EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi n° 2 (2013-2014) visant à instaurer un moratoire sur l'utilisation et la commercialisation d'armes de quatrième catégorie, et à interdire leur utilisation par la police ou la gendarmerie contre des attroupements ou manifestations, présentée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues.

Les auteurs de cette proposition de loi estiment qu'au regard des risques liés à l'usage de ces armes dites « à létalité atténuée » ou « de force intermédiaire », il est nécessaire de procéder à un état des lieux de leur utilisation et d'évaluer leur dangerosité. À cette fin, ils proposent de suspendre par un moratoire la commercialisation, la distribution mais également l'utilisation de ces armes par toute personne.

Leur argumentation se fonde en particulier sur un incident survenu le 8 juillet 2009 lors duquel une personne avait perdu l'usage d'un oeil
à la suite d'un tir provenant d'un lanceur de balle de défense,
dit « Flash-ball superpro ».

Au surplus, les auteurs proposent de modifier l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, relatif aux attroupements, afin de restreindre l'utilisation de ces armes à des situations exceptionnelles où seraient commises des violences d'une particulière gravité à l'égard des forces de l'ordre, menaçant directement leur intégrité physique.

Pour mémoire, une proposition de loi similaire 1 ( * ) avait été déposée par notre collègue Mme Assassi et plusieurs de nos collègues le 29 mai 2012, sans avoir été examinée par votre commission 2 ( * ) . Par ailleurs, nos collègues députés MM. Noël Mamère, Yves Cochet et François de Rugy avaient également déposé à l'Assemblée nationale, le 22 juillet 2009, une proposition de loi n° 1875 visant à interdire toute forme d'utilisation d'armes de quatrième catégorie par la police ou la gendarmerie contre des attroupements et des manifestations ainsi que leur commercialisation ou leur distribution pour des polices municipales ou des particuliers 3 ( * ) , proposition de loi qui n'a pas été examinée.

En l'état actuel du droit français, le rétablissement de l'ordre public par les forces de l'ordre s'inscrit dans un régime très contraignant dont les modalités rappellent celles de la légitime défense : l'utilisation de la force doit être proportionnée et répondre à un critère d'absolue nécessité, s'interrompant dès que l'ordre public est rétabli.

Par ailleurs, les armes pouvant être utilisées pour rétablir l'ordre public sont définies par la voie règlementaire, et se caractérisent par la gradation des moyens utilisés.

Formellement, cette proposition de loi présente des difficultés substantielles. Outre le fait qu'elle se réfère à une classification obsolète des armes à feu, la proposition de loi ne détermine pas précisément le périmètre d'application de chaque disposition. De plus, il existe une certaine contradiction entre les deux articles de la présente proposition de loi ; l'adoption de l'article 1 er rendant caduque l'objet du second article.

Au-delà de ce constat, votre rapporteur a pu constater que cette proposition de loi soulève de réelles questions concernant les doctrines d'emploi des pistolets à impulsion électrique (PIE) et des lanceurs de balles de défense 44 mm dits Flash-Ball superpro. À cet égard, votre rapporteur appelle le pouvoir exécutif à renforcer la formation des personnes habilitées à leur utilisation et à préciser la doctrine d'emploi des pistolets à impulsion électrique.

Néanmoins, l'adoption de cette proposition de loi poserait de multiples difficultés juridiques et fragiliserait grandement nos forces de sécurité.

Tout d'abord, l'instauration d'un moratoire sur les armes de force intermédiaire semble paradoxal puisqu'il maintient l'utilisation des armes létales de catégorie A.

De surcroît, cela introduirait une rupture dans la gradation des moyens puisqu'il obligerait les forces de l'ordre, en cas d'attroupement, à se retirer ou au contraire, à aller au contact des manifestants, ce qui n'est pas sans conséquence.

De plus, votre rapporteur rappelle que ni les pistolets à impulsion électrique ni les Flash-Ball superpro ne peuvent être utilisées par les unités constituées dans le cadre du maintien de l'ordre, c'est-à-dire ni par les compagnies républicaines de sécurité (CRS) ni par les gendarmes mobiles.

Enfin, ces dispositions s'articulent difficilement avec les causes d'irresponsabilité pénale. Les restrictions proposées aux règles d'usage de l'emploi de la force dans le cadre du maintien de l'ordre présentent un risque certain d'insécurité juridique en raison de la subjectivité qui gouverne l'interprétation de la notion de « violences d'une particulière gravité ».

Votre commission a décidé en conséquence de ne pas adopter la présente proposition de loi.

I. UN STRICT ENCADREMENT DES ARMES DE FORCE INTERMEDIAIRE

A. LA DISPERSION DES ATTROUPEMENTS OBÉIT À UN ENCADREMENT STRICT DE L'EMPLOI LÉGITIME DE LA FORCE

1. L'usage de la force est légitime pour prévenir les atteintes à l'ordre public

En préambule, votre rapporteur rappelle que le maintien de l'ordre a pour vocation de permettre l'exercice des libertés publiques dans des conditions optimales de sécurité. À ce titre, il tient à distinguer les manifestations sur la voie publique des attroupements. Le droit de manifestation sur la voie publique est une liberté constitutionnellement garantie, comme l'a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 janvier 1995 concernant la loi n° 95-73 relative à la sécurité.

L'expression de ce droit s'exerce dans un cadre juridique strict. Le maintien de l'ordre a pour objectif de prévenir les atteintes à l'ordre public lors des manifestations et des rassemblements afin que l'exercice du droit de manifestation s'exerce dans des conditions optimales de sécurité. À cette fin, l'article L. 431-3 du code pénal 4 ( * ) définit un délit d'attroupement.

Cet article pose le principe que « tout rassemblement sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public » constitue un attroupement. La jurisprudence du Conseil d'État 5 ( * ) précise que cette notion peut être interprétée comme « groupe agissant de manière collective et concertée ». Ainsi, une manifestation interdite ou qui présente des signes de débordement peut devenir un attroupement et légitimer le recours à l'emploi de la force.

2. Le régime juridique de la dispersion des attroupements répond à un strict principe de nécessité

Le régime juridique de la dispersion des attroupements est fixé par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure. Les conditions d'usage de la force pour le maintien de l'ordre public sont déterminées par voie réglementaire.

Dans le droit du maintien de l'ordre, le recours à la force doit être absolument nécessaire . Créé par le décret n° 2013-1113 du 4 décembre 2013, l'article R. 211-13 précise que «  l'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l'ordre public dans les conditions définies par l'article L. 211-9. La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui-ci a cessé ».

Dérivé du principe de proportionnalité, le critère d'absolue nécessité implique qu'il n'existe aucune possibilité alternative à l'emploi de la force pour accomplir la mission et que l'emploi de la force s'interrompt dès l'ordre public rétabli.

Ce critère d'absolue nécessité, introduit pour la première fois 6 ( * ) par le décret n° 2011-795 du 30 juin 2011 relatif aux armes à feu susceptibles d'être utilisées pour le maintien de l'ordre public, répond ainsi aux exigences de la Cour européenne des droits de l'homme et de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Lorsqu'elle est nécessaire, l'emploi de la force est conditionné à une stricte gradation dans les moyens utilisés. Votre rapporteur souligne ainsi que l'usage des armes à feu n'est que l'une des modalités de l'emploi de la force en maintien de l'ordre.

a) Les conditions générales de l'emploi de la force dans le cadre du maintien de l'ordre

Dans le cadre du maintien de l'ordre, quatre conditions doivent être réunies pour employer la force : un attroupement doit s'être formé ; une autorité habilitée a décidé de sa dispersion ; des sommations ont été prononcées et le rassemblement ne se disperse pas.

Un attroupement ne peut être dissipé qu'après deux sommations restées infructueuses, prononcées par un représentant de l'État, le maire ou l'un de ses adjoints ou un officier de police judiciaire. Les insignes devant être portées par ces autorités lorsqu'elles procèdent à des sommations sont précisées par l'article R. 211-12 du code de la sécurité intérieure.

Les articles R. 211-11 et suivants du code de la sécurité intérieure définissent une procédure de sommations en trois étapes : l'annonce de la présence, une première puis une seconde sommation par l'usage d'un haut-parleur. Ils précisent les termes des sommations, tout en indiquant qu'elles peuvent être complétées ou remplacées par le tir d'une fusée rouge.

De plus, les forces du maintien de l'ordre ne peuvent employer la force que sur ordre exprès des autorités habilitées à décider. S'inscrivant dans une logique de responsabilisation, l'article R. 211-14 prévoit que cet ordre doit être transmis « par tout moyen permettant d'en assurer la matérialité et la traçabilité ».

De manière dérogatoire, en vertu de l'article L. 2338-3 du code de la défense, les officiers et sous-officiers de la gendarmerie nationale disposent d'un régime spécifique qui les autorisent à déployer la force armée en l'absence de l'autorité judiciaire ou administrative dans des circonstances particulières 7 ( * ) . Ils doivent néanmoins procéder préalablement aux sommations réglementaires.

Depuis la doctrine dite du « zéro mort dans le maintien de l'ordre » édictée par le préfet de police M. Maurice Grimaud (1966-1971), la stratégie française du maintien de l'ordre pour la police et la gendarmerie nationales repose sur un principe fondateur : éviter le contact physique avec les manifestants par la mise à distance 8 ( * ) . À cette fin, les dispositions réglementaires du code de la sécurité intérieure organisent une gradation dans l'emploi des moyens de la force, qu'ils relèvent de la force physique seule ou d'armes à feu.

Le recours aux armes à feu ne peut être envisagé que lorsque l'usage de la force physique, notamment les techniques de manoeuvres, n'a pas permis la dispersion de l'attroupement . Les articles R. 211-16 et D. 211-17 définissent la liste des armes à feu pouvant être utilisées par les représentants de la force publique pour disperser un attroupement : il s'agit de toutes les grenades et leurs lanceurs en dotation dans les services du maintien de l'ordre. Ces armes à feu relèvent principalement de la catégorie A2, à l'instar des grenades lacrymogènes instantanées ou des grenades de désencerclement.

b) Les conditions particulières de l'emploi de la force au maintien de l'ordre
(1) Des règles de comportements à respecter proches de celles de la légitime défense

Par exception, le 6 e alinéa de l'article L. 211-9 prévoit que les représentants de la force publique peuvent faire directement usage de la force, sans sommations ni ordre exprès des autorités habilitées, lorsque des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent.

Cette dérogation est ancienne puisque le décret des 26-27 juillet- 3 août 1791 relatif à la réquisition et à l'action de la force publique contre les attroupements prévoyait déjà que « les dépositaires des forces publiques (...) ne pourront déployer la force des armes que dans trois cas : si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux-mêmes, s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent ou les postes dont ils sont chargés, s'ils y sont expressément autorisés par un officier civil 9 ( * ) ».

À l'exception de la circonstance du terrain à défendre, ces règles de comportement se rapprochent des règles qui encadrent la légitime défense des personnes, l'emploi de la force armée étant en tout état de cause toujours soumis aux principes de nécessité et de proportionnalité. L'article L. 122-5 du code pénal prévoit en effet que « n'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. »

(2) L'usage d'armes à feu strictement définies par voie règlementaire

Dans les deux hypothèses définies par le 6 ème alinéa de l'article L. 211-9, seules les armes à feu des catégories A, B et C adaptées au maintien de l'ordre sont susceptibles d'être utilisées, soit l'ensemble des armes à feu autorisées pour le maintien de l'ordre public par l'article D. 211-17, auxquelles s'ajoutent notamment les lanceurs de grenades et de balles de défense de 40 x 46 mm, qui relèvent de la catégorie A2, et les lanceurs de balles de défense de 44 mm, dits « Flash-Ball superpro », qui relèvent de la catégorie B.

De même, à titre exceptionnel, en cas d'ouverture du feu sur les représentants de la force publique, ces derniers sont autorisés à riposter avec des fusils à répétition de précision de calibre 7,62 mm x 51 mm, de catégorie B ou C.

Votre rapporteur souligne ainsi que les lanceurs de balle de défense ne peuvent être utilisés que dans des situations extrêmes. De plus, même si l'article D. 211-19 les y autorise, les unités constituées du maintien de l'ordre, à savoir les compagnies républicaines de sécurité et les gendarmes mobiles, ne sont pas dotées du Flash-Ball superpro .

Depuis l'instruction du 2 septembre 2014 10 ( * ) , les règles, les modalités et les recommandations d'emploi des lanceurs de balle de défense sont communes pour la police et la gendarmerie nationales. Cette instruction précise notamment les conditions d'habilitation pour le port de cette arme, les conditions de formation pour le maintien de cette habilitation et recommande également des zones de tirs.

Les membres des forces de l'ordre qui ne respectent pas ces prescriptions s'exposent à des sanctions pénales mais aussi disciplinaires, en vertu de l'article R. 434-27 du code de la sécurité intérieure. L'article R. 434-18 du même code, issu du code de déontologie de la police et de la gendarmerie nationales, rappelle que l'emploi de la force doit être proportionné et nécessaire.


* 1 Proposition de loi n° 570 (2011-2012) de Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues, consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl11-570.html

* 2 En application de l'article 28-2 du Règlement du Sénat, cette proposition de loi est caduque.

* 3 Proposition de loi de MM. Noël Mamère, Yves Cochet et François De Rugy visant à interdire toute forme d'utilisation d'armes de quatrième catégorie par la police ou la gendarmerie contre des attroupements et des manifestations ainsi que leur commercialisation ou leur distribution pour des polices municipales ou des particuliers, n° 1875, déposée le 22 juillet 2009, consultable à l'adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/armes_4e_categorie.asp

* 4 Les articles L. 431-4 et L. 431-5 du code pénal punissent la participation délictueuse à un attroupement d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende lorsque la personne n'est pas porteuse d'une arme, de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amendes lorsqu'il est porteur d'une arme ou qu'il dissimule son visage, et enfin de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende lorsque la personne armée continue volontairement de participer à un attroupement après les sommations.

* 5 CE, sect., 29 décembre 2000, AGF.

* 6 Cette notion n'existe dans notre droit écrit que pour empêcher l'intrusion dans une zone de défense hautement sensible, en vertu de l'article L. 4123-12 du code de la défense.

* 7 L'article L. 2338-3 du code de la défense définit quatre cas : « 1° Lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux ou lorsqu'ils sont menacés par des individus armés ; 2° Lorsqu'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu'elle ne puisse être vaincue que par la force des armes ; 3° Lorsque les personnes invitées à s'arrêter par des appels répétés de « Halte gendarmerie » faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s'arrêter que par l'usage des armes ; 4° Lorsqu'ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt. »

* 8 Rapport de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) relatif à l'emploi des munitions en opérations de maintien de l'ordre, 13 novembre 2014, établi par M. le Contrôleur général Marc Baudet et M. le Général Gilles Miramon.

* 9 J. Millet et E. Habasque, « Le régime juridique de la dispersion des attroupements au lendemain du décret relatif à l'emploi de la force pour le maintien de l'ordre public », in JCP - La semaine juridique n° 41, 10 octobre 2011.

* 10 Instruction relative à l'emploi du pistolet à impulsions électriques (PIE), des lanceurs de balles de défense (LED) de calibre 40 et 44 mm et de la grenade à main de désencerclement (GMD) en dotation dans les services de la police nationale et les unités de la gendarmerie.

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