III. L'OBJECTIF DE LA PROPOSITION DE LOI : METTRE EN PLACE UNE VÉRITABLE POLITIQUE DE RÉDUCTION DES DOMMAGES SANITAIRES ET SOCIAUX LIÉS A L'USAGE DU CANNABIS

Face à l'échec de la politique de prohibition, la nécessité d'un changement d'approche est de plus en plus largement reconnue tant au niveau international qu'à l'échelle nationale tandis qu'un mouvement réformateur a progressivement pris son essor.

Parmi les différentes stratégiques alternatives à la politique actuelle, la présente proposition de loi opte pour une autorisation du cannabis, encadrée par un système de régulation par l'Etat dans le cadre d'une politique de réduction des dommages sanitaires et sociaux.

A. PLUSIEURS SCÉNARII ALTERNATIFS À LA POLITIQUE ACTUELLE SONT POSSIBLES

1. La nécessité d'un changement d'approche

Compte tenu des limites de la politique de prohibition actuelle, les prises de position convergentes sur la nécessité d'un changement d'approche se sont multipliées, en particulier dans la période récente.

Au plus haut niveau international, la Commission mondiale sur les drogues réclame, dans son rapport de septembre 2014, une nette rupture avec les orientations suivies en matière de lutte contre la toxicomanie depuis les années 1960 25 ( * ) . Présidée par Fernando Henrique Cardoso, ancien président du Brésil, et composée d'éminentes personnalités parmi lesquelles Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations Unies, Javier Solana, ancien représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère et la politique de sécurité commune, ou encore Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine et du Conseil pour la reconstruction économique, cette commission souligne l'importance des dommages sanitaires et sociaux liés à l'existence d'un marché non réglementé. Considérant que « la criminalisation des personnes pour la possession et l'usage de stupéfiants est inutile et contreproductive », elle en appelle, dans la perspective de la session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations unies sur les drogues en 2016, à réformer le régime mondial des drogues en privilégiant une approche de santé publique et de réduction des risques. Sur ce fondement, le groupement de haut niveau préconise d'« appuyer les essais dans des marchés légalement réglementés de drogues actuellement interdites, en commençant, sans s'y limiter, par le cannabis, la feuille de coca et certaines nouvelles substances psychoactives ».

En France, un changement de cap a également été appelé de ses voeux par le Professeur Reynaud dans son rapport remis à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (Mildt) en vue de la préparation du nouveau plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 26 ( * ) . Considérant que « pour être efficace, la politique de lutte contre les dommages des addictions ne doit plus se faire à partir des représentations de la réalité mais être construite à partir de la réalité », ce rapport souligne l'obsolescence de la division entre produits licites et illicites et la nécessité, s'agissant des stupéfiants, de « recentrer la pénalisation de l'usage sur les délits liés aux usages de produits induisant des dommages à autrui (délits routiers, métiers à risque, violences...) ».

Dans un esprit comparable, la Fédération Addiction, qui représenterait 70 % des professionnels du terrain dans le secteur des soins, de la prévention et de la réduction des risques en matière de drogues, prône, comme elle l'a indiqué à votre rapporteur au cours de son audition, la mise en place d'une politique de régulation. En « limitant et organisant l'accès par une action sur les prix, les règles et la publicité », celle-ci serait « plus efficace qu'une action publique écartelée entre une prohibition théorique et un marché tout puissant » 27 ( * ) .

2. La mise en place de stratégies alternatives à la politique actuelle

Certains Etats se sont d'ores et déjà engagés dans la mise en oeuvre de nouvelles stratégies, comme l'Uruguay en Amérique du Sud et les Etats américains du Colorado et de Washington en Amérique du Nord. D'autres, en particulier en Europe, ont infléchi leurs politiques ou réfléchissent à la mise en oeuvre de nouvelles solutions.

a) Les expériences de légalisation contrôlée du cannabis à l'étranger

• Les Etats américains du Colorado et de Washington

Lors de l'élection présidentielle américaine de 2012, deux Etats ont adopté, par référendum, le principe d'une légalisation de la consommation de cannabis à des fins personnelles et récréatives.

Depuis le 1 er janvier 2014, au Colorado, les personnes âgées de plus de 21 ans ont ainsi la possibilité d'acheter légalement du cannabis (plante et nombreux produits dérivés, y compris alimentaires) dans une trentaine d'établissements et à hauteur de 28 grammes par personne et par transaction. L'État perçoit 10 % de taxes sur la vente au détail et 15 % sur le prix de gros. Le droit de produire, transformer, transporter et vendre du cannabis est conditionné à l'obtention d'une licence. Les pratiques sont particulièrement encadrées (normes de sécurité, dispositif de traçage).

L'Etat de Washington a adopté un système comparable qui est entré en vigueur le 1 er juillet dernier. D'autres Etats comme l'Alaska et l'Oregon pourraient s'engager dans cette voie dans un futur proche après y avoir été encouragés par référendum en novembre dernier.

Pour mémoire, une vingtaine d'Etats américains autorisent déjà par ailleurs l'usage thérapeutique du cannabis, avec une application plus ou moins stricte selon les cas. Seize Etats américains ont adopté un régime relativement libéral 28 ( * ) , de telle sorte que plusieurs personnes auditionnées par votre rapporteur aient pu parler à cet égard de légalisation de fait de l'usage récréatif.

• L'Uruguay

En adoptant la loi libéralisant l'usage de la marijuana le 20 décembre 2013 29 ( * ) , l'Uruguay a également légalisé l'usage, la vente et la production de cannabis dans l'objectif de réduire les dommages des substances psychoactives et de lutter contre le narcotrafic. Depuis mai 2014, les personnes âgées d'au moins 18 ans et résidents en Uruguay peuvent s'inscrire sur un registre d'utilisateurs afin de se procurer jusqu'à 40 grammes par mois en pharmacie. La production et la distribution sont régulées par un institut public chargé de délivrer des licences (l'Institut de régulation et de contrôle du cannabis). L'autoculture est également autorisée dans la limite de six plants de cannabis (l'équivalent de 480 grammes) par personne pour la consommation personnelle. Les clubs sociaux de producteurs sont admis. Seuls des produits cannabinoïdes précis, tous issus de l'herbe de cannabis sont autorisés. La publicité et la vente aux mineurs de moins de 18 ans sont strictement interdites.

• Des évolutions marquantes dans d'autres pays européens

Des évolutions sont également en cours en l'Europe. Depuis 2001, le Portugal a dépénalisé la possession du cannabis réservé à un usage personnel et adopté une approche sanitaire et de réduction des risques (loi n° 30/2000 du 29 novembre 2000).

A compter de 2005, des « cannabis social clubs » en Espagne et en Belgique ont par ailleurs vu le jour sur le fondement de lois qui autorisent la culture de plants de cannabis à petite échelle pour la consommation personnelle 30 ( * ) .

Les Pays-Bas s'interrogent également sur les évolutions à apporter à leur système de vente de cannabis dans les « coffee shops », lequel repose sur une loi de 1976. N'ayant jamais légalisé la production du cannabis sur le territoire national, les autorités néerlandaises ne se préoccupent guère des sources d'approvisionnement de ces établissements, ce qui rend tout traçage des produits impossible et encourage le développement tourisme de la drogue et des réseaux criminels. Dès janvier 2012, la réglementation nationale a été rendue plus sévère (obligation pour les gérants de détenir une licence après approbation d'un dossier de candidature comportant un questionnaire de moralité, imposition de quantités maximales de stockage et de vente par personne, respect d'un taux de THC maximal de 15 %). Les municipalités des grandes villes du pays (Amsterdam, Rotterdam, La Haye, Utrecht) réfléchissent en outre à la nécessité de réglementer non seulement la vente au détail mais aussi la production, laquelle pourrait constituer un monopole public afin de permettre un meilleur contrôle de la qualité du produit.

b) Un débat public de plus en plus nuancé en France

Dans ce contexte, le débat public sur le cannabis apparaît de plus en plus nuancé en France et les propositions se veulent pragmatiques.

Dans leur récent rapport d'information sur les réponses à apporter à l'augmentation de l'usage de substances illicites, nos collègues députés Anne-Yvonne Le Dain et Laurent Marcangeli reconnaissent tous les deux la nécessité de faire évoluer le cadre légal 31 ( * ) . Laurent Marcangeli propose de transformer le délit d'usage de cannabis en une contravention de troisième catégorie (prévue à l'article 131-13 du code pénal et d'un montant maximal de 450 euros, elle relève de la juridiction de proximité ou du tribunal de police). Anne-Yvonne Le Dain recommande quant à elle de réserver la contraventionnalisation à l'usage dans l'espace public, de légaliser l'usage individuel de cannabis dans l'espace privé pour les personnes majeures et d'instituer une offre réglementée du produit sous le contrôle de l'Etat. L'objectif est d'encadrer la consommation de ce produit en en réglementant la production et la distribution.

L'Etat, par l'intermédiaire d'une régie nationale ou par l'octroi de licences, encadrerait la production en veillant à la qualité et à la teneur du THC du cannabis ainsi que la distribution en limitant les quantités vendables. Cette solution permettrait « la sortie de la clandestinité et du contact avec les réseaux criminels et l'accès à un produit à la qualité surveillée par la puissance publique ».

Dans une approche plus économique et financière, l'étude particulièrement médiatisée de la fondation Terra Nova affirme qu'une légalisation de la production, de la vente et de l'usage de cannabis dans le cadre d'un monopole public génèrerait, sous l'hypothèse d'un prix de vente majoré d'environ 40 % par rapport au prix actuel, de l'ordre de 1,3 milliard d'euros de recettes fiscales par an. En tenant compte de la réduction des dépenses publiques liées à la répression, l'impact budgétaire total s'élèverait à 1,8 milliard d'euros pour un nombre de consommateurs inchangé 32 ( * ) .

Les opinions générales émises sur la politique en vigueur témoignent elles aussi d'un changement de perception. Selon l'OFDT, même s'ils restent minoritaires, le nombre de Français qui perçoivent l'interdiction du cannabis comme une atteinte à la liberté est en hausse : 44 % des personnes interrogées étaient de cet avis en 2013, contre 31 % en 2008. La part des Français qui estiment qu'on pourrait autoriser l'usage de cannabis sous certaines conditions (seulement pour les usagers majeurs) et l'interdire sous d'autres (avant de conduire ou pour les mineurs) s'élève aujourd'hui à 60 % contre 30 % en 2008. En revanche, 78 % d'entre eux sont opposés à une vente libre (après 85 % en 2008) 33 ( * ) .


* 25 Global Commission on Drug Policy, « Prendre le contrôle: sur la voie de politiques efficaces en matière de drogues », septembre 2014.

* 26 Professeur Michel Reynaud, « Les dommages liés aux addictions et les stratégies validées pour réduire ces dommages », synthèse du rapport remis à Madame Danièle Jourdain-Menninger, présidente de la Mildt, juin 2013.

* 27 Communiqué de presse de la Fédération Addiction du 22 décembre 2014, « La légalisation du cannabis, un enjeu de santé publique ». Cf. également la charte « Pour une autre politique des addictions », rédigée par la fédération pour « promouvoir une nouvelle politique en la matière, qui développe la prévention, la réduction des risques, les soins et la réduction de l'offre et du trafic ».

* 28 Selon l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) dans son rapport annuel pour 2011, « depuis 1996, 15 Etats américains et le District de Columbia ont adopté une législation autorisant la détention personnelle d'une quantité définie de cannabis à des fins médicales. Le patient doit posséder une attestation écrite d'un médecin dans tous les Etats, à l'exception de la Californie et du Maine, où la prescription peut être orale. (...). Dans toutes les juridictions à l'exception de deux, le New Jersey et Washington DC, les patients peuvent cultiver leur propre cannabis à usage médical ».

* 29 Ley No. 19.172 que establece el marco jurídico aplicable dirigido al control y regulación, por parte del Estado, de la importación, exportación, plantación, cultivo, cosecha, producción, adquisición, almacenamiento, comercialización, distribución y uso de la Marihuana y sus derivados.

* 30 Leur nombre est estimé à 400 en Espagne et à 5 en Belgique selon l'organisation non gouvernementale « Transform » dans son article « Cannabis social clubs in Spain ; legalisation without commercialisation » (janvier 2015).

* 31 Assemblée nationale, Anne-Yvonne Le Dain et Laurent Marcangeli, « L'augmentation de l'usage de substances illicites : que fait-on ? », rapport d'information n° 2385.

* 32 Fondation Terra Nova, P. Kopp, C. Ben Lakhdar, R. Perez, « Cannabis : réguler le marché pour sortir de l'impasse », 19 décembre 2014. Cette étude souligne en outre que « de manière générale, la légalisation permettrait surtout de mieux accompagner les populations en difficulté en allouant des ressources conséquentes à la prévention, en particulier chez les jeunes adultes. Elle assurerait un meilleur contrôle du niveau général de la consommation de cannabis en agissant sur les prix d'acquisition, plutôt que sur une répression inopérante. C'est cette approche, fondée sur la prévention et une majoration des prix, qui a permis de réduire significativement le tabagisme en France ».

* 33 OFDT, Drogues et addictions, données essentielles, 2013.

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