III. L'INSTITUTION D'UN DROIT D'ASSOCIATION PROFESSION-NELLE DES GENDARMES, CONSÉQUENCE DES DÉCISIONS DE LA CEDH : PREMIER BILAN

À l'occasion de l'examen du projet de loi de finances, vos rapporteurs ont souhaité faire le point sur un sujet commun à la gendarmerie et aux autres forces militaires : le droit d'association. En effet, la loi n° 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense a instauré un inédit régime juridique des « associations professionnelles de militaires » (APNM) afin de mettre en conformité notre législation avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme telle qu'interprétée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans deux arrêts récents.

Du fait de leur condition de militaires, ce régime bénéficie aux gendarmes. Des gendarmes ont d'ailleurs joué un rôle déterminant dans cette évolution.

A. UNE INTERDICTION TRADITIONNELLE DES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES REMISE EN CAUSE PAR LA CEDH

1. Une interdiction qui s'appuyait sur des principes fondamentaux et qui était tempérée par l'existence de plusieurs mécanismes de concertation

L'interdiction faite aux militaires d'adhérer à un syndicat ou à un groupement constitué pour soutenir des revendications d'ordre professionnel, qui figure à l'article L. 4121-4 du Code de la défense, remontait à la Monarchie de Juillet et était étroitement lié à la mise en place d'un statut général des militaires. Ce principe a résisté à plusieurs réformes, y compris à la professionnalisation des armées en 1996. De même, l'article 6 de la loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant statut général des militaires a suivi la recommandation de la commission Denoix de Saint Marc en maintenant l'interdiction de toute association professionnelle militaire à caractère syndical. Le rapport de la commission avait en effet souligné, dans la continuité de la jurisprudence et des textes précédents, que « La discipline militaire ne saurait s'accommoder de l'apparition d'un pouvoir peu ou prou concurrent de la hiérarchie. L'ingérence dans l'activité des forces, la remise en question de la cohésion des unités, voire de la disponibilité et du loyalisme des militaires, en sont les risques majeurs et donc inacceptables ».

Cette interdiction s'appuyait notamment sur le principe de neutralité de l'armée, nécessaire au respect de la discipline militaire . En outre, dans une QPC récente 4 ( * ) , le Conseil Constitutionnel a tiré des articles 5, 15, 20 et 21 de la Constitution une exigence de « nécessaire libre disposition de la force armée » à laquelle l'exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par les militaires en activité ne saurait porter atteinte.

Le Conseil d'Etat considérait également jusqu'à présent cette interdiction faite aux militaires de constituer des groupements professionnels comme conforme à la Constitution et aux traités en vigueur. Ainsi, dans un avis du 1 er juin 1949, il avait écarté la thèse selon laquelle le sixième alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946, garantissant la liberté syndicale, s'appliquerait aux militaires.

En outre, rappelons qu'outre l'obligation qui incombe au chef de veiller aux intérêts de ses subordonnés (article L. 4121-4 du code de la défense), il existe dans notre législation plusieurs mécanismes destinés à permettre l'expression des militaires sur leur condition .

- La concertation (article L. 4124-1) au sein du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) et des conseils de la fonction militaire (CFM).

Rappelons que le CSFM comprend, outre 6 représentants d'associations de militaires retraités, 79 militaires en position d'activité élus pour 4 ans parmi les membres des CFM et représentant l'ensemble des catégories de personnel. Il « exprime son avis sur les questions de caractère général relatives à la condition et au statut des militaires ».

Il existe par ailleurs sept conseil de la fonction militaire (CFM) : armée de terre, marine nationale, armée de l'air, gendarmerie nationale , direction générale de l'armement, service de santé des armées et service des essences des armées. Ils comprennent de 15 à 88 membres désignés par tirage au sort pour quatre ans parmi des volontaires et étudient toute question relative à leur armée, direction ou service concernant les conditions de vie, d'exercice du métier militaire ou d'organisation du travail. Ils procèdent également à une première étude des questions soumises au CSFM.

Le conseil de la fonction militaire « gendarmerie » (CFMG) :
fonctionnement actuel et évolutions

I - Fonctionnement du CFMG

Le CFMG se réunit actuellement à raison de deux sessions ordinaires par an. Comme pour les autres CFM, l'ordre du jour de ces sessions comporte, d'une part, les textes figurant à l'ordre du jour du CSFM et préalablement soumis aux CFM pour avis, et d'autre part, des sujets propres à la gendarmerie, inscrits à l'initiative de l'administration ou des membres du CFMG.

S'agissant des sujets spécifiques à la gendarmerie nationale, les sessions du CFMG permettent notamment la concrétisation des travaux des différents groupes de travail thématiques , dans lesquels se répartissent ses membres, et dont l'objectif est d'aboutir à la mise en place d'un dispositif ou d'un texte réglementaire faisant consensus. Ces sessions sont enfin le lieu d'un dialogue avec les autorités hiérarchiques et politiques.

La variété des sujets traités par le CFMG dépasse les seules questions de ressources humaines. À titre d'exemple, en 2013, ont été abordées les questions des retraites, de la sécurité routière, de la parité homme-femme ou encore de l'approvisionnement en carburant ; en 2014, ont été évoqués les sujets de la gestion des inaptitudes, de l'avancement professionnel et du droit d'association des militaires.

Enfin, l'existence depuis 2009 d'un groupe de liaison émanant du CFMG, qui peut être convoqué à tout moment, ainsi que la possibilité, lorsque l'actualité le nécessite, de réunir le Conseil en session extraordinaire, apportent à la concertation en gendarmerie la réactivité nécessaire.

II - Les réformes du CFMG

Les principales réformes en cours s'articulent autour de 4 domaines :

La légitimité : afin d'accroître la légitimité des membres du CFMG, le principe du tirage au sort va être abandonné au profit de l'élection. Les personnels militaires pourront choisir leurs représentants au sein de l'instance nationale. Les formes de l'élection sont en cours de définition.

La représentativité : une nouvelle répartition des sièges du conseil va être réalisée en proportion des effectifs des régions (et niveaux assimilés). La configuration actuelle, qui date de la création du CFMG en 1990, ne correspond plus à la répartition statutaire, organique et géographique des effectifs des militaires de la gendarmerie. Cette réforme a également pour effet de modifier le nombre de membres titulaires du CFMG (75 au lieu de 79).

La reconnaissance des compétences acquises : l'investissement des membres du CFMG sera reconnu au sein de la gendarmerie par la délivrance d'un « code savoir » matérialisant les connaissances acquises notamment dans le domaine des ressources humaines. Les militaires concernés pourront alors faire valoir leurs acquis dans le cadre d'une demande d'affectation dans un poste réclamant des compétences dans le domaine RH.

La spécificité : à la demande du directeur général de la gendarmerie nationale et pour tenir compte de la spécificité de l'institution, le ministre de la défense a autorisé l'organisation d'une troisième session ordinaire annuelle sans lien avec l'ordre du jour du CSFM. En effet, les deux sessions ordinaires annuelles ne permettent pas de dégager suffisamment de temps pour traiter des sujets propres à la gendarmerie.

- La représentation (article D. 4121-3-1) et la participation (article D. 4121-3) des militaires.

Au sein de la gendarmerie, des instances de représentation et de participation des personnels ont ainsi été mises en place au plan local jusqu'au niveau régional. Trois niveaux hiérarchiques sont concernés : les régions de gendarmerie (et équivalents), les groupements de gendarmerie (et équivalents) ainsi que les compagnies (et équivalents, escadrons notamment). À chacun de ces échelons, des militaires ont reçu des mandats pour représenter leurs pairs et assurer la participation.

Des présidents du personnel militaire (PPM) sont ainsi élus au niveau de la compagnie . Ces PPM représentent tous les militaires d'active de l'unité considérée, sans distinction de grade, de statut ou de lien au service. Les PPM animent la participation avec les commandants d'unité sur les thèmes qui ont des conséquences pour le moral de la formation.

Au niveau du groupement , un référent « officiers » et un référent « sous-officiers/volontaires » représentent leur corps auprès du commandant de groupement. Ces représentants traitent des questions catégorielles mais aussi de tous les thèmes qui relèvent de la compétence du titulaire du commandement. Une attention particulière est portée aux volontaires de la gendarmerie, que le référent « sous-officiers/volontaires » suit avec l'aide d'un volontaire qu'il a désigné.

Au niveau régional , le « conseiller concertation » anime le dialogue interne. Désigné par le commandement dans une liste arrêtée par un collège de militaires mandatés, il traite de toutes les questions collectives ou individuelles qui relèvent du commandant de région.

Enfin, des commissions de participation , réunissant représentants et commandement, complètent le dispositif au niveau départemental et régional. Ces représentants doivent assumer un rôle de « capteurs » des préoccupations et des attentes des personnels, conseiller leurs pairs et éclairer la hiérarchie. Chaque représentant des personnels bénéficie d'une formation spécifique dès le début de son mandat et d'un temps dédié pour exercer ses fonctions.

Le dispositif du dialogue local est ainsi constitué d'un peu plus de 2 000 représentants.

Le directeur général de la gendarmerie nationale a également désigné à ses côtés deux conseillers, l'un sous-officier et l'autre officier, pour compléter le dispositif du dialogue interne. Ces conseillers sont en relation avec le secrétaire général du CFMG et les conseillers concertation des régions. Par ailleurs, le secrétaire général du CFMG est le conseiller dialogue social militaire du DGGN.

Concertation et participation sont imbriquées, les membres des instances locales ayant un accès privilégié à la fonction de membre du CFMG. La gendarmerie nationale dispose ainsi d'une chaîne de dialogue interne continue, des unités élémentaires jusqu'au niveau central et qui couvre tant les questions locales que les sujets structurants pour l'institution.

- Le Haut comité d'évaluation de la condition militaire, organisme d'évaluation indépendant, est par ailleurs chargé d'éclairer le Président de la République et le Parlement sur la situation et l'évolution de la condition militaire (article D. 4111-1).

- Enfin, il faut rappeler que les militaires ou anciens militaires font déjà usage de leur droit de se réunir en associations en dehors de la défense de leurs intérêts professionnels dans un but d'échange, d'entraide, de soutien moral ou matériel. Les associations de retraités, quant à elles, sont représentées au sein du CSFM.

2. Deux arrêts de la CEDH ont remis en cause l'interdiction du droit d'association des militaires

Article 11 de la Convention européenne des Droits de l'Homme


• 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.


• 2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat.

Si le paragraphe 1 de l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantit la liberté de réunion et la liberté d'association, y compris de former des syndicats, les restrictions posées par le paragraphe 2 (« Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'État ») étaient auparavant interprétées par la CEDH comme autorisant des restrictions au droit syndical dès l'instant qu'elles avaient une base en droit interne et n'étaient pas arbitraires. Le Conseil d'État en avait d'ailleurs déduit que l'interdiction de se syndiquer prévue en France pour les militaires était compatible avec la CEDH.

Toutefois, la CEDH avait déjà commencé à resserrer le champ des « restrictions légitimes » au droit syndical dans une décision de grande chambre du 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/Turquie.

Le 2 octobre 2014, la CEDH a rendu deux arrêts condamnant la France en raison de l'interdiction faite aux militaires de se syndiquer. La première affaire concernait précisément un gendarme, Jean-Hugues Matelly , qui avait créé en 2008 l'association « Forum gendarmes et citoyens », ouverte aux gendarmes en activité ou retraités et aux civils. La Direction générale de la Gendarmerie nationale avait contraint M. Matelly et les autres gendarmes en activité à démissionner de cette structure et le Conseil d'Etat avait rejeté en 2010 un recours exercé contre cette injonction. La seconde affaire concernait l'Association de défense des droits des militaires (Adefdromil), créée en 2001 par deux militaires. Le Conseil d'Etat avait rejeté les recours de ce groupement contre des actes administratifs, en s'appuyant sur l'interdiction de se syndiquer pour les militaires.

Dans ces deux affaires, la Cour a considéré que « l'interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d'y adhérer », qui figure à l'article L. 4121-4 du Code de la défense, portait atteinte à la liberté d'association protégée par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme, liberté qui comprend le droit de fonder des syndicats et de s'y affilier . L'existence d'instances de concertation, que la décision de la CEDH ne remet d'ailleurs nullement en cause, ne saurait remplacer la reconnaissance d'un droit d'association au profit des militaires. Ceux-ci doivent pouvoir créer et adhérer librement à des groupements ayant pour objet la défense et la promotion de leurs intérêts professionnels et bénéficiant des droits et moyens nécessaires à l'exercice de leurs missions, notamment celui d'agir en justice.

Les éléments essentiels de la liberté syndicale telle que définie par le droit européen et que le droit français doit mettre en oeuvre sont ainsi le droit de fonder un syndicat, le droit d'y adhérer ou de ne pas y adhérer, le droit pour le syndicat de choisir ses membres et de se doter de statuts, ainsi qu'un droit au dialogue social, c'est-à-dire le droit de chercher à persuader l'employeur d'écouter ce qu'il a à dire au nom de ses membres et le droit de mener des négociations collectives.

Enfin, les arrêts obligent la France à garantir la jouissance effective du droit syndical par différentes mesures positives telles que la protection contre les discriminations ou contre des mesures arbitraires de dissolution ainsi que l'octroi de certaines facilités aux organisations professionnelles.


* 4 Décision n° 2014-432 QPC du 28 novembre 2014

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