C. AGENDA PUBLIC VERSUS AGENDA MÉDIATIQUE: UNE ACTION DE PRESSION ET DE CONTRE-PRESSION.

L'agenda public et l'agenda médiatique - ce dernier entendu en tant qu'ensemble de thèmes, de valeurs et de concepts propagés de manière prioritaire et privilégiée par les moyens de communication - interagissent, mais pas toujours de façon amicale. Les rapports de communication sont toujours, inséparablement, des rapports de pouvoir - souligne BOURDIEU 91 ( * ) . L'influence de l'agenda public sur le médiatique est plus lente, ne serait-ce que parce que l'accès aux segments sociaux moins structurés est plus difficile. Il (l'accès aux médias) est fonction de mon appartenance sociale, de ma culture, du rôle représentatif que je puis avoir, de mon aptitude à saisir les différents facteurs en jeu, etc. L'individu lambda n'a pas le même accès au journal qu'un directeur de supermarché ou un préfet - explique MATHIEN 92 ( * ) .

L'influence de l'agenda public sur l'agenda médiatique se fait par étapes et, à long terme, la société parvient à influencer les critères de notiziabilità 93 ( * ) (noticiabilidade, en Portuguais) de la presse et voir les thèmes souhaités inclus dans l'agenda. L'influence de l'agenda de la presse sur l'agenda public est au contraire plus rapide, presque immédiate, principalement quand il concerne des questions dont le public n'a pas une expérience directe 94 ( * ) .

En vue d'accélérer le processus de sensibilisation des médias, les citoyens et les segments sociaux, plus ou moins organisés -normalement mobilisés par des leaders communautaires, syndicaux, administratifs ou politiques-, ont l'habitude de développer des actions pour que l'agenda médiatique recèle des thèmes déterminés, en favorisant ainsi la visibilité nécessaire pour les insérer dans les priorités politiques. Ils disposent pour cela d'une variété de mécanismes -événements, grèves, manifestations, conférence de presse, débats, etc. C'est une tentative d'intervention dans le processus de sélection thématique des moyens de communication, de façon à obtenir des espaces dans l'agenda des médias 95 ( * ) .

Être inséré dans un espace médiatique contribue à ce que l'agenda public soit plus visible et - par une sorte d'effet domino - accessible à une plus grande parcelle de la société. Avec une plus grande intériorisation dans l'espace public, il pourra à nouveau constituer un thème pour la presse. Une plus grande visibilité accroît les connaissances du public sur un thème donné ; celui-ci pourra ainsi sensibiliser les instances délibératives de la société qui, en délibérant sur ce thème, tendront elles aussi à être présentes dans l'agenda médiatique.

Pour insérer des sujets déterminés dans l'univers de l'agenda politique ou institutionnel, les acteurs sociaux qui se consacrent à cette action assument une identité d' agenda-setter - d' agendador , en portugais; ou d' agendadetteur , si nous utilisons le terme forgé par MATHIEN 96 ( * ) . Le rôle d' agenda-setter peut être joué par des personnes physiques et juridiques et ne provient pas uniquement du pouvoir gouvernemental. Dans le cas des mouvements sociaux et de ceux qui n'ont pas l'habitude d'établir des relations avec la presse, cette interférence auprès de la presse constitue, en réalité, une action de contre agendamento , autrement dit de tenter de modifier l'agenda pratiqué par la presse et pour cela, ses acteurs pourraient être qualifiés de counter agenda-setters, de contre d' agendadetteur .

`Agenda-setters' can be - apart from spectacular news events - political institutions, parties and politicians, as well as powerful pressure groups, who are interested in influencing public communication according to their interest. In strong competition against each other, the relevant groups and institutions try to establish `their' issue on the public agenda and to push rival issues aside - - affirment MATHES et PFETSCH 97 ( * ) .

L'utilisation stratégique des moyens de communication confère à la société contemporaine les conditions idéales pour que des groupes organisés se transforment en acteurs clés dans ce processus de modelage de la sphère publique 98 ( * ) . Et cette caractéristique se renforce dans la mesure où les citoyens cessent d'intervenir individuellement pour le faire en groupes organisés. Plus les individus et les organisations sociales chercheront les moyens d'être entendus et vus, plus l'espace public se transformera en un espace complexe de flux multiples d'informations, dans lequel les mots, les images et les contenus symboliques concourent pour capter l'attention de la société 99 ( * ) .

Parvenir à la visibilité par les médias revient à gagner un genre de présence ou de reconnaissance dans l'espace public qui peut aider à attirer l'attention sur une situation sociale ou faire avancer une cause. De même, l'incapacité de parvenir à une visibilité par les biais des médias peut condamner à rester dans l'ombre - et, dans le pire des cas, mener à un genre de mort par absence d'attention (death by neglect). Par conséquent, on ne s'étonnera guère que les luttes pour la visibilité soient aujourd'hui venues à prendre une telle place dans nos sociétés. Car la visibilité médiatisée n'est pas simplement un véhicule à travers lequel des aspects de la vie sociale et politique sont portés à la connaissance d'autres personnes : elle est devenue un des principaux leviers par lesquels des luttes sociales et politiques sont menées et articulées - souligne THOMPSON 100 ( * ) .

La connaissance de cette potentialité des médias a déjà été analysée par plusieurs auteurs, dont HABERMAS qui, il y a quelques décennies, a insisté sur l'importance des techniques de marketing politique et de relations publiques dans le processus de construction des contenus diffusés par la presse 101 ( * ) . BOURDIEU soulignait pour sa part que la production de représentations du monde social, qui est une dimension fondamentale de la lutte politique, est le quasi-monopole des intellectuels 102 ( * ) . L'autre partie de ce monopole, pourrions-nous dire, serait dans les mains des forces politico-économiques. Toutes ces forces agissent en tant que porte-parole défendant les intérêts de certains groupes. HALL soutient le principe que les moyens journalistiques seraient au service du maintien d'une hégémonie dans la société 103 ( * ) . Ils seraient les diffuseurs de l'idéologie prépondérante, exprimant les intérêts de la classe dominante, ses idées, et les paradigmes articulateurs des ambitions, des intérêts et des décisions des groupes sociaux dominants pendant une période historique donnée. Ils seraient ainsi de puissants agenda-setters 104 ( * ) .

Au-delà de l'étude des effets des forces politiques sur les médias, CHAMPAGNE 105 ( * ) signale que pour analyser le journalisme de notre époque, il convient d'étudier aussi les effets mercantiles sur la production de l'information. Le système travaille - outre les aspects politiques et de contrôle social déjà mentionnés - avec des paramètres de marché, et pour cette raison, l'optique qui prévaut est de massifier les audiences et d'augmenter les ventes des périodiques. En d'autres termes, l'information, qui est la cible des actions de divers champs idéologiques, est cumulativement traitée comme une marchandise, en quête d'une clientèle la plus large possible.

La convergence technologique et la concentration de la propriété des moyens de communication et l'action exercée par certains acteurs sociaux sur les médias renforcent leur capacité, déjà décrite par THIOLLENT, de former les tendances de l'opinion publique en divulguant des positions ou des interprétations de faits favorables ou défavorables au pouvoir politique en place ou aux groupes d'intérêt (chefs d'entreprise, syndicats etc.) qui interviennent dans la société 106 ( * ) . Dans la formation de l'opinion publique, ce rôle des moyens de communication est, selon l'auteur, complété par l'action des leaders d'opinion.

Dans le cas brésilien, le profil de propriété des moyens de communication - croisé et fortement oligopolisé -, résulte fréquemment en un jeu d'intérêts entre la presse et le pouvoir. Comme dans toute la région latino-américaine, les processus politiques de décision sont - comme le souligne DUPAS - de plus en plus subordonnés à un profil d'informations répondant aux intérêts politiques et économiques, avec des caractéristiques mondiales et hégémoniques.

C'est le réseau mondial des nouveaux médias qui définit l'essence de l'expression culturelle et de l'opinion publique. Ils constituent la nouvelle morphologie de nos sociétés, et la diffusion de sa logique modifie radicalement l'opération et les processus productifs et le stock d'expérience, de culture et de pouvoir. [...] Commander la morphologie des réseaux est, avant tout, réorganiser et contrôler le pouvoir dans les sociétés post-modernes 107 ( * ) .

Il n'est pas rare, dans l'histoire contemporaine nationale, que les propriétaires des médias, pour répondre à leurs propres intérêts ou à celui de tiers, aient camouflé ou ignoré la réalité des faits, en diffusant des informations déformées, ou simplement en n'informant pas sur des thèmes contrariants pour les classes hégémoniques. Dans certaines situations, ils ont été les promoteurs de véritables campagnes de propagande politique, abandonnant le dogme journalistique d'objectivité tant propagé par ces médias 108 ( * ) .

Dans l'histoire politique brésilienne, quatre cas sont exemplaires. Le premier se rapporte au mouvement qui, en 1954, a conduit le président Getúlio Vargas au suicide. Le second correspond au Coup d'État réalisé en 1964 par les militaires. Lors de ces deux épisodes, la presse a ouvertement assumé la position de membre des forces conspiratrices, composées essentiellement d'hommes politiques de droite, de militaires, de grands chefs d'entreprises et d'entreprises multinationales. Le troisième cas, plus récent, correspond au mouvement des Diretas Já, en 1984, en faveur de la redémocratisation du pays, et qui revendiquait des élections présidentielles immédiates. Enfin, le quatrième cas concerne la couverture des élections présidentielles de 1989 109 ( * ) . Des épisodes de cette nature, comme le constate GUARESCHI, ont favorisé une prise de conscience croissante, dans les segments organisés de la société brésilienne, du fait que la construction de la citoyenneté passe par la discussion du rôle joué par le mainstream media. Le droit à une information correcte (être bien informé) et le droit à la communication (droit d'exprimer sa parole et son opinion), devront être le critère, le thermomètre qui mesurera la présence et l'extension de la démocratie d'une société comme un tout 110 ( * ) .

* 91 BOURDIEU, Pierre, 2001, p. 206.

* 92 MATHIEN, Michel, 1992, p. 265.

* 93 Le concept de notiziabilità ( noticiabilidade , en Portugais) construit par WOLF (1999: 190) correspond à l'ensemble des critères, des opérations et des instruments avec lesquels les organes informatifs s'acquittent de la tâche de choisir quotidiennement, parmi un nombre imprévisible et indéfini de faits, une quantité finie et tendanciellement stable de nouvelles. Ces critères balisent les routines productives des moyens de communication. Noticiabilidade peut être entendue comme les attributs d'un fait, d'un événement, d'un thème donné pour qu'il se transforme en nouvelle. TRAQUINA (2005: 7) utilise la dénomination valeur-nouvelle pour se référer au même concept que WOLF. Pour l'auteur portugais, les valeurs-nouvelles sont présentes au cours de tout le processus de production journalistique, à savoir, lors du processus de sélection des événements et lors du processus d'élaboration de la nouvelle. Les critères de noticiabilidade sont ainsi appliqués à toutes les étapes de la construction de la nouvelle. Dans la phase de sélection primaire, des questions comme la rareté, l'exclusivité, l'intérêt humain, la véracité sont favorisées (ERBOLATO, Mário, 1991), ainsi que la proximité géographique et culturelle (TRAQUINA, idem) et la nature de conflit, de tragédie ; en passant par le traitement des faits, quand une adaptation aux standards internes de noticiabilidade est réalisée - simplification, amplification, répercussion, accent sur des personnages, sur la question émotionnelle, impact économique et social, etc. -, ainsi qu'une hiérarchisation de la production de la nouvelle, les aspects de nature organisationnelle, matérielle et structurelle exerçant une influence importante (un reportage dans un lieu éloigné peut être substitué par un autre plus proche de la rédaction) ; jusqu'au bouclage des publications, quand la priorité est accordée à certains thèmes qui bénéficient de davantage d'espace, de la couverture, d'appels en une, alors que d'autres peuvent disparaître ou ne disposer que de peu de place.

* 94 TRAQUINA, Nelson, 2000, p. 33.

* 95 Dans ce processus de sensibilisation, les diverses sources font parvenir leurs informations à la presse, qui en fonction de critères qui lui sont propres et/ou sous l'influence de pressions externes, sélectionne ce qu'elle considère comme le plus intéressant. Cette sélection de thèmes proposés, jointe aux sujets choisis en interne par les journalistes, constituent l' agenda médiatique; diffusé dans l'opinion publique, il contribue à la construction des agenda s public et formel.

* 96 MATHIEN, Michel, 1992, p. 166-167.

* 97 MATHES, Rainer et PFETSCH, Barbara 1991, p. 34.

* 98 HABERMAS, J., 1992, p. 207.

* 99 THOMPSON, John B., 2005. p. 86.

* 100 THOMPSON, op.cit.

* 101 HABERMAS, J., 1992, op. cit.

* 102 BOURDIEU, Pierre, 2002, p. 62.

* 103 HALL, Stuart et alli., 1978.

* 104 La pression économique est un des instruments utilisés par certains agenda -setters. Les diverses sources ne transmettent leurs informations à la presse qu'en fonction de leurs propres critères et/ou de pressions externes, cette dernière sélectionnant ce qu'elle considère comme le plus intéressant. Selon le témoignage de Jean-Jacques Roulmann, chef du service de presse de Pechiney, à CHAIZE Daniel et Tixier-GUICHARD, Robert ( 1993 : 192), divers moyens de communication semblent ne pas être perturbés par cette relation. Il y a une très forte perméabilité entre les entreprises et la presse. Il me semble qu'il y a maintenant des réseaux comme jamais auparavant. Le phénomène de fascination du pouvoir de la presse a envahi les entreprises. Un des problèmes ainsi posés, c'est que le système politico-économico-médiatique est un mélange qui ne fonctionne pas à la rationalité, mais à la séduction.

* 105 CHAMPAGNE, Patrick et MARCHETTI, Dominique, 2000, p. 4.

* 106 THIOLLENT, Michel, 1983, p. 190.

* 107 É a rede global das novas mídias que define a essência da expressão cultural e da opinião pública. Elas constituem a nova morfologia de nossas sociedades, e a difusão de sua lógica altera radicalmente a operação e os processos produtivos e o estoque de experiência, cultura e poder. [...] Liderar a morfologia das redes é, antes de tudo, reorganizar e controlar o poder nas sociedades pós-modernas. DUPAS, Gilberto, 2000, p 47.

* 108 La littérature est riche en analyses de cas démontrant la partialité et le jeu d'intérêts de la presse avec le pouvoir, ainsi que les influences externes s'exerçant sur les newsmakers, les constructeurs des nouvelles. Les cas internationaux les plus connus et les plus récents se rapportent à la couverture de la Guerre du Golfe de 1991. Le jeu de pressions et d'intérêts a été fort bien rapporté par SAID (1995) et BENNETT et MANHEIM (2000). Tous ces auteurs montrent comment les intérêts de la politique internationale des Etats-Unis ont manipulé l'opinion publique. SOMAVIA (1979) a également observé des distorsions de l'information en analysant le traitement éditorial de la grande presse internationale sur des thèmes concernant l'OPEP, l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole. Selon l'auteur, les informations sur cette organisation, qui a pour objectif de préserver les intérêts des pays détenant les plus grandes réserves pétrolifères, sont toujours associées à des thèmes marquants comme la crise économique, le chômage, l'inflation et des autres maux ravageant les grandes puissances. L'importance de la recette des exportations pour le développement des pays producteurs eux-mêmes n'est jamais mentionnée. C'est probablement en raison de cette situation que les pétrodollars ont été employés pour l'acquisition de l'agence de presse United Press International - UPI. La stratégie était d'utiliser cette structure et ce nom pour apporter un contrepoint au discours hégémonique et pour rendre également audible le point de vue arabe. À l'occasion de notre mémoire de DEA, nous avons pu mettre en évidence le traitement éditorial accordé par les grandes agences de presse internationales aux faits latino-américains. Ils sont habituellement présentés de façon caricaturale, grotesque et sensationnaliste (SANT'ANNA, 2001).

* 109 Dans le cas des Diretas Já , une grande partie des mobilisations populaires a été ignorée par la presse, en particulier par les supports des Organizações Globo (radio, journal et TV). Dans l'autre épisode, on attribue aux mêmes acteurs les actions éditoriales de déformation de l'information en faveur d'un résultat électoral qui convienne aux forces hégémoniques, en particulier lors du dernier débat entre les candidats Lula da Silva et Fernando Collor.

* 110 O direito a uma informação correta (a ser bem informado) e o direito à comunicação (direito de dizer sua palavra e expressar sua opinião), deverão ser o critério, o termômetro que irá medir a presença e a extensão da democracia de uma sociedade como um todo. GUARESCHI, Pedrinho e outros, 2000, p. 68.

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