à un décret en Conseil d'État le soin d'en déterminer les modalités de mise en oeuvre, sans que soient précisées au préalable, par l'autorité compétente [...], les garanties nécessaires à la protection des droits individuels, qu'il s'agisse notamment du consentement du patient à l'enregistrement des données le concernant, du délai pendant lequel les informations doivent demeurer sur le volet santé et de possibilité d'en obtenir la suppression ».