EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Donner aux Corses la maîtrise de leur devenir au sein de la République française. Tel est l'objet du projet de loi n° 274 (2002-2003) organisant une consultation des électeurs de Corse sur la modification de l'organisation institutionnelle de la Corse, dont le Sénat est saisi en premier lieu.

Pour la première fois, les électeurs de l'île seraient consultés sur une organisation institutionnelle maintes fois modifiée en un peu moins de trente ans.

Les orientations sur lesquelles ils seraient appelés à donner leur avis proposent de substituer, à la collectivité territoriale de Corse et aux deux départements de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, une collectivité unique subdivisée en deux conseils territoriaux, afin de permettre à leurs représentants d'agir conformément aux exigences de cohérence et de proximité de l'action publique.

Il appartiendrait ensuite au Parlement, éclairé par le résultat de cette consultation, de définir dans une autre loi le contenu précis du nouveau statut de l'île.

Une telle réforme n'eût pas été possible sans la révision constitutionnelle du 28 mars dernier, qui a jeté les bases d'une organisation décentralisée de la République et permis aux différences entre collectivités territoriales d'y trouver place.

Elle constituerait le point d'aboutissement de réflexions engagées à la fin de l'année 1999 avec les élus de l'île, dans le cadre du « processus de Matignon », puis élargies par l'actuel Gouvernement aux acteurs de la société civile.

Elle permettrait de parachever l'évolution de l'organisation institutionnelle de la Corse, tout en s'inscrivant pleinement dans un cadre tracé à l'attention de l'ensemble des collectivités territoriales de la République.

Après voir rappelé les éléments qui font la spécificité de l'île, les particularités de son organisation et les possibilités nouvelles que lui offre la récente révision constitutionnelle, et avant de présenter la position de la commission des Lois, votre rapporteur s'attachera à exposer les principes, le document ainsi que les modalités de la consultation des électeurs de Corse.

I. UNE RÉFORME INSTITUTIONNELLE INACHEVÉE

La spécificité de la Corse justifie l'élaboration ancienne d'un statut particulier au sein de la République française et explique que l'île soit la première à se voir proposer le bénéfice des possibilités nouvelles offertes par la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République.

A. UNE SITUATION SPÉCIFIQUE

Les particularités de la Corse par rapport au reste du territoire français résultent non seulement, comme l'avait souligné la commission spéciale du Sénat chargée d'examiner le projet de loi relatif à la Corse, « de son insularité et de son relief, de son histoire et de sa culture », mais également d'une mise en cause récurrente et inacceptable de la légalité républicaine et d'un développement économique insuffisant.

1. Une singularité liée à l'insularité, au relief, à l'histoire et à la culture

L'insularité de la Corse, située au coeur de la Méditerranée occidentale, l'a exposée à une succession d'influences différentes.

Les Grecs y abordent au VIe siècle avant le Christ et fondent la colonie phocéenne d'Aléria. A la Rome antique, qui y prend pied dès les guerres puniques, succèdent la Rome pontificale et la domination de Byzance. La présence de Pise, au XIe siècle, est progressivement supplantée par celle de Gênes qui cèdera l'île pour un temps à une compagnie privée, l'Office des emprunts de Saint-Georges.

Au XVIe siècle, l'épopée de Sampiero Corso se traduit par une première union précaire avec la France, compromise par les revers éprouvés face à Charles Quint sur le continent et que clôt le traité de Cateau-Cambrésis.

La révolte provoquée en 1729 par les exactions fiscales des Génois débouche sur la « guerre de quarante ans » qui conduit la France à reprendre pied en Corse, d'abord par le traité de Compiègne (6 août 1764) puis par celui de Versailles (15 mai 1768).

Le décret de l'Assemblée nationale du 30 novembre 1789 consacre sans ambiguïté ce rattachement : « L'Assemblée nationale déclare que la Corse fait partie de l'Empire français, que ses habitants doivent être régis par la même constitution que les Français , que, dès à présent, le roi sera supplié d'y faire parvenir et exécuter tous les décrets de l'Assemblée nationale ».

Cette décision semble d'ailleurs avoir aussitôt rencontré une adhésion assez générale en Corse puisque le jeune Bonaparte écrivait : « Désormais, il n'y a plus de mer qui nous sépare », Pascal Paoli déclarant quant à lui que : « L'union avec la libre nation française n'est pas servitude mais participation de droit . ». Dès lors, et en dépit des ambitions britanniques, auxquelles s'était entre-temps rallié Pascal Paoli, la Corse restera indissolublement liée à la France.

Devenue française après l'Alsace, la Franche Comté ou les Dombes, mais bien avant le Comtat Venaissin, la Savoie et le Comté de Nice, la Corse n'a donc pas eu, historiquement, une destinée très différente de celle des autres provinces françaises. Bien plus, contrairement à la Lorraine, devenue française à la même époque, elle n'a jamais constitué durablement, en tant que telle, un Etat indépendant et souverain, malgré diverses tentatives infructueuses.

C'est donc davantage dans l'histoire sociale et économique de la Corse que certaines particularités apparaissent, elles-mêmes liées à des contraintes géographiques.

La Corse est souvent décrite comme une montagne dans la mer.

Malgré ses 1 000 kilomètres de côtes, elle n'a que peu d'abris naturels. La côte ouest, exposée aux vents dominants, est la plus découpée. La côte orientale est occupée en grande partie par la longue plaine littorale d'Aléria. Dominée par le Monte Cinto, qui culmine à 2.710 mètres, la montagne corse couvre la majeure partie de la superficie de l'île et s'articule en deux sillons coupés par le « sillon de Corte », qui sépare la Haute-Corse de la Corse-du-Sud.

La prégnance du relief montagneux sur la quasi totalité de l'île a une incidence déterminante sur les modes d'utilisation du sol. Les constructions se concentrent, dans l'intérieur, dans des villages souvent escarpés dont l'extension est limitée par la rareté des terrains disponibles aux alentours. Sur le littoral, de surcroît, l'étroitesse de la bande côtière contraint de construire, le plus souvent, à proximité de l'eau.

Dans ce contexte, l'application du principe de l'urbanisation en continuité des constructions existantes, destiné à limiter le « mitage », et les dispositions tendant à protéger les espaces remarquables littoraux ont pour effet de « geler » l'essentiel des terres sur lesquelles il serait techniquement possible de construire : le sol est, paradoxalement, une denrée rare sur une île dont la densité moyenne n'excède par 30 habitants par kilomètre carré.

Enfin la persistance de nombreuses indivisions contribue également à détériorer l'état du bâti en Corse, puisqu'il s'avère très difficile de vendre ou d'acheter des immeubles indivis dont certains indivisaires n'assurent pas l'entretien. Les difficultés rencontrées pour l'entretien du patrimoine bâti ancien font donc pendant aux problèmes posés pour réaliser des constructions neuves.

Cet imposant relief montagneux contribue à fractionner ce territoire de 8 722 kilomètres carrés en dix-neuf micro régions.

La Corse de l'intérieur est longtemps restée le domaine des bergers semi-nomades dont la lutte avec les agriculteurs sédentaires constitue, en définitive, la principale constante historique.

Deux régions avaient une physionomie particulière. La « Castagniccia », avec sa vaste châtaigneraie et ses champs en terrasse, faisait vivre une nombreuse population. L'autre, le Cap, s'était consacrée plus spécialement à la viticulture et, exportant sa production vers Gênes, participait à la vie commerciale de la Méditerranée. Ce système traditionnel atteignit son apogée au XIXe siècle, et fit vivre une population de 280.000 habitants.

Mais cette prospérité, qui correspondait alors au mouvement que connaissaient à la même époque les autres départements métropolitains, était fragile. Une succession de crises agricoles - crise du phylloxera dès 1882, encre du châtaignier, chute des cours des céréales provoquant l'effondrement des emblavures - ont rompu cet équilibre.

Faute de pouvoir vivre sur place, l'île n'ayant guère d'activités industrielles, un très grand nombre de Corses sont partis sur le continent ou à l'étranger, tout en gardant des liens affectifs avec leur terre d'origine.

Cet étiolement démographique fut compensé, dans les années soixante, par le mouvement de décolonisation , l'île se retrouvant sans transition placée en tête des régions d'accueil des rapatriés d'Afrique du Nord.

2. Un développement économique insuffisant

Le niveau de vie en Corse est inférieur à celui constaté dans beaucoup de régions françaises. En 2000, l'île se situait à l'avant dernier rang des régions métropolitaines en termes de potentiel fiscal, devant le Limousin. Le taux d'équipement des ménages est en revanche assez proche de la moyenne nationale.

Le revenu disponible brut des ménages, c'est-à-dire la part des revenus disponible pour la consommation et l'épargne, était inférieur en Corse de 2.000 francs par habitant au montant de la province, et de 5.900 francs à celui de l'Ile-de-France. La Corse se situait au quinzième rang des régions françaises.

Ce revenu est constitué pour près de moitié par les prestations sociales et pour 30 % des salaires nets, soit une proportion inverse de celle constatée sur le continent.

En 1997, 21,2 % des emplois salariés étaient des emplois publics , contre 10,7 % sur le continent. La surreprésentation de l'administration traduit le faible dynamisme économique de la Corse. Lors de son audition devant votre commission des Lois, le 30 avril dernier, M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, a observé que la manufacture de tabacs, avec 56 employés, constituait le deuxième employeur de l'île.

En 2000, le produit intérieur brut (PIB) par habitant s'établissait à 121.680 francs. Il était inférieur de 26,6 % à la moyenne métropolitaine . Seules les régions Poitou-Charentes et Languedoc-Roussillon avaient un PIB par habitant inférieur. Le PIB par emploi s'élevait à 326.167 francs. Il était inférieur de 19 % à la moyenne métropolitaine.

Si le taux de chômage est passé de 13,5 %, à la fin de l'année 1996 à 10,9 % à la fin de l'année 2000, il reste que, dans le même temps, ce taux a diminué de 12,5 % à 9,2 % en moyenne métropolitaine.

Comme le relevait notre collègue Paul Girod, rapporteur de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la Corse en 2001, grâce à un statut fiscal favorable et à un réel effort de solidarité nationale, « l'économie de l'île présente, malgré tout, des signes encourageants 1 ( * ) .

Entre 1990 et 2000, la position de la Corse s'est légèrement améliorée dans la hiérarchie des régions françaises s'agissant du PIB par habitant. Entre 1997 et 2000, celui-ci a progressé de 14,8 %, contre 11 % pour la moyenne métropolitaine et 11,4 % pour la seule province.

Le nombre de créations d'établissements dans les secteurs de l'industrie, du commerce et des services a progressé de plus de 10 % entre 1998 et 2001. La progression a été la plus forte dans les secteurs de la construction, des services aux entreprises et de l'immobilier. L'accélération des créations d'entreprise, qui intervient concomitamment à la mise en place de la zone franche, pourrait traduire une inclination plus forte de la population de Corse à l'esprit d'entreprise. Le développement de la Corse passe sans aucun doute par la mise en place d'outils susceptibles d'entretenir ce mouvement.

L'emploi total a progressé de 13 % entre 1995 et 1999, contre 6 % en moyenne nationale. Ce résultat est obtenu en grande partie grâce aux embauches réalisées par les hôtels et les restaurants.

3. Une mise en cause récurrente et inacceptable de la légalité républicaine

La violence en Corse constitue, hélas, un phénomène déjà ancien.

766 attentats par explosif étaient recensés en 1982, 333 en 1993, 251 en 2002 et 58 au 23 avril 2003 . 19 attentats ou tentatives d'attentats à caractère terroriste , revendiqués ou ayant fait l'objet d'une saisine de la section anti-terroriste du parquet de Paris, et 39 dégradations par explosif, pour l'heure sans connotation terroriste, avaient été commis à cette date, contre respectivement 24 et 34 au 30 avril 2002.

13 dégradations par armes à feu avaient été recensées, contre 28 au 30 avril 2002. Trois de ces actions ont été qualifiées de terroristes.

Les services de sécurité avaient enregistré 13 homicides et tentatives d'homicides , contre 10 au 30 avril 2002, et avaient résolu 7 affaires. 63 homicides et tentatives d'homicides avaient été commises en 1993, 46 en 2001 et 18 en 2002, dont 9 avaient été résolues - soit un taux d'élucidation de 52,9 %.

210 vols à main armée avaient été recensés en 1993, 143 en 2002 et 15 au 23 avril 2003, contre 40 au 30 avril 2002.

Enfin, 49 incendies volontaires de biens immobiliers (sans compter les feux de maquis et forêts) et mobiliers avaient été commis au 23 avril 2003, contre 40 au 30 avril 2002.

La Corse occupait, pour le taux de criminalité , le troisième rang des régions métropolitaines en 1993 et le septième en 2001, les départements de Corse-du-Sud et de Haute-Corse occupant respectivement les vingt-huitième et vingt-sixième rangs des départements métropolitains en 1995 et les trentième et trente et unième rangs en 2001.

Le nombre des faits constatés en Corse est passé de 22.247 en 1993 à 17.239 en 2002, après avoir chuté à 13.139 en 1997.

Le taux d'élucidation global des affaires reste supérieur à la moyenne nationale . Il était de 41,99 % en 1995 contre 32,5 % au niveau national, et de 31,23 % en 2002, contre 26,27 %.

Le nombre des attentats ne doit pas faire oublier que les Corses ont toujours témoigné d'un attachement indéfectible à la France.

4. Un attachement indéfectible à la France

Le patriotisme, le sens du service public, la participation au rayonnement de la France constituent autant de preuves de la fidélité corse.

Est-il besoin de rappeler, en cette année de commémoration du soixantième anniversaire de la libération de l'île, que la Corse n'a jamais cessé de manifester, lors de chaque épreuve, son attachement à la France, même meurtrie ?

Pendant la Première Guerre mondiale , plusieurs dizaines de milliers de Corses versent leur sang pour la patrie. Dans l'entre-deux guerres, sourde aux voix de la propagande fasciste, la Corse affirme sans ambiguïté son attachement à la France. Le texte du « serment de Bastia » prononcé le 4 décembre 1938 symbolise le loyalisme de sa population : « Face au monde, de toute notre âme, sur nos coeurs, sur nos tombeaux, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir français ».

Pendant la Seconde Guerre mondiale , la Corse supporte une double occupation : l'intervention italienne se renforce de la présence allemande. Très vite et sous l'impulsion de Fred Scamaroni, émissaire du Général de Gaulle, « le maquis » s'organise et donne son nom à la Résistance française. En septembre 1943, la nouvelle de la capitulation italienne donne le signal du soulèvement d'une douzaine de milliers de Corses. Bastia est affranchie le 4 octobre 1943 et la Corse est le premier département a être libéré. Mobilisés sur place et instruits en Algérie, les soldats corses participent aux débarquements de Provence et d'Italie. Aussi, le Général de Gaulle peut-il déclarer : « La Corse a la fortune et l'honneur d'être le premier morceau libéré de la France . La Corse n'a jamais cru à la défaite. »

Au delà du patriotisme, les Corses ont toujours fait preuve d'un sens aigu du service public, qu'il soit civil ou militaire.

Jusqu'en 1830, la méfiance de la Restauration envers les insulaires frappera les Corses d'un interdit pour l'admission aux emplois publics. La Monarchie de juillet et le Second Empire effaceront cette mesure discriminatoire. Dès lors, nos concitoyens manifesteront leur engouement pour la carrière des armes. Sous la IIIe République, le département de Corse occupe la première place pour le nombre de soldats et d'officiers par rapport à la population. Parmi les engagés, la moitié s'enrôle dans l'armée d'Afrique et les troupes d'infanterie de marine.

Les Corses ont occupé une place notable dans l'expansion coloniale de la IIIe République. Les noms de Corses illustres, pionniers et bâtisseurs, jalonnent cette entreprise : il convient ici de citer Bonaventure Colona de Leca, le premier résident général au Dahomey, ou Xavier Coppolani qui, soutenu par le gouvernement Waldeck-Rousseau, établit la présence française en Mauritanie.

Des médecins prestigieux, tels Jean-André Antonioni, Jules Emily ou Jules Colombani, contribuèrent efficacement à l'éradication des épidémies et au traitement des maladies tropicales. Mais la construction de l'Empire français fut aussi le fait de Corses anonymes, plus fréquemment fonctionnaires que colons. Pour n'en citer qu'un exemple, 60 % des Corses résidant en Tunisie en 1912 étaient des fonctionnaires. Comme le soulignait notre collègue Paul Girod, « nul n'a mesuré l'incidence qu'eut, pour les Corses, la décolonisation 2 ( * ) . »

* 1 Rapport n° 49 (Sénat, 2001-2002), tome I, page 28.

* 2 Rapport n° 49 (Sénat, 2001-2002), tome I, page 22.

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