B. UN DÉFAUT PROBABLE ?

1. Le choix rationnel pour les Etats de la zone euro : prêter à la Grèce le temps qu'il faudra
a) Un scénario financièrement viable

Les éléments qui précèdent suggèrent cependant que la Grèce pourrait progressivement restaurer la soutenabilité de ses finances publiques sans faire défaut, à condition que les Etats de la zone euro continuent de financer, le temps qu'il faudra, sa dette à un taux inférieur à celui du marché.

Certes, le tableau de la page 23 du présent rapport montre que la dette actuelle de la Grèce ne pourra être stabilisée en points de PIB si ce pays se finance sur les marchés.

Cependant si les Etats de la zone euro lui permettent de financer sa dette à, par exemple, 5 % 23 ( * ) , elle n'aura besoin pour cela « que » de dégager un excédent primaire de 1,5 point de PIB (au lieu de 7,5 points de PIB). Certes, il lui faudrait faire un effort supérieur pour réduire sa dette en points de PIB, et la trajectoire serait probablement plus longue que ce que prévoit son programme d'ajustement, mais elle ne ferait pas défaut.

b) Les conséquences d'un défaut pourraient être catastrophiques pour l'économie européenne

Un tel scénario serait d'autant plus souhaitable que les conséquences d'un défaut de la Grèce pourraient être catastrophiques.

Certes, sans prise en compte des mécanismes économiques les sommes en jeu sont faibles, comme le montre le tableau ci-après.

Structure de la dette grecque détenue par les banques

(en milliards d'euros*, fin décembre 2010)

Total des 24 (***)

Allemagne (****)

Espagne

France

Royaume-Uni

Japon

Pays-Bas

Etats-Unis

Autres

Créances à l'étranger (risque ultime)** (1)

109,2

25,4

0,7

42,4

10,6

1,2

3,7

5,5

19,7

Secteur public

40,5

17

0,4

11,2

2,5

0,3

1

1,1

7,1

Secteur bancaire

8,2

1,6

0

1,6

1,9

0,4

0,2

1,1

1,4

Secteur privé non bancaire

60,3

6,8

0,3

29,6

6,1

0,5

2,4

3,2

11,4

Non alloué

0,1

0

0

0

0

0

0

0

0,1

Créances locales en monnaie locale (contrepartie immédiate)

38,1

0,2

0

27

2,5

0

0,1

2

6,3

Créances locales non adossées localement

16,7

0,2

0

12,6

1,2

0

0,1

0

2,6

Créances locales adossées localement (2)

21,4

0

0

14,4

1,3

0

0

2

3,7

Total des expositions (3) = (1) - (2)

87,8

25,4

0,7

28

9,3

1,2

3,7

3,5

16

Coût d'un défaut sur 40 % de la dette publique et bancaire (calcul de la commission des finances)*****

19,48

7,44

0,16

5,12

1,76

0,28

0,48

0,88

3,4

* Taux de change : EUR/USD = 1,3362.

** Table 9 E de la Quarterly Review de la Banque des règlements internationaux, 6 juin 2011.

*** Autriche, Belgique, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas, Norvège, Portugal, Espagne, Suède, Suisse, Turquie, Royaume-Uni, Australie, Canada, Chili, Inde, Japon, Etats-Unis, Taiwan, Singapour.

**** Les données sur l'Allemagne pour la ventilation sectorielle ne sont pas disponibles en risque ultime.

Source : Banque de France, d'après la Banque des règlements internationaux, sauf (*****) calculs de la commission des finances

Ainsi, comme le souligne Patrick Artus 24 ( * ) , s'appuyant sur un tableau analogue 25 ( * ) , un taux de défaut de 40 % sur la dette publique et, par extension, sur la dette bancaire (c'est-à-dire sur la dette des banques grecques, qui seraient fortement touchées) conduirait à des pertes modérées. Ainsi, il résulte de ce tableau qu'elles seraient de l'ordre de 7,4 milliards d'euros pour les banques allemandes et 5,1 milliards d'euros pour les banques françaises. Compte tenu des fonds propres des banques (de l'ordre de 200 milliards d'euros en France et 170 milliards d'euros en Allemagne), ces pertes seraient en elles-mêmes supportables.

Le vrai risque d'un défaut grec est celui d'une « panique » des banques et des investisseurs analogue à celle qui a suivi la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 . Les banques ont alors cessé de se prêter entre elles, suscitant au dernier trimestre de 2008 et au premier trimestre de 2009 une forte hausse des taux interbancaires, l' « assèchement » financier de l'économie, et la pire récession depuis la Seconde Guerre Mondiale.

A cela s'ajoute le risque d'un « effet domino » entre Etats, un défaut grec augmentant la crainte de défaut des autres Etats « périphériques ».

Un tel scénario pourrait remettre en cause les conditions de financement, voire la solvabilité, de certains « grands » Etats de la zone euro. Dans le cas de la France, une crise qui augmenterait le déficit de 3 points de PIB supplémentaires porterait celui-ci à 10 points de PIB, soit un niveau supérieur à celui de la Grèce aujourd'hui. On conçoit que cela ne serait pas sans conséquences.

2. Un défaut politiquement inévitable ?
a) L'intérêt pour la Grèce de réduire directement sa dette publique

Cependant, la Grèce devra probablement réaliser une partie de la réduction de sa dette publique en points de PIB de manière directe , et non par la seule combinaison de la croissance du PIB et de la réduction du déficit. Autrement dit, elle devra vraisemblablement réduire sa dette non seulement en points de PIB, mais aussi en milliards d'euros.

(1) Les cessions d'actifs

Elle peut tout d'abord réduire sa dette en vendant des actifs 26 ( * ) . On a vu que l'accord annoncé le 3 juin dernier prévoit la cession de 50 milliards d'euros d'actifs d'ici 2015. Cela correspond à environ 20 points de PIB , et réduirait donc significativement le ratio dette/PIB.

Or, si le patrimoine de l'Etat grec est important, les actifs pouvant réellement être cédés représentent probablement un montant beaucoup plus faible.

Le Premier ministre grec, Georges Papandréou, a certes déclaré lors d'un discours à New York le 23 septembre 2010 27 ( * ) que la totalité des actifs de l'Etat grec (financiers ou non) étaient de l'ordre de 270 milliards d'euros 28 ( * ) .

De même, les analystes considèrent habituellement que les actifs susceptibles d'être cédés sont supérieurs à 50 milliards d'euros. Ainsi, dans son communiqué du 1 er juin 2011 dans lequel elle revoit à la baisse la notion de la Grèce, l'agence Moody's estime que « l'Etat grec a des actifs substantiels en excédent de la cible de privatisations de 50 milliards d'euros, qui pourraient en principe être mobilisés pour réduire la dette ».

Cependant, les actifs financiers - les seuls chiffrés par Eurostat - sont de seulement 76 milliards d'euros, dont 38 milliards d'euros pour les actions (correspondant aux actifs financiers en pratique susceptibles d'être cédés), comme le montre le tableau ci-après.

Les actifs financiers des administrations publiques grecques

(en milliards d'euros)

2000

2005

2006

2007

2008

2009

2010

Monnaie et dépôts

5,9

7,6

8,6

9,1

13,2

11,8

16,6

Titres autres que les actions

-

0,1

0,2

0,3

0,7

0,7

0,7

Prêts

0,3

1,9

2,8

2,0

1,6

1,3

1,2

Actions

20,7

33,9

34,7

43,0

29,3

39,8

37,5

Autres

8,8

13,8

16,1

19,3

19,7

19,3

20,1

Total

35,8

57,3

62,4

73,6

64,4

72,9

76,2

Source : Eurostat

Ces éléments suggèrent qu'il faut distinguer deux catégories d'actifs :

- les entreprises et les infrastructures, les plus faciles à céder, pour un montant total de probablement quelques dizaines de milliards d'euros ;

- les autres actifs (patrimoine immobilier en particulier), pour un montant nettement plus important, mais dont la cession serait politiquement et économiquement difficile.

Cette dichotomie est confirmée par le plan rendu public par le gouvernement grec le 23 mai 2011 29 ( * ) .

Le gouvernement grec prévoit en effet un plan en deux temps :

- dans un premier temps, de 2011 à 2013 , la Grèce procéderait à des privatisations « classiques » d'entreprises et d'infrastructures, pour un montant de seulement 10 à 15 milliards d'euros (ce qui paraît une estimation raisonnable, alors que les actions des administrations publiques grecques sont on l'a vu de plus de 35 milliards d'euros) ;

- dans un second temps, la Grèce percevrait les 35 milliards d'euros restants, correspondant en des « cessions de droits » [ sale of rights ] et au « développement de biens immobiliers » [ development of real estate assets ].

Ce second volet est de loin le plus problématique.

Ainsi, dans son document précité du 23 mai 2011, le gouvernement grec ne donne d'échéancier précis que pour les cessions « classiques », qui concernent à ce jour une trentaine d'actifs 30 ( * ) . Sur la période 2011-2013, le produit attendu est seulement de l'ordre de 12 à 17 milliards d'euros, comme le montre le tableau ci-après.

Le produit attendu des cessions d'entreprises et d'infrastructures,
selon le gouvernement grec

(en milliards d'euros)

Hypothèse basse

Hypothèse haute

2011

3,5

5,5

2012

4

6

2013

4,5

5,5

Total

12*

17*

* Calculs de la commission des finances. Le gouvernement grec donne un intervalle de 10 à 15 milliards d'euros.

Source : d'après ministère des finances grec, « Medium Term Fiscal Strategy and Policies for Exiting the Crisis », 23 mai 2011

Il ne va pas de soi que l'Etat grec soit en mesure de mener ces cessions « classiques » dans de bonnes conditions. Elles seront d'autant plus difficiles à réaliser qu'il n'y a pas de consensus à leur sujet dans la classe politique et dans l'opinion publique. L'histoire récente a par ailleurs montré que l'administration grecque pouvait connaître certaines défaillances. A cela s'ajoute que si le gouvernement grec est soumis à de strictes contraintes d'échéancier, il ne sera pas en position de force pour négocier.

Il serait donc utile de mettre en place une agence indépendante chargée de céder les actifs concernés, comme cela est actuellement envisagé.

Les cessions de droits et la valorisation du patrimoine immobilier sont, à ce stade, encore plus problématiques.

Quand bien même elles seraient réalisées, de telles cessions seraient en tout état de cause insuffisantes pour ramener le ratio dette/PIB à un niveau soutenable.

(2) Le défaut

La seule autre manière de réduire directement la dette est le défaut.

Concrètement, un défaut ne porterait probablement pas sur la totalité de la dette. En effet, sur environ 340 milliards d'euros de dette, 110 milliards devront, selon le plan d'ajustement de mai 2010, être détenus à la mi-2013 par les Etats de la zone euro et le FMI, auxquels s'ajoutent les 60 milliards d'euros du plan annoncé le 3 juin 2011. Un éventuel défaut porterait donc vraisemblablement sur les 170 milliards d'euros restants 31 ( * ) . Les hypothèses habituellement retenues pour le « haircut » sont de l'ordre de 30 % ou 40 %, ce qui correspond à une réduction comprise entre 50 et 70 milliards d'euros, soit entre 20 et 30 points de PIB.

Il faudrait alors prévoir, éventuellement au niveau de la zone euro, un mécanisme de sauvetage des banques grecques.

Au total, la vente d'actifs et un défaut pourraient donc ramener la dette publique grecque vers 100 points de PIB.

L'impact sur le déficit serait également significatif. Toutes choses égales par ailleurs, la charge d'intérêt serait réduite d'un tiers, soit environ 2 points de PIB.

b) La difficulté politique des Etats du « coeur » à financer durablement la Grèce

Un autre facteur augmentant la probabilité d'un défaut grec est une possible fragilité de la capacité politique des Etats du « coeur » à financer durablement la Grèce.

En effet, les opinions publiques assimilent les prêts à la Grèce à des dons. Tel n'est pourtant pas le cas : leur taux est supérieur à celui auquel les Etats du « coeur » se financent sur les marchés, et leur permettent donc de réaliser des bénéfices.

Par ailleurs, on rappelle que la décision d'accorder les financements du Fonds européen de stabilité financière et du futur Mécanisme européen de stabilité doit être prise à l'unanimité.

c) Un risque de défaut mis en avant par les agences de notation

Dans ce contexte, l'agence Moody's a abaissé le 1 er juin dernier la note de la Grèce de B1 à Caa1.

Dans son communiqué, elle souligne que cela correspond à une probabilité de défaut de 50 % à l'horizon de la notation, rappelant qu'à des horizons d'investissement de cinq ans, environ 50 % des obligations d'Etat, de sociétés non financières et de sociétés financières ont toujours rempli leurs obligations vis-à-vis de leur dette, alors qu'environ 50 % ont fait défaut.

Moody's justifie son analyse par les difficultés de la Grèce à réduire son déficit public, et « la probabilité croissante que les partenaires de la Grèce (FMI, BCE et Commission européenne, collectivement connus sous l'appellation de « Troïka »), exigeront, à un moment ou à un autre, la participation de créanciers privés dans une restructuration de la dette, comme prérequis à la fourniture d'une aide » 32 ( * ) .

3. Un défaut qui doit être évité à court terme

Un défaut doit cependant absolument être évité à court terme.

Tout d'abord, on a vu que le principal risque serait qu'un défaut de la Grèce déstabilise le système financier européen, et suscite une récession au moins aussi grave que celle de 2008-2009. Un défaut de la Grèce ne serait envisageable que s'il était précédé de tests de résistance du système bancaire plus crédibles que ceux de 2010, et de la recapitalisation des établissements pour lesquels celle-ci serait nécessaire. La publication de ces tests, prévue pour le mois de juillet 2011, constitue donc un enjeu essentiel.

Ensuite, dans le contexte actuel de déficit public grec très élevé, un défaut n'aurait guère de sens. Un défaut doit en effet être accompagné d'éléments de nature à rassurer les marchés. Si la Grèce faisait défaut en conservant un déficit public de l'ordre de 10 points de PIB, l'effet serait évidemment très néfaste à la confiance.


* 23 Ce qui est une hypothèse vraisemblable de taux d'intérêt moyen de la zone euro. Cf. Zsolt Darvas, Christophe Gouardo, Jean Pisani-Ferry et André Sapir, in « A Comprehensive Approach to the Euro-Area Debt Crisis », Bruegel, février 2011.

* 24 Patrick Artus, « Le coût et l'opportunité de s'assurer contre une catastrophe financière : le cas de la dette grecque », Flash marchés n°412, Natixis, 3 juin 2011.

* 25 Patrick Artus s'appuie sur les données alors disponibles (celles publiées par la BRI au mois de mars), relatives à la situation fin septembre 2010.

* 26 Certes, les actifs produisent généralement un revenu. Cependant dans le cas de la Grèce leur rendement est nécessairement beaucoup plus faible que le taux auquel elle emprunterait sur les marchés.

* 27 « New York : Economic Club », discours du Premier ministre, 23 septembre 2010 (disponible sur la page : http://www.primeminister.gov.gr/english/2010/09/23/new-york-economic-club-prime-ministers-speech/ ). Le fait que chiffre concerne bien l'ensemble des actifs a été confirmé par l'ambassade de Grèce en France ( http://www.amb-grece.fr/actualites/declarations_gouvernementales.htm ).

* 28 Ce montant doit être considéré avec précaution. En effet, les méthodes de valorisation auxquelles recourt un Etat (qui peuvent par exemple consister, pour les biens immobiliers, à appliquer un prix au mètre carré considéré comme correspondant à celui du marché) peuvent différer de celles d'un investisseur, qui cherche à évaluer la rentabilité d'un projet.

* 29 Cf. ministère des finances grec, « Medium Term Fiscal Strategy and Policies for Exiting the Crisis », 23 mai 2011.

* 30 Parmi lesquelles l'organisation des télécommunications grecques (OTE), la poste grecque, la banque postale grecque, les ports du Pirée et de Thessalonique, l'aéroport international d'Athènes, les compagnies de distribution d'eau et d'assainissement d'Athènes et de Thessalonique, les autoroutes...

* 31 Dans le cas contraire, la problématique ne serait pas la même, puisqu'il n'y aurait pas de pertes d'investisseurs privés.

* 32 Traduction par la commission des finances.

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