EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames Messieurs,

Le Sénat est appelé à se prononcer sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la justice, adopté par l'Assemblée nationale le 9 mai dernier.

Ce texte comporte quatre séries de mesures qui illustrent la diversité du champ d'intervention de l'Union européenne dans le domaine de la justice et du droit pénal. Il touche en effet à :

- l'aide juridictionnelle (art. 1 er ) ;

- la prise en compte des condamnations prononcées par la juridiction d'un autre Etat membre en matière de faux monnayage au regard de l'application des règles de la récidive (art. 2) ;

- l'harmonisation des incriminations et des sanctions dans le domaine de la lutte contre la corruption (art. 3 et 4) ;

- la mise en place d'une procédure rapide et simplifiée de gel des avoirs et des éléments de preuve dans le cadre de l'entraide judiciaire (art. 5).

Ces diverses dispositions marquent, chacune dans leur domaine, un renforcement de la coopération européenne.

Elles s'inscrivent ainsi dans la perspective de la construction progressive d'un espace judiciaire commun dont votre rapporteur rappellera les grandes orientations avant de présenter les principaux apports du présent projet de loi.

I. LA CONSTRUCTION PROGRESSIVE D'UN ESPACE PÉNAL EUROPÉEN

Les fondements d'un espace pénal européen ont été posés par le traité de Maastricht signé le 7 février 1992 qui a assigné aux Etats membres de l'Union européenne la mission de développer la coopération intergouvernementale dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (le « troisième pilier » de l'Union européenne). La coopération judiciaire pénale avait en effet alors été rangée parmi les sujets d'« intérêt commun ». Le traité d'Amsterdam (conclu le 2 octobre 1997) a permis de conforter ces acquis à travers l'intégration dans le cadre de l'Union des accords de Schengen 1 ( * ) et la création d'un « espace de liberté, de sécurité et de justice ». Par ailleurs, le processus décisionnel a été amélioré à trois égards : la Commission européenne s'est vu reconnaître un droit d'initiative dans tous les domaines visés par le titre IV du traité sur l'Union européenne ; la décision-cadre a été substituée à l'action commune comme instrument privilégié de rapprochement des législations ; enfin, l'entrée en vigueur de toute convention peut intervenir après ratification par la moitié des Etats membres signataires.

Parallèlement, la Cour de justice des Communautés européennes a également oeuvré en faveur de la constitution d'un espace pénal européen « qui implique nécessairement qu'il existe une confiance mutuelle des Etats membres dans leurs systèmes de justice pénale et que chacun de ceux-ci accepte l'application du droit pénal en vigueur dans les autres Etats membres, quand bien même la mise en oeuvre de son propre droit national conduirait à une solution différente » 2 ( * ) .

Le Conseil européen extraordinaire de Tampere réuni en octobre 1999, exclusivement consacré aux questions de justice et d'affaires intérieures a établi les quatre grands axes de la construction d'un espace pénal européen : la concrétisation du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, le rapprochement du droit pénal des Etats membres, l'institution d'acteurs intégrés de coopération et, enfin, le renforcement de la coopération internationale dans ce domaine.

La mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle

Le principe de reconnaissance mutuelle, considéré lors du Conseil européen de Tampere comme la « pierre angulaire » de la coopération judiciaire, implique que les décisions de justice rendues dans un Etat membre peuvent être exécutées directement dans toute l'Union. Alors que la reconnaissance mutuelle avait d'abord été expérimentée pour les décisions présentencielles en matière de lutte contre la criminalité financière, les événements du 11 septembre 2001 ont conduit à la mettre en oeuvre pour un type de décision jugé désormais prioritaire dans le contexte de lutte contre le terrorisme : les demandes d'arrestation et de remise entre Etats membres des personnes recherchées. Ainsi, le Conseil est parvenu en deux mois et demi seulement à un accord politique sur la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen pourtant juridiquement complexe et politiquement sensible. Aux termes de cette décision-cadre, les mandats d'arrêt européen peuvent être émis et exécutés exclusivement par les magistrats ; en outre, l'exigence de double incrimination est supprimée pour les faits qui relèvent de l'une des 32 infractions graves (parmi lesquelles le terrorisme, le trafic illicite de stupéfiants, la corruption, le blanchiment du produit du crime, le racisme et la xénophobie) prévues par la décision-cadre et sont punis d'une peine d'emprisonnement supérieure à trois ans.

Le rapprochement du droit pénal des Etats membres

L'Union européenne a engagé un effort important pour rapprocher les incriminations et les sanctions dans plusieurs domaines : traite des êtres humains (décision-cadre du 22 juin 2002), aide à l'entrée d'immigrants illégaux (décision-cadre du 1 er août 2002), exploitation sexuelle des enfants et pédopornographie (décision-cadre du 5 février 2003)...

Au-delà du rapprochement des législations existantes, il s'agit parfois, comme en matière de terrorisme (décision-cadre du 22 juin 2002) de combler un vide juridique dans le droit des Etats membres ou de certains d'entre eux -ainsi, la décision-cadre définit les infractions terroristes et celles relatives à un groupe terroriste (par exemple, la participation directe ou indirecte à un groupe terroriste, la direction d'une organisation terroriste) et fait obligation aux Etats membres de les incriminer et de prévoir des sanctions graves (8 ans d'emprisonnement pour la participation, 15 ans pour la direction).

Les progrès apparaissent en revanche moins sensibles dans le domaine du droit procédural : seules deux décisions-cadres ont, à ce jour, été adoptées -la première sur le statut des victimes dans le procès pénal (décision-cadre du 22 août 2001), la seconde sur le gel des biens et des éléments de preuve (décision-cadre du 22 juillet 2003) dont la transposition dans l'ordre juridique français est d'ailleurs prévue par l'article 5 du présent projet de loi. La Commission européenne poursuit néanmoins une démarche ambitieuse dans ce domaine : ainsi, elle a récemment présenté un projet de décision-cadre relative aux garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans les procédures pénales au sein de l'Union. Notre délégation pour l'Union européenne a d'ailleurs présenté une proposition de résolution sur ce document dont votre commission des lois a été saisie.

La coopération institutionnelle

La coopération institutionnelle a emprunté deux voies : d'une part, la constitution de réseaux judiciaires (principalement le réseau judiciaire européen 3 ( * ) ou le mécanisme des magistrats de liaison), d'autre part l'institution d'une unité de coopération judiciaire, Eurojust .

Cette structure vise un triple objectif : promouvoir la coordination des enquêtes et des poursuites menées par les autorités compétentes de plusieurs Etats membres (par une gamme d'interventions non contraignantes consistant par exemple à demander aux autorités compétentes d'engager des poursuites, inviter celles-ci à se dessaisir d'une enquête au profit des autorités d'un autre Etat membre ou encore mettre en place une équipe conjointe d'enquête...), améliorer l'entraide judiciaire entre les autorités compétentes des Etats membres (à cet égard, la présence au sein d'Eurojust d'autant de magistrats de liaison que d'Etats membres favorise l'exécution des commissions rogatoires internationales)  et contribuer à la définition d'une politique criminelle européenne.

Le développement de la coopération internationale en matière pénale

La construction d'un espace pénal européen présente aussi une dimension internationale avec la signature de conventions de coopération judiciaire. Ces accords permettent non seulement de renforcer la sécurité intérieure de l'Union, mais aussi de promouvoir le système de valeurs dans lequel se reconnaît l'Union.

A cet égard, les deux accords d'entraide pénale et d'extradition conclus entre l'Union européenne et les Etats-Unis le 25 juin 2003 apparaissent exemplaires. D'une part, l'Union a fait admettre le principe selon lequel une extradition ou une demande d'entraide judiciaire pouvaient être refusées si les éléments recueillis sont susceptibles de justifier l'application de la peine de mort ou d'une peine perpétuelle ou si la personne peut être jugée par une juridiction d'exception ; d'autre part, des dispositions de protection de données à caractère personnel inspirées de celles qui prévalent entre les Etats membres ont été introduites, malgré les fortes réticences des partenaires américains, dans l'accord sur l'entraide pénale.

Un bilan encourageant

Sans doute la construction d'un espace pénal européen rencontre-t-elle certaines difficultés. Celles-ci paraissent principalement de trois ordres :

En premier lieu, l' effectivité du droit dérivé de l'Union européenne en matière pénale demeure partielle. Ainsi les actions communes et les décisions-cadres sont transposées souvent tardivement. La France, à cet égard, accuse un retard persistant en dépit de la forte mobilisation du Gouvernement en faveur de la mise en conformité du droit français avec le droit communautaire et malgré des efforts significatifs pour inscrire des textes de transposition à l'ordre du jour du Parlement.

En effet, comme l'indiquait en mars dernier M. Dominique Perben alors garde des Sceaux en réponse à une question écrite, « depuis l'année 2000, la France a été condamnée une centaine de fois au titre de la procédure en manquement » 4 ( * ) prononcée par la Cour de justice des Communautés européennes pour sanctionner la non-application d'une norme communautaire.

D'ailleurs, le présent projet de loi ne fait pas exception, deux des quatre textes européens à retranscrire en droit interne l'étant avec retard. Il s'agit de la directive 2003/8 du 27 janvier 2003 visant à améliorer l'accès à la justice judiciaire dans les affaires transfrontalières et la décision-cadre du conseil de l'Union européenne du 6 décembre 2001 visant à renforcer par des sanctions pénales et autres la protection contre le faux monnayage en vue de la mise en circulation de l'euro dont le délai de transposition était fixé respectivement au 30 novembre 2004 5 ( * ) et au 31 décembre 2002 .

En second lieu, l'unanimité exigée pour l'adoption par le Conseil des actes du titre VI du traité sur l'Union européenne (à l'exception des mesures de mise en oeuvre de ces décisions qui peuvent être adoptées à la majorité qualifiée) peut freiner la dynamique de rapprochement. En effet, comme le soulignait un observateur 6 ( * ) , « d'une part, elle ralentit exagérément la négociation. L'expérience montre en effet que les délégations se comportent de manière radicalement différente lorsqu'un acte peut être adopté à la majorité qualifiée, leur implication dans les débats et leur propension à compromettre se manifestant beaucoup plus tôt dans la négociation. D'autre part, elle entraîne un réel appauvrissement des normes adoptées qui doivent être indexées sur les exigences de la délégation la moins ambitieuse.

« Il s'ensuit une harmonisation, soit « à droit constant », la délégation parvenant à configurer la décision-cadre en manière telle qu'aucun Etat membre n'ait à modifier son droit pénal, soit « en trompe-l'oeil » par le recours à des artifices (...) tels que la référence au droit national, la possibilité de dérogations ou d'option » 7 ( * ) .

Enfin, la question de la base juridique pertinente pour l'adoption de mesures en matière pénale fait l'objet d'un débat récurrent entre les Etats membres et la Commission européenne. Les premiers estiment que ces dispositions doivent être prises dans le cadre des règles propres à la coopération intergouvernementale telle qu'elles résultent du titre VI du traité sur l'Union européenne (droit d'initiative partagé entre la Commission et les Etats membres, décision du Conseil prises à l'unanimité, association du Parlement européen sur le mode consultatif). La seconde considère que les règles communautaires prévalent chaque fois que l'harmonisation du droit pénal est nécessaire pour assurer l'exercice par la Communauté des compétences que lui reconnaissent les traités telles que la protection de l'environnement ou la protection des intérêts financiers de la Communauté (initiative exclusive de la Commission, mode de décision à l'unanimité ou à la majorité qualifiée selon le domaine visé, le cas échéant, codécision du Parlement européen).

Malgré ces difficultés, la coopération européenne dans le domaine pénal a connu des avancées d'autant plus remarquables qu'elles ont été acquises sur une durée relativement brève et dans des domaines qui touchent de près à la souveraineté des Etats. Le mandat d'arrêt européen est sans doute la mesure la plus emblématique de ces progrès.

Au terme de la très prochaine transposition de cette procédure en Italie, le mandat d'arrêt européen sera applicable dans tous les Etats membres. En France, cette procédure est applicable depuis l'entrée en vigueur de la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité du 9 mars 2004 (art. 695-11 et 695-51 du code de procédure pénale).

Le premier bilan qui peut être dressé du mandat d'arrêt confirme le caractère opérationnel et efficace attendu de cette procédure. Ainsi, à ce jour, s'agissant de la France, les délais de remise des personnes reclamées s'établissent en moyenne à moins de trente jours en cas de consentement et de deux mois en cas de recours lié à un refus de consentement.

Au cours des douze derniers mois, 268 personnes ont été remises par la France (parmi lesquelles une cinquantaine de ressortissants français) et 144 personnes lui ont été livrées par les autorités étrangères. L'Espagne et la Belgique comptent parmi les Etats avec lesquels les échanges sont les plus importants. Les infractions qui donnent lieu à exécution d'un mandat d'arrêt européen concernent par ordre décroissant d'importance numérique : le trafic de stupéfiants, les viols, les homicides, le terrorisme, la criminalité organisée et les escroqueries.

* 1 Les mesures prises au titre des accords de Schengen ont été ajoutées à l'acquis communautaire, soit sous le titre IV du traité instituant la Communauté européenne, soit sous le titre VI du traité sur l'Union européenne.

* 2 CJCE, Gözütok et Brügge, 11 février 2003.

* 3 Institué par le Conseil « justice et affaires intérieures » (JAI) le 29 juin 1998, ce réseau est constitué de points de contact nationaux entre les autorités judiciaires relayés, dans les Etats les plus vastes, par des points de contact régionaux.

* 4 Voir JO Questions écrites de l'Assemblée nationale du 1 er mars 2005 - Réponse à la question n° 48995 de M. Marc Le Fur, p. 2229.

* 5 A l'exception d'une mesure dont la transposition doit intervenir avant le 30 mai 2006. Voir les articles 3, paragraphe 2 a) et 21 de la directive. Il s'agit de l'extension du bénéfice de l'aide judiciaire aux conseils précontentieux.

* 6 Gilles de Kerchove, l'Europe pénale.

* 7 A cet égard, la Constitution européenne prévoit l'adoption à la majorité qualifiée de mesures dans plusieurs domaines de coopération pénale : mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle ; rapprochement du droit pénal matériel pour les actes de criminalité grave présentant une dimension transfrontalière ; rapprochement du droit pénal procédural...

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page