C. LA GRATUITÉ, EXPRESSION D'UN DÉPLACEMENT DE LA VALEUR ?

Comme nous l'avons expliqué plus haut, la dématérialisation qui permet de donner un bien numérisé sans limite et surtout sans craindre de le perdre pour soi-même annule les coûts marginaux de reproduction, de packaging ou de distribution. Cette propriété particulière perturbe gravement les équilibres économiques habituels dans la mesure où le coût marginal sur internet tend vers zéro. Cette réalité annonce une sorte de gratuité. Cette dernière a une triple caractéristique : elle se généralise, elle n'est pas si nouvelle et, enfin, il s'agit d'une gratuité de façade.

1. La publicité se généralise

La gratuité sur internet se généralise certes en dehors du champ légal avec le piratage, et cela n'est pas acceptable, mais elle se généralise aussi dans le cadre économique et légal avec des offres illimitées financées par de la publicité par le paiement d'un accès forfaitaire. Le forfait est en réalité un prix fini pour un usage quasiment infini. Ces différentes formules sont en train de gagner tous les secteurs de l'industrie culturelle :

- dans la musique : toutes les majors 3 ( * ) ont signé avec des plates formes de téléchargement légal des accords où elles mettent à disposition leur catalogue contre un pourcentage su le chiffre d'affaires de la publicité. De même, Universal s'est associé à Nokia pour mettre à disposition de tout acheteur d'un téléphone mobile de cet équipementier ses titres pour une durée limitée ;

- dans le cinéma, on retrouve aussi ces mêmes formules : Filmo-TV est la dernière initiative lancée par un distributeur français qui fonctionne sur le système du forfait et, aux Etats-Unis, un site comme HULU est la réponse des grands studios à Google. Il permet de visionner un film ou une série gratuitement à la condition d'accepter en contrepartie trente secondes de publicité ;

- dans la presse, depuis un an, le New York Times permet d'accéder à ses informations et ses archives sans payer, là encore grâce à la publicité.

On voit bien que, progressivement, tous les acteurs de la chaîne de valeur entrent en concurrence sur un modèle fondé sur l'audience pour capter la publicité. Déjà Google réalise 99 % de son chiffre d'affaires avec la publicité.

Toutefois, une difficulté persiste puisque le modèle émergent ne suffit pas pour l'instant à compenser les pertes de valeur du système traditionnel. En effet, la monétisation de la publicité pose encore problème et cette gratuité ne suffit pas pour le moment à rémunérer convenablement les auteurs.

A moyen terme ; il ne fait pas de doute que la viabilité de ce modèle s'imposera. Déjà internet est devenu le troisième support publicitaire en France devant l'affichage et la radio et pour le moment, derrière la presse et la télévision. Mais avec des taux de croissance d'environ 25 % annuels en ce domaine, les évolutions sont extrêmement rapides.

2. Cette gratuité n'est pas si nouvelle

De fait, le concept de gratuité a accompagné très largement l'essor du secteur des télécommunications. Dans son livre récent, Le village numérique 4 ( * ), M. Didier LOMBARD, Président de France Télécom, rappelle qu'au départ, le téléphone fixe et le minitel étaient donnés gratuitement. L'invention de la radio avec le système de licence légale qui permet d'écouter des oeuvres musicales gratuitement en contrepartie de la publicité annonçait déjà ce modèle.

3. Cette gratuité n'est qu'une gratuité faciale

Bien entendu, ce que l'un ne paie pas sur internet, d'autres le paient puisque le coût de la publicité est répercuté sur les biens de consommation. Finalement, c'est bien l'économie réelle qui finance l'économie virtuelle. Cette gratuité n'est donc pas annonciatrice d'un monde idéal débarrassé de toute préoccupation d'argent ou de profit.

Au terme de cet éclairage économique, deux remarques s'imposent :

- premièrement, il est impossible de se résoudre à la fatalité du piratage qui est une atteinte massive au droit de la propriété intellectuelle ;

- mais penser que la lutte contre le piratage suffira à régler l'ensemble des problèmes est une illusion. La seule logique défensive risque d'échouer. Dans l'histoire économique, toutes les grandes innovations ont contribué à redistribuer les cartes. C'est aussi dans ce sens qu'il faut poursuivre l'effort en encourageant les nouveaux modèles qui sont en train d'émerger.

* 3 Maisons de disque détenant ensemble une part majoritaire du marché de la musique, comme Universal Music, EMI...

* 4 Ed. Odile Jacob, 2008.

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