M. Bertrand MATTHIEU, président de l'Association française de droit constitutionnel

Monsieur le Président,

Mesdames et messieurs les ambassadeurs,

Chers collègues,

Mesdames et Messieurs,

J'aborderai, au cours de mon intervention, la Constitution hongroise de manière différente, en analysant ce dont le débat sur la Constitution hongroise est révélateur. L'intervention de la Commission de Venise renvoie à des questions fondamentales. Quelle est la nature de la Constitution ? Comment évolue le concept de démocratie ? Quels sont les rapports entre les ordres juridiques ? Dans mon propos, il ne sera aucunement question de prendre parti sur la substance de la Loi fondamentale hongroise. Il s'agira d'aborder les enjeux soulevés par les débats qu'elle suscite.

Une Constitution contient traditionnellement des valeurs. Dans son préavis de 2011, la Commission de Venise a formulé plusieurs critiques sur la Constitution hongroise, arguant que la procédure n'a pas fait suffisamment appel au consensus. Cette critique est intéressante en ce qu'elle traduit une évolution profonde du concept de démocratie, entendue traditionnellement comme la souveraineté du peuple. À cet égard, le peuple hongrois souverain s'est donné la Constitution qu'il souhaitait.

Aujourd'hui, on a tendance à considérer que la légitimité n'est pas uniquement celle tirée de l'expression majoritaire du peuple, mais celle de l'impartialité, de la réflexivité, de la proximité, de l'expertise et de l'efficacité. En d'autres termes, le peuple peut errer, il faut s'en méfier. La société est trop complexe pour être soumise aux aléas de la volonté populaire. Il s'agit là d'une conception nouvelle de la démocratie et du fondement sur lequel se construit la légitimité du système constitutionnel. Nous ne pouvons que constater, sans pour autant porter un jugement de valeur, que ce que l'Union européenne appelle une démocratie ne correspond pas à son acception traditionnelle. La légitimité est aujourd'hui davantage oligarchique que démocratique.

Cette idée traduit le passage d'une conception universaliste de la norme, légitimée par le fait qu'elle est l'expression d'une majorité et qu'elle tend à la réalisation de l'intérêt général ; à une conception catégorielle, qui prend en compte les destinataires de la norme, leurs attentes et leur réceptivité.

J'y décerne les bases d'un débat fondamental : cette nouvelle forme de démocratie participative fondée sur des valeurs ne constitue-t-elle pas un système concurrent de la démocratie représentative ? Le débat auquel nous assistons, entre la légitimité du pouvoir constituant hongrois et la légitimité de l'examinateur de la Constitution, traduit probablement un conflit entre ces deux conceptions de la démocratie.

Ce débat nous interroge également sur le rapport entre les valeurs communes et l'identité nationale. Comme nous l'avons vu à travers l'intervention du Doyen Gélard, la Constitution hongroise heurte, car elle réaffirme des valeurs, telles que l'altérité des sexes dans le mariage ou la protection du foetus, susceptibles d'entrer un jour en conflit avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH). Il me semble que le renforcement de la construction européenne ne sera effectif qu'au prix d'un débat sur cette question et d'une application du principe de subsidiarité, impliquant une réserve des juges européens sur ce qui intéresse les identités historiques et culturelles des États.

De ce point de vue, la notion d'identité constitutionnelle des États doit également s'appliquer dans les rapports entre le droit constitutionnel et le droit de la Convention européenne des droits de l'Homme. La difficulté est bien sûr de distinguer ce qui relève des valeurs communes de ce qui relève des valeurs identitaires : de quelle manière répartir les valeurs ? Qui a la légitimité pour le faire ?

Cette répartition appelle une nouvelle forme de réflexion juridique. Dans notre système actuel, plusieurs ordres juridiques - l'ordre national et les ordres juridiques européens - cohabitent et ne sont pas hiérarchisés. La référence à la jurisprudence de la CEDH ne peut être le seul critère de décision, sous peine d'aboutir à un déséquilibre dans le dialogue entre les nations et l'ordre juridique européen. La CEDH a tendance à transformer la Convention européenne des droits de l'Homme, à l'origine ordre minimum de protection commun, en un système d'intégration totale. Or cette conception ne peut fonctionner, pour la simple raison que la notion de progrès dans la protection des droits fondamentaux n'est pas univoque. Si l'on s'accordera facilement sur le progrès que constitue la suppression de la torture ou de la peine de mort, il est bien plus difficile de définir l'équilibre à instaurer entre la protection du foetus et la liberté de la mère ou entre la liberté d'information du journaliste et la protection de la vie privée. Le rôle de la CEDH ne devrait pas être de définir cet équilibre, mais de rappeler les éléments à prendre en compte dans son appréciation.

Plus grave encore, un État qui défend une position en termes de droits fondamentaux non partagée par la quasi-totalité des États membres pourra voir sa position rejetée par la CEDH alors qu'elle était avant admise. Il est curieux d'instaurer, dans un système de protection des droits fondamentaux, un système majoritaire qui stipule que l'acceptation ou la condamnation d'une situation par une majorité d'États oblige les autres à s'y rallier.

Encore une fois, la clé du système réside dans ces ordres juridiques multiples et non hiérarchisés. Il est nécessaire de travailler à la répartition des compétences et de poser le débat sur ce qui relève de l'ordre commun et de l'ordre national.

Les rapports entre le droit de la Convention et les droits constitutionnels nationaux doivent obéir au principe de subsidiarité. Seules les questions pour lesquelles la protection constitutionnelle s'avère insuffisante doivent être traitées au niveau européen. Les critiques portées par la Commission de Venise sur la Constitution hongroise semblent relever de l'entité constitutionnelle. Dans le cas de l'équilibre entre la protection du foetus et la liberté de la mère, l'intervention de la CEDH ne serait légitime que si l'une des deux exigences était oubliée.

Dans la Loi fondamentale hongroise, la prise en compte de l'équilibre entre les droits et les devoirs me semble intéressante en ce qu'elle correspond, de mon point de vue, à une conception moderne de la Constitution. Ainsi, dans la Constitution française, les devoirs n'interviennent que « masqués », à travers l'obligation de respecter les droits d'autrui.

La protection par la Constitution hongroise des citoyens étrangers d'origine hongroise justifie selon moi l'intervention du droit européen. Cette disposition constitutionnelle est en effet susceptible d'avoir des effets sur la souveraineté des autres États. Je n'ai pas la compétence nécessaire pour formuler un avis sur le fond de cette question, mais j'observe la légitimité des instances européennes à statuer sur les rapports entre États membres. Je remercie d'ailleurs M. Patrice Gélard pour les éclairages qu'il a apportés sur cette question.

Enfin, permettez-moi d'évoquer la question de la légitimité de l'intervention de la Commission de Venise. Si l'on admet l'existence de principes communs et de principes identitaires, la répartition de ces principes fera l'objet de mécanismes essentiellement juridictionnels de conciliation et l'affrontement pourra le plus souvent être évité, grâce au dialogue entre juges constitutionnels nationaux et juges européens. La Commission de Venise est un organe consultatif du Conseil de l'Europe, chargé de veiller à l'adoption de Constitutions conformes aux standards du pacte constitutionnel européen. Sans que mes propos ne soient porteurs d'aucune polémique, ceci signifie qu'elle ne s'appuie pas sur un fondement démocratique, mais relève d'une légitimité oligarchique et idéologique. Elle ne revêt en principe qu'un rôle de conseil. Elle exerce toutefois un pouvoir d'influence, qui tient au fait que les États prennent ses avis en considération, mais également que la CEDH peut reprendre ses interventions au titre de la soft law. Finalement, la validité d'une Constitution nationale n'est pas fondée sur l'expression populaire dont elle résulte, mais sur sa conformité avec la jurisprudence de la CEDH. Il s'agit là d'une révolution.

Enfin, la Commission de Venise se pose comme l'interprète autorisé de la Constitution hongroise, en désignant les interprétations qui doivent être retenues pour satisfaire aux exigences européennes. Sans porter de jugement de valeur, j'estime qu'il serait souhaitable qu'un jour les juristes s'intéressent au processus qui conduit la Commission de Venise à se prononcer sur une Constitution nationale et sur la légitimité d'une telle intervention.

M. Pierre DELVOLVÉ

Je vous félicite pour cet exposé passionnant. J'ajouterai une observation. Si la jurisprudence de la CEDH n'évoque pas la notion d'identité constitutionnelle, elle mentionne la marge nationale d'interprétation. Celle-ci est néanmoins limitée par les exigences du droit européen. Pour formuler ce propos de manière caricaturale, le véritable constituant n'est-il pas désormais la CEDH, voire la Commission de Venise ?

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