II. UNE RÉFORME DÉBATTUE, MAIS UNE AVANCÉE NÉCESSAIRE

Les auditions conduites par votre commission et votre rapporteur rendent compte du débat que suscite, au sein de la société française, la reconnaissance, au profit des homosexuels, du droit se marier et d'adopter ensemble.

Les inquiétudes ou les observations suscitées par cette réforme doivent être entendues, lorsqu'elles restent respectueuses de chacun, parce qu'elles rendent compte de conceptions partagées par nombre de nos concitoyens.

Toutefois, les réserves qu'elles expriment ne paraissent pas devoir être retenues : compte tenu du périmètre limité de la réforme, le bouleversement symbolique allégué n'est pas avéré, et l'exemple de plusieurs États voisins montre que cette évolution ne produit pas les heurts redoutés.

Surtout, cette réforme constitue une avancée aussi nécessaire qu'utile et conforme aux réalités de notre société, diverse dans ses conjugalités, comme dans ses familles.

A. DES INTERROGATIONS À ENTENDRE, MAIS QUI NE PARAISSENT PAS DEVOIR ÊTRE RETENUES

1. Une réforme au périmètre limité, qui n'engage pas le bouleversement symbolique parfois allégué

Nombre des réserves ou des oppositions formulées contre la réforme engagée lui font porter le poids d'évolutions sociales ou psychologiques qu'elles contestent.

Or, de tels arguments ne peuvent être reçus à son encontre : l'ouverture du mariage et de l'adoption conjointe aux couples de personnes de même sexe ne crée ni la conjugalité homosexuelle, ni l'homoparentalité.

Au contraire, ces familles se sont constituées librement, comme les autres, et elles lui préexistent.

Le projet de loi n'a d'autre vocation que de leur offrir le cadre légal et protecteur auquel elles peuvent légitimement prétendre.

a) Une réforme qui ne remet pas en cause la situation des couples ou des parents hétérosexuels

L'ouverture du mariage et de l'adoption conjointe aux personnes de même sexe est parfois dénoncée à raison de ses conséquences pour le mariage traditionnel.

Lors de son audition par votre commission, M. Antoine Renard, président de la confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC) a ainsi marqué en ces termes sa « forte hostilité », au texte présenté : « Dès 2001, nous disions qu'il n'existait plus de consensus sur ce qu'est le mariage civil républicain. Il aurait fallu répondre à cette question, se demander si le mariage est la bonne réponse aux vraies questions posées par les couples de même sexe, avant d'adopter cette solution bancale, choquante et qui nous heurte pour deux raisons majeures.

« D'abord, on entame une partie de notre pacte républicain. Avec ce texte, il ne s'agit pas seulement d'étendre le mariage mais de le modifier en profondeur, d'en changer la nature même ; on le dilue, on en change la nature, quand tant de jeunes aspirent encore au mariage.

« Ensuite, l'ouverture à l'adoption plénière conséquence automatique du mariage privera les enfants de l'accès aux conditions de leur naissance. Comment l'accepter ? »

L'argument ne peut être reçu, compte tenu du champ limité du présent projet de loi.

Les couples homosexuels accéderaient à l'adoption conjointe et au mariage sans en changer les règles, en dehors de la dévolution du nom de famille pour l'adoption 9 ( * ) .

Rien n'est ôté au mariage que connaissent aujourd'hui les couples hétérosexuels . Les règles et les effets de la filiation biologiques demeurent inchangés. La présomption de paternité du mari est maintenue et elle ne concernerait pas les époux de même sexe. Aucune modification n'est apportée aux principes régissant l'autorité parentale. Le régime juridique de l'adoption plénière et de l'adoption simple resterait le même s'agissant de la possibilité pour l'enfant de maintenir une filiation pré-établie ou d'accéder à ses origines personnelles.

Chaque forme de famille conserverait ainsi la place que lui fait le droit dans la société, et une nouvelle serait admise à leur côté, ce que M. Nicolas Gougain, porte-parole de l'inter-LGBT a rappelé, lors de son audition par votre commission, en indiquant que « le projet de loi ne vise pas à remplacer un modèle par un autre, il est inclusif. Il ne s'agit pas d'imposer un modèle, mais d'en reconnaître un autre en ajoutant à la diversité. Vous n'enlèverez rien aux familles hétérosexuelles en donnant aux familles homosexuelles le droit de vivre leur histoire comme elles l'entendent - que ce soit par le Pacs ou le mariage ».

b) Des réserves d'ordre psychologique ou anthropologique qui ne sont pas avérées

Plusieurs des intervenants entendus par votre commission se sont inquiétés des conséquences psychologiques ou symboliques de la réforme proposée sur l'ordre social ainsi que sur les enfants des familles homoparentales.

M. Claude Baty, président de la fédération protestante de France, a jugé que « le mariage n'est pas la fête de l'amour, la mise en scène de sentiments, mais une organisation sociale. Il est le lieu où se construit la distinction entre les sexes et les générations, entre ceux qu'on peut et ceux qu'on n'a pas le droit d'épouser ». Il a craint que l'ouverture du mariage aux couples homosexuels ne le prive de cette dimension.

M. André Vingt-Trois, cardinal archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France, a pour sa part fait valoir « la dimension symbolique de la relation au père et à la mère. Nier la différence sexuelle au profit d'une parentalité élective occulte la charge symbolique pour l'enfant lui-même des relations de fait entre les deux sexes. Cet oubli, cette occultation de la dimension symbolique de la différence sexuelle se répercute sur la manière d'aborder la question de l'enfan t ».

Examinant la question sous l'angle de l'élaboration psychique de la filiation, M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre et psychanalyste a estimé que « remettre en cause la notion de père et mère affectera tous les enfants et emportera une véritable déqualification parentale. La filiation unisexe aurait la même valeur pour tout le monde ? Cela discrimine les enfants adoptés par rapport aux autres, nés sous la couette : ils ne re-naîtront plus dans une scène originaire fantasmée. [...] Cela discrimine également les enfants adoptés entre eux : quand ils auront un père et une mère, ils auront les moyens de reconstruire quelque chose ; avec deux pères ou deux mères, ils n'auront qu'un seul type d'identification. L'État aura décidé qu'on peut les priver de père ou de mère. Les sociologues ont banalisé les histoires de vie, en oubliant les souffrances, la surmorbidité psychiatrique des enfants dans des situations atypiques. Non, un enfant ne peut tout traverser ». Des réserves similaires ont été exprimées par les psychanalystes Daniel Sibony et Jean-Pierre Winter.

Ces affirmations ont toutefois été contredites à plusieurs reprises dans la suite des auditions conduites par votre commission et votre rapporteur.

Rappelant les conclusions de la thèse clinique qu'il avait consacrée à la question de l'homoparentalité, M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre, a indiqué « qu'il n'était pas sérieux d'incriminer ce qui serait de l'ordre de l'homosexualité des parents dans le développement de l'enfant. Certes, il peut y avoir des répercussions, car la famille est atypique - qu'est-ce qu'une famille typique ? -, mais cela s'arrête là ». Il a ajouté que, pour ce qui touche à la référence aux deux sexes, « la question pragmatique est de savoir si elle doit se réaliser dans la famille nucléaire ou dans la famille élargie. Il est spécieux d'imaginer qu'elle doit être dans la tête des parents. Mais la famille élargie ? Nous avons tous ici des oncles et des tantes. Mme Héritier l'a bien montré, les parents biologiques ne recoupent pas forcément les vrais parents. Sinon, il n'y aurait pas besoin de fiction juridique, ni de société ».

Mme Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII, a partagé cette conclusion : « Pour ma part, après avoir écrit un livre sur la famille, qui montre, entre autres, que les enfants d'homosexuels ne sont pas différents des autres familles, j'en ai conclu qu'on ne doit pas expertiser l'existence humaine comme on vérifie la solidité d'un pont ».

La présidente de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, Mme Marie-Pierre Hourcade, a quant à elle observé, après avoir consulté ses collègues, que les juges des enfants, qui sont saisis des signalements sur les mineurs en danger, ne font pas état de signalements portant sur des enfants qui seraient en danger en raison de l'homosexualité de l'un de leurs parents : « Nous n'avons jamais été saisis de telles situations, car le danger ne résulte pas en soi du choix sexuel d'un parent. Nous n'avons pas non plus connaissance de situations où le fait d'avoir un parent homosexuel serait une cause d'aggravation d'un danger. Autrement dit, nous n'avons aucun signalement portant directement sur l'homosexualité d'un parent et nous ne pouvons pas non plus déduire que le fait d'avoir un parent homosexuel aggrave le danger ».

Le risque allégué, qu'il soit psychologique ou social, n'est pas démontré. Les enfants élevés par des parents de même sexe ne le sont ni mieux ni moins bien que ceux élevés par des parents de sexe différent.

Votre rapporteur souligne, en outre, que le droit actuel autorise, sans discrimination, les homosexuels à adopter un enfant, en tant que célibataire : la question n'est pas savoir s'il faut autoriser l'homoparentalité. Celle-ci existe déjà dans les faits et nul n'a d'ailleurs contesté au cours des auditions la capacité des parents homosexuels à élever un enfant aussi bien qu'un couple de parents hétérosexuel.

La question est d'admettre ou non l'adoption conjointe pour les couples de même sexe et d'établir ainsi la parenté effective sur une filiation juridique reconnue.

Ce faisant, le débat est biaisé lorsque des arguments psychologiques sont mobilisés pour contester la reconnaissance juridique complète de l'homoparentalité, alors même que le droit établit la possibilité d'une filiation qui ne repose pas sur le modèle hétérosexuel du père et de la mère et que le fait consacre l'existence de ces familles.

Plaçant le débat actuel dans le temps long de l'anthropologie, Mme Françoise Héritier, professeur honoraire au collège de France, a d'ailleurs nié qu'on puisse invoquer une « vérité anthropologique » pour refuser le mariage aux couples homosexuels. Rappelant que, malgré la prééminence de l'hétérosexualité, les unions homosexuées ont toujours existé dans la pratique, elle a fait valoir que : « les grands bouleversements de notre paysage mental ont déjà eu lieu. Le propre de l'humain est de réfléchir à son sort et de mettre la main à son évolution. Il n'a aucune raison de refuser des transformations dans l'ordre social au seul motif que ses ancêtres ne vivaient pas ainsi il y a plusieurs millions d'années. Il accepte bien les innovations technologiques, il les recherche même. Pourquoi repousser celles ayant trait à l'organisation de la société ? Le mariage, cadre à forte charge symbolique, est devenu pensable et émotionnellement concevable comme ouvert à tous, ce qui correspond aux exigences comme aux possibilités du monde contemporain, donc de notre caractère d'être humain ».

c) La crainte infondée d'un engrenage

À plusieurs reprises au cours des auditions a été évoquée la crainte que la présente réforme ouvre la voie à d'autres qui engageraient notre société sur une pente dangereuse.

Ainsi, M. Thierry Vidor, directeur général de Familles de France, a déclaré que « le problème, c'est que le mariage en France ouvre des droits, dont le droit à l'adoption, ce qui bouleversera notre rapport à l'enfant. C'est ouvrir la boîte de Pandore : dire à des couples de même sexe qu'ils ont droit à l'enfant, c'est introduire un biais dans notre pacte républicain. Des couples gays ou lesbiens diront « J'ai droit à un enfant ». Résultat, on ouvrira la voie à la marchandisation du corps - les greffes d'utérus existent déjà - et à la marchandisation de l'enfant, que l'on observe déjà dans certains pays européens ».

M. André Vingt-Trois, cardinal archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France, a considéré que le ressort de cet engrenage serait la revendication d'égalité : « il découlera de la logique de ce projet de loi le glissement inévitable entre adoption, PMA et GPA puisque le principe fondateur du projet de loi est le principe d'égalité ». Répondant à la question posée par notre collègue Esther Benbassa, il a précisé sa pensée en s'interrogeant sur la possibilité de « gérer la « discrimination » entre couples masculins et féminins » : « Peut-être le législateur pourra-t-il empêcher ce dynamisme d'aboutir... mais dans les pays où l'adoption a été ouverte au mariage homosexuel, inéluctablement, en raison de la pénurie d'enfants adoptables et du désir - ou du droit ? - à l'enfant, on en est venu à la GPA ».

Examinant le principe qui permettrait de décider s'il convient ou non d'autoriser l'accès à une technique procréative pour les couples de même sexe, M. le philosophe Thibaud Collin, a considéré qu'une fois congédié le référent naturel hétérosexuel du mariage, il ne resterait plus que « la volonté contractuelle des individus, quelle que soit leur orientation sexuelle ». Or, selon lui, « si la volonté devient le principe premier de l'articulation entre conjugalité et filiation, pourquoi conserver les autres conditions, par exemple, la monogamie ? Les polygames ont été discriminés. Si la volonté devient à elle-même sa propre boussole, n'est-ce pas le rôle du législateur que de limiter les prétentions des volontés ? Certes, mais selon quels critères ? Si tout référent non construit par les hommes est congédié comme non démocratique, que reste-t-il à la raison pour déterminer ce qui est juste ? Rien ».

L'argument avancé de l'inexorabilité d'une évolution mue par la revendication d'égalité, à laquelle plus aucun principe ne pourrait être opposé repose sur une prémisse contestable : la revendication d'égalité serait sans freins, parce qu'elle serait sans guide.

Or, il appartient au législateur de décider, conformément à l'idéal républicain, sous quel rapport, la différence de situation qui existe entre deux individus justifie au non qu'ils soient traités différemment. La différence entre un couple constitué d'un homme et d'une femme, et un couple constitué de deux hommes ou de deux femmes peut ainsi être jugée pertinente pour ce qui intéresse la filiation biologique, mais sans effet pour ce qui concerne l'exercice des droits parentaux ou l'établissement d'une filiation adoptive conjointe.

En outre, il revient au législateur de concilier le principe d'égalité avec les autres droits et principes constitutionnels avec lesquels il pourrait, sur une question précise, entrer en conflit.

D'ailleurs, d'ores et déjà, s'agissant des techniques de procréation médicalement assistée, le législateur a pu réserver leur accès aux couples constitués d'un homme et une femme dans le seul cas d'une infertilité médicalement constituée, sans l'ouvrir à ceux qui ne présentent pas cette infertilité. Même parmi les couples infertiles, il a opéré une distinction entre ceux dont l'infertilité pouvait faire l'objet d'un traitement procréatif qu'il a autorisé, et ceux dont l'infertilité, due à une impossibilité pour la femme à porter l'enfant, ne pouvait trouver un remède que dans la gestation pour autrui, qu'il a prohibé.

Quelle que soit la position personnelle que chacun peut adopter sur ces questions, il est ainsi faux de dire que le législateur ne peut fixer de limite aux demandes qui lui sont faites.

Le Gouvernement a annoncé un projet de loi consacré à la famille, qui abordera des questions non traitées par le présent projet de loi, s'agissant notamment de l'adoption et de la filiation.

Il reviendra au législateur de se prononcer sur ces sujets. Préjuger aujourd'hui de ces choix, en tirant argument d'une évolution irrémédiable engagée, dès à présent, par le texte qui vous est soumis, est méconnaître le pouvoir souverain de la loi.

D'ailleurs, l'observation des pays européens qui ont autorisé le mariage homosexuel montre la palette des solutions retenues par chacun. Elle prouve, surtout, qu'aussi important que soit le débat qui a précédé ces réformes, celles-ci se déroulent sans heurts et sont assimilées sans difficulté par la société.


* 9 Cf ., infra , le commentaire de l'article 3.

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