B. LA NÉCESSITÉ DE FAIRE ÉVOLUER LA LÉGISLATION

1. Le changement de visage de la prostitution : une prostitution exercée sous contrainte dans la plupart des cas
a) Le poids croissant des réseaux de traite des êtres humains

Il est très difficile d'évaluer précisément le nombre de personnes prostituées. Si les statistiques policières et celles recueillies par les associations intervenant auprès des personnes prostituées dans leurs rapports d'activité permettent malgré tout d'avoir un aperçu de la situation, celui-ci demeure imparfait en raison des difficultés à appréhender les formes les plus discrètes de prostitution, qu'elles s'exercent sur Internet ou dans des lieux fermés du type salons de massage.

Dans les réponses écrites qu'il a communiquées à votre commission spéciale, l'office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) évalue à environ 30 000 le nombre de personnes prostituées exerçant sur le territoire français. En 2013, la proportion des Françaises ou Français incriminés pour racolage était de 5,4 %, sur un total de 1 129 personnes. Celle des personnes de nationalité française reconnues victimes dans le cadre de procédures diligentées pour proxénétisme ou traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle était de 22,6 % - soit 206 sur un total de 912. Les trois pays les plus représentés, que ce soit dans le cadre des procédures de racolage ou pour proxénétisme et traite, sont la Roumanie, le Nigéria et la Chine.

Au regard de ces statistiques, l'OCRTEH estime à 83 % la part des personnes prostituées de nationalité étrangère exerçant sur le territoire français. Sur ce point, les données chiffrées fournies par l'OCRTEH rejoignent celles fournies par des associations comme Grisélidis : dans son rapport d'activité pour l'année 2013, elle évalue à 88 % la part des femmes migrantes exerçant la prostitution de rue à Toulouse 18 ( * ) . Celles-ci seraient en provenance, pour l'essentiel, d'Afrique subsaharienne et d'Europe de l'est. Ces données traduisent un changement profond de la prostitution au cours des vingt dernières années : alors qu'au début années 1990, 80 % des personnes prostituées étaient Françaises, cette proportion s'est aujourd'hui plus qu'inversée. Cette inversion est corrélée à la forte diminution de la prostitution dite « traditionnelle » en France.

Si l'ensemble des acteurs s'accordent sur le constat que les personnes sous l'emprise de réseaux de traite ou de proxénétisme représentent une très large majorité des personnes prostituées, la question de la part exacte de celles-ci fait débat. L'absence de consensus s'explique par le fait qu'il n'existe pas de données consolidées permettant de dresser un profil précis des personnes prostituées en France, quel que soit leur mode d'exercice. Selon l'OCRTEH, dont l'analyse se fonde essentiellement sur la prostitution de rue, les personnes prostituées étrangères exerçant en France dépendent en quasi-totalité d'un réseau qui les exploite . Cette appréciation est jugée surévaluée par des associations comme Aides 19 ( * ) .

Votre rapporteure fait pour sa part sienne l'analyse de l'OCRTEH. Elle estime que la prostitution a connu en France un bouleversement profond en l'espace de deux décennies : à la prostitution « traditionnelle », de plus en plus minoritaire, s'est progressivement substituée une prostitution exercée sous l'influence de réseaux transnationaux de proxénétisme et de traite, devenue désormais très largement majoritaire.

Cette évolution se retrouve dans l'ensemble des pays d'Europe occidentale, aujourd'hui confrontés à une situation similaire d'augmentation de la prostitution d'origine étrangère et d'influence croissante des réseaux de traite, en provenant principalement d'Europe de l'est et d'Afrique subsaharienne. M. Robert Badinter l'a souligné lors de son audition : « le mal profond, dans le domaine de la prostitution, c'est le trafic honteux, ignoble, et extraordinairement lucratif que constitue la traite des êtres humains à laquelle se livrent les mafias. Ce trafic est un véritable fléau - et je n'ai pas de mots assez sévères pour le dénoncer - qui, aujourd'hui hélas, est en augmentation dans l'ensemble des pays d'Europe ! » 20 ( * ) .

Votre commission spéciale estime que la lutte contre les réseaux de traite et de proxénétisme doit constituer une priorité des pouvoirs publics, tant au niveau des forces de l'ordre et de la justice qu'au niveau du Gouvernement, afin de renforcer la coopération européenne et internationale en la matière .

b) La place de la contrainte économique

Au-delà de la question de l'influence des réseaux de traite ou de proxénétisme, votre rapporteure souligne que la contrainte, notamment économique, reste très présente. Ainsi, une étude de l'Amicale du Nid 93 publiée en 2014 sur la prostitution à Saint-Denis décrit le phénomène prostitutionnel de la façon suivante : « à l'échelon local, la prostitution concerne pour le principal, des femmes majeures en situation de vulnérabilité sociale ou de désaffiliation, elles subissent celle-ci dans une perspective de survie » 21 ( * ) . La référence aux concepts développés par Robert Castel de vulnérabilité et de désaffiliation , liés à l'éloignement du marché du travail et à l'isolement relationnel, apparaît particulièrement adaptée pour éclairer ce qui entraîne dans la plupart des cas l'entrée dans la prostitution. Une étudiante, éloignée de sa cellule familiale et disposant de ressources trop modestes pour parvenir à continuer ses études dans des conditions satisfaisantes, peut ainsi se prostituer 22 ( * ) . Une femme ayant charge de famille mais dépourvue de toute formation et des soutiens nécessaires pour trouver un emploi et subvenir à ses besoins, peut prendre la même décision. Dans les deux cas, le choix n'a pas été effectué sous la contrainte d'un tiers mais il résulte d'une situation particulière de fragilité et d'isolement. Pour votre rapporteure, ces personnes se trouvent alors placées dans une position de vulnérabilité qui peut les exposer à la violence des clients et les rend facilement repérables par les proxénètes ou les réseaux de traite des êtres humains.

A la pression économique et à l'isolement relationnel peuvent s'ajouter des contraintes liées à la réalisation d'un projet personnel . Pour les personnes transgenres, qui doivent financer des opérations dont le coût s'élève à plusieurs dizaines de milliers d'euros, le recours à la prostitution apparaît bien souvent comme le seul moyen de mobiliser rapidement les sommes nécessaires à leur changement d'identité. Si ce sujet ne pouvait être traité dans le cadre de la présente proposition de loi, le président de la commission et votre rapporteure appellent de leurs voeux la poursuite des réflexions déjà engagées, par différents sénateurs et sénatrices, sur le changement d'état civil des personnes transgenres . Il s'agit de trouver rapidement les voies d'amélioration d'une procédure qui demeure trop longue et douloureuse.

De plus, comme l'ont souligné Rosen Hicher et Laurence Noëlle, anciennes personnes prostituées, devant votre commission spéciale, il est difficile de « sortir » de la prostitution 23 ( * ) . Au-delà de difficultés très concrètes, notamment fiscales ou d'accès à un revenu de remplacement, le manque de confiance dans les institutions, le sentiment de culpabilité, les difficultés pour construire des relations apaisées avec les hommes - liées à la peur de leur regard ou à celle de rencontrer d'anciens clients - peuvent constituer de réels freins à l'engagement dans un parcours de réinsertion sociale et professionnelle. Lors de son audition, Claudine Legardinier, journaliste et auteure de plusieurs ouvrages sur la prostitution, a également souligné la nostalgie que peuvent paradoxalement ressentir certaines personnes prostituées pour une période où elles se posaient moins de questions 24 ( * ) .

Tous ces facteurs prennent une dimension particulièrement tragique lorsqu'ils conduisent des femmes âgées à continuer de se prostituer. Gabrielle Partenza, présidente de l'association Avec nos aînées, en a témoigné devant les membres de votre commission spéciale. Âgées de 70 à 92 ans, les femmes qu'accompagne l'association continuent de se prostituer malgré une dégradation de leur état de santé. Aux pathologies chroniques liées à l'avancée en âge peuvent s'ajouter des pathologies telles que la tuberculose - trois cas ont été détectés récemment par l'association en région parisienne. La santé mentale de ces femmes, souvent placées dans des situations d'isolement très fortes, est également dégradée. Ces personnes ignorent souvent leurs droits, notamment le fait qu'elles peuvent bénéficier de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Enfin, elles ont le sentiment que leurs demandes ne seront pas prises en compte du fait même qu'elles se prostituent et, dès lors, refusent d'entamer les démarches leur permettant d'exercer leurs droits.

2. Un accompagnement des personnes prostituées, victimes du proxénétisme et de la traite des êtres humains, qui doit encore être renforcé
a) Un engagement des pouvoirs publics qui souffre de certaines lacunes

Dès 2001, un rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat soulignait les lacunes de l'action publique auprès des personnes prostituées : « quarante ans plus tard [après la ratification de la Convention du 2 décembre 1949] un constat s'impose : si l'objectif répressif a été tenu - notre arsenal législatif est jugé l'un des meilleurs -, si la France apparaît sur la scène internationale comme un des pays leaders de la défense de l'abolitionnisme, le désengagement des pouvoirs publics est patent en matière de prévention de la prostitution et de réinsertion des personnes prostituées » 25 ( * ) .

Douze ans plus tard, le rapport du président de votre commission Jean-Pierre Godefroy et de Mme Chantal Jouanno sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées dresse un constat similaire et souligne que les actions menées par la puissance publique depuis 1960 n'ont pas été à la hauteur des enjeux , notamment en raison des débats idéologiques entre les différents acteurs amenés à intervenir auprès des personnes prostituées, qui empêchent toute avancée significative sur la question 26 ( * ) .

Malgré les moyens limités dont elles disposent, les forces de police parviennent chaque année à démanteler plusieurs dizaines de réseaux de proxénétisme et de traite. En 2012, l'OCRTEH a ainsi démantelé 52 réseaux de prostitution et 751 victimes de la traite ont été identifiées dans le cadre de procédures judiciaires.

Mais les moyens alloués à la prise en charge des victimes du proxénétisme et des réseaux de traite demeurent largement insuffisants. Un seul dispositif de prise en charge des personnes victimes de la traite est actuellement actif sur l'ensemble du territoire français. Il s'agit du dispositif national d'accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains (Ac.Sé), créé en 2001 et géré par l'association Accompagnement, lieux d'accueil, carrefour éducatif et social (A.L.C), implantée à Nice. Ce dispositif permet d'assurer l'éloignement géographique des personnes victimes du proxénétisme et de la traite et de les orienter vers des solutions d'hébergement sécurisées. 47 centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), pouvant accueillir chacun entre une et trois personnes, sont partenaires d'Ac.Sé. En 2012, 66 personnes ont été prises en charge à ce titre, un chiffre qui apparaît limité au regard du nombre de victimes de la traite identifiées chaque année et tend à prouver l'insuffisance des moyens alloués à un dispositif dont l'efficacité est pourtant saluée par les acteurs de tous bords .

La création de services de prévention et de réinsertion sociale (SPRS), prévue par l'ordonnance précitée du 25 novembre 1960, a été faiblement concluante et peu de structures permettent aujourd'hui d'assurer une prise en charge spécifique des personnes prostituées. La coordination des acteurs associatifs et institutionnels sur les territoires demeure par ailleurs lacunaire, notamment parce que les commissions départementales qui auraient dû permettre de les faire travailler ensemble ont été en pratique peu actives 27 ( * ) . Si quelques exemples de travail en commun réussi existent, ce dont témoigne le réseau d'intervention sociale auprès des personnes prostituées (Rispp) qui s'est développé dans la région bordelaise, ces expériences demeurent fragiles et isolées.

Comme l'a indiqué Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, lors de son audition, les crédits consacrés par l'État à l'accompagnement des personnes prostituées ont sensiblement augmenté en 2014 28 ( * ) . L'enveloppe globale, dont le montant devrait s'établir à 2,4 millions d'euros, doit permettre de soutenir plusieurs associations pilotes, dont A.L.C, ainsi que des projets menés dans les territoires 29 ( * ) . Malgré tout, elle ne permet pas encore d'envisager la mise en place de mesures d'envergure à destination d'un public pourtant très précarisé.

En outre, le renforcement de l'infraction de racolage par la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003 a, de l'avis des personnes auditionnées par votre commission spéciale, fragilisé encore un peu plus les personnes prostituées. Il a en particulier entraîné un déplacement des lieux d'exercice de la prostitution vers des zones plus difficiles d'accès pour les forces de police, mais également pour les associations intervenant auprès des personnes prostituées. Davantage isolées, les personnes prostituées se retrouvent exposées à un risque de violence accru. Le délit de racolage semble en outre avoir renforcé le sentiment de stigmatisation des personnes prostituées ainsi que leur méfiance vis-à-vis des institutions. Or, comme l'a souligné Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, lors de son audition, la pertinence du délit de racolage comme outil de détection puis de remontée des réseaux de proxénétisme et de traite n'apparaît pas avérée 30 ( * ) .

La faiblesse des moyens mis en oeuvre pour mieux connaître la situation des personnes qui se prostituent sur le territoire français constitue une dernière illustration des lacunes de l'action publique en la matière. La loi du 18 mars 2003 précitée prévoyait la publication annuelle d'un rapport sur la situation démographique, sanitaire et sociale des personnes prostituées. Or, ainsi que l'a indiqué le Conseil national du sida (CNS) en 2010 31 ( * ) , un seul rapport a été publié à ce jour qui n'a pu proposer qu'une analyse de portée limitée faute de pouvoir s'appuyer sur des données suffisamment étayées. La connaissance de la prostitution en France demeure dès lors fragmentaire, empêchant toute construction d'un diagnostic objectif et partagé entre les différents acteurs amenés à intervenir auprès des personnes prostituées.

b) Une fragilité particulière des personnes prostituées qui appelle la mise en oeuvre de réponses spécifiques

Comme l'a souligné un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) publié en décembre 2012, la prostitution est un phénomène complexe et pluriel 32 ( * ) . Elle concerne des personnes de tous âges. La prostitution des jeunes mineurs, largement sous-évaluée par les pouvoirs publics, constitue un phénomène particulièrement inquiétant. Les modes d'exercice de la prostitution sont variables - prostitution de rue ou discrète, dans les salons de massage ou via Internet, prostitution régulière ou occasionnelle. Si la très grande majorité des personnes qui se prostituent sont des femmes, 10 % à 15 % d'entre elles sont des hommes ou des transsexuels (pour l'essentiel d'homme à femme).

Toutefois, derrière la variabilité des profils et des pratiques, plusieurs facteurs de fragilité, communs à l'ensemble des personnes prostituées, peuvent être dégagés. Un premier facteur tient à l'éloignement des structures d'accès aux soins et aux droits . Celui-ci est accentué lorsque les personnes sont soumises aux pressions exercées par un proxénète ou par un réseau de traite. S'y ajoute alors la précarité de leur situation administrative sur le territoire français. Pour les personnes de nationalité étrangère, la mauvaise maîtrise de la langue française constitue un frein majeur à l'accès aux droits. De façon plus générale, l'isolement relationnel touche une grande partie des personnes qui se prostituent. Une étude de l'Institut de veille sanitaire (InVS) menée entre 2010 et 2011 indique que 42 % des personnes interrogées disaient ne pas pouvoir faire appel à un proche en cas de besoin 33 ( * ) .

Les personnes prostituées sont en outre exposées à des risques sanitaires plus importants que le reste de la population . Ces risques sont de deux ordres. Certains sont inhérents à l'activité prostitutionnelle - exposition aux infections et maladies sexuellement transmissibles, problèmes gynéco-obstétriques. La fréquence des infections et maladies sexuellement transmissibles (IST/MST) est plus élevée dans la population prostituée transgenre ou homosexuelle. Un quart des personnes interrogées dans le cadre de l'étude de l'InVS déclaraient avoir déjà eu une IST. 44 % des transgenres, 13 % des hommes et 2 % des femmes déclaraient être séropositifs. D'autres risques tiennent à la précarité des conditions de vie des personnes prostituées - maladies respiratoires, problèmes dermatologiques, troubles digestifs et musculo-squelettiques notamment. La consommation de produits psycho-actifs - alcool, tabac, drogue - et l'existence de troubles psychiques jouent également un rôle dans la fragilisation des personnes prostituées. La moitié des personnes interrogées dans le cadre de l'étude menée par l'InVS jugeaient leur état de santé moyen, mauvais ou très mauvais, contre 31 % en population générale. 29 % d'entre elles déclaraient avoir eu des pensées suicidaires contre 3 % à 4 % en population générale. Enfin, plus du tiers déclaraient une maladie chronique, pourcentage s'élevant à 70 % chez les personnes transgenres. Or, si des initiatives locales sont menées - plusieurs membres de votre commission spéciale se sont rendus au centre hospitalier Ambroise Paré qui a mis en place un dispositif spécifique d'accueil des personnes se prostituant dans le bois de Boulogne -, le suivi médical des personnes prostituées demeure largement lacunaire.

Enfin, l'exposition aux violences représente une constante de la prostitution. Ces violences sont principalement le fait des clients mais proviennent également des proxénètes, d'autres personnes prostituées - en raison du climat de concurrence qui peut régner pour l'occupation des territoires de prostitution - ou de passants qui se sentent autorisés à les humilier. Sans être toujours physiques, ces violences peuvent prendre une forme verbale ou psychologique. Une enquête de Médecins du monde publiée en 2012 sur la prostitution chinoise à Paris indique que 86 % des femmes interrogées avaient rencontré au moins une forme de violence depuis leur arrivée en France, la plus fréquente étant le retrait non consenti du préservatif. 61 % d'entre elles déclaraient avoir été confrontées à des violences autres que physiques, par exemple des vols, des insultes ou des brimades 34 ( * ) .

Le sentiment de stigmatisation est par ailleurs récurrent chez les personnes prostituées et alimente leur méfiance à l'égard des institutions. Beaucoup témoignent des traitements parfois humiliants infligés par certaines forces de police qui voient davantage en elles des délinquantes en puissance plutôt que les victimes potentielles de réseaux de traite. Ce phénomène est accentué par la multiplication des gardes à vue intervenue en application de la loi de sécurité intérieure de 2003. C'est pour contrer ce sentiment récurrent de stigmatisation que le rapport de votre président Jean-Pierre Godefroy et de Mme Chantal Jouanno appelait à une « inversion du regard » porté sur les personnes prostituées.

Votre rapporteure estime que l'accompagnement sanitaire et social des personnes prostituées, depuis longtemps négligé, constitue l'un des enjeux essentiels du nouveau souffle qui doit être donné à l'engagement abolitionniste de la France. Ces efforts doivent s'accompagner d'un changement du regard que porte la société sur ces personnes, encore trop souvent stigmatisant. Cette appréciation fait l'objet d'un consensus chez les membres de votre commission spéciale, qui ont salué le volet social du texte soumis à leur examen.

3. Les évolutions engagées au niveau européen

L'ensemble des voisins européens de la France ont mis en place des législations visant à lutter contre le proxénétisme et contre la traite des êtres humains. Ces dispositions sont généralement, comme pour la France, la traduction des engagements internationaux pris par ces pays ainsi que la transposition dans leur droit interne des règles fixées par le droit de l'Union européenne.

En revanche, l'encadrement juridique de la prostitution en elle-même diffère selon les pays, notamment sur les points majeurs que sont la pénalisation du client et celle du racolage. Sur ces deux sujets, le Parlement européen et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, ont récemment adopté des positions convergentes.

a) Les positions du Parlement européen et de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe

Le Parlement européen a adopté le 26 février dernier une résolution non contraignante qui reconnaît notamment que « la prostitution, la prostitution forcée et l'exploitation sexuelle sont [...] contraires aux principes de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, notamment l'objectif et le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes » . Le texte appelle les États membres à ne pas sanctionner les personnes prostituées et à développer des programmes permettant de les aider à arrêter leur activité. Pointant les effets positifs du modèle mis en oeuvre en Suède, en Islande et en Norvège, la résolution « considère que la réduction de la demande doit faire partie d'une stratégie intégrée de lutte contre la traite dans les États membres » et « estime que la demande peut être réduite grâce à une législation faisant peser la charge du délit sur ceux qui achètent des services sexuels et non sur les personnes qui les proposent » .

Un peu plus d'un mois plus tard, l' Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté une position sensiblement équivalente dans une résolution qui appelle notamment les États membres et observateurs à « envisager la criminalisation de l'achat de services sexuels, fondée sur le modèle suédois, en tant qu'outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite des êtres humains » ainsi qu'à mettre en place des programmes de sortie pour les personnes souhaitant arrêter la prostitution 35 ( * ) .

b) Les évolutions du cadre juridique de la prostitution intervenues ou envisagées dans plusieurs pays européens

Précurseur dans l'évolution du cadre juridique applicable à la prostitution, la Suède a adopté le 4 juin 1998 une loi qui rend passible d'une amende et d'une peine de prison toute personne qui se procure des services sexuels en échange d'une rétribution ou d'une promesse de rétribution, quelle que soit la forme que prend celle-ci. La peine de prison, d'une durée initiale de six mois, a été portée à un an en 2011. Une peine identique s'applique lorsque la rétribution a été promise ou versée par une autre personne que le client. Comme l'a souligné Simon Häggström, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm, lors de son audition 36 ( * ) , l'adoption de cette loi est le fruit d'un long et intense débat entamé dans les années 1970.

Votre commission spéciale a entendu des appréciations divergentes quant aux résultats obtenus en Suède.

Un rapport d'évaluation publié en novembre 2010 par les autorités suédoises dresse des constats positifs 37 ( * ) :

- la prostitution sur la voie publique en Suède aurait diminué de moitié depuis 1999 alors que dans le même temps, l'activité croissait dans les autres pays nordiques ; le nombre de personnes prostituées exerçant sur la voie publique en 2008 en Norvège et au Danemark était trois fois plus élevé qu'en Suède ; selon les chiffres fournis par Simon Häggström lors de son audition, le nombre de personnes se prostituant dans la rue à Stockholm serait passé de 80 avant l'adoption de la loi à 15 actuellement ;

- rien ne permet de conclure que la hausse de la prostitution sur Internet constatée dans la première décennie des années 2000 soit liée à la pénalisation du client, ni que celle-ci ait conduit à un report de la prostitution vers des lieux fermés ;

- la pénalisation a eu un impact sur les comportements individuels ; toujours selon Simon Häggström, la part des hommes déclarant avoir déjà acheté des services sexuels est passée de 13,6 % en 1996 à 7,9 % aujourd'hui ; alors que les deux-tiers de l'opinion publique étaient opposés à la pénalisation du client avant l'adoption de la loi, cette proportion est aujourd'hui inversée, en particulier chez les jeunes.

Simon Häggström a insisté devant votre commission spéciale sur l'utilité que pouvait représenter la pénalisation des clients pour remonter les réseaux de prostitution et de traite . Le mode opératoire adopté par les services de police, qui passe notamment par des enquêtes menées sur Internet, permet d'avoir accès, si ce n'est aux têtes de réseaux, du moins aux proxénètes présents sur le territoire suédois. La loi ne parait pas avoir conduit les personnes prostituées à refuser toute forme de coopération avec les services de police. À l'inverse, il semble que leur parole se soit libérée du fait du changement de regard que porte sur elles la société.

Enfin, Simon Häggström a souligné que deux travailleurs sociaux , chargés de proposer un accompagnement social et psychologique aux clients condamnés pour l'achat d'un service sexuel, avaient été intégrés dans son unité de police. Au-delà de son caractère répressif, la pénalisation de la prostitution vise donc à assurer une prise de conscience chez les clients de personnes prostituées.

Un certain nombre de personnes auditionnées par votre commission ont, à l'inverse, fait état d'études établissant un bilan mitigé de la législation suédoise 38 ( * ) , dont il serait difficile d'estimer l'impact sur la réduction de la prostitution et qui aurait entraîné une moindre confiance des personnes prostituées dans les autorités publiques, voire une augmentation des violences. Une sénatrice membre de la commission a ainsi relevé, lors de l'examen du présent texte par la commission : « le modèle suédois n'a pas que des vertus : si la prostitution visible a diminué, elle s'exerce désormais dans des conditions plus difficiles » 39 ( * ) .

Depuis 2009, des législations identiques à celle applicable en Suède sont entrées en vigueur en Norvège et en Islande . La Finlande a quant à elle fait le choix de pénaliser les clients dans les seuls cas où la personne prostituée est victime de la traite.

L' Angleterre et le Pays-de-Galles appliquent des règles similaires, puisque la loi ne pénalise que les clients des personnes prostituées soumises à la contrainte . Pour prononcer la sanction, le juge n'a pas à prouver que le client était ou aurait dû être conscient de l'exploitation de la personne prostituée par un tiers. Le racolage est également considéré comme un délit. Peut être pénalisée toute personne qui racole de façon persistante dans une rue ou un lieu public en vue d'offrir un service sexuel.

Enfin, le régime « réglementariste » soulève actuellement des interrogations dans les pays qui l'ont mis en place.

Depuis 2002, la loi allemande ne sanctionne pas les exploitants de maisons closes dès lors que les personnes qui y exercent la prostitution ne sont pas maintenues dans « un état de dépendance personnelle ou économique » . Elles doivent notamment avoir le droit de démissionner, de refuser un rapport sexuel ou un client. Le racolage n'est pas puni par la loi fédérale mais les Länder peuvent édicter des règlements visant à interdire la prostitution sur certaines zones de leurs territoires.

Les auditions de votre commission spéciale ont montré que le bilan de cette législation apparaît relativement contrasté dans la mesure où elle n'a pas permis d'améliorer substantiellement le degré de sécurité ni l'accès aux droits des personnes prostituées. Seule une très faible minorité d'entre elles seraient enregistrées auprès des services sociaux. Selon la résolution précitée adoptée par le Parlement européen le 26 février dernier, sur 400 000 personnes se prostituant en Allemagne, seules 44 se seraient officiellement enregistrées auprès des organismes sociaux suite à la loi de 2002 40 ( * ) . La question de la remise en cause du régime réglementariste a été récemment soulevée dans le débat public, notamment avec la diffusion d'une pétition réclamant l'interdiction de l'achat d'actes sexuels, soutenue par un grand nombre de personnalités du monde politique, culturel et scientifique 41 ( * ) .

Des réflexions identiques sont en cours aux Pays-Bas , qui ont supprimé en 1999 l'infraction générale de proxénétisme et confié aux communes le contrôle de la prostitution. En 2009, le Gouvernement a déposé un projet de loi visant à modifier le régime de la prostitution. Celui-ci a été examiné en première lecture par la chambre haute du Parlement néerlandais à l'automne 2012. Toute évolution rapide de la législation sur le sujet apparaît cependant difficile.

Aux yeux de votre rapporteure, ces exemples étrangers apportent un éclairage utile à l'examen de la présente proposition de loi. Si plusieurs pays s'engagent vers une responsabilisation accrue du client, l'efficacité du régime réglementariste est de plus en plus questionnée dans les pays qui l'ont mis en place.

L'appréciation relative à l'efficacité de la législation suédoise n'est pas partagée par l'ensemble des membres de votre commission spéciale. Une majorité d'entre eux estiment en effet, à la lumière notamment des auditions réalisées, que les rapports officiels publiés sur la question ne traduisent pas toute la réalité du phénomène prostitutionnel. Le déplacement de la prostitution vers des formes plus discrètes - indoor ou sur Internet - ainsi que vers d'autres pays continue de faire débat.


* 18 Association Griselidis, rapport d'activité 2013, p. 70.

* 19 Auditionnée par votre rapporteure et les membres de la commission spéciale le 5 mars 2014.

* 20 Audition de la commission spéciale du 14 mai 2014.

* 21 Amicale du Nid 93, « Diagnostic partagé relatif au fait prostitutionnel à Saint-Denis », 2014.

* 22 Étude réalisée entre mai et juin 2013 par le conseil général de l'Essonne : sur les 843 répondants, 23 (13 femmes et 10 hommes) ont déclaré s'être déjà prostituées, le plus souvent en raison de contraintes financières et 67 avoir déjà envisagé le recours à la prostitution.

* 23 Audition de la commission spéciale du 9 avril 2014.

* 24 Audition du 5 mars 2014.

* 25 Rapport d'information de Mme Dinah Derycke au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité entre les hommes et les femmes, « Les politiques publiques et la prostitution », n° 209, 2000-2001. Ce rapport est consultable sur : http://www.senat.fr/rap/r00-209/r00-2091.pdf .

* 26 Rapport d'information de M. Jean-Pierre Godefroy et Mme Chantal Jouanno au nom de la commission des affaires sociales du Sénat, « Situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : inverser le regard », n° 46, 2013-2014. Ce rapport est consultable sur : http://www.senat.fr/rap/r13-046/r13-0461.pdf .

* 27 Plusieurs circulaires, qui visaient à la mise en place de structures dédiées, n'ont pas ou peu été suivies d'effets : circulaire du 25 août 1970 relative à la lutte contre la prostitution et le proxénétisme ; circulaire du 21 mars 1979 relative à la lutte contre la prostitution ; circulaire du 7 mars 1988 relative à la prévention de la prostitution et à la réinsertion des personnes prostituées.

* 28 Audition de la commission spéciale du 1 er juillet 2014.

* 29 Chaque année, environ 80 % des crédits sont utilisés au niveau déconcentré pour soutenir des actions menées par des associations dans les régions et les départements. Le reste de l'enveloppe contribue au financement de quatre associations têtes de réseau : A.L.C Nice, pour le dispositif Ac.Sé ; l'Amicale du nid ; le comité contre l'esclavage moderne ; le Mouvement du nid.

* 30 Audition de la commission spéciale du mercredi 2 avril 2014.

* 31 CNS, « VIH et commerce du sexe : garantir l'accès universel à la prévention et aux soins », 2010.

* 32 Igas, « Prostitution : les enjeux sanitaires », décembre 2012.

* 33 InVS-Fnars, « Étude sur l'état de santé, l'accès aux soins et l'accès aux droits des personnes en situation de prostitution rencontrées dans des structures sociales et médicales », 2010-2011.

* 34 Médecins du monde, « Travailleuses du sexe chinoises à Paris face aux violences », décembre 2012.

* 35 Résolution n° 1983 (2014) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, « Prostitution, traite et esclave moderne en Europe », 8 avril 2014.

* 36 Audition de la commission spéciale du 20 mai 2014.

* 37 Les résultats de cette étude sont présentés dans la note de législation comparée n° 233 réalisée par la direction de l'initiative parlementaire et des délégations du Sénat en mars 2013 sur la pénalisation de la prostitution et du racolage. La note est consultable sur : http://www.senat.fr/lc/lc233/lc233.pdf .

* 38 Voir notamment les auditions de M. Robert Badinter du 14 mai 2014 et de Mmes Maryse Tourne , présidente et Anne-Marie Pichon , directrice de l'association Ippo du 28 mai 2014.

* 39 Mme Catherine Génisson (SOC).

* 40 Résolution n° 2013/2103 du Parlement européen du 26 février 2014 sur l'exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l'égalité entre les hommes et les femmes.

* 41 Courrier international du 5 novembre 2013, « Prostitution : changer la loi ».

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page