EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 25 MAI 2016

M. François-Noël Buffet , rapporteur . - Ce texte important nous arrive dans des conditions d'étude et d'analyse rocambolesques. Je ne cache pas mon embarras pour présenter ce rapport. J'aurais aimé consulter beaucoup plus largement. Nous avons reçu, hier, des services du Sénat l'étude de droit comparé que nous avions sollicitée avec François Pillet. Il est difficile d'en tirer des conclusions dans des délais aussi courts. Quinze jours entre l'inscription du texte et l'examen du rapport, avec une présentation en séance la semaine prochaine, ce n'est pas satisfaisant.

Ce texte est issu d'une proposition de loi de nos collègues députés Georges Fenech et Alain Tourret qui avaient au préalable mené une mission d'information sur la prescription en matière pénale. Il a été voté à l'unanimité à l'Assemblée nationale le 11 mars dernier et est inscrit à l'ordre du jour du Sénat le 2 juin prochain.

Il double les délais de prescription de droit commun des crimes et des délits, en les portant respectivement à 20 ans et 6 ans. Il ne revient pas en revanche sur les dispositions relatives aux délais dérogatoires au droit commun, qu'ils soient allongés en matière d'infractions terroristes ou de trafic de stupéfiants à 30 ans pour les crimes et 20 ans pour les délits, ou qu'ils soient abrégés en matière de presse ou en matière fiscale. Le texte ne modifie pas non plus les délais de prescription des contraventions.

Il rend imprescriptibles les crimes de guerre, actuellement soumis à un délai de prescription de l'action publique de 30 ans, mais limite cette imprescriptibilité aux crimes de guerre connexes aux crimes contre l'humanité commis postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi.

Le texte modifie également les règles de computation des délais de prescription de l'action publique. Il réaffirme le principe selon lequel le délai de prescription de l'action publique court à compter du jour où l'infraction a été commise. Il maintient le report du point de départ à la majorité des victimes pour les infractions commises sur des mineurs. S'agissant de délits commis à l'encontre d'une personne vulnérable du fait de son âge, d'une maladie, d'une infirmité, d'une déficience physique ou psychique ou de son état de grossesse, il supprime le dispositif qui fait courir le délai de prescription de l'action publique à compter du jour où l'infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique. Ce dispositif allait vers l'imprescriptibilité ! D'autre part, le texte consacre la jurisprudence de la Cour de cassation relative au report du point de départ des délais de prescription de l'action publique en cas d'infraction occulte ou dissimulée : le délai court à compter du jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique.

Sur les modalités d'interruption de la prescription, le texte consacre les avancées jurisprudentielles développées par la Cour de cassation sur le fondement de l'article 7 du code de procédure pénale. Le texte clarifie la nature et la finalité des actes susceptibles d'être interruptifs, et y intègre également dans la liste les plaintes simples adressées au procureur de la République ou à un service de police judiciaire, ce que jusqu'à présent la jurisprudence avait toujours refusé. Je souligne que l'étude du droit comparé est très instructive sur la qualification des actes susceptibles d'interrompre la prescription, notamment au regard des pratiques allemandes ou italiennes.

Sur les conditions de suspension de la prescription, le texte consacre la jurisprudence de la Cour de cassation. La prescription serait suspendue dans le cas où l'exercice des poursuites serait rendu impossible soit par un obstacle de droit, soit par un obstacle de fait insurmontable. Enfin, le texte ne s'appliquerait pas aux infractions en cours, dont la prescription est acquise, mais seulement à celles dont la prescription n'est pas acquise à ce jour.

Pourquoi augmenter les délais de prescription en matière délictuelle ou en matière criminelle ? La prescription se fonde à la fois sur le droit à l'oubli et sur la capacité que l'on a à apporter tardivement des éléments probants. Incontestablement, les évolutions techniques justifient que l'on allonge ces délais. C'est pourquoi je n'ai pas proposé de modifier les délais de prescription fixés par l'Assemblée nationale en matière de délits et de crimes. En revanche, le délai d'un an prévu pour les contraventions de cinquième classe est sans doute trop court, car certaines infractions sanctionnées dans ce cadre peuvent entraîner des incapacités de travail lourdes. La difficulté reste qu'il n'y a aucun intérêt, sinon de cohérence, à allonger le délai de prescription pour les contraventions des quatre autres classes.

En ce qui concerne les agressions et les violences sur mineurs, le délai de prescription court à compter de la date de la majorité de la victime, et il est fixé à 20 ans. Un mineur victime pourra donc agir jusqu'à l'âge de 38 ans. Certains députés souhaitaient rendre imprescriptibles les agressions commises sur des mineurs. L'Assemblée nationale a préféré s'en tenir au délai en vigueur, soit 20 ans. Nous avons auditionné deux associations et le débat reste ouvert : selon moi, il vaudrait mieux allonger le délai de prescription à 30 ans. En effet, les témoignages indiquent qu'une personne ayant été agressée sexuellement lorsqu'elle était mineure aura besoin de temps et d'un cadre familial stable pour révéler les faits. Un dossier relayé par la presse fait état d'une victime qui aurait engagé des poursuites tardivement contre son agresseur car elle le croyait mort, ce qui n'était pas le cas. Le délai de prescription était dépassé, mais sa démarche a incité d'autres victimes à porter plainte pour des faits similaires qui n'étaient pas prescrits. Parfois, c'est un élément familial qui incite la victime à engager des poursuites, des années après l'agression. Les cas sont variés mais ils montrent toujours que c'est à la suite d'un évènement ou parce qu'elles ont gagné en maturité que les victimes décident de parler. D'où la difficulté car, plus le délai est long, plus il est difficile d'apporter la preuve de l'agression.

Tout cela m'incite à vous proposer de modifier le délai de prescription en matière d'agression sexuelle sur mineur, en le portant à 30 ans, ce qui permettra aux victimes d'engager des poursuites jusqu'à l'âge de 48 ans. En effet, je considère que l'imprescriptibilité doit être réservée aux crimes contre l'humanité.

Le texte initial rendait tous les crimes de guerre imprescriptibles. Le Gouvernement s'y est fermement opposé. Un accommodement a été trouvé qui a consisté à limiter l'imprescriptibilité aux crimes guerre connexes aux crimes contre l'humanité, ce qui en réalité n'était pas nécessaire, par effet des actes interruptifs étendu aux infractions connexes. Par conséquent, je propose qu'on en reste au principe d'un délai de prescription de 30 ans pour les crimes de guerre, le droit en vigueur s'appliquant en cas d'éléments connexes aux crimes contre l'humanité.

Dans un rapport de 2007, nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung préconisaient d'établir un délai butoir pour éviter des imprescriptibilités de fait sur les infractions occultes ou dissimulées. À partir du jour où l'infraction a été commise, court un délai butoir de 10 ans pour les délits et 30 ans pour les crimes pour engager l'action publique.

Pour l'organisation du code, mieux vaudrait distinguer le principe des exceptions. Le texte consacre la jurisprudence de la Cour de cassation sur les obstacles de fait ou de droit qui suspendent la prescription. Il inscrit ainsi dans la loi des principes clairs.

Enfin, l'Assemblée nationale a ajouté la plainte pénale simple dans la liste des actes susceptibles d'être interruptifs de prescription, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation avait toujours refusé un tel ajout puisqu'il favorise l'imprescriptibilité d'un certain nombre d'infractions, sans parler des plaintes fantaisistes susceptibles d'être déposées par des personnes mal intentionnées. Je vous proposerai un autre dispositif pour informer le plaignant au moment du dépôt de sa plainte du délai de prescription dont il dispose pour faire aboutir la procédure et de sa possibilité de déposer une plainte avec constitution de partie civile.

Présidence de M. François Pillet , vice-président

M. François Pillet , président . - Merci beaucoup, monsieur le Rapporteur. Votre hauteur de vue nous a séduits. Vous avez travaillé dans des conditions difficiles. Comme vous l'avez bien dit, ce sujet n'est pas étroitement technique, mais éminemment politique.

Nous vivons une période d'inflation pénale peu commune dans l'histoire du droit. Les initiatives prises lors du précédent quinquennat étaient primevères à côté de celles qui nous sont soumises. On a créé un nombre impressionnant d'infractions nouvelles ; augmenté le quantum des peines au mépris d'une cohérence de l'échelle des peines et de leur proportionnalité ; modifié la procédure pénale en élargissant les pouvoirs et les moyens du parquet ; procédé à une diminution drastique des pouvoirs du juge d'instruction au profit du juge des libertés. Et voilà que nous nous attaquons à l'élargissement de la prescription au point de la faire disparaître.

La prescription, c'est le droit à l'oubli, une forme de pardon ; un peu d'humanisme disparaît lorsqu'on ne sait plus oublier. Elle pose aussi la question de l'efficacité, car c'est porter deux fois atteinte à l'ordre public que de revenir sur une infraction au bout d'un certain temps. Le dépérissement de la preuve est un autre enjeu, car on risque de décevoir les victimes que l'on croit aider ainsi. La prescription laisse la possibilité aux victimes de déposer plainte dix ans après les faits. Si les preuves ont disparu, il n'y aura pas de suite et le préjudice sera double. Sans compter que l'accusé sera lui aussi privé des moyens de prouver son innocence et pourra n'être acquitté qu'au bénéfice du doute. Le débat est de taille.

Je ne suis pas choqué par un allongement d'un an de la prescription sur les contraventions de cinquième classe. En revanche, comment admettre que l'on puisse déposer plainte à l'âge de 48 ans pour une agression sexuelle ayant eu lieu dans l'enfance ? Pour tout dire, je suis ravi que cette proposition de loi n'émane pas du Sénat. De grâce, ne faisons pas disparaître la prescription de notre droit.

M. François Zocchetto . - Nous débattons d'un sujet de première importance qui touche à l'organisation de notre vie sociale. Le droit en vigueur distingue trois blocs d'infraction - crimes, délits, contraventions - avec des différences importantes dans les délais de prescription. Certains dossiers ont montré que les effets de seuil ainsi créés pouvaient être source d'injustice. Selon que le juge qualifie une infraction de crime ou de délit, les conséquences peuvent être très lourdes pour l'intéressé.

L'allongement de la durée de vie et l'évolution des techniques renouvellent le sujet. D'un côté, la multiplication des moyens facilite la production des preuves ; de l'autre, leur mise en oeuvre justifie que l'on allonge les délais de prescription. Je suis tout à fait opposé au principe d'imprescriptibilité qui contribue à créer de la violence. Je réserve ma réponse sur l'allongement du délai de prescription à 30 ans pour les infractions commises sur les mineurs, tout en excluant l'imprescriptibilité.

Il est absolument impossible d'admettre que la partie civile se substitue au parquet pour interrompre les prescriptions. On a cité le cas extrême du dépôt de plainte abusif. On risque de voir fleurir les actes dilatoires. L'Assemblée nationale est allée un peu vite en votant un tel texte à l'unanimité.

Enfin, si je comprends que la jurisprudence de la Cour de cassation s'applique pour les infractions occultes ou dissimulées, il faudrait en préciser le champ.

M. Jacques Mézard . - Je suis catastrophé par ce texte, d'autant plus que je connais l'un des deux co-auteurs. On ne peut pas instrumenter devant les tribunaux de notre beau pays pour aboutir à ce genre de texte. Légiférer sur les délais de prescriptions sans prendre en compte l'échelle des peines est gravissime. C'est de la folie furieuse. Je ne doute pas que le texte ait été élaboré en collaboration avec l'ancienne garde des sceaux. Le résultat est catastrophique. On prend acte de l'échec du fonctionnement de notre justice sans proposer d'autre solution que d'allonger les délais de prescription. Mieux vaudrait donner plus de moyens à la justice et veiller à ce que les peines prononcées soient exécutées.

Allonger les délais de prescriptions est désastreux tant pour les parties civiles que pour les prévenus. Imaginez une cour d'assises se réunir quinze ou dix-huit ans après les faits, avec des familles recomposées, etc. C'est calamiteux. Que l'on double tous les délais ou que l'on rende toutes les infractions imprescriptibles, les deux solutions sont déraisonnables. On ne peut pas déconnecter le délai de prescription de l'échelle des peines.

Quant au dépôt de plainte, quelle idée saugrenue ! Avec l'image que nos concitoyens ont des élus, chacun va s'amuser à lancer des accusations fantaisistes tous les huit jours, surtout en période électorale. C'est irresponsable.

Et la prescription des contraventions à deux ans... Franchement ! Ce n'est pas faciliter le travail de la justice ni de la police. Des certificats existent : au-delà de huit jours d'ITT, on est dans le délit. Ce n'est plus de la réforme, c'est du bougisme. On complique au lieu de simplifier.

En cas de guerre, malheureusement, on sait que le législateur peut bien faire tout ce qu'il a envie de faire. Je me souviens d'avoir plaidé devant le tribunal des forces armées en Allemagne à propos d'une jurisprudence de nos tribunaux administratifs considérant après la deuxième guerre mondiale que des viols commis par des militaires français n'étaient pas détachables du service public. Après cela, on peut toujours avoir de grandes idées.

Je voterai contre ce texte, car ce n'est pas du bon travail. Cela ne signifie pas qu'il ne faudrait pas améliorer les délais de prescription. De là à les allonger au prétexte que la durée de vie augmente : où est le rapport ? Les méthodes se modernisent ; elles n'ont pas encore résolu l'affaire Grégory. On préfère l'affichage plutôt que de s'attaquer à la vraie réforme de la procédure pénale.

M. Alain Vasselle . - Il est toujours formateur et éclairant d'assister à un débat d'experts, même lorsqu'on n'a pas fait de droit. Je remercie le rapporteur pour la clarté de son exposé. Toutes ses propositions m'apparaissent d'une cohérence, d'une logique et d'un bon sens indiscutables. J'approuverai l'ensemble de ses amendements.

Le rapporteur n'a pas le sentiment d'un travail abouti et regrette de n'avoir pas eu suffisamment de temps pour analyser l'étude de droit comparée qu'il a reçue hier. Il faudrait le mentionner en séance publique, car nous n'avons pas la maîtrise de l'ordre du jour. Le président de notre commission devrait également insister en conférence des présidents sur les difficiles conditions de travail qui nous sont imposées sur des sujets aussi complexes.

Mme Cécile Cukierman . - Je salue moi aussi le travail que le rapporteur a accompli dans le bref délai imparti. Je le félicite pour la clarté de son propos tant sur la forme que sur le fond. Comme lui, nous ne souhaitons pas inscrire l'imprescriptibilité dans la loi, ni pour les délits, ni pour les crimes.

Cette proposition de loi et un certain nombre d'amendements donnent l'impression d'une fuite en avant qui tend à consacrer le principe d'imprescriptibilité par un allongement quasi-généralisé des délais de prescription. S'il est vrai que les pratiques et les connaissances techniques évoluent, l'argument peut aussi justifier le raccourcissement de certains délais. En tout cas, l'allongement des délais de prescription ne remédie pas au manque de moyens de la justice, ministère préservé ces dernières années mais bien maltraité précédemment. Mieux vaudrait travailler à réduire les délais qui courent dans certaines affaires par manque de personnel pour accompagner les victimes jusqu'au dépôt de leur plainte.

Nous devons privilégier l'intérêt général plutôt que l'une des parties, même dans les crimes les plus odieux. Cette proposition de loi ne va pas dans ce sens. Il y a certainement des cas particuliers à distinguer, notamment les crimes et les délits à caractère sexuel. On ne peut pas pour autant généraliser par principe l'allongement des délais de prescription en matière pénale.

M. Jacques Bigot . - Je m'associe aux remerciements adressés à notre rapporteur. Le sujet n'est pas réservé aux spécialistes, c'est un problème de société qui a une dimension philosophique. Lorsqu'on arrive à l'unanimité, c'est parfois que l'on approche le pire. Dans le principe, la prescription n'est pas facile à admettre. Il est douloureux de découvrir qu'on ne pourra pas poursuivre l'auteur d'un crime parce qu'il est trop tard. On l'a bien vu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'on a déclaré imprescriptibles des faits qui par nature étaient prescrits. On est allé à l'encontre de tous les principes du droit au nom du respect des principes de l'humanité.

Dans le cas des actes sexuels commis sur des mineurs, qu'il s'agisse de pédophilie ou d'inceste, les révélations des victimes sont facilitées par le fait que la parole s'est libérée dans notre société. Idem pour les violences conjugales faites aux femmes. Les incestes ont toujours existé ; leurs victimes sont désormais en capacité d'en parler dès leur majorité. L'allongement des délais de prescription de dix à vingt ans est suffisant. La situation de la victime n'est pas simple : si la preuve n'est pas apportée, l'accusé sera acquitté au bénéfice du doute, ce qui est encore pire. Quant au reste, il est réjouissant de constater que la plupart de nos concitoyens sont ravis qu'une contravention ordinaire soit prescrite dans un temps relativement bref.

Je regrette que nous n'ayons pas plus de temps pour approfondir notre réflexion sur ce texte. Les associations vont nous saisir avec raison sur la gravité de certains faits. La jurisprudence, y compris celle de la Cour de cassation a toujours cherché à contourner la prescription. Si nous n'arrivons pas à l'unanimité sur ce texte, cela signifiera sans doute que le Sénat a fait son travail...

M. Pierre-Yves Collombat . - Je suis atterré quand je vois ce genre de texte. Durcissement des peines, création de nouveaux délits, quasi-imprescriptibilité de certaines peines avec la rétention de sûreté, extension de la notion de délit continu, et maintenant allongement du délai de prescription. À quand la culpabilité générale et éternelle ? On cède à la facilité plutôt que de voter des textes et de les appliquer. La loi pénitentiaire est un texte essentiel pour lutter contre le crime et la récidive ; on est en train de la saboter. Sans parler du contrôle de l'instruction appelé à disparaître ou du manque de moyens donnés à la justice : on y consacre un budget deux fois moindre que l'Allemagne.

Le sujet est gravissime. Un corps politique ne peut pas vivre dans une culpabilité éternelle. On nous bassine avec le devoir de mémoire ; l'oubli est aussi une des conditions de la vie humaine. On nous dit que la mémoire des faits est indispensable pour se reconstruire ; on sait aussi combien de victimes ont été détruites par leurs souvenirs. On oscille entre le durcissement des peines et la dénonciation des Outreau : il va falloir trancher.

M. Alain Richard . - Sur quoi se fonde la prescription et comment justifier sa légitimité ? Je ne trouve aucune base de rémission ou d'indulgence, ni dans l'histoire du droit, ni dans la société actuelle. Les sociétés soumises au droit romain ou au droit médiéval n'étaient pas particulièrement indulgentes ; le vrai fondement de la prescription, c'est la reconnaissance de la faillibilité de la justice, alors même que celle-ci est le premier pilier d'une société ordonnée. Plus on creuse l'écart entre le moment où les faits sont accomplis et celui où ils sont jugés, plus il y a de risques que la justice se trompe.

Qu'est-ce qui justifie le changement ? Pour ce qui est des infractions commises à l'encontre des mineurs, le temps d'acceptation et de maturation de la souffrance est essentiel et la volonté de faire la justice peut venir tard. C'est un progrès que de fixer le point de départ de la prescription à la majorité de la victime. En revanche, le débat mérite d'être approfondi sur l'allongement du délai au-delà de 20 ans.

L'exception faite pour les crimes contre l'humanité est justifiée, dans la mesure où il s'agit de crimes perpétrés par des institutions, la plupart du temps par des pouvoirs dotés de forces militaires. Les modalités de preuve ou de reconnaissance de la culpabilité relèvent d'un travail d'historien, pas d'un travail d'inspecteur de police judiciaire. On l'a bien vu lorsqu'on a tenté d'établir l'intention de génocide en Turquie, en 1915.

Pour le reste, je partage les craintes révérencielles de Jacques Bigot sur les textes adoptés à l'unanimité. Après 50 ans de vie politique, le sottisier de ce genre de textes est fourni, avec au premier rang la loi Edgar Faure sur les universités. Pour échapper à la pression du calendrier, il est toujours possible de voter le renvoi en commission. Il y a manifestement une convergence entre l'Assemblée nationale et le Gouvernement pour statuer sur ce texte, alors que ce n'est pas le bon moment. J'ose espérer qu'on ne nous imposera quand même pas l'urgence. Légiférer sur un tel sujet sans préparation n'est pas envisageable.

M. François Grosdidier . - Nous sommes nombreux à partager ce point de vue. Notre unanimité est à l'inverse de celle de l'Assemblée nationale. Je félicite le rapporteur dont je partage les conclusions. Je suis fermement opposé à un doublement général des délits de prescription tant dans le principe que pour le fonctionnement de notre justice et de notre société. En revanche, il faut mieux protéger les mineurs victimes d'agressions sexuelles, et notamment d'incestes. Le délai de droit commun ne peut pas s'appliquer et cela tient autant à la gravité de l'infraction qu'au fait qu'elle est commise sur un mineur. C'est la crainte de voir l'acte réitéré sur leurs propres enfants qui a poussé certaines victimes à porter plainte. Comment appliquer le délai de droit commun dans ces conditions ? Même si la plainte est immédiate, la preuve pourra être longue et difficile à apporter. Hormis ce point, je suis d'avis de ne pas allonger le délai de prescription.

M. Michel Mercier . - Notre débat est passionnant et touche au coeur de la justice. L'exposé du rapporteur est à la fois clair et plein de suggestions subtiles. On ne peut pas régler cette affaire en quelques minutes. Si nous votons un texte différent de celui que l'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité, nous aurons fait notre travail, mais il n'aboutira pas. Le rapporteur n'a pas eu suffisamment de temps pour analyser l'étude de droit comparé. Monsieur le président, vu votre savoir-faire, votre subtilité et vos qualités d'humanisme, vous devriez trouver le moyen de reporter l'examen de ce texte en vous appuyant sur le règlement du Sénat. Alain Richard a évoqué un renvoi en commission...

M. François Pillet , président . - J'entends le message que vous me soufflez.

M. Thani Mohamed Soilihi . - Le moment est grave. Nous mesurons la distance qui sépare ce texte de sa mise en pratique. Quels moyens allouer à l'aménagement de ces délais supplémentaires ? Les services d'enquête et les juridictions ne manqueront pas d'être davantage sollicités. Nous courons déjà derrière les moyens ; comment ferons-nous face à ce surcroît de travail ?

Les trois blocs d'infractions, contraventions, délits et crimes, ont leur cohérence. Plutôt que d'allonger le délai de prescription pour les contraventions de cinquième classe, mieux vaudrait les classer dans la catégorie des délits.

Je ne comprends pas bien ce que recouvre le terme d'  « infractions occultes ou dissimulées ». N'est-il pas dans la nature d'une infraction d'être dissimulée ? J'imagine que l'on désigne ainsi les délits dits d'« astuce ». Ce genre de qualification n'a pas sa place dans une loi pénale. Je suis opposé à ce texte. Si je dois modifier ce qui existe en la matière, ce sera d'une main tremblante.

M. Yves Détraigne . - Les techniques scientifiques de recherche de la preuve ont évolué. C'est évident. L'argument selon lequel il faudrait par conséquent allonger les délais de prescription d'une dizaine d'années est risqué. Affaiblir le droit à l'oubli déstabiliserait notre société. Ne nous précipitons pas. Ce serait une bonne chose pour la stabilité de notre société de ne pas réveiller ce que le temps a apaisé.

Mme Esther Benbassa . - Merci, monsieur le rapporteur, d'avoir mis l'accent sur ces questions. L'imprescriptibilité est au coeur de la réflexion de ceux qui écrivent l'histoire. Le caractère de ce texte touche l'humain et l'humanité.

Je suis sceptique sur la réunion de l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité et des délais de prescription des crimes individuels. Les nations ayant besoin de mémoire, on comprend que les crimes contre l'humanité soient imprescriptibles. Les nations doivent garder une mémoire noire et une mémoire blanche - je n'évoque pas le devoir de mémoire auquel je m'oppose.

Il est difficile de dire que les mémoires individuelles ont des forces qui les tiennent dans la longue durée. Elles sont fragiles. Les preuves dépérissent, sans compter que le mis en cause peut être dans l'incapacité de se défendre. Nous avons tous droit à un procès équitable.

On ne peut pas prolonger sans arrêt les délais. Le groupe écologiste s'est opposé, dans la proposition de loi de Mme Jouanno, au passage du délai de prescription de vingt à trente ans. Pour les atteintes aux mineurs, les incestes, les violences envers les femmes, le harcèlement sexuel, il faut arriver à des délais raisonnables sans tomber dans l'infaisabilité du jugement.

M. François Pillet , président . - Grâce à la qualité du rapport, notre débat était exceptionnel ce matin.

M. François-Noël Buffet , rapporteur . - Tout le monde s'accorde à dire que la problématique de la prescription des crimes concerne des cas exceptionnels.

En 2014, près de 40 000 dossiers ont subi l'effet de la prescription.

Souvent, les contraventions de cinquième classe sont prescrites parce que la procédure débute par une poursuite délictuelle, mais l'incapacité temporaire de travail se révélant inférieure à ce qui était supposé, l'infraction est requalifiée en contravention et la victime se retrouve sans réparation possible.

M. Pierre-Yves Collombat . - Sauf au civil.

M. François-Noël Buffet , rapporteur . - La discussion reste ouverte. Soit les amendements sont vus et nous aurons le même débat en séance, soit nous votons une motion de renvoi en commission offrant un délai supplémentaire - à la charge du Gouvernement de retrouver une date ultérieure. Puisque nous adoptons une motion de renvoi en commission, je retire l'ensemble de mes amendements.

M. Jean-Pierre Sueur . - Lors d'un renvoi en commission, dans quel délai le Gouvernement peut-il réinscrire la proposition de loi à l'ordre du jour ?

M. François Pillet , président . - En l'espèce, il bénéficie d'une priorité et pourrait la réinscrire immédiatement.

M. Jean-Pierre Sueur . - Je me souviens d'un cas. Une telle procédure suppose le dialogue avec le Gouvernement, pour expliquer que nous souhaitons du temps supplémentaire. Toutefois, dans quinze jours, rien n'aura changé quant au fond du sujet.

Mme Sophie Joissains . - Il n'existe pas non plus de limitation aux renvois en commission.

M. François Pillet , président . - Y a-t-il majorité, si ce n'est unanimité, sur le renvoi en commission ? Si le Gouvernement nous inflige la date qu'il veut, le Sénat aura montré qu'un débat important devait être mené sur ce texte.

M. Jean-Pierre Sueur . - Je m'abstiens.

La motion de renvoi en commission est adoptée.

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