B. LES COOPÉRATIONS EUROPÉENNES : HYPOTHÈSE OU HYPOTHÈQUE ?

La LPM fait le pari audacieux d'un développement très significatif des coopérations européennes. A la base de ce pari, il y a un constat qui ne peut qu'être partagé : à l'heure de l'intensification de la concurrence sur les marchés de l'armement, et de la diffusion rapide des innovations, qui rend plus difficile la conservation d'avantages technologiques, les grands acteurs de l'industrie de défense ne pourront survivre qu'en ayant atteint une taille critique. Si l'Europe a encore des positions importantes sur ces marchés, sa production est morcelée, ce qui semble conduire logiquement à promouvoir des coopérations et des rapprochements permettant d'atteindre la taille critique nécessaire au développement des grands programmes futurs.

Mais une fois ce constat posé, il n'est pas possible d'éluder les difficultés que rencontrera cet effort. Celles-ci sont essentiellement d'ordre politique, et de plusieurs natures :

- La première d'entre elles découle du choix politique des Britanniques . Avec le Brexit, la défense européenne est confrontée à un redoutable défi. Votre commission estime indispensable de préserver, dans le cadre des négociations avec le Royaume-Uni, le rôle de partenaire essentiel de ce pays en matière de défense . Sur le plan opérationnel, il n'est que de rappeler l'opération Hamilton récente pour souligner à quel point ce pays, s'il sort de l'Union européenne, reste un élément fondamental de la défense de l'Europe ;

- La seconde est historique : il s'agit de l'existence de l'OTAN , et des conditions de compatibilité de l'Europe de la défense avec l'alliance atlantique. Dans la conception française, les deux se renforcent, et l'OTAN sera d'autant plus crédible que les Etats-Unis pourront « partager le fardeau » avec une Europe de la défense qui existe en tant qu'acteur organisé et autonome. Mais il faut avoir la lucidité de reconnaître que cette conception est inégalement partagée par les autres membres de l'alliance. Certains pays, notamment de l'Europe centrale et orientale, comptent essentiellement sur l'OTAN pour assurer leur défense. La conséquence de cet état de fait est opérationnelle, mais elle est aussi industrielle, dans la mesure où ces pays entendent conforter le lien de défense qui les attache aux Etats-Unis par leurs achats de matériels militaires. Ceci explique le paradoxe de la préférence accordée par des pays européens aux matériels américains, alors même qu'existent des matériels européens équivalents, voire d'un rapport qualité-prix plus avantageux. Or cette réalité, en restreignant le marché potentiel des produits européens, constitue une menace pour l'existence d'une BITD européenne forte et autonome ;

- La troisième difficulté tient aux divergences d'intérêt nationaux des différents pays européens, soit que chacun entende pousser son champion, soit que, dans le meilleur des cas où existerait un champion européen de taille mondiale, les différents pays aient comme préoccupation principale le retour industriel des programmes pour leur économie nationale, en terme d'emploi, de croissance et de transferts de technologies. La question est donc de savoir si les gouvernements des pays européens ont la capacité politique de dépasser leurs intérêts de court terme pour faire prévaloir une vision de plus long terme ;

- La quatrième difficulté découle de la précédente : les pays européens partagent-ils, ou peuvent-ils partager, la conception française d'une Europe-puissance , autonome, indépendante et capable d'assurer sa défense, certes en lien avec ses alliés de l'OTAN ? Rien n'est moins sûr.

Par conséquent, cette LPM repose sur un pari : celui que la France puisse trouver un écho favorable à sa conception particulière de l'effort de défense, dont l'objet principal est la souveraineté politique et l'indépendance nationale. Ce pari, il faut le reconnaître, est loin d'être gagné, et de toutes les difficultés que le Gouvernement aura à surmonter pour faire de cette LPM un succès, celle-ci sera assurément la plus grande.

De ce point de vue, les derniers développements sont ambigus, renvoyant à nouveau l'image du verre à moitié vide et à moitié plein. Le Gouvernement a en effet annoncé le 26 avril avoir négocié avec l'Allemagne des avancés sur trois programmes aériens : le SCAF (Système de combat aérien futur), les drones MALE européens et les aéronefs de patrouille maritime. Le SCAF est bien sûr le plus important, tant il engage l'avenir.

Par cet accord, la France et l'Allemagne s'engagent à développer ensemble leur système aérien majeur, système global incluant avions, drones et environnement de communications et de systèmes électroniques. Ce choix est si engageant que tout doit être mis en oeuvre pour qu'il soit un succès. Et si ce chemin devait conduire au succès et à l'apparition, pour la première fois, d'un chasseur européen unique de classe mondiale, il s'agirait de fait là d'une avancée considérable pour l'Europe de la défense. Le crédit devra alors, en 2040 et après, en être rendu au Président de la République et au Gouvernement actuels.

Votre commission suivra naturellement ce dossier crucial avec la plus grande attention . Une rencontre prochaine avec les députés allemands de la commission Défense du Bundestag permettra d'en débattre.

Qu'il soit permis ici de rappeler aussi pourquoi ce choix politique, qui engage et structure l'avenir de notre défense, est loin d'être une évidence sur le plan matériel. Que l'on songe à l'opération Hamilton : l'Allemagne n'y a pas participé (l'aurait-elle voulu qu'elle n'en aurait pas eu, aujourd'hui, les moyens) et l'a soutenue avec une chaleur pour le moins contenue. Par ailleurs, l'opération Hamilton a été conduite entre trois armées qui, si elles ont des doctrines différentes, ont en commun d'avoir structuré leurs forces aériennes autour de la composante nucléaire, c'est-à-dire en posant comme impératif absolu et premier la capacité à frapper dans la profondeur en tout lieu et toutes conditions. La conception allemande n'est en rien celle-là.

Il y a donc lieu de se demander dans quelles conditions l'Allemagne sera disposée à développer un outil disposant de capacités dont elle n'aura, pour un certain nombre des plus exigeantes d'entre elles, jamais l'usage (car l'avion du SCAF devra être capable de mener un raid nucléaire). On voit combien les conditions du succès sont exigeantes : amener l'Allemagne à franchir le pas consistant à doter l'Europe d'un système de combat aérien de classe mondiale, tout en assumant qu'elle n'utilisera pas une partie de ses capacités, mais dans le but politique de construire l'Europe de la défense et de rejoindre la conception française d'une Europe-puissance... Votre commission ne dispose pas, à ce jour, hormis les informations publiques annoncées le 26 avril, d'éléments révélant un tel tournant majeur de la pensée stratégique de notre partenaire allemand. Il espère donc avoir rapidement la confirmation de ce cours nouveau des choses en Europe .

Cette confirmation sera d'autant plus attendue par la communauté de défense que plusieurs éléments pouvaient inciter au scepticisme :

- La complexité de la situation politique en Allemagne, avec la constitution de la Grande Coalition et une approche présentée comme restrictive en matière d'armement (or, le SCAF aura besoin, naturellement, de marchés à l'export) ;

- Des approches en matière terrestre dont la convergence n'était pas nécessairement évidente, que ce soit pour le char futur ( Main Ground Combat System - MGCS) ou pour les réflexions sur l'artillerie du futur ;

- Une situation de concurrence particulièrement exacerbée dans le domaine naval, en particulier pour ce qui est des sous-marins, aux antipodes de toute idée de partenariat ou de coopération.

Or pour que le SCAF soit un succès, il faudra une vision politique commune, qui aura donc vocation à rayonner à terme dans toutes les branches de la défense, et non un simple partenariat industriel limité à un domaine fini . Votre commission examinera donc ce sujet avec la plus grande attention dans les mois et les années à venir.

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