B. UNE ACTIVITÉ QUI A CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉ

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 8 ( * ) et la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution ont rendu possible, à compter du 1 er mars 2010, la saisine a posteriori du Conseil constitutionnel par tout justiciable estimant qu'une disposition législative en vigueur porte atteinte à ses droits et libertés. Entre la première décision rendue le 28 mai 2010 et le 31 août 2014 , 356 décisions issues d'une question prioritaire de constitutionnalité ont été rendues , soit cinq fois plus que les décisions résultant d'une saisine a priori du Conseil sur la même période. Si l'on exclut les années 2010 et 2011 qui ont vu le lancement de la procédure, et qui à ce titre ne peuvent être considérées comme représentatives, le Conseil rend depuis trois ans entre 60 et 80 décisions de ce type chaque année. Ce nombre élevé et stabilisé de décisions a pu être rendu dans des conditions satisfaisantes, en moyenne dans un délai de 70 jours , respectant ainsi le délai de 3 mois fixé par la loi organique précitée. Ce délai n'est tenable qu'à la condition de respecter scrupuleusement un certain nombre de règles auxquelles le Conseil ne déroge pas : délai maximal des plaidoiries de 15 minutes, refus systématique des reports d'audience, etc. Votre rapporteur précise, toujours au cours de la période précitée (28 mai 2010 au 31 août 2014), que sur 2211 QPC soulevées devant les juridictions, 424 ont été renvoyées au Conseil, soit un peu moins de 20 % .

Le Président Debré, avec lequel votre rapporteur s'est entretenu, souligne que ce rythme élevé ne devrait pas ralentir dans les années à venir, au regard de ce que les Cours constitutionnelles, dans d'autres États, ont connu. En revanche, la nature des inconstitutionnalités constatées a posteriori devrait, selon Marc Guillaume, concerner davantage dans les années à venir des dispositions techniques que des libertés fondamentales. Autrement dit, le nombre de QPC pourrait demeurer élevé, mais les sources des inconstitutionnalités porteraient de moins en moins sur les principaux droits fondamentaux.

L'existence de la QPC influence-t-elle le contrôle a priori ?

Le Président du Conseil constitutionnel souligne que la possibilité, avec la question prioritaire de constitutionnalité, de contester la conformité à la Constitution d'une disposition législative déjà entrée en vigueur, exercerait une influence sur la nature des décisions rendues a priori . Il estime en effet que Conseil constitutionnel, lorsqu'il se prononce a priori, le font avec davantage de retenue que par le passé, en tenant compte du fait que désormais tout justiciable peut soulever l'inconstitutionnalité d'une disposition législative à l'occasion d'un procès le concernant. Lorsque l'inconstitutionnalité est tangente ou qu'elle n'est pas expressément soulevée, le juge constitutionnel dispose finalement d'une « session de rattrapage » avec la saisine a posteriori. Outre les sujets explicitement soulevés, il ne censurerait dès lors plus que les inconstitutionnalités manifestes, le non-respect de la procédure parlementaire et les cavaliers législatifs.

Précisons que le nombre important de décisions rendues n'a pas entraîné d'insécurité juridique particulière, d'une part parce que le nombre de décisions de non-conformité demeure limité, d'autre part parce que le Conseil a fait application, pour 32 d'entre elles, de la faculté de moduler dans le temps les effets de sa décision afin de donner au législateur le temps de légiférer de nouveau.

Le tableau suivant récapitule la proportion par sort des décisions QPC entre le 28 mai 2010 et le 31 août 2014 :

Sort des différentes QPC

Part des QPC concernées

Décision de conformité à la Constitution

54 %

Conformité avec réserve

12 %

Non-conformité totale

19,4 %

Non-conformité partielle

9 %

Non lieux

5 %

Autres décisions (rectification)

1 %

Conformément à l'article 62 de la Constitution, « une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause. »

Les exemples de QPC par lesquelles le Conseil constitutionnel a usé de cette faculté de différer dans le temps les effets de sa décision ne manquent pas.

Le Conseil constitutionnel a par exemple été saisi en juillet 2014 par la Cour de cassation de deux questions prioritaires de constitutionnalité relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 8° bis de l'article 706-73 du code de procédure pénale (CPP) et de son article 706-88. ??

Ces dispositions avaient pour effet de permettre, lors des enquêtes ou des instructions portant sur une escroquerie en bande organisée, la mise en oeuvre d'une mesure de garde à vue pouvant durer 96 heures dans les conditions prévues à l'article 706-88 du CPP. ??Le Conseil a relevé que, même lorsqu'il est commis en bande organisée, le délit d'escroquerie n'est pas susceptible de porter atteinte en lui-même à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes. Dès lors, en permettant de prolonger la durée de la garde à vue jusqu'à 96 heures pour un tel délit, le législateur a permis qu'il soit porté à la liberté individuelle et aux droits de la défense une atteinte qui ne peut être regardée comme proportionnée au but poursuivi.

En conséquence, le Conseil a déclaré contraire à la Constitution le 8° bis de l'article 706-73 du CPP. Le Conseil a relevé que la modification de l'article 706-88 par la loi du 27 mai 2014 n'a pas mis fin à cette inconstitutionnalité. ??Il a jugé que la remise en cause des actes de procédure pénale pris sur le fondement du 8° bis de l'article 706-73 du CPP méconnaîtrait l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et aurait des conséquences manifestement excessives. La censure du Conseil constitutionnel ne vise, sur le fond, que le recours à la garde à vue de 96 heures en matière d'escroquerie en bande organisée. Cependant, la déclaration d'inconstitutionnalité du 8° bis de l'article 706-73 du code de procédure pénale emporte également l'impossibilité de recourir à l'ensemble des pouvoirs spéciaux d'enquête et d'investigation prévus par les articles 706-80 et suivants du code de procédure pénale.

Afin d'éviter de telles conséquences, manifestement excessives au regard de l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs des infractions, le Conseil a décidé que la déclaration d'inconstitutionnalité ne prendrait effet qu'à compter du 1 er septembre 2015.

Le projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne, récemment adopté par le Sénat, et en cours de navette, tire les conséquences de cette décision, puisqu'il vise à rétablir, par son article 5 bis , la possibilité de recourir aux pouvoirs spéciaux d'enquête et d'investigation, à l'exclusion de la garde à vue de 96 heures, en matière d'escroquerie en bande organisée et en matière de blanchiment, non justification de ressources et association de malfaiteurs commis en lien avec ce délit.


* 8 L'article 61-1 de la Constitution dispose que « lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. »

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