B. UNE ADOPTION QUI DOIT ÊTRE PROLONGÉE PAR UNE RÉFLEXION URGENTE SUR LE RÉGIME DE RESPONSABILITÉ CIVILE NUCLÉAIRE FRANÇAIS

1. Un régime d'indemnisation qui, faute de l'entrée en application des protocoles de 2004 et d'un régime juridique national adapté, ne protège pas suffisamment les citoyens français

Le régime juridique de la responsabilité civile nucléaire applicable en France repose sur les dispositions en vigueur de la convention de Paris, de la convention complémentaire de Bruxelles et de leurs protocoles additionnels, dispositions reprises et complétées par la loi n° 68-943 du 30 octobre 1968 qui constitue le droit positif français.

La convention de Paris fixe le montant maximum de la responsabilité de l'exploitant à 15 millions de droits de tirage spéciaux (17,4 millions d'euros), ce montant étant réduit à 5 millions de DTS (5,8 millions d'euros) pour les installations à risques réduits et les transports. Cependant, la convention prévoit qu'un montant plus ou moins élevé peut être fixé par la législation d'une Partie contractante, compte tenu de la possibilité pour l'exploitant d'obtenir une garantie financière.

En France, le montant de la responsabilité de l'exploitant est fixé à 91,5 millions d'euros (22 millions d'euros pour les installations à risques réduits et les transports).

Il convient par ailleurs de signaler que, pour les Etats qui, comme la France, ont adhéré à la convention complémentaire de Bruxelles, celle-ci :

- met à la charge des Etats une tranche supplémentaire d'indemnisation jusqu'à 175 millions de DTS (203 millions d'Euros), soit en pratique 111,5 millions d'Euros pour l'Etat français ;

- prévoit une 3 ème tranche d'indemnisation jusqu'à 300 millions de DTS (348 millions d'Euros), à laquelle la France contribue à hauteur d'environ 33 % (en fonction de sa puissance nucléaire installée).

Les dispositions principales de la loi de 1968, modifiée par la loi n° 90-488 du 16 juin 1990, reprennent ces points :

- le montant maximum de la responsabilité de l'exploitant est porté à 91,5 M€ par accident survenant sur une installation nucléaire et limité à 22 M€ lorsque l'accident concerne une installation à risque réduit ou le transport de substances nucléaires ;

- au-delà de ce montant à la charge de l'exploitant, l'Etat prend en charge les indemnisations restant dues aux victimes dans les conditions et limites prévues par la convention complémentaire de Bruxelles, à savoir dans un plafond de 348 M€.

- tout exploitant nucléaire doit détenir et maintenir une assurance ou une autre garantie financière agréée par le ministre de l'économie et des finances, à concurrence, par accident, du montant de sa responsabilité. En cas de défaillance, l'Etat se porte subsidiairement garant pour la réparation des dommages à concurrence du montant maximum de 91,5 M€ ;

- si les montants garantis sont insuffisants pour réparer les dommages, ou risquent de l'être, un décret en conseil des ministres, publié six mois au plus tard après l'accident, devra constater la situation exceptionnelle qui en résulte et fixer les modalités de répartition, prévoyant une indemnisation prioritaire des dommages corporels ;

- la loi de 1968 prévoit qu'un décret fixe, une fois l'accident survenu et en fonction de l'irradiation et de la contamination reçues et du délai dans lequel l'affection a été constatée, une liste non limitative des affections qui, sauf preuve contraire, sont présumées avoir pour origine l'accident. Elle fixe donc une présomption de causalité des maladies ainsi listées, l'exploitant pouvant apporter la preuve contraire. Cette présomption apparaît en première analyse produire des effets juridiques plus importants que la loi Morin sur les victimes des essais nucléaires.

Aux termes de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français (loi Morin), toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret peut obtenir réparation intégrale de son préjudice si elle a résidé ou séjourné, durant des périodes spécifiques, dans des zones précisément définies.

Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises à un comité d'indemnisation, qui examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Dans ce cas, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition, le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable.

La loi de 1968 établit une présomption d'origine qui ne peut tomber que si l'exploitant ou son assureur parvient à apporter la preuve que l'accident ne peut pas être à l'origine de la maladie, ce qui sera difficile dans la mesure où le décret aura fixé la liste des maladies radio-induites trouvant leur origine dans l'accident.

Quant à la loi Morin, elle établit une présomption de causalité qui peut tomber s'il est démontré que le risque attribuable aux essais nucléaires est négligeable.

- l'Etat prend en charge la réparation des dommages dont les effets se sont manifestés plus de 10 ans après l'accident lorsque ce dernier est survenu sur le territoire national. L'action en réparations devra toutefois intervenir au plus tard dans le délai de 5 ans suivant le dixième anniversaire de l'accident ;

- le transporteur de substances nucléaires en transit sur le territoire français doit disposer d'une assurance ou garantie financière couvrant les dommages qui pourraient être causés par un accident nucléaire au cours du transport, à concurrence de 22,9 M€ s'il s'agit d'un transport régi par la convention de Paris, et de 228,7 M€ dans les autres cas.

De toute évidence, les plafonds en vigueur sont très insuffisants et ne permettent pas de couvrir les dommages d'un accident, même d'ampleur limitée.

Les dispositions des protocoles de 2004 exposées supra tendent à pallier, pour partie, ces insuffisances. Elles figurent dans la loi de 2006 mais demeurent inapplicables.

En revanche, le Protocole commun qui nous est soumis n'intervient pas sur ces montants, qui relèvent des conventions de Paris et de Vienne et des législations nationales qui en font l'application.

L'article 55 de la loi n° 2006-686 du 13 juin 2006, relative à la transparence et la sécurité en matière nucléaire, fixe les mesures d'application des protocoles de révision de 2004 et modifie en conséquence la loi de 1968, mais conditionne leur applicabilité à l'entrée en vigueur de ces protocoles.

L'approbation des protocoles additionnels de 2004 a été autorisée en France par cette loi, le dépôt de l'instrument de ratification devrait être assorti d'une réserve de réciprocité concernant les parties non contractantes dont la législation nationale n'offre pas des avantages réciproques d'un montant équivalent à celui instauré par ces protocoles.

Les Parties contractantes sont cependant libres de fixer des montants de responsabilité plus élevés, sans attendre l'entrée en vigueur du Protocole de révision de 2004. C'est ce qu'a déjà fait l'Espagne et que prévoit la Belgique.

Le gouvernement sous la précédente majorité avait déposé un projet de loi devant le Sénat en mars 2012 4 ( * ) en vue de porter le montant de responsabilité des exploitants à 700 M€, tout en conservant le périmètre des dommages couverts tels que prévu par la convention de Paris en l'état actuel, reprenant ainsi le montant déjà prévu par le Parlement pour l'entrée en vigueur du Protocole de révision, à l'article 55 de la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et la sécurité en matière nucléaire.

Il conviendrait d'adopter au plus vite ce texte ou d'en reprendre les dispositions dans un nouveau projet de loi qui comporterait non seulement des mesures relatives au plafond mais également une anticipation de l'extension du périmètre des dommages couverts prévue par les protocoles de 2004.

Car plus que le plafond, les extensions du champ des dommages couverts et notamment la prise en charge des coûts des mesures de restauration d'un environnement dégradé, le financement des mesures de sauvegarde en cas de « menace grave et imminente d'accident nucléaire » et l'extension de 10 à 30 ans du délai de prescription pour les dommages corporels, pour nécessaires qu'elles soient, risquent de mettre sous tension l'ensemble du dispositif de garantie et d'assurance des opérateurs.

De façon générale, comme l'a souligné la Cour des comptes dans un rapport sur les coûts de la filière électronucléaire sorti le mardi 31 janvier 2012, le droit actuel dans ce domaine doit être révisé tant son application rencontrerait en France des limites et des difficultés connues depuis longtemps.

2. De nombreuses difficultés d'application peuvent d'ores et déjà être anticipées
a) La mise en oeuvre de la garantie financière par les exploitants dans le régime actuellement applicable en France est perfectible

La loi de 1968 modifiée relative à la responsabilité civile dans le domaine de l'énergie nucléaire s'applique aux personnes physiques ou morales, publiques ou privées, qui exploitent une installation nucléaire entrant dans le champ d'application de la convention de Paris.

Cependant, il n'existe aucune liste, tenue à jour soit par l'Autorité de sûreté nucléaire, soit par la direction générale de l'énergie et du climat, des exploitants devant disposer de la garantie financière prévue.

En conséquence, il est actuellement impossible de s'assurer que tous les exploitants d'une installation nucléaire sur le territoire français disposent de la garantie obligatoire pour indemniser les victimes d'un dommage.

Les garanties ne font pas systématiquement l'objet de l'agrément prévu par la loi.

La loi de 1968 modifiée prévoit dans son article 7 que la garantie financière mise en place par chaque exploitant doit être agréée par le ministre de l'économie et des finances. Cette exigence légale n'est actuellement pas respectée en France, la sous-direction des assurances (direction générale du Trésor) ne délivrant pas d'agrément systématique pour les garanties de responsabilité civile nucléaire.

Ainsi, il n'est actuellement pas possible de certifier la fiabilité des garanties financières mises en place par les exploitants. Compte-tenu de la complexité des mécanismes financiers en jeu, cette défaillance ne permet pas de certifier la capacité des exploitants, via leurs assureurs, à tenir leurs engagements de couverture de leur responsabilité civile. La nécessité de cet agrément prendra une acuité particulière lorsque le plafond de responsabilité aura été rehaussé à 700 M€.

b) Un marché de l'assurance nucléaire imparfait

La couverture du risque de responsabilité civile nucléaire est essentiellement fournie dans le monde par le biais de pools d'assurance ou de réassurance, EDF constituant une exception notable par son usage d'une mutuelle et d'une captive de réassurance. La construction de ces pools d'assureurs, intervenant chacun sur un seul territoire national, conduit de facto à une situation quasi-monopolistique et à un manque de transparence conduisant à s'interroger sur la capacité du système à couvrir les risques futurs.

Les exploitants n'ont pas accès aux accords liant les assureurs membres du groupement ASSURATOME, ni au devenir des primes de réassurance payées chaque année, ni aux accords garantissant la sécurité et la disponibilité des fonds d'indemnisation.

c) La mise en oeuvre de ces garanties pourrait se révéler difficile en cas d'accident grave

Les règles spécifiques de la responsabilité civile de l'exploitant nucléaire, ainsi que l'obligation d'avoir et de maintenir une garantie, ont notamment pour objectifs de permettre une indemnisation rapide des victimes. Cet objectif pourrait cependant être contrarié par plusieurs éléments lors de la mise en oeuvre du dispositif.

La loi française prévoit, dans le cas où les dommages à indemniser risquent de dépasser le plafond d'indemnisation autorisé, une priorité pour l'indemnisation des dommages corporels. Mais ces dommages sont ceux qui sont généralement les plus tardifs à se manifester, les conséquences pouvant apparaître plusieurs années après l'exposition radioactive et il est difficile d'établir la relation entre certaines pathologies et l'accident nucléaire. La réparation des dommages non corporels pourrait donc être retardée ou subir un plafonnement à un niveau assez bas afin de constituer une réserve d'indemnisation.

Les solutions hors « assurance classique » posent le problème de l'efficacité de la gestion des sinistres.

En cas d'accident nucléaire majeur, la gestion des demandes d'indemnisation représenterait une charge de travail très importante. Un assureur, avec son réseau d'agences, est particulièrement à même d'assumer cette tâche qui constitue une des facettes principales de son métier. En revanche, on peut s'interroger sur la capacité de gestion des sinistres lorsque la garantie financière est fournie non par une société d'assurance mais par une mutuelle dédiée, une captive ou par rétention du risque. La solution d'une convention avec un assureur doit être examinée avec attention afin de s'assurer de son adéquation. Il conviendrait à cet égard de faire figurer la vérification de ces éléments dans les conditions de délivrance de l'agrément prévu par la loi.

Il faut également signaler que le montant des frais de gestion à la charge des assureurs est actuellement plafonné à 30 M€, et que la question de savoir qui assurera le financement au-delà de cette limite reste posée.

d) L'Etat garant : une garantie actuellement gratuite pour les exploitants

Les conventions de Paris/Bruxelles et leur transposition en droit français limitent la responsabilité civile de l'exploitant nucléaire. Dans le dispositif actuel de prise en charge du coût d'un sinistre (réparation et coût économique), l'Etat intervient à 4 niveaux :

- en fournissant le deuxième tiers de financement pour la réparation des dommages, à hauteur maximum de 126,5 M€ actuellement, et de 500 M€ après l'entrée en vigueur de la version révisée de 2004 ;

- en participant au troisième tiers de financement (solidarité des Etats) en fonction de la puissance installée. Cette contribution s'élève à 143,75 M€, et la France y contribue à hauteur d'environ 34 %, ce qui représente 49 M€ actuellement. Dans la version révisée en 2004 de la convention, compte tenu d'un nouveau mode de répartition entre Etats, la contribution française s'élèvera à 40 %, soit 120 M€ environ ;

- dans l'hypothèse très probable, en cas d'accident majeur, où les trois tranches d'indemnisation ne suffiraient pas à couvrir la réparation de l'ensemble des dommages, l'Etat pourrait être conduit, bien que cela ne soit actuellement pas prévu par la loi, à indemniser certains dommages, notamment corporels, au-delà du plafond prévu par la loi, pour un montant indéterminé a priori. De plus, indépendamment de toute décision sur un montant d'indemnisations supérieur au plafond prévu, une partie du coût économique des dommages s'imposerait à l'économie française, tels que la réduction du tourisme ou des exportations ;

- de même, dans l'hypothèse d'une défaillance tant des assureurs (ou garanties alternatives) que de l'exploitant (ce cas reste assez hypothétique pour un plafond de responsabilité de 91,5 M€ mais nettement plus réaliste pour un plafond de 700 M€), l'Etat serait amené à compenser cette défaillance par subsidiarité.

Certes, ces différents niveaux d'intervention ne constituent pas tous, au sens strict, une garantie mais, au total, ils conduisent l'Etat à couvrir, sans frais pour l'exploitant (hormis le premier plafond d'indemnisation) l'ensemble des coûts induits par l'accident, alors que ces coûts seraient à la charge du responsable dans un mécanisme classique de réparation des torts causés à autrui, sans limite.

L'indemnisation des dommages supportée par l'Etat, se substituant à la responsabilité civile de l'exploitant, pour les deuxième et troisième tiers d'indemnisation, est actuellement gratuite pour les exploitants nucléaires. De même, le marché de l'assurance pourrait être incapable de couvrir certaines extensions de garantie prévues par les protocoles de 2004, conduisant alors à substituer la garantie de l'Etat au marché défaillant.

Comme le souligne l'excellent rapport n° 667 (2011-2012) de M. Jean Desessard, fait au nom de la Commission d'enquête sur le coût réel de l'électricité, déposé le 11 juillet 2012, dans ces deux cas, l'Etat pourrait légitimement réclamer le paiement d'une prime pour la couverture de ces risques.

Car le bénéficiaire de cette garantie implicite est, de fait, l'exploitant des centrales nucléaires. On peut donc s'interroger sur la compatibilité d'une telle garantie implicite au droit européen de la concurrence : la Commission européenne a mis en cause la garantie implicite dont bénéficieraient, selon elle, certains établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) français tels qu'EDF, GDF et La Poste avant leur changement de statut, garantie qui permettait à ces établissements d'obtenir un accès facilité au crédit.

Votre commission considère que le caractère très incomplet du cadre actuel de la responsabilité civile des exploitants nucléaires, manifestement en décalage avec la réalité des coûts d'un accident et potentiellement porteur de difficultés concernant la prise en compte du droit européen et des règles de la LOLF, devrait amener à une réflexion approfondie et à sa révision.


* 4 Projet de loi n° 481 (2011-2012) ratifiant l'ordonnance n° 2012-6 du 5 janvier 2012 modifiant les livres Ier et V du code de l'environnement, et modifiant le code de l'environnement, le code de la santé publique et le code de la défense, déposé au Sénat le 21 mars 2012.

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