B. UN RÉEL PROBLÈME DE CONSTITUTIONNALITÉ

1. La compétence des règlements des assemblées

Le nouvel article 51-1 de la Constitution attribue aux règlements des assemblées le soin de déterminer les droits des groupes politiques, et non au législateur. La proposition de loi intervient dès lors dans le domaine propre des règlements et se trouve dépourvue de base constitutionnelle.

A cet égard, l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui fixe des dispositions communes aux deux assemblées notamment pour les commissions d'enquête et les délégations, n'attribue aucun droit particulier aux groupes, se limitant à prévoir le principe de la représentation proportionnelle des groupes dans la composition de certains organes.

De même, pourtant prise pour faire application du volet parlementaire de la révision constitutionnelle de juillet 2008, la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution - à l'exception de la possibilité pour un président de groupe de déposer au nom de son groupe une proposition de résolution au titre de l'article 34-1 de la Constitution, ce qui constitue une novation unique en ce qu'est ainsi reconnu un droit d'initiative hybride, mais sans doute l'exception confirme-t-elle ici la règle 8 ( * ) - n'attribue pas de droits particuliers aux groupes.

Aussi votre rapporteur ne peut-il que suggérer à nos collègues du groupe du Rassemblement démocratique et social européen de solliciter la réunion d'un nouveau groupe de travail sur le règlement du Sénat ou encore de présenter une proposition de résolution tendant à modifier le règlement en vue d'attribuer des droits supplémentaires aux groupes politiques.

2. Une atteinte à l'organisation et à la séparation des pouvoirs fixées par la Constitution

L'adoption de la proposition de loi conduirait le législateur à porter atteinte au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, selon lequel notamment le Gouvernement dispose de l'administration (article 20 de la Constitution), ainsi qu'à l'attribution au Parlement, en tant qu'autorité constitutionnelle, d'une mission de contrôle de l'action du Gouvernement et d'évaluation des politiques publiques (article 24 de la Constitution). L'organisation des pouvoirs, telle qu'elle est établie par la Constitution, ne confie pas aux groupes politiques de compétence propre en matière de contrôle de l'action du Gouvernement.

En effet, on peut entendre le droit d'accès des groupes à « toutes les informations nécessaires », prévu à l'article 2 de la proposition de loi, comme la faculté pour les groupes de solliciter le Gouvernement, mais aussi toute administration relevant de l'exécutif ou toute autorité administrative. Une telle disposition pourrait ainsi attribuer aux groupes un pouvoir d'injonction au Gouvernement, que le Conseil constitutionnel refuse au législateur lui-même en raison du principe de séparation des pouvoirs.

L'article 2 prévoit également la possibilité pour les groupes, dans le respect de l'indépendance de l'autorité judiciaire, de « demander l'assistance de tout organisme afin d'être en mesure de contribuer utilement à la mission législative, de contrôle du Gouvernement et d'évaluation des politiques publiques du Parlement ». A ce jour, selon l'article 47-2 de la Constitution, seule la Cour des comptes est chargée d'assister le Parlement dans le contrôle de l'action du Gouvernement, au titre notamment du contrôle budgétaire. On peut s'interroger sur les autres organismes qui pourraient visés. En tout état de cause, dès lors qu'elle n'est pas prévue par la Constitution, l'assistance d'une autorité administrative indépendante et, a fortiori , d'une administration de l'État ne pourrait que porter atteinte à la séparation des pouvoirs. Par exemple, il ne serait pas conforme à la Constitution de demander l'assistance du Conseil d'État en dehors des formes prévues par l'article 39 de la Constitution 9 ( * ) . Il ne serait pas davantage conforme à la Constitution de solliciter l'assistance, par exemple, du Secrétariat général du Gouvernement ou de l'Inspection générale des affaires sociales, administrations qui relèvent du Gouvernement.

L'article 3 de la proposition de loi semble donner une réponse, car il énumère une liste de dix-neuf organismes que les groupes politiques peuvent saisir ou consulter, sous l'autorité de leur président. Certains sont des organismes administratifs sous l'autorité directe du Gouvernement, tandis que d'autres sont des autorités administratives indépendantes, démembrements de l'administration de l'Etat. Sont ainsi visés, par exemple, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, l'Autorité de la concurrence, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, l'Autorité de sûreté nucléaire ou encore le Centre d'analyse stratégique... En réalité, l'article 3 propose simplement d'étendre aux groupes politiques des facultés de saisine ou de consultation attribuées aux présidents ou aux commissions compétentes des deux assemblées, dont le rôle est reconnu par la Constitution et les règlements des assemblées dans les rapports avec les autres pouvoirs publics constitutionnels 10 ( * ) .

Les groupes n'étant ni des pouvoirs publics constitutionnels comme les assemblées, ni les représentants des pouvoirs publics constitutionnels que sont les présidents des assemblées, ni des organes internes des pouvoirs publics constitutionnels que sont les commissions parlementaires, ni encore les détenteurs du mandat parlementaire que sont les parlementaires eux-mêmes, il serait contraire à la Constitution de leur conférer des prérogatives analogues.

La compétence de l'organisme peut justifier la saisine parlementaire, mais à raison de son rôle en matière de protection des libertés publiques et des droits fondamentaux. Il en est ainsi, par exemple, du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. L'article 6 de la loi n° 2007-1545 du 30 octobre 2007 permet à tout membre du Parlement, en tant que représentant de la nation, de saisir le Contrôleur. En tout état de cause, ouvrir cette faculté aux groupes politiques ne présente guère d'intérêt.

Autre exemple, l'article L. 351-3 du code des juridictions financières prévoit que « le Conseil des prélèvements obligatoires peut être chargé, à la demande du Premier ministre ou des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances ou des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat chargées des affaires sociales, de réaliser des études relatives à toute question relevant de sa compétence ». Ces prérogatives particulières se fondent directement sur la mission que le législateur organique a entendu confier à ces commissions en matière de contrôle de l'exécution des lois de finances et de l'application des lois de financement de la sécurité sociale.

Plus largement, les commissions compétentes peuvent saisir certains organismes au titre de la mission de contrôle et d'évaluation qu'elles exercent au nom de leur assemblée et non en leur nom propre. Les dispositions visées à l'article 3 de la proposition de loi relèvent de cette logique, qui n'est pas de même nature que celle des groupes politiques.

Il en est ainsi, par exemple, pour l'Autorité de la concurrence, que les commissions compétentes peuvent entendre, dans le cadre de leur mission de contrôle (article L. 461-5 du code de commerce) ou de législation (article L. 462-1 du code de commerce). L'Autorité de sûreté nucléaire de même que le Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire peuvent aussi formuler un avis à la demande des commissions compétentes (articles 8 et 24 de la loi n° 2006-686 du 13 juin 2006).

Par ailleurs, l'article 2 de la proposition de loi prévoit aussi que « les personnes dont l'audition est jugée, par [les groupes], nécessaire ont l'obligation de s'y soumettre et sont déliés du secret professionnel ». Si l'article 5 bis de l'ordonnance du 17 novembre 1958 précitée prévoit qu'une commission peut, sous peine d'amende, « convoquer toute personne dont elle estime l'audition nécessaire, réserve faite, d'une part, des sujets de caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État, d'autre part, du respect du principe de la séparation de l'autorité judiciaire et des autres pouvoirs », ce n'est qu'en vue de permettre l'information de l'assemblée et de contribuer ainsi à sa mission constitutionnelle de contrôle de l'action du Gouvernement et d'évaluation des politiques publiques. Les groupes ne sauraient avoir pour prérogatives celles qui sont attribuées aux commissions en vue d'exercer la mission de contrôle confiée aux assemblées par l'article 24 de la Constitution.

A cet égard, il convient de rappeler la décision stricte du Conseil constitutionnel n° 2009-581 DC du 25 juin 2009 sur la résolution tendant à modifier le règlement de l'Assemblée nationale, dans ses considérants portant sur le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques. Après avoir considéré que « les missions du comité ne peuvent porter que sur le contrôle de l'action du Gouvernement et l'évaluation des politiques publiques » et « consistent en un simple rôle d'information contribuant à permettre à l'Assemblée nationale d'exercer son contrôle sur la politique du Gouvernement et d'évaluer les politiques publiques, dans les conditions prévues par la Constitution » (considérant 58), le Conseil a censuré celles des dispositions du règlement qui s'écartaient du cadre prévu par la Constitution pour l'exercice de la mission de contrôle du Parlement.

A cet égard, votre rapporteur insiste sur la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel en matière de contrôle, selon laquelle les organes internes aux assemblées n'ont qu'un simple « rôle d'information » de leur assemblée pour lui permettre d'exercer sa mission de contrôle 11 ( * ) , ce rôle seul justifiant des prérogatives particulières. On ne saurait à l'évidence considérer que les groupes politiques ont, en tant que tels, un rôle d'information de leur assemblée, dès lors que leurs travaux ne sont pas publics - puisqu'ils ne publient ni comptes rendus de leurs réunions ni rapports d'information - et ne reflètent pas, par nature, le pluralisme de leur assemblée.

De plus, la même décision du 25 juin 2009 ajoute que « le comité ne saurait imposer la présence des responsables administratifs des politiques publiques lors de la présentation des rapports relatifs à ces politiques » et que « la séparation des pouvoirs interdit que, pour conduire les évaluations, les rapporteurs du comité puissent bénéficier du concours d'experts placés sous la responsabilité du Gouvernement » (considérant 61). A fortiori , les groupes ne sauraient être autorisés à convoquer des responsables administratifs ou à solliciter l'avis d'autorités administratives, indépendantes ou non, dès lors que la Constitution ne le leur permet pas explicitement.

S'appuyant sur les considérants de la décision n° 2009-581 DC du 25 juin 2009, votre commission estime que les motifs d'inconstitutionnalité de la proposition de loi sont manifestes.

Dès lors, votre commission propose au Sénat d'adopter une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à cette proposition de loi.


* 8 Encore faut-il préciser que ce n'est pas un droit d'initiative du groupe, mais une prérogative propre des présidents de groupe. Il ne s'agit donc pas stricto sensu d'un droit des groupes. Tout parlementaire peut aussi déposer une proposition de résolution de cette nature. Il faut ajouter que la procédure d'examen de ces propositions ne fait pas intervenir les commissions.

* 9 Il n'est guère possible de parler d'assistance concernant l'avis que le Conseil d'État peut être conduit à émettre sur des propositions de loi, en vertu de l'article 39 de la Constitution.

* 10 Dans certains cas, l'article 3 de la proposition de loi renvoie à des dispositions de nature réglementaire et non législative.

* 11 Outre la décision n° 2009-581 DC du 25 juin 2009 (considérant 58), voir par exemple les décisions n° 59-2 DC du 24 juin 1959, 90-275 DC du 6 juin 1990 (considérant 2), 96-381 DC (considérant 7) et 96-382 DC (considérant 10) du 14 octobre 1996 ou 2003-470 DC du 9 avril 2003 (considérant 22).

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