B. UNE MÉMOIRE EN QUÊTE DE RECONNAISSANCE

1. Les réhabilitations judiciaires de l'entre-deux-guerres

Les premières mises en cause de condamnations par la justice militaire interviennent pendant le conflit. Dès 1915, la Ligue des Droits de l'Homme dénonce des erreurs judiciaires et demande des garanties pour la défense des prévenus.

Dans l'immédiat après-guerre pourtant, les affaires des fusillés ne sont pas tout-de-suite au premier plan, compte tenu du contexte général, marqué par la guerre et la mort de masse (1 350 000 morts en France). Les démarches des familles tendent à demander à l'Etat réparation des erreurs judiciaires - ce qu'elles obtiennent dans certains cas (compensations honorifiques, réparations pécuniaires).

C'est un peu plus tard que prend corps le mouvement « réhabilitationniste » qui vise à obtenir une réhabilitation juridique des fusillés, c'est-à-dire l'annulation de la peine prononcée. La Ligue des Droits de l'Homme s'investit alors aux côtés des familles (cf. l'exemple de Blanche Maupas, veuve de Théophile Maupas, fusillé de Souain) pour mener l'enquête et étayer les dossiers des victimes, tout en informant régulièrement l'opinion par la publication d'articles dans une revue comme Les Cahiers des Droits de l'Homme, des journaux comme Le Populaire , l'Humanité ainsi que dans la presse des anciens combattants, sur ce qui devient une cause. Cette campagne atteint son apogée en 1921 et 1922.

Il convient de souligner l'implication des associations d'anciens combattants , qui oeuvrent aussi pour la réhabilitation (par exemple dans le dossier des fusillés de Vingré).

Des mesures générales sont obtenues.

Après une première loi d'amnistie en 1919, une deuxième loi d'amnistie, votée le 29 avril 1921 , instaure un recours contre les condamnations prononcées par les conseils de guerre spéciaux, ouvert aux conjoints, ascendants et descendants jusqu'au quatrième degré. Si la révision est jugée recevable, la Cour de cassation peut accorder une réparation morale et pécuniaire.

Le 9 août 1924 est adoptée une loi tendant à permettre la réhabilitation des soldats exécutés sans jugement .

Le 3 janvier 1925, une nouvelle loi d'amnistie instaure une procédure exceptionnelle devant la Cour de cassation, alors que le code de justice militaire est révisé en 1928.

Enfin et surtout, le 9 mars 1932 est votée la loi créant une Cour spéciale de justice militaire , composée à parité de magistrats et d'anciens combattants, compétente pour réexaminer tous les jugements rendus par les conseils de guerre. Elle siègera entre 1933 et 1935.

Au final, les procédures menées tant auprès de la Cour de cassation que de la Cour spéciale de justice militaire vont permettre la réhabilitation dans l'entre-deux-guerres d'un certain nombre de soldats fusillés - entre quarante et cinquante - qui, selon les historiens, correspondaient aux cas les plus injustes.

2. Une résurgence récente qui débouche sur un début de reconnaissance politique

Le débat autour de la réhabilitation des fusillés s'éteint peu à peu après 1935, à mesure que se profile la Deuxième Guerre mondiale. Pendant cinquante ans, la question sommeille, en dépit d'un militantisme local, comme à Vingré, qui entretient la mémoire des fusillés et de quelques réveils épisodiques, comme celui provoqué en 1957 par la sortie du film Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick.

Dans le contexte tendu de la guerre d'Algérie, le film, qui relate le procès et la condamnation à mort par un conseil de guerre de soldats ayant refusé de combattre en 1916 à Verdun, fait polémique. Bien que non censuré par le gouvernement, il n'est pas distribué en France par ses producteurs, en raison de l'ampleur des contestations émanant des associations d'anciens combattants français et ne sera projeté que bien plus tard, en 1975.

C'est dans les années 1990 que la question des fusillés ressurgit , dans le contexte d'un intérêt renouvelé pour la période de la Grande guerre . Comme l'a souligné M. Offenstadt lors de son audition par votre rapporteure, ce renouveau intervient au moment même où disparaissent les derniers témoins vivants de cette époque.

Ce mouvement se nourrit de la publications d'études historiques , de travaux de recherche, comme ceux de Nicolas Offenstadt, du général André Bach, ancien chef du Service historique de l'armée de terre (SHAT) ou encore de Jean-Yves Le Naour, historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale, pour n'en citer que quelques-uns 10 ( * ) .

Il connaît une résonance culturelle importante , avec des films comme Un long Dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, sorti en 2004 et Joyeux Noël de Christian Carion, sorti en 2005, des films documentaires tel que Fusillés pour l'exemple de Patrick Cabouat (2003), des téléfilms comme celui consacré à Blanche Maupas, veuve de Théophile Maupas, fusillé de Souain, diffusé le 11 novembre 2009 sur France 2 11 ( * ) ainsi que des romans.

Les associations, en particulier la Libre Pensée, rejointe par l'Association républicaine des Anciens combattants (ARAC) et la Ligue des Droits de L'Homme , se ressaisissent alors du dossier et le portent dans l'espace public, demandant la réhabilitation des fusillés pour l'exemple, eu égard aux excès commis par une justice d'exception.

Cette résurgence de la mémoire des fusillés est cristallisée au niveau politique par le discours prononcé le 5 novembre 1998 , à l'occasion de la commémoration du 80 e anniversaire de l'armistice, par le Premier Ministre Lionel Jospin à Craonne , lieu de terribles combats en avril 1917, à la suite de l'offensive désastreuse du Chemin des Dames. Dans un hommage qui « embrasse tous les soldats de la République », il plaide pour que les soldats "fusillés pour l'exemple" réintègrent notre mémoire collective nationale :

« Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l'avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d'être des sacrifiés. Que ces soldats, « fusillés pour l'exemple, au nom d'une discipline dont la rigueur n'avait d'égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd'hui, pleinement, notre mémoire collective nationale . »

Le 11 novembre 2008 , le Président de la République Nicolas Sarkozy rend hommage à tous les soldats de la Grande Guerre, sans exception, y compris les fusillés, lors de la commémoration de l'armistice au mémorial de Douaumont (Meuse), sans toutefois les nommer :

" Je penserai à ces hommes dont on avait trop exigé, qu'on avait trop exposés, que parfois des fautes de commandement avaient envoyé au massacre, à ces hommes qui, un jour, n'ont plus eu la force de se battre. Je veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s'étaient pas déshonorés, n'avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu'à l'extrême limite de leurs forces. Souvenons-nous qu'ils étaient des hommes comme nous, avec leurs forces et avec leurs faiblesses. Souvenons-nous qu'ils furent aussi les victimes d'une fatalité qui dévora tant d'hommes qui n'étaient pas préparés à une telle épreuve. »

Enfin, le 7 novembre 2013, dans son allocution pour le lancement des commémorations du Centenaire de la Première Guerre mondiale , le Président François Hollande a évoqué « ceux qui furent vaincus non par l'ennemi, mais par l'angoisse, par l'épuisement né des conditions extrêmes qui leur étaient imposées. Certains furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes », invoquant un esprit de réconciliation.

A cette occasion, il a annoncé deux mesures importantes pour concrétiser cette reconnaissance et l'intégration des fusillés dans la mémoire de la Grande Guerre : d'une part, l'ouverture d'une salle consacrée à l'histoire des fusillés au Musée de l'Armée aux Invalides , d'autre part, la numérisation et la mise en ligne sur le site « Mémoire des Hommes » des dossiers des conseils de guerre . Ces deux mesures devraient être mises en oeuvre pour le 11 novembre 2014.


* 10 Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Odile Jacob, 1999 ;

André Bach, Fusillés pour l'exemple- 1914-1915, Tallandier, 2003 ;

Jean-Yves le Naour, Fusillés. Enquête sur les crimes de la justice militaire, Larousse, 2010.

* 11 Blanche Maupas, de Patrick Jamain, sur un scénario d'Alain Moreau.

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