Étude de législation comparée n° 312 - janvier 2023

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- LÉGISLATION COMPARÉE -

NOTE

sur

LES DISPOSITIFS DE LUTTE CONTRE LES PROCÉDURES-BAILLONS

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Canada - États-Unis - Royaume-Uni

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Cette note a été réalisée à la demande de la commission des affaires européennes.

AVERTISSEMENT

Ce document constitue un instrument de travail élaboré à la demande des sénateurs, à partir de documents en langue originale, par la Division de la Législation comparée de la direction de l'initiative parlementaire et des délégations. Il a un caractère informatif et ne contient aucune prise de position susceptible d'engager le Sénat.

LES DISPOSITIFS DE LUTTE CONTRE LES PROCÉDURES-BAILLONS

À la demande de la commission des affaires européennes, la Division de la Législation comparée a effectué une recherche sur les procédures judiciaires abusives, communément appelées « procédures-bâillons », aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni.

Les procédures-bâillons, ou SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participation) 1 ( * ) , sont des procédures judiciaires intentées contre des journalistes, des associations ou encore des militants. Sans fondement réel, ces procédures visent principalement à intimider et limiter la liberté d'expression en impliquant les défendeurs dans un contentieux long et coûteux.

Parmi les trois pays étudiés, deux ont adopté, à l'échelle fédérée, des mesures visant à empêcher les procédures-bâillons, tandis que le troisième a amorcé une réflexion pour adopter de telles règles.

Ainsi, une trentaine d'États des États-Unis ont adopté des dispositions législatives permettant de rejeter sur demande, en début de procédure, ce qui apparaitrait comme étant une procédure-bâillon. Si aucune traduction fédérale n'existe à l'heure actuelle, une proposition de loi a récemment été déposée sur le sujet au Congrès.

Au Canada , ce sont deux provinces, l'Ontario et la Colombie-Britannique, qui ont adopté des règles permettant de rejeter les procédures-bâillons.

Enfin, au Royaume-Uni , une consultation publique a été organisée au printemps 2022. La synthèse de cette consultation et les conclusions du gouvernement britannique font état d'une volonté de légiférer sur cette question.

1. Aux États-Unis, une majorité d'États fédérés dispose de règles de dissuasion des procédures-bâillons

Les mesures contre les procédures-bâillons, ou SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participation) relèvent à l'heure actuelle de la législation des États fédérés : 32 d'entre eux, auxquels s'ajoute le District de Columbia, ont constitué un régime de protection, dont le périmètre varie d'un État à l'autre. Au niveau fédéral, une proposition visant à établir une protection « anti-SLAPP » a été déposée le 15 septembre 2022.

Si ces règles visent à protéger les individus pour des activités couvertes par le premier amendement de la Constitution américaine, des exceptions sont toutefois prévues. Ainsi certaines plaintes ne peuvent donner lieu à la demande d'application d'un régime de protection. Tel est le cas, par exemple, des plaintes déposées par les représentants du gouvernement agissant en leur qualité officielle, des actions de lanceurs d'alerte ou des litiges en vertu des lois anti-discrimination.

a) 32 États et le District de Columbia ont une législation « anti-SLAPP »

Les recherches menées tendent à montrer la présence de dispositifs anti-procédures-bâillons dans 32 États américains (Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Connecticut, Delaware, Floride, Géorgie, Hawaii, Illinois, Indiana, Kansas, Kentucky, Louisiane, Maine, Maryland, Massachusetts, Missouri, Nebraska, Nevada, Nouveau-Mexique, New-York, Oklahoma, Oregon, Pennsylvanie, Rhodes Island, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginie et Washington) ainsi que dans le District de Columbia 2 ( * ) . Les lois ne sont toutefois pas homogènes et le périmètre de protection varie d'un État à l'autre.

Ainsi, dans le Massachusetts , la protection s'exerce dans le cadre du droit de pétition : tout défendeur qui estime être poursuivi en raison de l'exercice de son droit de pétition 3 ( * ) peut déposer une motion spéciale de rejet de la plainte au début de la procédure. Le dépôt de cette motion doit intervenir dans les soixante jours suivant la date à laquelle il a été officiellement informé de la plainte contre lui ou, à la discrétion du tribunal, à tout moment ultérieur, aux conditions jugées appropriées 4 ( * ) .

Le Tennessee a élargi en 2019 le périmètre de la procédure anti-SLAPP pour protéger les personnes contre les poursuites engagées en réponse à l'exercice de leur droit à la liberté d'expression, de leur droit de pétition ou de leur droit d'association 5 ( * ) . Les défendeurs peuvent ainsi déposer une requête en rejet d'une poursuite, dans les soixante jours.

Enfin, la Californie est l'un des premiers États à avoir adopté une législation anti-procédures-bâillons, qui est de surcroit considérée comme l'une des plus fermes. Aux termes du paragraphe 425.16 du code de procédure civile de l'État de Californie, « un motif d'action contre une personne découlant de tout acte de cette personne dans le cadre de son droit de pétition ou de liberté d'expression en vertu de la Constitution des États-Unis ou de la Constitution de la Californie en lien avec une question publique sera soumis à une motion spéciale en rejet, à moins que le tribunal ne détermine que le plaignant a établi qu'il existait une probabilité qu'il obtienne gain de cause » 6 ( * ) . Pour statuer, le tribunal tient compte des documents fournis par les deux parties en lien avec les faits.

La formulation « tout acte d'une personne dans le cadre de son droit de pétition ou de liberté d'expression en vertu de la Constitution des États-Unis ou de la Constitution de la Californie en lien avec une question publique » inclut : (i) les déclarations écrites ou orales ainsi que les écrits produits avant une procédure législative, exécutive ou judiciaire, ou toute autre procédure officielle autorisée par la loi, (ii) les déclarations écrites ou orales ainsi que les écrits en lien avec une question examinée par un organe législatif, exécutif ou judiciaire, ou toute autre procédure officielle autorisée par la loi, (iii) les déclarations écrites ou orales ainsi que les écrits produits dans un lieu ouvert au public ou dans un forum public en lien avec une question d'intérêt public, et (iv) toute autre conduite dans le cadre de l'exercice des droits constitutionnels de pétition ou de liberté d'expression en lien avec une question publique ou une question d'intérêt public.

Une analyse en deux temps est effectuée par le juge. La première étape concerne l'activité protégée : le défendeur doit prouver que l'activité à l'origine de l'action du plaignant est comprise dans l'une des quatre catégories énumérées au paragraphe 425.16. Si tel est le cas, dans un deuxième temps, il revient alors au plaignant d'établir qu'il existe une probabilité qu'il l'emporte. La motion spéciale doit être déposée dans un délai de soixante jours à compter du dépôt de la plainte. L'audience se déroule alors au plus tard trente jours après son dépôt. S'il gagne la motion spéciale en rejet, le défendeur a le droit de recouvrir les honoraires d'avocats et de frais engagés pour présenter la motion.

b) Une tentative d'harmonisation par le « Public expression protection act »

La commission pour un droit uniforme (Uniform Law Commission, ci-après ULC) , composée de juristes nommés par les gouvernements fédérés et le district de Columbia 7 ( * ) , fournit aux États des propositions de législation afin d'apporter « de la clarté et de la stabilité dans des domaines critiques relevant de la législation des États » 8 ( * ) . L'objectif est de produire une législation uniforme dans les domaines où cela est possible et souhaitable.

En 2020, l'ULC a travaillé sur les procédures-bâillons et a rédigé un projet de législation intitulé « Public expression protection act » (ci-après UPEPA) 9 ( * ) . Ce projet vise à créer les outils juridiques permettant de déposer une motion de rejet dès le début du litige à traiter, dans un délai de soixante jours à compter du jour où la plainte initiale a été signifiée. En cas de victoire, in fine , de la motion spéciale, le litige initial est rejeté mais est susceptible d'appel.

Le projet de l'ULC reprend le principe d'une procédure en plusieurs temps, le premier étant la démonstration par le défendeur de la plainte initiale que celle-ci porte sur l'exercice d'activités couvertes par le premier amendement. S'il ne peut pas établir ce lien devant le tribunal ou que la motion vise un acte qui n'entre pas dans le champ d'application de la loi 10 ( * ) , la motion est rejetée. Dans le cas contraire, la phase suivante est celle de la « viabilité à première vue » (prima facie viability) . À cette étape, le plaignant de la procédure initiale doit montrer que la procédure qu'il a engagée est légitime en présentant une preuve ou justification suffisante à première vue ( prima facie evidence ou case ) pour chaque élément essentiel de la procédure contestée par la motion spéciale. La jurisprudence entend par preuve suffisante à première vue « le niveau minimum de preuve nécessaire pour étayer une déduction rationnelle selon laquelle un fait allégué est vrai » 11 ( * ) .

Si aucune preuve ou justification prima facie ne peut être établie, alors la motion spéciale est accordée et le litige initial rejeté. À l'inverse, si la preuve est établie, alors le tribunal passe à la troisième phase de la procédure, c'est-à-dire celle de la viabilité juridique de la plainte. Le demandeur à l'origine de la motion peut faire prévaloir que les éléments prima facie apportés par l'autre partie ne sont pas juridiquement viables. S'il arrive à en faire la démonstration, alors la motion spéciale est accordée et la plainte initiale rejetée. À l'inverse, si le demandeur n'en fait pas la démonstration, la motion spéciale est rejetée.

Enfin, le projet insiste sur l'importance de condamner aux dépens et au remboursement des honoraires la partie adverse lorsqu'une motion spéciale est approuvée, au motif que « les États qui n'imposent pas de sentence obligatoire deviendront des refuges pour les plaideurs abusifs. Sans la perspective d'avoir à rembourser financièrement un défendeur victorieux, les plaignants pourront déposer leurs poursuites sans fondement ( frivolous ) dans de tels États en toute impunité ».

Ce projet a depuis été transposé par trois États, tandis que cinq d'entre eux ont amorcé une procédure de transposition.

L'État de Washington a été le premier à adopter une version de l'UPEPA en mai 2021, suivi par le Kentucky en avril 2022 puis Hawaii en juin 2022. Il est à noter que la précédente loi de l'État de Washington contre les procédures-bâillons avait été jugée inconstitutionnelle par la Cour Suprême de l'État au motif qu'elle violait le principe du droit à un procès par jury tel que garanti par la Constitution de l'État de Washington.

Des procédures d'adoption de lois inspirées de l'UPEPA sont en cours en Caroline du Nord, dans l'Indiana, l'Iowa, le Missouri et le New Jersey.

c) Au niveau fédéral, une proposition de loi a été déposée en septembre 2022

Si aucune législation fédérale n'a été adoptée à ce jour, une proposition de loi en ce sens a toutefois été déposée à la Chambre des représentants du Congrès américain mi-septembre 2022 12 ( * ) .

En effet, le président démocrate de la sous-commission des droits civils et des libertés civiles a déposé une proposition de loi sur la protection contre les procédures-bâillons, dont l'objectif est de mettre en place une procédure permettant de rejeter et de dissuader les poursuites stratégiques et de punir les entités qui seraient tentées d'utiliser cette méthode pour faire taire des propos protégés par le premier amendement. Ce dépôt a fait suite à une audition au cours de laquelle a été mise en évidence l'utilisation par certaines industries de procédures-bâillons pour museler des militants écologistes et des organisations à but non lucratif.

La proposition vise à créer une « motion spéciale pour rejeter » (special motion to dismiss) les procédures-bâillons sur le modèle existant dans les États dotés de lois anti-bâillons solides. La motion serait traitée comme une motion en jugement sommaire ( Motion for Summary Judgement ). En cas d'adoption, la loi fournirait également une protection minimale pour les mesures anti-SLAPP dans les États qui n'ont actuellement aucune disposition en ce domaine. Elle prévoit également des exceptions, notamment pour les plaintes déposées par les représentants du gouvernement agissant en leur qualité officielle, les actions de lanceurs d'alerte ou des litiges en vertu des lois anti-discrimination.

2. Au Canada, deux provinces ont adopté une législation anti-SLAPP

Le Canada ne dispose pas de dispositif fédéral de lutte contre les procédures-bâillons. Toutefois, deux provinces ont adopté des règles en la matière, l'Ontario en 2015 ( via une loi sur la participation du public, qui amende la loi sur les tribunaux judiciaires) et la Colombie-Britannique en 2019 ( via une loi sur la participation du public) 13 ( * ) .

a) Les règles en vigueur en Ontario et en Colombie-Britannique

Les dispositifs en vigueur en Ontario et en Colombie-Britannique sont quasiment similaires. La principale différence tient au délai pour entendre la requête, l'Ontario prévoyant soixante jours tandis que la Colombie-Britannique précise qu'elle doit être entendue « dès que possible ».

En Ontario , les articles 137.1 à 137.5 de la loi sur les tribunaux judiciaires (Courts of Justice Act) 14 ( * ) sont relatifs à la « prévention des procédures qui limitent la liberté d'expression sur des sujets d'intérêt public ». Les objectifs, listés à l'article 137.1, sont les suivants : (i) encourager les personnes à s'exprimer sur des sujets d'intérêt public, (ii) encourager la participation la plus large possible aux débats sur des sujets d'intérêt public, (iii) décourager le recours au contentieux comme un moyen de limiter abusivement l'expression sur des sujets d'intérêt public et (iv) réduire le risque que la participation du public aux débats portant sur des sujets d'intérêt public soit gênée par la crainte de poursuites judiciaires. Sont inclus dans les moyens d'expression et de participation toute communication écrite ou orale, publique ou privée, dirigée ou non vers une personne ou une entité.

Une personne à l'encontre de laquelle est intentée une procédure judiciaire peut saisir le juge en déposant une requête en rejet d'une procédure au motif que celle-ci fait suite à un propos sur un sujet d'intérêt public. Si le juge considère que la requête est fondée, alors il rejette la procédure judiciaire initiale. Le rejet ne peut pas être prononcé si (i) il existe des raisons de croire que la procédure initiale est « substantiellement fondée » et que le défendeur n'a pas de défense valable dans cette procédure et (ii) si le préjudice subi ou susceptible d'être subi par le plaignant du fait des propos de l'auteur de la requête est suffisamment grave pour que l'intérêt public justifiant la poursuite de la procédure l'emporte sur l'intérêt public justifiant la protection de cette expression.

La requête en rejet peut être présentée à tout moment après le début de la procédure initiale ; cette dernière est suspendue tant que le sort de la requête n'est pas tranché. La requête est entendue au plus tard soixante jours après son dépôt. Si, à l'issue de son analyse, le juge :

- accepte la requête et, par conséquent, rejette la procédure initiale, alors l'auteur de la requête a droit aux dépens liés à la requête et à la procédure initiale sur la base d'une indemnisation intégrale, sauf si le juge en décide autrement ;

- rejette la requête et donc ne rejette pas la procédure initiale, alors la partie à l'origine de la procédure initiale n'a pas droit aux dépens relatifs à la requête, sauf si le juge en décide autrement ;

- estime, lorsqu'il rejette la procédure initiale, que celle-ci a été introduite « de mauvaise foi ou dans un but illégitime » (in bad faith or for an improper purpose) , alors le juge peut accorder à l'auteur de la requête les dommages et intérêts qu'il juge appropriés.

Les dispositions applicables en Colombie-Britannique prévoient que toute personne contre qui est intentée une procédure en raison de ses propos peut demander une ordonnance de rejet au motif que (i) la procédure découle d'un propos tenu par le demandeur et que (ii) ce propos se rapporte à une question d'intérêt public. Cette requête peut être engagée à tout moment après le début de la procédure et entendue dès que possible. La preuve prend la forme d'une déclaration sous serment.

Si le juge considère que la requête est fondée, alors il rejette la procédure judiciaire initiale, sauf si le plaignant de la procédure initiale démontre au tribunal que (i) il existe des raisons de croire que la procédure initiale est « substantiellement fondée » et que le défendeur n'a pas de défense valable dans cette procédure et (ii) si le préjudice subi ou susceptible d'être subi par le plaignant du fait des propos de l'auteur de la requête est suffisamment grave pour que l'intérêt public justifiant la poursuite de la procédure l'emporte sur l'intérêt public justifiant la protection de cette expression.

Le dépôt d'une ordonnance de rejet suspend la procédure initiale le temps de son instruction. Si le tribunal statue en faveur de l'ordonnance de rejet, le demandeur a droit aux dépens relatifs à la requête et à la procédure initiale, sur la base d'une indemnité intégrale, sauf si le tribunal estime que c'est inapproprié dans les circonstances. Par ailleurs, s'il apparaît que la procédure initiale a été engagée « de mauvaise foi ou dans un but illégitime », le tribunal peut condamner le plaignant à des dommages et intérêts. À l'inverse, si le tribunal n'accepte pas l'ordonnance et donc ne rejette pas la procédure initiale, le plaignant de cette dernière n'a pas droit aux dépens relatifs à l'ordonnance, sauf si le tribunal estime que cela est approprié dans les circonstances.

b) La Cour Suprême canadienne a été saisie de plusieurs affaires relatives à des ordonnances de rejet

Si la compétence législative sur ces matières relève des provinces, certaines affaires ont été portées devant la Cour Suprême du Canada au cours des dernières années. Tel est le cas, en 2020, de deux affaires initialement jugées en Ontario (Ontario Ltd contre Pointes Protection et Platnick contre Bent) et, en 2022, d'une affaire de Colombie-Britannique (Neufeld contre Hansman) 15 ( * ) .

Les deux décisions Ontario Ltd contre Pointes Protection et Platnick contre Bent traitent de tous les aspects des règles anti-SLAPP.

Dans la première affaire , la Cour Suprême a retenu que 16 ( * ) :

« L'organisme Pointes Protection Association [...] et six de ses membres (collectivement « Pointes Protection ») se sont fondés sur l'art. 137.1 de la LTJ 17 ( * ) pour présenter une motion, avant la tenue d'un procès, afin qu'une action pour bris de contrat [...] intentée contre eux par un promoteur immobilier soit rejetée. L'action a été intentée dans le contexte de l'opposition de Pointes Protection à un projet de développement et de lotissement par le promoteur. Ce dernier alléguait que le témoignage livré par le président de l'association - lors de l'audience tenue devant la Commission des affaires municipales de l'Ontario - selon lequel le projet de développement du promoteur entraînerait des dommages sur le plan écologique et environnemental dans la région, contrevenait à une entente entre le promoteur et Pointes Protection qui imposait des restrictions à la conduite de Pointes Protection quant aux approbations que le promoteur cherchait à obtenir des autorités compétentes en vue de son projet de développement. La motion de Pointes Protection fondée sur l'art. 137.1 a été rejetée par le juge des motions, qui a autorisé la poursuite de l'action intentée par le promoteur contre Pointes Protection. La Cour d'appel a accueilli l'appel de Pointes Protection, a fait droit à sa motion fondée sur l'art. 137.1 et a rejeté l'action intentée par le promoteur. [...] La liberté d'expression est à la fois un droit et une valeur fondamentaux. La capacité de s'exprimer et de participer à des échanges d'idées favorise une démocratie pluraliste et saine en contribuant à un débat public fécond et à une participation correspondante aux affaires publiques. L'objectif de l'art. 137.1 de la LTJ est de limiter les instances qui ont des conséquences néfastes sur l'expression de personnes relativement à des affaires d'intérêt public, de manière à protéger cette expression et à défendre la valeur fondamentale qu'est la participation de la population à la démocratie. En appliquant ce cadre à la présente cause, la motion présentée par Pointes Protection en application de l'art. 137.1 doit être accueillie et l'action sous-jacente du promoteur pour bris de contrat rejetée » .

La Cour Suprême a défini un cadre d'analyse selon lequel :

- la première étape de l'évaluation par le tribunal n'est pas de nature qualitative. Ainsi, la question n'est pas de savoir si les propos en question sont souhaitables, néfastes, utiles ou vexatoires, ou s'ils relèvent ou non de l'intérêt public. Il s'agit de déterminer si les propos se rapportent à une affaire d'intérêt public, définie en termes larges. « En l'espèce, Pointes Protection satisfait [à cette condition] sans trop de difficultés, puisque [le propos pertinent] - le témoignage sur les répercussions sur l'environnement et les conséquences sur le plan écologique du projet de développement - constitue [un propos relatif] à une affaire d'intérêt public et l'action pour bris de contrat intentée par le promoteur découle du fait de cette expression » .

- l'étape suivante est celle de l'analyse du bien-fondé de la procédure, dont la charge de la preuve incombe au plaignant initial. Celui-ci doit convaincre le juge « (a) de l'existence de motifs de croire que le bien-fondé de l'instance sous-jacente est substantiel et que le défendeur n'a pas de défense valable, et (b) du fait que le préjudice qu'il subit ou qu'il a vraisemblablement subi et l'intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l'instance l'emporte sur l'intérêt public à protéger l'expression. Le défaut de satisfaire à a) ou b) est fatal à la capacité du demandeur de se décharger de son fardeau de preuve, ce qui entraîne le rejet de la demande sous-jacente. Toutefois, si le demandeur est en mesure de démontrer qu'il satisfait aux deux conditions, la poursuite de l'instance est autorisée » .

En l'espèce, la Cour Suprême a jugé que « l'action intentée par le promoteur doit être rejetée, puisqu'il ne peut satisfaire [ à la charge de la preuve ]. Premièrement, l'action du promoteur n'a pas de bien-fondé substantiel : elle n'est pas juridiquement défendable et ne s'appuie pas sur des éléments de preuve raisonnablement dignes de foi, permettant d'affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès. La demande du promoteur est fondée uniquement sur une allégation de bris de contrat à l'encontre de Pointes Protection, mais l'interprétation proposée par le promoteur ne se dégage ni du libellé clair de l'entente ni du fondement factuel qui la sous-tend ; cette interprétation écarterait le sens ordinaire du texte d'une manière qui excède les limites d'une intervention judiciaire appropriée en matière d'interprétation contractuelle. Deuxièmement, [...], l'action sous-jacente intentée par le promoteur peut [...] être rejetée sur le fondement indépendant que le promoteur ne peut établir, suivant la prépondérance des probabilités, que l'évaluation de l'intérêt public favorise la poursuite de l'instance [...]. Le préjudice que le promoteur subit ou a subi vraisemblablement du fait de l'expression de Pointes Protection est des plus limités et, en conséquence, l'intérêt public à permettre la poursuite de l'instance l'est aussi. De fait, la théorie du préjudice avancée par le promoteur est hypothétique et son intérêt relativement à la sauvegarde du caractère définitif du litige était entièrement tributaire de la justesse de son interprétation de l'entente. En revanche, l'intérêt public à protéger l'expression de Pointes Protection est important et des plus élevés. Le public a un intérêt marqué pour l'objet de l'expression - à savoir, les répercussions sur l'écologie et la dégradation de l'environnement qu'entraînerait un projet de développement de grande envergure - et le renforcement de l'intégrité du système judiciaire au moyen de témoignages véridiques et publics est inextricablement lié à la liberté des participants de s'exprimer dans ces instances sans crainte de représailles » .

En conclusion, la Cour Suprême a estimé que « la motion présentée par Pointes Protection [...] doit être accueillie sur l'un ou l'autre des fondements indépendants que le bien-fondé de l'action intentée par le promoteur n'est pas substantiel et que celui-ci est incapable de démontrer que l'évaluation de l'intérêt public favorise la poursuite de l'instance. En conséquence, l'action sous-jacente intentée par le promoteur doit être rejetée ».

À l'inverse, dans l'arrêt Platnick contre Bent 18 ( * ) , la Cour Suprême a rejeté les pourvois au motif que, si la première étape de l'évaluation montrait qu'ils se rapportaient bien à une affaire d'intérêt public, le plaignant de la procédure initiale faisait tout de même la preuve du bien-fondé de la procédure.

En l'espèce, « À la suite de deux différends en matière d'assurance dans lesquels Bent agissait comme avocate pour une victime d'accident, elle a envoyé un courriel à [une liste de diffusion] d'environ 670 [personnes], dans lequel elle faisait deux affirmations mentionnant expressément le nom de Platnick et alléguait que, dans le contexte de ces différends, il avait « altéré » les rapports des médecins et « changé » la décision d'un médecin en ce qui a trait au degré de déficience de la victime. Le courriel [...] a fini par être l'objet d'une fuite [...] et en conséquence, un article reproduisant intégralement le courriel [...] et renvoyant à son témoignage a été publié dans un magazine. Platnick a intenté une poursuite en diffamation à la fois contre Bent et contre son cabinet, réclamant 16,3 millions de dollars en dommages-intérêts. Bent a présenté une motion en vertu de l'art. 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (« LTJ ») pour demander le rejet de la poursuite ». Le juge de la motion l'a suivie en première instance, puis la Cour d'appel a annulé la décision, rejeté la motion de Bent et renvoyé l'action en diffamation de Platnick à la Cour supérieure pour examen.

La Cour Suprême a estimé que :

- « Bien que la Cour reconnaisse l'importance de la liberté d'expression en tant que pierre angulaire d'une démocratie pluraliste [...], la liberté d'expression n'autorise pas à ternir les réputations. En conséquence, en plus de protéger l'expression sur des affaires d'intérêt public, l'art. 137.1 de la LTJ doit également faire en sorte qu'un demandeur dont la demande est légitime ne soit pas indûment privé de la possibilité de la poursuivre. Si l'on applique le cadre d'analyse [...] élaboré dans l'arrêt Pointes Protection aux présents pourvois, la motion de Bent [...] doit être rejetée et l'action en diffamation de Platnick doit pouvoir aller de l'avant. L'action de Platnick mérite d'être tranchée sur le fond, et non d'être écartée sommairement à ce stade précoce ».

En appliquant le cadre d'analyse des procédures-bâillons, la Cour indique que :

- Bent apporte la preuve, au premier stade, du lien avec un propos dans une affaire d'intérêt public, et que l'action en diffamation intentée découle de cette expression ;

- l'étape suivante est celle du bien-fondé de la procédure et fait porter la charge de la preuve sur Platnick. La Cour évalue que « Platnick a satisfait au fardeau qui lui incombe 19 ( * ) (...) et a établi qu'il existe des motifs de croire que le bien-fondé de son action en diffamation est substantiel. La diffamation fait l'objet d'un test clairement formulé qui exige le respect de trois critères et ces trois critères sont facilement rencontrés en l'espèce : les mots reprochés ont été diffusés [...] ; les mots reprochés visent précisément Platnick ; et les mots reprochés sont diffamatoires [...] » ;

- enfin, la dernière étape vise à démontrer que l'auteur de la motion n'a pas de défense valable dans la procédure initiale. En l'espèce, la Cour estime que « Platnick a également satisfait au fardeau qui lui incombe [...] et a établi qu'il existe des motifs de croire que Bent n'a pas de défense valable à son action en diffamation. Autrement dit, il se trouve un fondement, dans le dossier et le droit - eu égard au stade de l'instance -, pour conclure que les moyens de défense mis en jeu par Bent ne tendent pas à pencher davantage en sa faveur » .

3. Au Royaume-Uni, un projet de réforme en cours d'élaboration à la suite d'une consultation publique

Le Royaume-Uni ne dispose actuellement pas de cadre de protection spécifique contre les procédures-bâillons. Le gouvernement britannique a organisé, du 17 mars 2022 au 19 mai 2022, une consultation sur cette question afin de solliciter des avis sur les modifications à introduire afin de « résoudre les problèmes émanant de ce champ du contentieux civil » 20 ( * ) . S'il conclut de cette consultation qu'un cadre spécifique doit être déterminé, aucune réforme législative n'a été engagée à ce jour.

Aux fins de sa consultation, le gouvernement définit les SLAPP comme des procédures :

- ciblant des actes de participation publique, qui incluent « la recherche universitaire, le journalisme et les activités de dénonciation concernant des questions d'importance sociétale, telles que la finance illicite ou la corruption » ;

- visant à « empêcher la publication d'informations d'intérêt public. Il peut s'agir de menaces ou d'engager des poursuites qui comportent souvent des demandes excessives » .

a) Le contenu de la consultation

La consultation menée par le gouvernent britannique visait à recueillir des avis sur des axes de réforme potentiels en matière de lutte contre les procédures-bâillons :

- une réforme de la législation afin définir les SLAPP, pour qu'elles puissent être soumises à un régime particulier ;

- une réforme de la loi sur la diffamation ;

- une réforme de la procédure judiciaire, de ses pratiques et procédés ;

- une réforme de la question des coûts et dépens en droit de la diffamation ;

- ou une réforme réglementaire.

Un total de 120 réponses a été reçu, émanant autant de spécialistes du droit que de représentants des médias ou d'universitaires. Les autorités britanniques ont indiqué qu'un « large éventail de points de vue avait été fourni » .

Ainsi, s'agissant de l'évaluation de la nature et de l'ampleur des SLAPP, les répondants tels que ceux évoluant dans l'univers des médias ou assurant la défense des intérêts juridiques des personnes concernées par ces procédures se sont dits préoccupés par la question des SLAPP, tandis que certains cabinets d'avocats ont estimé que les procédures-bâillons « n'existaient pas en tant que problème distinct » ou étaient exagérées.

De la même façon, les avis étaient extrêmement partagés entre ceux qui souhaitaient une réforme, soutenant qu'ils constataient une augmentation des procédures anti-SLAPP au cours des dernières années, et ceux qui estimaient qu'une réforme était inutile. Ces derniers considéraient que « les avocats n'ont pas tendance à présenter des réclamations fallacieuses ou sans fondement et, dans les rares cas où ces types d'affaires se présentent, il existe déjà des mécanismes législatifs et procéduraux pour les empêcher d'atteindre les tribunaux » .

Les répondants devaient présenter leurs avis sur 45 questions telles que :

- avez-vous été concerné personnellement ou professionnellement par des SLAPP ? Si oui, veuillez donner des détails sur votre profession et l'impact qu'a eu la procédure-bâillon sur votre activité quotidienne, incluant votre travail et votre bien-être ;

- si vous avez été concerné par une procédure-bâillon, veuillez donner des détails sur la personne à son origine, sa forme et son contenu. Est-ce qu'une action judiciaire était mentionnée ? Dans l'affirmative, veuillez donner des détails sur le type d'action ;

- êtes-vous d'accord avec le fait qu'une définition juridique de la procédure-bâillon est nécessaire ?

Toutes les réponses ont été analysées et la synthèse des participations est disponible en ligne. Le gouvernement britannique a ensuite présenté sa réponse pour chaque question.

b) La réponse du gouvernement

Dans une synthèse publiée le 20 juillet 2022, le gouvernement indique « que les poursuites-bâillons sont une forme reconnaissable et pernicieuse de litige qui vise à faire taire, intimider et harceler les opposants » et qu'elles ne sont pas « des litiges conventionnels destinés à résoudre des différends ou à faire valoir des droits ». Il conclut ainsi que « le type d'activités identifiées comme SLAPP et le but d'empêcher la mise en avant de questions d'intérêt public dépassent les paramètres d'un contentieux ordinaire et constituent une menace pour la liberté d'expression et la liberté de la presse ».

Le gouvernement britannique entend « poursuivre la réforme législative dans les plus brefs délais » en introduisant une nouvelle procédure judiciaire permettant de rejeter rapidement les SLAPP et éviter de longs litiges. Cette réforme inclurait trois composantes :

- une définition de l'intérêt public ;

- un ensemble de critères permettant aux tribunaux de déterminer si un litige doit être qualifié de SLAPP ;

- une appréciation du bien-fondé.

Ces trois composantes constitueraient également la base d'un test en trois parties visant à identifier les procédures-bâillons et les rejeter de façon anticipée. Ce test en trois parties vise ainsi à « garantir que les SLAPP peuvent être correctement identifiés et s'appliquent à toute réclamation, y compris en matière de diffamation, de confidentialité ou de protection des données. Un test trop large conduirait les défendeurs dans des affaires non-bâillons à demander un rejet anticipé, et les deux premiers sont la clé pour identifier une poursuite bâillon. Le test de bien-fondé reflète le besoin d'équilibre car la demande elle-même n'aura pas été entièrement présentée à ce stade avec toutes les preuves. Une demande satisfaisant aux trois critères serait rejetée par anticipation, tandis qu'une affaire satisfaisant aux deux premiers mais présentant des éléments de preuve fondés pourrait toujours être traitée. »

Pour autant, le gouvernement « ne propose pas d'établir un nouveau droit à la participation du public à ce stade » 21 ( * ) .

S'agissant des frais engagés, le gouvernement britannique se dit d'avis de travailler sur la question des coûts de justice en matière de SLAPP, en parallèle des réformes procédurales. En outre, un système de sanctions financières à l'encontre d'une personne intentant une procédure-bâillon est envisagé.


* 1 La présente note retient indifféremment l'une et l'autre des dénominations.

* 2 https://www.uniformlaws.org/HigherLogic/System/DownloadDocumentFile.ashx?DocumentFileKey=46a646fa-5ef6-8dd0-7b0a-ce95c59f0d14&forceDialog=0

* 3 Le droit de pétition est garanti par le premier amendement de la Constitution américaine.

* 4 https://www.mass.gov/info-details/mass-general-laws-c231-ss-59h

* 5 Tennessee Code Annotated §20-17-104.

* 6 https://leginfo.legislature.ca.gov/faces/codes_displaySection.xhtml?sectionNum=425.16.&nodeTreePath=5.8.2.1&lawCode=CCP

* 7 Porto-Rico et les îles vierges américaines sont également représentés au sein de la commission.

* 8 https://www.uniformlaws.org/aboutulc/overview

* 9 https://www.uniformlaws.org/HigherLogic/System/DownloadDocumentFile.ashx?DocumentFileKey=06e6be81-b718-4286-1be9-a93a49cc7ea7&forceDialog=0

* 10 À l'instar des plaintes déposées par les représentants du gouvernement agissant en leur qualité officielle.

* 11 https://casetext.com/case/texas-tech-univ-hlth-ctr-v-apodaca#p407

* 12 https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/8864

* 13 Le terme « expression » est employé dans les textes canadiens. Dans la présente note, le terme « propos » est utilisé de façon équivalente.

* 14 https://www.ontario.ca/laws/statute/90c43#BK186

* 15 Les développements qui suivent sont issus des décisions rendues par la Cour Suprême, publiées en français sur le site de la Cour Suprême.

* 16 https://decisions.scc-csc.ca/scc-csc/scc-csc/fr/item/18458/index.do

* 17 Loi sur les tribunaux judiciaires

* 18 https://decisions.scc-csc.ca/scc-csc/scc-csc/fr/item/18459/index.do

* 19 Il faut entendre le « fardeau » comme la charge de la preuve.

* 20 https://www.gov.uk/government/consultations/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps/outcome/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps-government-response-to-call-for-evidence#foreword

* 21 https://www.gov.uk/government/consultations/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps/outcome/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps-government-response-to-call-for-evidence#slapps-conclusion-and-plans-for-reform

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