B. LE PÉRIMÈTRE EXTENSIBLE DES « RESSOURCES PROPRES »

1. La loi organique du 29 juillet 2004

La loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 prise en application de l'article 72-2 de la Constitution relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales a défini, en premier lieu, la notion de « part déterminante » des ressources propres dans l'ensemble des ressources de chaque catégorie de collectivités, en fixant le niveau en-deçà duquel cette part ne pourrait désormais tomber. Selon le texte adopté par le législateur organique, « pour chaque catégorie, la part des ressources propres est déterminante, au sens de l'article 72-2 de la Constitution, lorsqu'elle garantit la libre administration des collectivités territoriales relevant de cette catégorie, compte tenu des compétences qui leur sont confiées. Elle ne peut être inférieure au niveau constaté au titre de l'année 2003 . » Le premier critère a été jugé tautologique et censuré par le Conseil constitutionnel. Ne reste donc que le second : le niveau des ressources propres de chaque catégorie de collectivités ne peut être inférieur à celui observé en 2003 .

Ratio minimal d'autonomie financière imposé par l'article L.O. 1114-3

du code général des collectivités territoriales (ratio observé en 2003)

Communes et EPCI

Départements

Régions

60,8 %

58,6 %

41,7 %

Source : Rapport du Gouvernement au Parlement relatif à l'autonomie financière des collectivités territoriales pour l'exercice 2013

En second lieu, la même loi organique a défini la notion de « ressources propres » des collectivités territoriales, en y incluant notamment « le produit des impositions de toutes natures dont la loi les autorise à fixer l'assiette, le taux ou le tarif, ou dont elle détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d'assiette 49 ( * ) ». Cette rédaction est le fruit d'un compromis. Le Gouvernement et l'Assemblée nationale souhaitaient inclure dans les ressources propres des collectivités « le produit des impositions de toute nature », sans distinguer entre impôts locaux et impôts nationaux partiellement transférés, ni entre impôts modulables et non modulables par les collectivités. Les commissions des lois et des finances du Sénat estimaient plus conforme à l'esprit et à la lettre de l'article 72-2 de la Constitution de n'y inclure que « le produit des impositions de toutes natures dont la loi autorise [les collectivités territoriales] à fixer l'assiette, le taux ou le tarif » 50 ( * ) . La rédaction finalement retenue, à l'initiative de notre ancien collègue Yves Fréville, permettait d'inclure dans les ressources propres des collectivités des impôts nationaux transférés, à condition que le produit en soit « localisé », et plus précisément que la loi en détermine, par collectivité, « le taux ou une part locale d'assiette ». Il s'agissait, comme lors de la révision constitutionnelle, de ne pas empêcher à l'avenir des transferts de compétences qui n'auraient pu être financés par de nouveaux impôts locaux.

Néanmoins, cette rédaction pose un double problème. D'une part, elle autorise à tenir pour une ressource propre le produit d'impositions dont la collectivité bénéficiaire n'aurait pas elle-même fixé le taux ou l'assiette, ce qui réduit à néant son pouvoir fiscal. D'autre part, la « localisation » des impôts nationaux transférés, imposée par la loi organique pour que le produit de tels impôts puisse être inclus dans les ressources propres, est le plus souvent artificielle.

Composition des recettes des collectivités territoriales

Source : commission des lois du Sénat

2. La fiscalité transférée : une « localisation » artificielle

Les créations, extensions et transferts de compétence au profit des collectivités territoriales, intervenus depuis l'adoption de la loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004, ont à plusieurs reprises conduit le législateur à leur attribuer une fraction du produit d'un impôt national plutôt qu'une nouvelle dotation de l'État, afin de ne pas dégrader leur ratio d'autonomie financière. Toutefois, la « localisation » de ces impôts nationaux n'est, dans bien des cas, qu'apparente.

Ainsi, le transfert aux départements du versement du revenu minimal d'insertion (RMI) par la loi n° 2003-1200 du 18 décembre 2003 51 ( * ) a conduit à leur attribuer une part du produit de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP). Cette part était obtenue, pour l'ensemble des départements, en appliquant une fraction du tarif de la TIPP aux quantités de carburants vendues sur l'ensemble du territoire national. Chaque département s'est ensuite vu attribuer une quote-part du produit fiscal ainsi obtenu, égale, « pour chaque département, au montant des dépenses exécutées par l'État en 2003 au titre de l'allocation de revenu minimum d'insertion et de l'allocation de revenu de solidarité dans ce département, rapporté au montant total de ces dépenses dans l'ensemble des départements ». En d'autres termes, la quote-part revenant à chaque département correspondait au besoin de compenser financièrement, pour ce département, la décentralisation du RMI, sans être aucunement reliée à l'assiette locale de TIPP (la quantité de carburants vendue dans ce département). En revanche, ces règles permettaient de calculer un taux de TIPP correspondant au produit perçu par chaque département, et c'est tout ce que la loi organique exigeait expressément.

Il en a été de même, par la suite, de nombreux impôts nationaux transférés, dont l'assiette et le taux ne sont que rarement localisés.

Assiette

Taux ou tarif local

Intervention de l'État

Taxe sur les cartes grises (transférée aux régions)

Certificats d'immatriculation délivrés aux propriétaires de véhicules domiciliés dans la région

(assiette localisée)

Tarif fixé librement par le conseil régional.

-

Droits de mutation à titre onéreux (DMTO) (transférés aux départements)

Valeur des cessions d'immeubles à titre onéreux dans le département

(assiette localisée)

Taux de 3,8 %, modulable à la baisse ou à la hausse par chaque département (entre 1,2 % et 4,5 %)

Taux normal fixé par la loi.

Taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE) transférée aux départements

1° au titre de la décentralisation du RMI ;

2° au titre des autres transferts de l'acte II de la décentralisation

Quantités de carburants vendues sur le territoire national

(assiette non localisée)

Quote-part de la fraction de tarif, correspondant au besoin de compensation financière de chaque département.

Tarif fixé par la loi

La quote-part revenant à chaque département est déterminée par la loi et ajustée d'année en année pour tenir compte de l'évolution des charges transférées.

TICPE transférée aux régions

Depuis 2006, quantités de carburants vendues aux consommateurs finals sur le territoire de la région

(assiette localisée)

Quote-part de la fraction de tarif, correspondant au besoin de compensation.

Possibilités de modulation (depuis 2007) et de majoration (depuis 2010) du tarif par le conseil régional.

Tarif normal fixé par la loi.

La quote-part revenant à chaque région est déterminée par la loi et ajustée d'année en année.

Taxe spéciale sur les conventions d'assurance (TSCA) transférée aux départements, au titre des compétences transférées par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et aux responsabilités locales

Conventions d'assurance

(assiette non localisée)

Quote-part de la fraction de taux, déterminé en fonction du droit à compensation.

Taux fixé par la loi.

La quote-part revenant à chaque département est déterminée par la loi et ajustée d'année en année.

TSCA transférée aux départements pour contribuer au financement des SDIS

Conventions d'assurance

(assiette non localisée)

Le pourcentage revenant à chaque départemental est égal au rapport entre le nombre de véhicules immatriculés dans ce département au 31 décembre 2003 et le nombre de véhicules immatriculés sur le territoire national.

Taux fixé par la loi, en fonction de caractéristiques locales.

Source : Conseil des prélèvements obligatoires et commission des lois du Sénat

De ces impôts transférés, retracés comme tels dans les documents budgétaires, on peut d'ailleurs rapprocher les nombreux impôts locaux dont l'assiette est certes localisée, mais sur lesquels les collectivités territoriales n'exercent aucun pouvoir de taux : cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER), imposition forfaitaire sur les pylônes électriques, redevance des mines...

On ne peut guère s'étonner, dans ces conditions, que le ratio d'autonomie financière de chaque catégorie de collectivités n'ait cessé de progresser depuis 2003. Comme le disait notre collègue député Charles de Courson, en 2006 déjà : « Supprimons toute la fiscalité locale et remplaçons-la par des prélèvements sur des impôts nationaux, et le taux d'autonomie progressera encore 52 ( * ) ! » Ajoutons que ce ratio, calculé par catégorie de collectivités, masque de grandes disparités au sein de chaque catégorie.

Source : commission des lois du Sénat, d'après les données de l'Observatoire des finances locales

3. Fiscalité transférée et dotations : une différence surestimée

De ce qui précède, il faut conclure que la différence entre, d'une part, les concours financiers de l'État et notamment les dotations, d'autre part, la fiscalité transférée, est largement surestimée. Lorsque ni l'assiette, ni le taux d'un impôt national transféré ne dépendent de caractéristiques locales autres que le besoin de compensation financière lié à l'accroissement des compétences d'une collectivité, ce transfert de fiscalité n'a aucune différence de nature avec une dotation de l'État - à ceci près que les sommes correspondantes ne transitent pas par le budget de l'État. Comme le soulignait en 2010 le Conseil des prélèvements obligatoires, l'insistance sur cette distinction, et les conséquences juridiques qui y sont attachées - puisque la fiscalité transférée n'est pas soumise à la norme d'évolution des concours financiers de l'État - constituent une spécificité française : « dans l'Union européenne, certains pays classent parmi leurs ressources fiscales infranationales les produits d'impôts nationaux redistribués par l'État central aux collectivités locales, tandis qu'ils sont classés parmi les dotations dans d'autres pays, ceci sans que la méthode de redistribution retenue ne puisse forcément le justifier 53 ( * ) ».

Du point de vue des collectivités territoriales, le principal mérite des impôts transférés tient à ce qu'ils ne sont pas inclus parmi les concours financiers de l'État, ni, par conséquent, soumis à la norme d'évolution applicable à ces derniers. Toutefois, cela ne représente un réel avantage que si ces recettes sont dynamiques , ce qui est loin d'être toujours le cas, puisque leur évolution est étroitement liée à la conjoncture économique. Les DMTO ont ainsi connu une forte chute entre 2008 et 2011 en raison de la crise immobilière. De même, le rendement de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP), devenue TICPE, s'est révélé très volatil. Dans le cas où le produit fiscal perçu par une collectivité ne permet plus de couvrir les charges à compenser, la jurisprudence constitutionnelle fait obligation à l'État de lui « maintenir un niveau de ressources équivalant à celui qu'il consacrait à l'exercice de cette compétence avant son transfert 54 ( * ) » - ce qui estompe une fois encore la frontière entre fiscalité transférée et concours.

4. Dégrèvements et compensations d'exonérations

La multiplication des dégrèvements et exonérations d'impôts locaux apporte une nouvelle ombre au tableau de l'autonomie financière des collectivités territoriales.

Certes, le mécanisme du dégrèvement n'est pas, par lui-même, attentatoire à ce principe, puisqu'il ne réduit pas les bases fiscales sur lesquelles s'appliquent les taux votés, le cas échéant, par les collectivités. Toutefois, il contribue à relâcher le lien entre le pouvoir fiscal local et le contribuable local, puisque l'État prend en charge l'impôt dû par les contribuables dégrevés. Surtout, comme cela a été rappelé plus haut, il arrive que des dégrèvements soient transformés en exonérations, ce qui peut conduire à terme à une perte de ressources considérable pour les collectivités concernées.

Les exonérations d'impôts locaux, en effet, ne donnent lieu qu'à une compensation financière de la part de l'État, dont le montant est en général déterminé en fonction de taux figés (les taux votés pour l'année qui a précédé l'entrée en vigueur de l'exonération). De nombreuses dotations de compensation ont, par la suite, été gelées en valeur, puis incluses parmi les « variables d'ajustement » de l'enveloppe normée des concours financiers de l'État et, par conséquent, réduites d'année en année comme peaux de chagrin 55 ( * ) .

Il est vrai que les compensations d'exonérations ne sont pas comptabilisées en tant que « ressources propres » des collectivités territoriales. Le maintien du ratio d'autonomie financière de chaque catégorie de collectivités suppose donc de lui attribuer concomitamment le produit d'autres impôts. Mais il convient de noter que ces exonérations portent presque toutes sur des impôts sur lesquels les collectivités disposent - ou disposaient - d'un pouvoir de taux : taxe d'habitation, taxes foncières, ancienne taxe professionnelle et, désormais, cotisation foncière des entreprises. C'est ainsi que des impôts locaux répondant pleinement au principe d'autonomie financière, voire d'autonomie fiscale des collectivités territoriales, ont été, au fil du temps, remplacés en partie par des transferts de fiscalité nationale qui ne respectent ce principe qu'en apparence et sont, en réalité, assimilables à des dotations.


* 49 Les ressources propres des collectivités territoriales sont également constituées, selon l'article L.O. 1114-3 du code général des collectivités territoriales, des redevances pour services rendus, des produits du domaine, des participations d'urbanisme, des produits financiers et des dons et legs.

* 50 Voir le rapport n° 324 (2003-2004) de notre ancien collègue Daniel Hoeffel, au nom de la commission des lois (consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l03-324/l03-324.html ) et l'avis n° 325 (2003-2004) de notre ancien collègue Michel Mercier, au nom de la commission des finances (consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/a03-325/a03-325.html ).

* 51 Loi n° 2003-1200 du 18 décembre 2003 portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité.

* 52 Intervention de M. Charles de Courson lors d'une réunion du Comité des finances locales du 5 juillet 2006, cité dans le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, « La fiscalité locale », mai 2010, p. 261. Ce document est consultable à l'adresse suivante :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/104000215.pdf .

* 53 Conseil des prélèvements obligatoires, « La fiscalité locale », rapport précité, p. 206.

* 54 Décision du Conseil constitutionnel n° 2003-489 DC du 29 décembre 2003, loi de finances pour 2004, considérant 23.

* 55 Voir ci-dessus, pp. 45-46.

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