PREMIÈRE PARTIE : LE PROTOCOLE DE 2014 : UN NOUVEL INSTRUMENT CONTRAIGNANT DE LUTTE CONTRE LE TRAVAIL FORCÉ

I. LA LUTTE CONTRE LE TRAVAIL FORCÉ : UN BILAN ENCORE TROP INSUFFISANT

1. La situation dans le monde

En dépit de la ratification quasi-universelle de la Convention de 1930, le travail forcé demeure un sujet de préoccupation pour l'ensemble de la communauté internationale. Si à l'époque de l'adoption de ce texte, les gouvernements étaient les principales entités qui imposaient des pratiques de travail forcé, le travail forcé se concentre désormais, de plus en plus, dans les sphères privées et domestiques.

90 % des victimes du travail forcé, soit 19 millions de personnes, sont exploitées dans l'économie privée et 2 millions de personnes sont exploitées par des États ou des groupes rebelles. Parmi celles qui sont exploitées par des particuliers ou des entreprises, 4,5 millions subissent une exploitation sexuelle forcée. L'exploitation sexuelle concerne 22 % des victimes, tandis que l'exploitation à des fins de main-d'oeuvre représente 68 % du total. Le travail domestique, l'agriculture, la construction, la production manufacturée et le spectacle figurent parmi les secteurs les plus concernés. La durée moyenne du temps passé dans le travail forcé varie selon les formes et les régions. L'OIT estime que les victimes passent en moyenne 18 mois dans le travail forcé avant d'être secourues ou d'échapper à leurs exploiteurs.

Le travail forcé affecte, d'une manière ou d'une autre, chaque pays dans le monde. Selon les statistiques de prévalence qui indiquent le niveau de risque auquel sont confrontées les populations des différentes régions, les régions ayant la prévalence la plus élevée de travail forcé, c'est-à-dire le nombre de victimes le plus élevé pour 1 000 habitants, sont l'Europe centrale et du Sud-Est (hors UE) et la Communauté des États indépendants (4,2 pour 1 000 habitants). Elles sont suivies par l'Afrique (4 pour 1 000), le Moyen-Orient (3,4 pour 1 000), l'Asie-Pacifique (3,3 pour 1 000), l'Amérique latine et les Caraïbes (3,1 pour 1 000) ainsi que par les économies développées et l'Union européenne (1,5 pour 1 000). L'Asie détient le record en chiffres absolus avec plus de la moitié du total des victimes. Elle est suivie par l'Afrique et l'Amérique latine. Les victimes se recrutent fréquemment dans les groupes minoritaires ou socialement marginalisés.

En mai 2014, le Bureau international du travail (BIT) a affiné ses estimations des profits résultant du travail forcé et a publié un rapport intitulé « Profits et pauvreté : l'économie du travail forcé ». Ce document révèle que le travail forcé génère 150 milliards de dollars de profits illicites par an et que la majeure partie des profits provient d'Asie avec 51,8 milliards de dollars, puis des économies développées et de l'Union européenne avec un total de 46,9 milliards de dollars.

Deux tiers de ces profits annuels, soit environ 99 milliards de dollars proviennent de l'exploitation sexuelle. Le tiers des profits restants, soit environ 51 milliards, résulte du travail forcé dans d'autres activités économiques. 34 milliards de dollars proviennent ainsi de la construction, du secteur manufacturier, de l'industrie extractive et des services publics de distribution ; 9 milliards de dollars de l'agriculture, y compris la sylviculture et la pêche et enfin 8 milliards de dollars sont économisés par des ménages privés qui emploient des travailleurs domestiques dans des conditions de travail forcé.

Les profits annuels les plus élevés par victime sont générés dans les secteurs suivants : le secteur de l'exploitation sexuelle (21 800 dollars) ; le secteur manufacturier, de la construction, des industries extractives, des services publics de distribution (ensemble 4 800 dollars) ; le secteur de l'agriculture (2 500 dollars) et le travail domestique (2 300 dollars).

Parmi les facteurs socio-économiques favorisant le travail forcé , on compte en premier lieu le manque d'éducation et l'illettrisme, puis le genre.

Selon les estimations du BIT, environ 55 % des victimes sont des femmes et des filles, principalement dans les secteurs de l'exploitation sexuelle et du travail domestique. En Asie du Sud, les enquêtes nationales font toutefois apparaître que les hommes et les garçons ont légèrement plus de risque d'être soumis au travail forcé que les femmes et les filles, en raison notamment de la servitude pour dettes.

La migration apparaît également comme un facteur de risque important. 29 % des victimes se sont retrouvées à exercer un travail forcé après avoir franchi des frontières internationales, la majorité d'entre elles étant contraintes de se prostituer. 15 % sont devenues victimes du travail forcé après s'être déplacées au sein de leur pays.

2. La situation en France

Des situations de travail forcé existent également en France. Dans son arrêt rendu en 2005 , dans l'affaire, tristement célèbre, Siliadin - un cas de travail forcé domestique d'une jeune mineure dont les papiers avaient été confisqués par ses « employeurs » - la Cour européenne des droits de l'Homme a conclu que « la France n'a(vait) pas respecté les obligations positives qui lui incomb(ai)ent en vertu de l'article 4 de la Convention européenne des droits de l'Homme relatif à l'interdiction de l'esclavage et du travail forcé ». Au moment des faits, l'esclavage et la servitude n'étaient pas réprimés en tant que tels par le droit français. Depuis la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France , qui a notamment transposé la directive de 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes, le code pénal incrimine la réduction en esclavage (article 224-1 A), la réduction en servitude (article 225-14-2) et le le travail forcé (article 225-14-1).

Lors du colloque organisé en faveur de la ratification de ce protocole par la Commission nationale consultative des droits de l'Homme et l'OIT au Sénat, le jeudi 17 décembre 2015, le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) , une organisation non gouvernementale française, a indiqué qu'il avait « accompagné » environ 500 personnes, en France, depuis 2001 et que le travail forcé faisait très vraisemblablement beaucoup plus de victimes, compte tenu des difficultés rencontrées pour les identifier. Cette ONG a indiqué avoir reçu 252 signalements en 2014.

Au mois d'avril 2013, le CCEEM a notamment attiré l'attention de l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) sur la situation de deux personnes âgées respectivement de 61 et de 71 ans, travaillant et demeurant dans les locaux d'une société commerciale spécialisée dans la pêche et située dans le département de l'Essonne. Dans cette affaire qui a défrayé la chronique, l'enquête a permis d'établir, de manière incontestable, la traite d'êtres humains ainsi qu'une dissimulation d'activité et un abus de vulnérabilité à l'égard des deux victimes de sexe masculin, hébergées dans des conditions insalubres, au sein même des locaux de l'entreprise. Les victimes prises en charge par le CCEM ont été placées dans une maison de retraite et un tuteur a été désigné. Le 9 avril 2014, les auteurs ont été respectivement condamnés à une peine de 5 ans d'emprisonnement, dont 3 avec sursis, et à une amende de 33 000 euros et à une peine d'emprisonnement de 2 ans et à une amende de 30 000 euros.

S'agissant des condamnations judiciaires prononcées par les juridictions françaises dans le domaine du travail forcé, les derniers chiffres disponibles font apparaître, pour l'année 2014 , 246 condamnations pour faits de traite , ce qui constitue une augmentation de 60 % environ par rapport à 2013 et 114 condamnations pour conditions indignes de travail ou d'hébergement (contre 99 en 2013 et 103 en 2010). Compte tenu de l'apparition récente de l'infraction de travail forcé, aucune condamnation n'avait été encore prononcée en 2013.

En outre, un débat s'est récemment ouvert sur « le devoir de vigilance », encore appelé, dans le protocole, « la diligence raisonnable », notamment à l'occasion de la discussion de la proposition de loi 1 ( * ) de plusieurs députés relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre qui vise à responsabiliser les sociétés transnationales pour empêcher la survenance de drames en France et à l'étranger et à permettre aux victimes d'obtenir des réparations en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l'environnement. Lors du colloque précité, il a été souligné qu'il existe actuellement, partout dans le monde, une forte attente à l'égard des entreprises, notamment des multinationales, pour qu'elles exercent un contrôle sur leurs partenaires dans « les chaînes d'approvisionnement » , dites encore « chaînes de valeur », en vue d'éliminer le travail forcé dans un contexte de forte mondialisation . Au-delà du principal sujet - de respect des droits de l'Homme et de la dignité - et d'un strict point de vue commercial, les entreprises, qui n'ont aucun intérêt à voir leur nom associé à de telles pratiques, se sont déjà engagées dans la lutte contre le travail forcé, en ayant recours à deux types d'instruments pour gérer leur « chaîne de valeur » : des codes éthiques et des chartes conclus avec les fournisseurs qui conduisent à des audits sociaux et à des formations du management, d'une part, et des instruments d'ordre bilatéral, comme les accords-cadres internationaux qui visent à établir les mêmes droits dans tous les pays où les entreprises opèrent, d'autre part. En 2014, les employeurs ont encore marqué leur volonté de s'impliquer dans la lutte contre le travail forcé en votant, à une écrasante majorité, en faveur de l'adoption de ce protocole à la Conférence internationale du travail.

Pour renforcer cette évolution, votre rapporteur jugerait utile, à titre personnel, d'introduire dans le prochain projet de loi consacré à l'emploi, des dispositions nouvelles visant à intégrer, à l'obligation d'information des entreprises à l'égard des représentants du personnel, des éléments relatifs à leur politique de salaires et de conditions de travail hors Union européenne.


* 1 Proposition de loi n°2578 - XIV ème législature de MM. Bruno Le Roux, François Brottes, Jean-Paul Chanteguet, Dominique Potier et Philippe Noguès relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl14-376.html

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