VI. LE VOLET AGRICULTURE ET ALIMENTATION - D'EFFETS DE BORD EN EFFETS D'ANNONCE : UN PROJET DE LOI QUI RATE L'OBJECTIF D'ACCROÎTRE LA DURABILITÉ DE NOTRE MODÈLE ALIMENTAIRE

A. ACCENTUER LA DURABILITÉ DE NOTRE ALIMENTATION, C'EST LUTTER AVANT TOUT CONTRE LES IMPORTATIONS AGRICOLES ET ALIMENTAIRES

1. La France a le modèle alimentaire le plus durable du monde selon des classements internationaux

Chaque année, la France est primée modèle alimentaire le plus durable du monde d'après le Food sustainability index , publié dans un rapport de The Economist Intelligence Unit et du Barilla Center for Food and Nutrition Foundation. Cette étude compile des résultats dans trois domaines (gaspillage de l'eau et de la nourriture, durabilité des méthodes agricoles et gestion des problématiques nutritionnelles) afin d'analyser les différentes façons de produire et de consommer dans plusieurs pays du monde représentant, à eux seuls, 90 % du PIB mondial et environ 80 % de la population.

De ce classement, il ressort que le modèle alimentaire français excelle dans tous les domaines, se distinguant particulièrement en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire (1 re place) et de politique nutritionnelle (8 e place). S'agissant de la durabilité de son modèle agricole, elle figure à la 20 e place, particulièrement pénalisée par un manque en matière de recherche et développement dans le domaine agricole, par sa politique en matière de biocarburants et par sa gestion en eau. Or sur ce point, il convient de rappeler, comme le rappelle WWF, que l'empreinte eau de la France est importée pour près de 50 %.

Ce constat doit servir de préalable à tout débat sur la durabilité du modèle français : la France ne part pas de loin, elle est un modèle à bien des égards copié dans le monde entier, alliant compétitivité économique, objectifs sociaux et performance environnementale.

Bien entendu, cet état de fait ne doit pas masquer les évidences : dans la mesure où l'agriculture représente 18 % de nos émissions de GES nationales (86 MtCO 2 en 2018) dans ses différentes composantes CH 4 , N 2 O et CO 2 , le modèle doit évoluer pour que la France tienne ses engagements climatiques internationaux.

Pour la commission des affaires économiques, il faut savoir accepter que l'agriculture comporte une part d'émission dans la mesure où sa vocation stratégique est de nourrir les Français. Mais cela ne l'exonère d'aucun progrès à réaliser !

Et le progrès est d'ailleurs en cours tous les jours en France ! Aucun agriculteur ne recourt aux méthodes culturales et agronomiques utilisées par ses parents. L'appréciation de la durabilité est un processus dynamique qui porte, en lui-même, des évolutions de pratiques radicales, mais qui s'implémentent dans le temps.

L'enjeu est aujourd'hui d'accompagner le changement, en valorisant les bonnes démarches et en incitant les producteurs à modifier les pratiques les plus nocives pour l'environnement par un accompagnement adapté ne les laissant pas sans solution.

Mais les progrès prennent du temps, et il faut veiller à ne pas, sous couvert de progrès à marche forcée, basculer dans un modèle décroissant réduisant la production française à des denrées haut de gamme, ne permettant plus de nourrir tous les Français, sauf à recourir massivement à des produits importés.

2. Une fragilité : un poids des importations alimentaires et agricoles de plus en plus important

Cette mécanique semble toutefois déjà à l'oeuvre, comme en témoigne la part de plus en plus importante des denrées importées dans l'assiette des Français.

Pour l'élevage, les denrées importées représentent 22 % de la consommation française de viande bovine, 26 % de la consommation de porc, 45 % de la consommation de poulet, 56 % de viande ovine. Le taux est de près de 30 % pour les produits laitiers. Il avoisine même les 80 % pour la couverture de nos besoins en miel.

Pour les cultures végétales, près d'un fruit et légume sur deux consommés en France est aujourd'hui importé. Enfin, près de 63 % des protéines issues d'oléagineux consommées en France par les élevages ne sont pas produites en France.

Cet état de fait témoigne de la difficulté croissante pour la production française d'exister sur certains segments de marché qui sont pourtant des débouchés essentiels, notamment dans la restauration hors domicile ou l'industrie agroalimentaire, où la contrainte prix est évidemment bien plus forte.

Cette part accrue des produits importés dans la consommation des ménages français pose plusieurs difficultés en matière de souveraineté et de sécurité sanitaire.

La crise de la Covid-19 a rappelé, à cet égard, toute l'importance de l'impératif de souveraineté : si tous les Français ont pu avoir accès à une alimentation saine et locale durant la crise, c'est grâce à un engagement sans faille de nos agriculteurs. Il convient désormais de ne pas fragiliser cette résilience de notre modèle alimentaire.

Mais la dépendance aux denrées alimentaires importées dégrade également l'empreinte de notre alimentation, relativement à des approvisionnements en produits plus locaux.

Cela s'explique, d'une part, par un effet transport . 77 % du trafic généré par l'alimentation des ménages français serait induit par les importations, ce qui représente 155 giga-tonnes-kilomètres 9 ( * ) . Au total, 53 % des émissions de gaz à effet de serre résultant du transport de denrées alimentaires chaque année proviennent des denrées importées, soit 12 Mt de CO 2 chaque année .

Cela provient, d'autre part, dans une perspective globale, de l'impact des divergences des pratiques agricoles, du type de production . Si les denrées importées ont été produites dans des conditions moins favorables à l'environnement à l'étranger, le bilan environnemental global pour la planète est dégradé. Or les indicateurs disponibles font état de pratiques moins bonnes pour les principaux pays fournisseurs de denrées de la France.

Dès lors, améliorer l'empreinte environnementale de notre alimentation passe, aussi et surtout, par une reconquête de notre souveraineté alimentaire, la souveraineté ne s'opposant pas à la durabilité : au contraire, elle en est une condition. Une alimentation plus locale est une alimentation plus durable.

3. La lutte contre les importations agricoles et agroalimentaires doit être une priorité pour réduire l'empreinte environnementale de notre alimentation, renforcer notre souveraineté alimentaire et pérenniser les externalités positives de notre agriculture

Pour gagner ce combat pour alimentation plus durable et plus locale, tous les échelons doivent être mobilisés.

La première priorité est de garantir que la concurrence ne soit pas faussée pour nos producteurs, en cautionnant à bas bruit le fait que circulent en Europe des denrées importées ne respectant pas les normes minimales imposées aux producteurs français pour des motifs sanitaires et environnementaux.

À cet égard, le Sénat a, de longue date, mis en avant cette difficulté et a considérablement renforcé l'arsenal juridique dans le droit national en la matière :

L' article 44 de la loi Egalim , adopté à son initiative en 2018 et aujourd'hui codifié à l'article L. 236-1 A du code rural et de la pêche maritime, dispose qu'il « ? est interdit de proposer à la vente ou de distribuer à titre gratuit en vue de la consommation humaine ou animale des denrées alimentaires ou produits agricoles pour lesquels il a été fait usage de produits phytopharmaceutiques ou vétérinaires ou d'aliments pour animaux non autorisés par la réglementation européenne ou ne respectant pas les exigences d'identification et de traçabilité imposées par cette même réglementation. ? » L'autorité administrative doit prendre « ?toutes mesures de nature à faire respecter ? » cette interdiction.

Cet article a été complété en décembre 2020, par le biais d'un autre article proposé par le Sénat, lors de l'examen de la loi dite « ?Betteraves? » 10 ( * ) , lequel dote les ministres chargés de l'agriculture et de la consommation d'un pouvoir de prendre « ? des mesures conservatoires afin de suspendre ou de fixer des conditions particulières à l'introduction, l'importation et la mise sur le marché en France de denrées alimentaires ou produits agricoles ? » ne respectant pas les normes requises en France, dans le respect du droit européen.

Les armes juridiques existent, il faut maintenant les mettre en oeuvre au travers d'une politique de contrôles à la hauteur des enjeux. Les plans de contrôles aléatoires sont trop rares et, même quand ils ont lieu, ils ne garantissent pas une stricte équivalence dans la mesure où ils ne contrôlent, au maximum, qu'un tiers des substances actives effectivement interdites dans l'Union européenne 11 ( * ) . Cette situation résulte, avant tout, du manque de moyens accordés aux autorités de contrôle.

Sans ces contrôles, les importations ne respectant pas les normes imposées aux agriculteurs français au titre de l'environnement ou de la sécurité sanitaire pourront librement circuler et bénéficieront ainsi d'un avantage comparatif déloyal qui ne fera qu'accroître, tendanciellement, la part des denrées non locales dans la consommation française, tout en freinant l'incitation aux transitions pour les agriculteurs français.

C'est pourquoi une mobilisation de tous les échelons doit avoir lieu sur ce sujet des importations déloyales : la présidence française de l'Union européenne en janvier 2022 doit faire du renforcement, au niveau européen, des contrôles des denrées alimentaires importées, par exemple par la création d'une DGCCRF européenne, une priorité. Une plus grande attention aux clauses miroirs et environnementales lors de la signature de traités de libre-échange est également nécessaire. Mais, dès aujourd'hui, la France peut activer les armes dont elle dispose pour agir, dans le respect du droit européen et du droit international, à travers le renforcement des contrôles de la DGAL et de la DGCCRF en la matière et interdiction d'importations de produits manifestement non conformes.

Les importations agricoles et alimentaires qui contribuent à la déforestation ont, à double titre, une empreinte environnementale désastreuse : d'une part, comme pour toutes les autres denrées importées, les émissions liées au transport sont plus élevées que pour des produits locaux ; d'autre part, elles contribuent à libérer le stock de carbone de la forêt par le défrichage.

Si le règlement de l'Union européenne sur le bois du 3 mars 2013 interdit la mise sur le marché du bois issu de récoltes illégales dans les forêts mondiales, la déforestation se poursuit, avec pour cause majeure la conversion des terres forestières en terres agricoles au Brésil, en Indonésie ou en Afrique de l'Ouest. Près des deux tiers de la déforestation importée est liée à trois produits entrant dans l'alimentation humaine ou animale : la viande de boeuf, le soja et l'huile de palme.

À ce titre, lutter contre la déforestation importée, c'est aussi lutter pour la reconquête de notre souveraineté alimentaire et de notre autonomie protéique.

Chaque année, c'est une surface de l'équivalent de la Suisse qui part en fumée, notamment dans ces forêts tropicales, pourtant les plus riches en matière de biodiversité. Selon le Giec, la déforestation est responsable de 11 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Une récente étude du Fonds mondial pour la nature (WWF) a montré que l'UE était la deuxième responsable de la déforestation importée, derrière la Chine, mais devant l'Inde et les États-Unis. En combinant ces informations, on mesure à quel point la suppression de la déforestation, à la dégradation des forêts ou d'écosystèmes naturels est un puissant levier d'amélioration de notre empreinte carbone.

C'est pourquoi, en s'appuyant sur les conclusions du rapport du groupe de travail « Alimentation durable et locale » publié en mai 2021 12 ( * ) , la commission des affaires économiques fait du renforcement du caractère opérationnel de la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (2018-2030) une priorité . Améliorer la traçabilité des commodités importées est le principal outil pour faire cesser la déforestation importée. À ce titre, les grandes entreprises, qui disposent des informations les plus précises sur leurs chaînes d'approvisionnement, doivent être responsabilisées sur les agissements de leurs sous-traitants quand c'est en connaissance de cause qu'elles contractent avec elles.

L'État peut, lui, jouer un rôle de facilitateur via la plateforme que le ministère de la Transition écologique entend mettre en place au service des entreprises et des acheteurs publics. Il peut aussi montrer l'exemple en se donnant dès aujourd'hui pour objectif de ne plus contribuer dans la commande publique à la déforestation importée.

Enfin, la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI) doit s'inscrire résolument dans le cadre de l'Union européenne qui dispose de la taille critique pour peser dans les négociations commerciales internationales et s'éviter des rétorsions commerciales. À ce titre, la présidence française de l'UE, au premier semestre 2022, doit permettre d'acter des avancées majeures. Avec le projet de loi « Climat-résilience », la France peut donner une impulsion essentielle pour créer un effet d'entraînement au niveau européen.


* 9 Projet CECAM, Cired et al, 2019, L'empreinte énergétique et carbone de l'alimentation en France -- de la production à la consommation.

* 10 Loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières.

* 11 Rapport d'information n° 368 (2020-2021) de M. Laurent DUPLOMB, fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 17 février 2021, sur les retraits et les rappels de produits à base de graines de sésame importées d'Inde ne respectant pas les normes minimales requises dans l'Union européenne.

* 12 Rapport d'information n° 620 (2020-2021) de MM. Laurent DUPLOMB, Hervé GILLÉ, Daniel GREMILLET, Mme Anne-Catherine LOISIER, M. Frédéric MARCHAND et Mme Kristina PLUCHET, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et de la commission des affaires économiques, déposé le 19 mai 2021.

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