B. UNE MISE EN oeUVRE DIFFICILE ET CONTROVERSÉE

La directive de 1996 n'a pas été modifiée depuis son adoption. Elle constitue un socle protecteur délicat à remettre en cause dans une Europe désormais élargie et traversée par des différences considérables de coût du travail et de protection sociale.

Les premières versions de la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, dite directive « services », prévoyaient un allègement des formalités imposées aux entreprises prestataires. Toutefois, ces dispositions ont finalement été retirées. La directive « services » va même jusqu'à affirmer la primauté de la directive « détachement de travailleurs » en cas de conflit entre les deux textes.

Si la directive semble être un point d'équilibre indépassable, cela ne la met pas à l'abri de difficultés d'application et d'interprétation.

1. Les observations de la Commission européenne

Dans deux communications d'avril 2006 et de juin 2007 (6 ( * )) , la Commission européenne a pointé plusieurs difficultés dans la mise oeuvre de la directive.

Outre le maintien dans certains Etats membres de restrictions injustifiées et disproportionnées à la libre prestation de services - par exemple, une procédure d'autorisation de prester (7 ( * )) au lieu d'une simple obligation de déclaration comme en France -, la Commission européenne souligne les insuffisances de la coopération administrative entre Etats membres et de l'information des travailleurs sur leurs droits dans l'Etat membre d'accueil.

La directive de 1996 impose clairement aux Etats membres de prendre les mesures nécessaires pour que les informations relatives aux conditions de travail et d'emploi soit facilement accessibles aux prestataires de services étrangers et à leurs salariés détachés. Cela implique par exemple que les informations soient fournies en plusieurs langues.

De la même manière, la directive oblige les administrations nationales à coopérer, afin de pouvoir répondre rapidement à des demandes motivées, comme par exemple le fait de savoir si une société est réellement établie dans l'Etat membre d'origine ou s'il s'agit d'une simple société « boite à lettres ». A ce titre, les Etats membres sont normalement obligés de désigner un bureau de liaison ou les instances nationales compétentes.

La Commission pointe enfin la faiblesse des contrôles et les difficultés à faire exécuter des sanctions dans un autre Etat membre. Là encore, les bureaux de liaison doivent permettre à un Etat membre de signaler à l'Etat d'origine d'une entreprise que celle-ci n'a pas respecté le noyau dur. L'Etat d'origine doit alors sanctionner cette entreprise.

2. La jurisprudence récente de la Cour de justice

La Cour de justice a ouvert la voie à la directive de 1996 en admettant que la libre prestation de services pouvait être limitée pour des raisons impérieuses d'intérêt général, la protection des travailleurs en étant une.

Toutefois, par trois arrêts récents - les arrêts Viking (8 ( * )) , Laval (9 ( * )) et Rüffert (10 ( * )) -, la Cour de justice a donné le sentiment de revenir en arrière en limitant strictement la définition du noyau dur de règles impératives et en plaçant l'exercice du droit à l'action collective - le droit de grève et le blocus pour l'essentiel - sous les fourches caudines des libertés économiques fondamentales garantie par les traités.

Dans ces trois arrêts, il convient en effet de distinguer, d'une part, ce qui intéresse le détachement des travailleurs et l'interprétation de la directive de 1996, et d'autre part, ce qui touche plus largement aux conditions d'exercice du droit à l'action collective des travailleurs.

a) La définition des matières sur lesquelles peuvent porter les conditions de travail et d'emploi applicables aux travailleurs détachés

Seuls les arrêts Laval et Rüffert concernent strictement le détachement de travailleurs , l'arrêt Viking portant sur la liberté d'établissement.

Les faits

Dans l'affaire Laval, une entreprise lettone, ayant gagné un marché en Suède pour la construction d'une école, y avait détaché des salariés lettons. Sollicitée par les syndicats suédois, l'entreprise refusait de signer la convention collective du bâtiment suédois. En conséquence, les syndicats déclenchaient un blocus visant à empêcher l'entreprise d'exécuter le marché. Elle fit finalement faillite.

Dans l'affaire Rüffert, un Land allemand avait attribué à une entreprise un marché de construction d'un établissement pénitentiaire. Le marché stipulait que l'entreprise devait respecter les conventions collectives, et en particulier le salaire minimum en vigueur, sous peine de résiliation du marché. L'entreprise eut recours à un sous-traitant polonais qui détacha des salariés polonais sans respecter cette clause. Le Land résilia le marché.

Dans les deux affaires, la Cour a donné raison aux entreprises prestataires.

Ils précisent le champ et les limites de la protection minimale garantie par la directive de 1996.

L'article 3 paragraphe 7 de la directive, qui dispose que le noyau dur ne fait pas obstacle à l'application de conditions de travail et d'emploi plus favorables pour les travailleurs, « ne saurait être interprété en ce sens qu'il permet à l'État membre d'accueil de subordonner la réalisation d'une prestation de services sur son territoire à l'observation de conditions de travail et d'emploi allant au-delà des règles impératives de protection minimale » (11 ( * )) . Selon la Cour, une telle interprétation reviendrait à priver d'effet utile ladite directive.

Peu importe le niveau auquel un Etat membre fixe ce minimum. Comme le rappelle l'arrêt Laval, la directive 96/71 n'a pas harmonisé le contenu matériel de ces règles impératives de protection minimale. Ce contenu est défini librement par les États membres. Il importe seulement de ne pas exiger plus des entreprises étrangères prestataires de services.

En revanche, il revient à chaque Etat membre de fixer cette protection minimale. A défaut, la conséquence est immédiate : les Etats membres qui ne définissent pas de protections minimales, quand bien même les normes sociales y sont de fait très avantageuses, ne peuvent pas imposer aux salariés détachés sur leur territoire le respect de normes minimales .

Cette interprétation stricte de la directive met en difficulté le modèle nordique, notamment suédois, de négociation collective. L'Etat y est très en retrait et la négociation collective décentralisée si bien qu'il n'existe pas d'équivalent de nos conventions collectives déclarées d'application générale. Les salaires y sont négociés dans chaque entreprise et, s'agissant du secteur de la construction, les négociations se font au cas par cas. Les salaires imposés par les organisations syndicales ne constituent pas des salaires minimaux au sens de la directive. Dans l'affaire Rüffert, la Cour a jugé de la même façon que la convention collective invoquée ne présentait pas les caractéristiques d'une convention collective d'application générale au sens de la directive de 1996 (12 ( * )) .

La Cour conclut ainsi dans l'arrêt Laval « qu'un État membre dans lequel les taux de salaire minimal ne sont pas déterminés par l'une des voies prévues (par la directive) n'est pas en droit d'imposer, en vertu de cette directive, aux entreprises établies dans d'autres États membres, dans le cadre d'une prestation de services transnationale, une négociation au cas par cas, sur le lieu de travail, tenant compte de la qualification et des fonctions des salariés » .

Au surplus, la Cour considère que ce mécanisme de négociation (13 ( * )) « rend, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par une telle entreprise, des obligations qu'elle devrait respecter en termes de salaire minimal ». La Cour n'est pas loin de penser que la faible lisibilité et prévisibilité de ce modèle social constitue un obstacle à la libre prestation de services.

b) Les conditions d'exercice du droit à l'action collective par les travailleurs

La seconde controverse concerne la conciliation de l'exercice du droit à l'action collective avec les libertés fondamentales que sont la liberté d'établissement et la libre prestation de services. Les arrêts concernés sont les arrêts Viking et Laval.

Ils interrogent plus largement sur l'ampleur de la subordination du droit de grève et des autres modes d'action collective au droit communautaire.

Il aurait été concevable que la Cour de justice refuse de prendre position sur l'exercice du blocus dans ces deux affaires. En effet, l'article 137 du traité CE ne permet pas à la politique sociale communautaire de se développer en matière de grève et de lock-out.

La Cour de justice ne va pas suivre ce raisonnement. Que la Communauté soit incompétente pour régir une matière déterminée n'enlève rien à l'obligation des Etats membres de respecter le droit communautaire, et donc au premier chef les libertés fondamentales garanties par le traité.

Elle va aussi dégager l'effet direct horizontal des articles 43 et 49 du traité CE : une personne privée peut ainsi opposer directement à une autre personne privée le respect de la liberté d'établissement ou de la liberté de prestation de services, en l'espèce une entreprise privée à un syndicat ayant déclenché une grève.

Le raisonnement de la Cour est le suivant.

Dans un premier temps, elle reconnaît que le droit de mener une action collective est un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect. Elle anticipe ainsi le Traité de Lisbonne qui confère à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (14 ( * )) la même valeur que les traités. Dans le même mouvement, elle affirme que la Communauté a « non seulement une finalité économique mais également une finalité sociale ».

Dans un second temps, elle va classiquement mettre ces droits en balance.

Elle déclare ainsi que « les droits résultant des dispositions du traité relatives à libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux doivent être mis en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale, parmi lesquels figurent, ainsi qu'il ressort de l'article 136 CE, notamment, l'amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection sociale adéquate et le dialogue social » (15 ( * )).

Elle poursuit selon la formule habituelle : « Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, la libre prestation des services constituant l'un des principes fondamentaux de la Communauté, une restriction à cette liberté ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d'intérêt général , pour autant, en pareil cas, qu'elle soit propre à garantir la réalisation de l'objectif poursuivi et qu'elle n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre » (16 ( * )) .

Le droit de mener une action collective ayant pour but la protection des travailleurs de l'État d'accueil contre une éventuelle pratique de dumping social peut constituer une raison impérieuse d'intérêt général, au sens de la jurisprudence de la Cour, de nature à justifier, en principe, une restriction à l'une des libertés fondamentales garanties par le traité.

Toutefois, la Cour estime qu'elle n'est pas justifiée en l'espèce (arrêt Laval), car l'action des syndicats vise à imposer des normes sociales allant au-delà du noyau dur défini par la directive .

Pour résumé, lorsqu'elle concerne un cas de détachement de travailleurs, une action collective ne peut être justifiée que si elle a pour objectif de faire respecter strictement les règles minimales préexistantes de l'Etat d'accueil. Si les revendications dépassent ce minimum, la libre prestation de services est menacée et l'action collective est illégale. Le respect de cette liberté fondamentale a un effet auto-bloquant sur le contenu des revendications sociales. Les grèves « offensives » ne sont pas compatibles.

Dans l'arrêt Viking, qui met en balance l'action collective et la liberté d'établissement, la Cour soumet de la même manière l'exercice du droit à l'action collective à un contrôle de proportionnalité. Elle vérifie notamment que les syndicats ne disposait pas d'autres moyens, moins restrictifs de la liberté d'établissement pour faire aboutir les négociations.

* (6) COM (2006) 159 final et COM (2007) 304 final.

* (7) La CJCE a jugé de telles mesures contraires à la libre prestation de services.

* (8) Arrêt du 11 décembre 2007, International Transport Workers' Federation and Finish Seamen's Union contre Viking Line ABP, aff. C-438/05.

* (9) Arrêt du 18 décembre 2007, Laval und Partneri Ltd, aff. C-341/05.

* (10) Arrêt du 3 avril 2008, Rüffert, aff. C-346/06.

* (11) Voir arrêt Laval, point 80.

* (12) Ajoutons que ce salaire minimum n'était applicable en vertu de la loi du Land qu'aux entreprises de construction soumissionnant à des marchés publics.

* (13) Point 110 de l'arrêt Laval précité.

* (14) La Charte consacre le droit d'action collective, y compris le droit de grève (article 28).

* (15) Arrêt Laval précité, point 105.

* (16) Arrêt Viking, point 175, et arrêt Laval, point 101/

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