EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi de Mme Valérie Boyer et plusieurs de ses collègues députés visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale le 18 octobre 2011.

Adopté par nos collègues députés le 22 décembre 2011, ce texte propose de punir d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les personnes qui contestent ou minimisent de façon outrancière publiquement l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide reconnus comme tels par la loi française, en intégrant dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse un dispositif comparable à celui prévu à l'article 9 de la « loi Gayssot » n°90-615 du 13 juillet 1990, qui sanctionne pénalement la contestation de l'existence de la Shoah.

En l'état du droit, son dispositif s'appliquerait aux personnes qui contestent ou minimisent de façon outrancière l'existence du génocide arménien, puisque seul ce dernier a été reconnu comme tel par la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001. Si cette proposition de loi était adoptée, il pourrait, à l'avenir, s'appliquer à la contestation ou à la minimisation outrancière d'autres génocides que le législateur souhaiterait également reconnaître expressément comme tels.

Cette proposition de loi soulève des questions nombreuses, complexes, difficiles, tenant notamment aux moyens dont dispose le pouvoir politique pour reconnaître solennellement les souffrances endurées par les victimes, aux limitations à la liberté d'expression et à la liberté de recherche qu'une société démocratique est prête à accepter au nom de la protection de la mémoire et de la dignité des disparus et à la légitimité de l'intervention du législateur dans le champ de l'Histoire.

Les génocides et les crimes contre l'humanité sont odieux, car au-delà des souffrances infligées aux victimes, ils remettent en cause l'identité et la part d'humanité de tout être humain et portent atteinte aux valeurs essentielles de nos civilisations. Punis de la réclusion criminelle à perpétuité par le droit français, ils sont imprescriptibles.

Corrélativement, la contestation de ces crimes, parce qu'elle porte atteinte à la dignité des rescapés, encourt une réprobation morale.

Cette réprobation morale doit-elle s'accompagner d'une condamnation pénale, le cas échéant assortie d'une peine d'emprisonnement et d'une peine d'amende ?

Ce n'est pas la première fois que votre commission des lois est invitée à répondre à cette question. Il y a quelques mois, le Sénat a examiné une proposition de loi de notre ancien collègue Serge Lagauche visant à réprimer la contestation du génocide arménien. Votre commission avait alors estimé à l'unanimité, sur le rapport de notre collègue Jean-Jacques Hyest 1 ( * ) , alors président de la commission, que cette proposition de loi présentait un risque sérieux de contrariété à plusieurs principes fondamentaux reconnus par notre Constitution : sur sa proposition, le Sénat l'avait rejetée, après lui avoir opposé une motion d'exception d'irrecevabilité 2 ( * ) .

Si le dispositif de la proposition de loi sur lequel le Sénat est aujourd'hui invité à se prononcer diffère quelque peu du texte examiné par notre Assemblée en mai 2011, les interrogations qu'il soulève sont identiques, et les réserves de votre commission n'ont pas varié : si la réalité du génocide arménien de 1915, qui a conduit à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l'empire ottoman, est indéniable, la création d'un délit de contestation ou de minimisation de ces faits soulève de nombreuses difficultés tenant tant à la légitimité de l'intervention du législateur dans le jugement de l'Histoire qu'à sa compatibilité avec plusieurs des principes fondamentaux de notre droit.

A cet égard, votre commission souhaite qu'un débat apaisé puisse avoir lieu sur ces questions. Il serait ainsi absurde, par exemple, de penser que la position consistant à s'interroger sur la légitimité des « lois mémorielles » ou à refuser de confondre le Parlement avec une juridiction revient à faire le jeu du « négationnisme », qui est une attitude insupportable que votre commission condamne avec la plus grande force.

I. LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN PAR LA LOI DU 29 JANVIER 2001

A. UNE RÉALITÉ HISTORIQUE

Comme le soulignait il y a quelques mois le rapport de notre collègue Jean-Jacques Hyest fait au nom de votre commission sur la proposition de loi de notre ancien collègue Serge Lagauche, le déroulement des faits ayant conduit au génocide arménien de 1915 est largement connu.

On peut ainsi rappeler brièvement que, le 1 er novembre 1914, l'empire ottoman entre en guerre aux côtés des puissances centrales, sous l'influence de certains dirigeants « jeunes turcs », au pouvoir depuis juillet 1908. Les populations arméniennes, qui réclament leur autonomie depuis la seconde moitié du XIX ème siècle, se trouvent alors prises en étau dans le Caucase entre les troupes russes et l'armée turque.

Percevant les Arméniens comme des traîtres au service de l'empire russe, les Jeunes Turcs, par ailleurs animés par une idéologie nationaliste, mènent contre eux une politique répressive particulièrement violente. Fin janvier 1915, les soldats arméniens servant dans l'armée turque sont désarmés, envoyés aux travaux forcés puis exécutés.

Le 7 avril 1915, la ville de Van se soulève et instaure un gouvernement arménien provisoire. En réaction, les dirigeants jeunes turcs décident de déporter l'ensemble de la population arménienne en Mésopotamie.

Le génocide commence le 24 avril 1915 avec l'arrestation et l'assassinat de 650 notables arméniens à Constantinople.

Le 27 mai 1915, les autorités ordonnent la déportation vers la Syrie ottomane de la population arménienne d'Anatolie centrale et orientale - les hommes valides étant en général abattus à la sortie des villages, tandis que les femmes, les enfants et les personnes âgées sont déportés à plusieurs centaines de kilomètres de leur région d'origine vers les déserts de Syrie et d'Iraq.

En août 1915, les Arméniens de Cilicie et d'Anatolie occidentale sont à leur tour déportés.

Si le nombre exact des victimes demeure délicat à établir avec certitude (le total des morts oscillerait entre 800 000 et 1 250 000 victimes), il est admis que le génocide de 1915 a conduit à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman . Outre les Arméniens de Constantinople et de Smyrne, qui paraissent avoir été relativement épargnés, les 600 000 à 800 000 rescapés sont ceux qui ont pu fuir vers le Caucase, l'Iran, les Balkans ou les provinces arabes, ainsi que les femmes et les enfants enlevés ou cachés par des familles turques, kurdes, bédouines, ou encore recueillis par des missionnaires 3 ( * ) .


* 1 Rapport n°429 (2010-2011) de M. Jean-Jacques Hyest, fait au nom de la commission des lois sur la proposition de loi de M. Serge Lagauche et trente de ses collègues du groupe socialiste tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien, avril 2011. http://www.senat.fr/rap/l10-429/l10-429.html

* 2 Voir le compte-rendu des débats de la séance du 4 mai 2011. L'exception d'irrecevabilité avait été adoptée par 196 voix contre 74.

* 3 Sources : article « Arménie » de l'Encyclopédie Universalis. « Génocide arménien : ce que l'on sait vraiment », Julien Gautier, in L'Histoire, n°315, décembre 2006. « L'Arménie », Claire Mouradian, « Que sais-je ? », 2009.

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