E. AUDITION DE M. JEAN-EMMANUEL RAY, PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ PARIS I

M. Jean DELANEAU, président - M. Jean-Emmanuel Ray a bien voulu venir devant la commission pour nous éclairer en tant que professeur de droit. Je crois que vous êtes spécialiste du droit du travail. Nous attendons votre avis sur les articles qui ont été ajoutés au projet de loi de modernisation sociale à l'Assemblée Nationale, en ce qui concerne les licenciements économiques. Je vous laisse la parole.

M. Jean-Emmanuel RAY - Si vous le permettez, monsieur le président, j'aborderai tout d'abord quatre questions qui me semblent générales puis trois questions plus spécifiques.

Il y a un problème commun aux entreprises et aux salariés, celui de la sécurité, juridique et judiciaire. En matière de licenciements économiques, nous avons eu plusieurs lois, en 1986, 1989, 1992, 1993, 2001. Cela fait de nombreuses lois sur un sujet qui fait déjà beaucoup avancer la jurisprudence. Or, à mon sens, la jurisprudence était à l'heure actuelle construite. Les juristes pensaient être arrivés au port. De leur point de vue, la chambre sociale avait monté un projet cohérent.

Je voudrais souligner que, si vous reprenez les termes de la jurisprudence, ce qui est une nouvelle forme de source du droit, il faut les reprendre exactement sinon vous créez une insécurité judiciaire nouvelle. Je prends un exemple. Quand on me dit qu'il y aura motif économique lorsqu'il y aura sauvegarde de l'activité, cela diffère de la sauvegarde de la compétitivité qui existait jusqu'alors en jurisprudence. Cela signifie que nous allons entrer pendant cinq ans dans une nouvelle zone d'incertitude. Dans cinq ans, l'arrêt de 2004 nous dira peut-être que la sauvegarde d'activité signifie la même chose que la sauvegarde de la compétitivité. Vous savez que le juge n'aime pas qu'on reprenne ses termes de façon trop différente. Je pense que si vous souhaitez reprendre la jurisprudence, qui, à mon avis, était équilibrée, il faut la reprendre telle quelle, et ne pas enlever un mot pour le remplacer par un autre.

A quoi doit servir le droit du licenciement pour motif économique ? C'est la seule question pertinente. Si c'est pour faire vivre les professeurs du droit du travail, je me réjouis déjà de l'imbroglio que va créer ce texte. Si c'est pour faire vivre les usagers que sont les étudiants en droit, cette loi va certainement créer des emplois. Mais, ce qui me gêne, est que nous perdons de vue que cette énergie juridique, et surtout judiciaire, est faite au détriment de la seule chose essentielle qui est le reclassement des salariés. C'est une déperdition d'énergie considérable. Je consulte beaucoup d'arrêts et je vois que tous les juges sont saisis à propos de cette question. De plus, beaucoup d'argent est consacré à ce nouveau jeu de loi qu'est devenu le licenciement économique. Je crois que l'énergie des partenaires sociaux serait mieux employée si nous nous rencontrions pour négocier.

D'un point de vue plus juridique, le droit français ne représente que le quinzième du droit de l'Union européenne. Cette valse à deux temps que jouent le législateur et le droit de l'Union me dérange. Nous avons voté une nouvelle loi sur les régulations économiques, très récemment. Or nous savions déjà que la directive sur les OPA et les OPE était en cours de réfection. D'ici quelques mois, nous devrons donc peut-être revisiter notre texte sur les OPA et les OPE. La logique voudrait que nous adoptions la démarche inverse. Le 11 juin a été adoptée la directive information et consultation des travailleurs, ce dont il faut se réjouir. Ce qui m'étonne, c'est que l'article 31 ter de ce projet de loi est une pré-transcription de cette directive, alors que celle-ci n'est pas encore définitivement arrêtée. Ce que vous allez peut-être voter risque donc d'être modifié par la transcription des directives. Je crois qu'il vaudrait mieux attendre la directive avant de prendre position définitivement. C'est une question de logique.

Sur le fond, j'attire votre attention sur le fait qu'être singulier à l'étranger peut être une bonne chose, mais, au-delà d'une certaine singularité, nous risquons de passer pour des gens créatifs, pour être courtois. Nous sommes le seul pays de l'Union où nous avons la prétention de lister limitativement les cas de licenciement économique. Dans tous les autres pays de l'Union, ce qui est parfaitement légitime, les moyens sont donnés aux salariés de faire pencher la balance, c'est-à-dire que l'inégalité individuelle soit compensée par une information-consultation et/ou une négociation. Mais de là à lister, tout en enlevant le terme « notamment », je ne crois pas que ce soit raisonnable. La vraie question est de savoir pourquoi nos collègues européens ne font pas les choses de la même manière. Ils ont décidé que cela ne servait à rien et que le juge pouvait le faire lui-même !

Il existe un autre problème. Le droit du licenciement économique s'est construit dans les années 80. A l'époque, il y avait des problèmes dans les secteurs de la sidérurgie et des mines. Le licenciement économique était alors synonyme de faillite. Il y avait un consensus social sur le fait que nous ne pouvions pas maintenir à flot pendant trente ans les mines, malgré les conséquences humaines. Aujourd'hui, nous ne gérons plus un droit de la faillite, mais un droit de restructuration appelé de compétitivité. Il y a là un vrai problème. Le curseur doit être mis au bon endroit et c'est une chose beaucoup plus compliquée, il me semble que le curseur était à la bonne place : si le curseur n'est pas mis au bon endroit, les effets pervers seront absolument redoutables.

Les licenciements personnels ont considérablement augmenté depuis une dizaine d'années. Or les salariés ne sont pas plus fautifs. Si nous avions l'esprit mal tourné, nous dirions que plus les contraintes du licenciement économique sont fortes, plus des dossiers sont constitués sur les salariés pour les licencier pour faute. Pour un salarié, je ne pense pas qu'il soit préférable d'être licencié pour motif personnel, en terme de recherche d'emploi, que pour motif économique. Deuxièmement, plus le licenciement économique est serré, plus il est fait appel à l'échéance des contrats de travail temporaires ou des CDD. Le droit du travail est un tout et ce tout doit être équilibré. Si jamais le déséquilibre est trop fort, nous n'arriverons pas à boucher les trous que nous aurons créés.

J'insiste sur le fait que les plans sociaux représentent entre 15 et 30 % des licenciements économiques. Il a été décidé de sanctionner les plans sociaux s'ils n'étaient pas parfaits, or les contraintes des grandes entreprises sont très fortes. Je connais de nombreuses entreprises qui disent que, vu la médiatisation actuelle du licenciement économique, elles vont sous-traiter au maximum et externaliser les risques sociaux. Si les plans sociaux sont trop sévères, il va y avoir un glissage automatique vers les sous-traitants. Et ce n'est pas à vous que j'apprendrai que la présence syndicale chez les sous-traitants est loin d'être ce qu'elle est dans les grosses structures. Enfin, quand Serge Tchuruk nous dit qu'un jour prochain, il y aura des compagnies sans usines, il fait peu de cas des personnes. Mais il constate une évidence : si le curseur est déséquilibré, les entreprises auront toujours, à travers le droit des sociétés, les moyens de ridiculiser les textes sociaux votés qui seront trop déséquilibrés.

Enfin, je suis déçu par la teneur du travail législatif. Dans certains articles, on trouve des phrases de huit lignes avec dix virgules. Stendhal disait : « Je lisais huit pages du code civil pour me donner le style » . « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. » Le droit est fait pour être lu non pas par les législateurs ou les juristes mais par les citoyens. Si quelqu'un me demandait comment faire pour fermer un établissement dans une entreprise à structure complexe après la loi de modernisation sociale, sans parler du motif, je ne sais pas en termes de procédure si je pourrais lui répondre...

Concernant les différents articles du projet de loi, je considère comme très positifs les articles 29, 30 et 33, c'est-à-dire tout ce qui vise à la formation des salariés, ce que le droit communautaire appelle le maintien de l'employabilité. Il s'agit du problème le plus important dans les grandes structures aujourd'hui. Les meilleurs ouvriers d'hier font les pires conducteurs de robots. C'est extrêmement positif. J'ai lu avec plaisir l'emploi du terme de « gestion prévisionnelle des emplois ».

Trois éléments me semblent moins bons. En droit, nous connaissons le poids des mots, ils sont porteurs de symbole.

Tout d'abord, je voudrais revenir sur le changement du terme « plan social » en « plan de sauvegarde de l'emploi ». Lorsque cela a été choisi en 1986, nous ne savions pas très bien ce qu'était un plan social. Ce terme a été trouvé par les entreprises pour éviter celui, explosif, de plan de licenciement économique. Les entreprises se sont fait prendre à cette terminologie puisque la jurisprudence a déclaré que ce n'était pas un plan de licenciement collectif mais un plan vraiment « social ». Lorsque ce terme a été voté en 1989, nous pensions qu'il s'agissait d'un plan de licenciement économique habilement habillé. La jurisprudence a dit non ; un plan social est un plan social. Aujourd'hui, au bout de dix ans, nous savons ce qu'est un plan social. C'est désormais un objet juridiquement identifié. Or, voilà que tout est à nouveau bouleversé avec le « plan de sauvegarde de l'emploi ». Si j'étais délégué syndical d'une entreprise, j'aurais des difficultés à expliquer que le plan de sauvegarde de l'emploi que je négocie va conduire à 734 licenciements. Je crois qu'il faut être sérieux. Le terme de « plan social » est entré dans les habitudes juridiques et judiciaires. A l'étranger, ils sont surpris que nous ayons des contrats à durée déterminée à durée incertaine. Nous ne pouvons que répondre que c'est le génie français. Ils s'étonnent aussi que nous ayons la mise en chômage partiel totale. Cela va se reproduire avec le plan de sauvegarde de l'emploi. Un plan de sauvegarde de l'emploi ne peut se terminer par autre chose que par zéro licenciement. Sans cela, il s'agit d'un mensonge envers les salariés.

Le deuxième point porte sur l'externalisation du dialogue social. Est-ce que les partenaires sociaux ont besoin d'en référer à leurs parents pour demander si ce qu'ils ont fait était bien ? Il y avait une présence de l'inspecteur du travail, cela était légitime. Il y avait un expert comptable, ce qui était aussi normal et légitime pour transcrire en termes intelligibles la comptabilité d'un groupe international. Je vous rappelle que tous les plans sociaux ont donné lieu à des décisions judiciaires. La juridisation est devenue une banalité. Là, il est prévu un médiateur. C'est très à la mode. La question est de savoir si ce n'est pas une solution de facilité. Si j'étais délégué syndical dans une entreprise, je penserais que j'ai déjà assez d'interlocuteurs pour dialoguer. Si vous introduisez un médiateur, ce ne sera pas un encouragement pour les partenaires sociaux à trouver eux-mêmes un accord. De plus, qui sera cet homme miracle, à la fois sociologue, psychologue, financier, comptable, juriste ?

Le troisième et dernier point sur cet aspect est plus mitigé. En droit, quand nous créons des obligations, elles doivent être précises. Je n'aime pas le droit virtuel : il y a un débiteur et un créancier. Mon maître disait « Quand un contrat est imprécis, ce n'est plus un contrat, c'est un malentendu ». Je cite l'article 33 A : « Il n'y aura motif économique qu'en cas de difficultés économiques sérieuses n'ayant pu être surmontées par tout autre moyen ». Que signifie cette expression de « tout autre moyen » ? Prenons l'exemple de Siemens, qui a 400.000 employés dans le monde. Si cette entreprise avait des problèmes sur son site de Levallois et devait licencier, que signifierait pour elle « tout autre moyen » ? Le terme « tout » ne me paraît pas suffisamment précis pour être applicable. De la même façon, l'article 33 prévoit : « lorsque tous les efforts de formation et d'adaptation ont été réalisés ». Nous retrouvons le terme « tous ». D'après la jurisprudence de janvier 2001, qui me paraît équilibrée, l'employeur a un devoir d'adaptation, et non un devoir de formation initiale.

J'en termine par les éléments les plus contestables de ce projet de loi, qui me paraissent contre-productifs.

L'amendement Michelin-Danone est un amendement à complication. Tout d'abord, la plupart des grands groupes sont déjà passés aux 35 heures. Dans trois ans, cet amendement ne servira plus à rien puisque la plupart des entreprises seront aux 35 heures. D'autre part, j'attire votre attention sur cette volonté de s'acharner à rendre impossible les licenciements de nature économique. Je cite : « en amont du plan de sauvegarde de l'emploi » . Ce « en amont » m'apparaît, sur le plan social, une énorme bévue. La jurisprudence, depuis quinze ans, a dit que tout devait être dans le plan social, ce qui me semble cohérent. Lors de la première réunion sur le plan social, le reclassement, l'adaptation, la formation ont été compris dans ce plan. Mettre les 35 heures en amont revient à rajouter une huitième marche à la procédure. Cela devient « abracadabrantesque » ! Je me place dans la position d'un chef d'entreprise. Imaginons que j'envisage un plan social, j'ouvre des négociations sur les 35 heures, je dois donc consulter mon comité d'entreprise au titre du livre quatre, comme vous le savez. Mes salariés vont penser que j'ai un projet de licenciement économique. Ils me demanderont alors d'user aussi du livre trois. Je dois donc signer un accord. Or la jurisprudence d'EDF-GDF dit qu'avant de signer un accord, je dois consulter à nouveau mon comité d'entreprise. Supposez que je ne signe pas cet accord, je dois alors engager des négociations. Du coup, je vais ouvrir une procédure de consultation en même temps que je négocie l'accord des 35 heures. Il y aura, dans le même temps, une phase consultation-information et une phase de négociation avec les partenaires sociaux ! Le bon sens exige que si nous voulions maintenir l'amendement Michelin, il soit intégré dans le plan social, et non placé en dehors. La procédure et ses délices sont métier des gens du droit, pas celui des partenaires sociaux.

Mon dernier point concernera la définition même du motif économique. J'y suis extrêmement attaché. Je crois qu'en droit du travail il y a un effet « Mathieu » considérable. Par l'effet « Mathieu », j'entends ce célèbre axiome de Jean-Jacques Dupeyroux : « plus tu seras riche et plus tu seras riche, plus tu seras pauvre plus tu seras pauvre » . Il disait que le droit du travail était sur cette pente. En matière de licenciement économique, c'est une caricature. Entre un salarié de chez Danone qui est licencié et un salarié d'un boucher-charcutier touché par la vache folle, c'est le jour et la nuit. Les plans sociaux sont importants, mais, statistiquement et en termes de protection, beaucoup moins que la protection des salariés. Il faudrait réindexer le droit du travail sur les besoins de protection des travailleurs, comme l'a écrit Alain Supiot. Je crois que c'est un grand sujet. Cette définition du licenciement économique est fondamentale car elle vise tout licenciement économique. En cela, elle est positive. Cette nouvelle définition de l'article 33 A supprime l'adverbe « notamment ». Comment fera la jurisprudence ? Grâce à ce « notamment », elle pouvait introduire la notion de « sauvegarde de la compétitivité », celle de « cessation d'activité ». Aujourd'hui, la jurisprudence ne pourra plus dire qu'il y a cessation d'activité. D'autre part, il est mentionné dans l'article « sauvegarde de l'activité », et non de la compétitivité. Or, il me semble que gouverner, c'est prévoir. Sauvegarde de l'activité signifie que, en cas de faillite, vous avez le droit de licencier pour motif économique. Il me semble que, en tant que chef d'entreprise, si je voyais des produits deux fois plus compétitifs que les miens venir d'Extrême-Orient, je prendrais la décision de me restructurer tout de suite. C'est pourquoi je partage l'avis de la Chambre sociale qui a défendu cette sauvegarde de la compétitivité en amont, quand les gros nuages arrivent.

Vous me permettrez, monsieur le président, de terminer par une phrase de Georges Ripert, qui disait que, dans certaines lois, le seul avantage était de remplacer des inconvénients connus par des inconvénients inconnus. Cette loi en est un bon exemple.

M. Alain GOURNAC, rapporteur - Une grande partie de vos propos répond aux questions que je voulais vous poser. Cependant, j'ai deux autres questions.

Les différents articles ajoutés à l'Assemblée Nationale font référence à différents seuils d'application : le recours au médiateur et la cessation d'activité concernent les établissements d'au moins 100 salariés, la consultation du comité d'entreprise ceux de 50 salariés, l'impact sur le bassin d'emploi les entreprises de 1.000 salariés. Cette multiplication des seuils n'est-elle pas un obstacle considérable à la clarté de la norme ?

D'autre part, l'ensemble de ces dispositions rallonge les délais de mise en oeuvre du plan social. Avez-vous estimé la durée supplémentaire nécessaire après l'adoption de ce texte ?

M. Jean-Emmanuel RAY - Sur les seuils, je ne peux pas dire que cette loi aggrave considérablement les choses. Le seuil de 50 existe depuis toujours. Cela ne fait que renforcer le seuil de 100. A ce propos, à la lecture, nous pouvons nous demander s'il s'agit de 100 licenciés ou d'une entreprise de 100 personnes. Il faudrait clarifier ces choses car il y a un doute.

En ce qui concerne les délais, la loi sur les 35 heures en amont crée un délai d'environ un mois, le médiateur un mois aussi. Cela rallonge donc la procédure de deux mois minimum. Mais ce n'est pas une question de délai. Si nous pouvons sauvegarder 700 emplois, nous ne sommes pas à deux mois près. Ce que je voudrais c'est que ces procédures soient efficaces, qu'elles servent à un reclassement.

M. Guy FISCHER - Que pensez-vous du délai qui a été réservé par le Sénat ?

M. Jean-Emmanuel RAY - Je vais vous répondre franchement. Je déteste le « juste à temps » en matière judiciaire, intellectuelle, politique. Indépendamment du report du Sénat, nous ne faisons pas de bonne loi sous le coup de bons sentiments véhiculés par les médias. Une bonne loi mérite du recul. Si vous prenez ce qui se passe dans beaucoup d'entreprises, lorsqu'il y a une sanction à prendre, le PDG la rédige et ne l'envoie jamais avant le lendemain. Je crois que, au vu de l'ambiance actuelle, le report à la rentrée des lois sur le licenciement économique est nécessaire. Le licenciement économique est un problème trop grave pour être voté sous le coup de l'émotion.

M. Jean DELANEAU, président - Je vous remercie de vos éclaircissements.

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