2. Le blocage des relations conventionnelles

La ministre de l'Emploi et de la Solidarité avait affirmé son intention, dès son entrée en fonctions, de rénover le dialogue avec les professionnels de santé. Trois ans et demi après, les relations conventionnelles entre l'assurance maladie et les professionnels de santé libéraux, notamment avec les médecins, sont dans une situation de blocage qui semble durable.

Si plusieurs professions sont encore dotées de conventions, la vie conventionnelle et les dispositifs annuels de régulation afférents sont, soit inexistants, soit demeurent lettre-morte.

La politique menée par le Gouvernement depuis trois ans et demi a conduit à décourager toute velléité que pouvaient avoir les organisations syndicales de professionnels de santé d'entrer dans une démarche conventionnelle. Comme l'a souligné une des personnes auditionnées par votre rapporteur, " qui signe la convention, perd les élections (professionnelles) "

Dans son rapport de septembre 2000 sur la sécurité sociale 56 ( * ) , la Cour des comptes porte un diagnostic sévère sur le système conventionnel.

La Cour constate qu'initialement limitées à la fixation d'un tarif unique à l'échelle nationale pour l'ensemble des professionnels, les conventions ont vu leur champ et leur objet s'élargir pour englober une part croissante des composantes de la relation entre le patient et les professionnels de santé. Elles comprennent principalement deux types de dispositions : celles visant à la régulation collective des systèmes de soins et celles qui, dans une optique plus qualitative, visent à modifier les pratiques individuelles.

La Cour des comptes relève que cette ambition croissante a rencontré des limites de plus en plus évidentes. Le bilan établi par la Cour montre que les conventions n'ont réussi ni à assurer la régulation des dépenses, ni à modifier les pratiques individuelles.

Avant que l'ordonnance du 24 avril 1996 tente de modifier le cadre de la régulation des dépenses de soins de ville, les partenaires conventionnels avaient mis en place des mécanismes de régulation fondés sur la définition d'objectifs quantitatifs.

Ces dispositifs avaient tendu à se généraliser à l'ensemble des conventions mais ils étaient très variables en ce qui concerne tant la définition de l'objectif que son caractère contraignant. Seule la convention des laboratoires d'analyse, conclue en 1994, mentionnait des objectifs contraignants mais les mécanismes qu'elle prévoyait pour les faire respecter n'ont jamais été mis en oeuvre : des ajustements ponctuels des nomenclatures et des tarifs leur ont été préférés.

Pour les autres professions, les objectifs, variables selon leur champ, n'étaient qu'indicatifs. Dès lors, il n'est pas étonnant que, lorsqu'ils ont été définis, ils n'aient pas été respectés.

La Cour rappelle que cette insuffisance de la voie conventionnelle à réguler les volumes a conduit l'ordonnance du 24 avril 1996 et son décret d'application à tenter un nouveau système. Ils pariaient sur une responsabilisation accrue des médecins dont la convention devait fixer un objectif opposable englobant les honoraires et les prescriptions. Le rôle de la convention médicale se trouvait ainsi, en apparence, doublement valorisé : d'une part, c'est dans son cadre que, chaque année, l'objectif opposable d'honoraires et de prescriptions devait être défini ; d'autre part, c'est la convention qui devait déterminer les modalités de l'individualisation de la charge du reversement entre les médecins.

La Cour souligne cependant que les mécanismes de reversement se sont avérés impossibles à bâtir pour des raisons juridiques et pratiques à la fois. En outre, l'enjeu devenait tel que les syndicats les plus représentatifs des spécialistes ont refusé de signer une convention en 1997. Un seul syndicat, très minoritaire ayant accepté de signer, le Conseil d'Etat a annulé en 1998 la convention avec les spécialistes ; depuis cette date, les spécialistes sont en dehors du système conventionnel alors qu'ils représentent à eux seuls 52 milliards de francs d'honoraires sur les 169 milliards de francs d'honoraires de l'ensemble des professions de santé. Ainsi, l'ambition d'étendre le champ de la négociation conventionnelle à une stricte maîtrise des volumes a débouché à la fois sur un échec sur ce point et sur une perturbation profonde des relations conventionnelles.

Pour les autres professions de santé, la logique de l'ordonnance rendait la négociation conventionnelle des objectifs subordonnée, voire subalterne, puisqu'une régulation globale devait être assurée via l'objectif fixé aux médecins, et aucun accord n'a pu être trouvé en 1998 et en 1999 sur la fixation des objectifs par profession, sauf pour les laboratoires d'analyse en 1998 et pour les infirmières en 1999.

L'impossibilité de mettre en place une régulation quantitative efficace a conduit à une nouvelle réforme, par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000. Celle-ci consacre l'abandon d'une régulation fondée sur une responsabilisation des médecins sur leurs prescriptions.

Elle rend, pour chaque profession, l'objectif quantitatif en principe opposable. La régulation n'est plus recherchée par des reversements mais par des réajustements du tarif ou de la cotation des actes, à décider dans le cadre d'un calendrier contraignant de suivi des dépenses imposé aux partenaires conventionnels. Si les partenaires conventionnels ne parviennent pas à s'entendre, les caisses sont autorisées à prendre unilatéralement les mesures nécessaires.

Selon la Cour des comptes, l'échec dans la régulation des volumes n'est à l'évidence pas imputable aux seuls mécanismes conventionnels. Il résulte aussi d'évolutions plus globales, notamment de la croissance de la demande de soins et de l'organisation du système de soins. Force est cependant de constater que, pour aucune des professions, les mécanismes de régulation successivement tentés dans le cadre des conventions n'ont été véritablement efficaces, ce qui conduit à se demander si le conventionnement, tel qu'il a été pratiqué, peut contribuer efficacement à la régulation des volumes.

La Cour des comptes considère en outre, plus fondamentalement, que le cadre conventionnel lui-même, tel qu'il s'est développé, débouche sur des difficultés juridiques de fond.

Pour la Cour, la crédibilité et l'efficacité d'un système de régulation supposent sa stabilité dans le temps. Or, les relations entre l'assurance maladie et les professions de santé sont souvent conflictuelles et les conventions sont systématiquement attaquées devant les juridictions. L'ambition croissante des conventions à élargir leur domaine a accru la détermination des syndicats professionnels à obtenir une annulation.

Dans la pratique, presque toutes les conventions ont été annulées totalement et, depuis peu, partiellement. En effet, la jurisprudence du Conseil d'Etat, en admettant, depuis 1999, que les clauses d'une convention sont divisibles et que l'annulation d'une clause n'entraîne pas nécessairement celle de la convention dans son ensemble, circonscrit le risque. Il demeure cependant important comme le montrent les jurisprudences relatives à la convention médicale de 1998 dans lesquelles les annulations ont porté sur des points essentiels. Ce risque est d'autant plus réel que les annulations suppriment des contraintes et interdisent la poursuite du contentieux, sans porter atteinte aux avantages.

Dans certains cas, le dispositif a fait l'objet de validations législatives, mais une jurisprudence constante du Conseil Constitutionnel limite le champ de ces validations qui ne peuvent viser que les actes de portée générale et non les actes individuels, comme par exemple une décision de mise hors convention. Cette contrainte est d'autant plus sévère que le Conseil d'Etat comme les juridictions judiciaires s'estiment désormais compétents pour examiner la compatibilité de telles lois au regard de l'article 6§1 de la Convention européenne des droits de l'homme et peuvent juger que la validation législative rétroactive d'un arrêté annulé porte atteinte au droit à un procès équitable. Enfin, les débats juridiques générés par les validations sont longs à régler : ce n'est, par exemple, que fin 1999 que la Cour de Cassation a été amenée à se prononcer sur un litige lié à la validation d'une convention de 1990.

Pour la Cour des comptes, cette fragilité tient, outre une insuffisante préparation juridique, à des problèmes de fond liés à la nature juridique du dispositif conventionnel.

En effet, une convention, si elle est élaborée à l'issue d'une négociation de type contractuel, est considérée par les juridictions, comme un règlement d'application d'une loi. Elle constitue une modalité d'exécution d'un service public et fait participer les professionnels de santé à l'exécution d'une mission de service public. D'autre part, elle est destinée à s'imposer à des tiers, qu'il s'agisse des patients ou des mutuelles et assureurs garantissant une protection complémentaire.

La jurisprudence considère donc que le dispositif conventionnel doit respecter à la fois les contraintes qui s'imposent aux contrats administratifs et celles qui prévalent pour les textes réglementaires. Les contraintes se cumulent. S'y ajoute le fait que le Conseil d'Etat, consulté en 1985, a estimé que les conventions ont " un caractère subsidiaire " ; c'est à dire que leurs dispositions ne peuvent empiéter ni sur le domaine de la loi, ni sur celui du règlement, sauf si la loi transfère explicitement une partie du pouvoir réglementaire aux partenaires conventionnels.

Ainsi, les gestionnaires de l'assurance maladie et les organisations professionnelles doivent prendre en compte à la fois les obligations résultant du droit communautaire, les normes constitutionnelles et les principes généraux du droit, le champ de leur habilitation légale, l'existence d'autres lois, le champ de compétence réglementaire qui leur est délégué et enfin les contraintes spécifiques liées à l'élaboration contractuelle de l'acte. Cet ensemble exceptionnel de contraintes est d'autant plus difficile à respecter qu'il doit être pris en compte dans un contexte de négociations marquées par un rapport de force et des intérêts souvent antagonistes.

La Cour considère que l'extension progressive du champ des conventions ne pouvait qu'accroître la difficulté. L'hétérogénéité des délégations de compétence au profit des partenaires conventionnels selon les professions l'aggrave également. En effet, la tentation existe pour les négociateurs de ne pas s'en tenir au domaine circonscrit par la loi, pour une profession donnée, avec le risque que le juge, raisonnant a contrario, à partir de l'habilitation explicitement donnée pour d'autres professions, les censure. La loi de financement pour 2000 a commencé à uniformiser les dispositifs d'habilitation sans toutefois aller au bout de cette logique.

Pour la Cour, une réflexion devrait donc être menée sur la possibilité de créer un dispositif d'habilitation unique qui pourrait bien sûr être décliné profession par profession mais avec un champ de compétences identifié et précis en spécifiant la possibilité, pour les partenaires conventionnels, de ne pas épuiser la totalité de ce champ.

Plus profondément, la Cour des comptes estime qu'il serait nécessaire de réfléchir à la possibilité de redéfinir les domaines respectifs de compétence de la loi, du règlement et de la convention. L'objectif devrait être d'éviter qu'un même texte ne cumule les contraintes du contrat et celles du règlement et de restaurer un champ spécifique pour le domaine contractuel. Cela suppose, d'une part que certaines dispositions relèvent clairement du champ réglementaire, éventuellement après négociation avec les syndicats professionnels et d'autre part, que les dispositions qui ne sont pas liées à l'accomplissement d'une mission de service public ressortent désormais du champ purement contractuel. Cette réflexion pourrait s'appuyer sur le fait que certaines dispositions des conventions, selon la Cour de Cassation, ne sont pas opposables aux patients et, de ce fait, pas de nature réglementaire.

Il est intéressant de noter que le rapporteur de l'Assemblée nationale, M. Claude Evin, souligne également la nécessité d'un nouvel élan en matière de politique conventionnelle 57 ( * ) .

Il " souhaite que la politique conventionnelle soit refondée et relancée. Il faut remettre à plat le fonctionnement actuel et définir de nouvelles relations entre l'Etat, les caisses de sécurité sociale et les professionnels de santé. Les rôles de chacun des acteurs doivent être clairement définis. Cette clarification des rôles permettra de mettre fin à la dilution des responsabilités qui est un des facteurs essentiels d'inefficacité de notre système de soins.

" Premièrement, le cadre juridique des conventions doit être entièrement revu afin que le dispositif conventionnel gagne en stabilité dans le temps et en efficacité.

" Il est indispensable de réfléchir à la possibilité de redéfinir les domaines respectifs de compétence de la loi, du règlement et de la convention. L'objectif devrait être d'éviter qu'un même texte ne cumule les contraintes du contrat et celles du règlement et de restaurer un champ spécifique pour le domaine contractuel. De la même façon, une plus grande place doit être laissée aux relations individuelles entre caisses et professionnels de santé, afin de donner un contenu à l'adhésion individuelle de ces derniers. L'adhésion est aujourd'hui inscrite dans les textes mais sans contenu ni conséquences réelles.

" Deuxièmement, la CNAMTS doit également développer une politique avec les professionnels qui ne soit pas uniquement fondée sur les ajustements de tarifs. La vie conventionnelle ne saurait se limiter à la discussion sur l'objectif de dépenses déléguées qui ne concerne que les honoraires. "

Votre rapporteur souscrit naturellement à cette déclaration d'intention ; il considère cependant que ce n'est pas en maintenant le dispositif de régulation actuel, fondé sur les lettres-clés flottantes, que l'on rétablira le dialogue avec les professionnels de santé.

* 56 P. 327 et suivantes.

* 57 Rapport fait au nom de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, A.N. n° 2633, Tome II, p. 23.

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