EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 19 novembre 2019, sous la présidence de M. Vincent Éblé, président, la commission a examiné le rapport de M. Sébastien Meurant, rapporteur spécial, sur la mission « Immigration, asile et intégration ».

M. Vincent Éblé , président . - Nous abordons maintenant l'examen des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration » et des deux articles rattachés, 76 nonies et 76 decies , sur le rapport de notre rapporteur spécial Sébastien Meurant.

M. Sébastien Meurant , rapporteur spécial de la mission « Immigration, asile et intégration » - Le contexte dans lequel nous examinons la mission « Immigration, asile et intégration » est marqué par l'absence de données fiables permettant d'évaluer clairement la situation migratoire de la France et les dépenses qu'elle assume en la matière, ce qui en réduit grandement la portée. Malgré mes demandes répétées, le Gouvernement n'a pas pris la mesure de ce manque de données. Définir et mener une politique publique à partir de données incomplètes ou absentes ne peut que mener à l'échec. En outre, les dépenses de l'État en matière d'immigration ne se limitent pas à la présente mission : le coût estimé par le Gouvernement de la politique française d'immigration et d'intégration est de 5,8 milliards d'euros en 2018, 6,2 milliards d'euros en 2019 et 6,7 milliards d'euros en 2020. Les dépenses totales sont en réalité bien supérieures, ce chiffre ne prenant en compte que les dépenses directes de l'État et orientées à titre principal vers les étrangers.

Le contexte migratoire français est particulièrement tendu, avec la persistance d'une immigration irrégulière de grande ampleur. Le nombre de bénéficiaires de l'aide médicale d'État (AME), qui en constitue un bon indicateur, s'établit à plus de 318 000 personnes au 31 décembre 2018, en hausse de plus de 100 % par rapport à 2004. Imaginez ce que cela donnera dans dix ans ! Dans les faits, le nombre d'étrangers en situation irrégulière est probablement nettement supérieur. Le taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF), que le président de la République s'est pourtant engagé à porter à près de 100 %, connaît un niveau historiquement bas, alors que le nombre de régularisations prononcées est en augmentation de plus de 7 % en 2018. Entre 2007 et 2018, la demande d'asile et de protection internationale en France a été multipliée par 3,5, ce qui a des conséquences budgétaires importantes, près de 70 % des dépenses de la mission étant déterminées par l'asile. Par rapport à 2019, la mission voit ses crédits augmenter de 4,5 % en autorisations d'engagement (AE) et de 7,7 % en crédits de paiement (CP). À périmètre constant, la hausse est de 6,3 % en AE et de 9,8 % en CP.

Par rapport à 2019, le programme 303 « Immigration et asile » voit ses crédits augmenter de 3,7 %, en AE et de 7,9 % en CP. Cette hausse est directement due à l'évolution des flux de demandes d'asile - hausse du coût de l'allocation pour demandeur d'asile (ADA) et renforcement des moyens de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) - et du fonctionnement des centres de rétention administrative (CRA) dont le nombre de places a augmenté.

Par rapport à 2019, le programme 104 « Intégration et accès à la nationalité française » augmente de 7,1 %. Cette augmentation est due aux nouvelles mesures de renforcement de l'intégration, notamment à l'enrichissement du contrat d'intégration républicaine.

La mission est marquée par un dépassement de plus de 26 % de la trajectoire prévue par la loi de programmation des finances publiques 2018-2022 ; il s'agit du dépassement le plus important de toutes les missions du budget général de l'État. Il résulte de la sous-évaluation massive et chronique, par le Gouvernement, de la demande d'asile et des coûts qu'elle induit. La dotation budgétaire prévue pour l'ADA s'élève à 443,8 millions d'euros, en progression de 33 % par rapport à 2019 ; elle devrait cependant, à nouveau, s'avérer insuffisante pour répondre à l'ampleur des besoins. Elle repose en effet sur des prévisions de demandes d'asile et d'économies qui n'apparaissent pas réalistes et qui traduisent la volonté du Gouvernement de minorer le coût réel de la politique migratoire.

La lutte contre l'immigration irrégulière voit ses crédits diminuer de 26,39 % en AE et de 9,98 % en CP. Cette diminution s'explique en partie par le niveau particulièrement élevé des crédits d'investissement prévus en 2019 afin de financer l'augmentation du nombre de places en CRA, qui devrait se stabiliser en 2020 ; pour autant, ces crédits seront peut-être insuffisants, car les CRA sont déjà presque tous pleins. Les frais d'éloignement des migrants en situation irrégulière connaissent une stagnation depuis quatre ans : ils s'élèveront en 2019 à 32,84 millions d'euros en AE comme en CP, un niveau très insuffisant au regard de l'objectif d'amélioration de leur taux d'exécution. Entre 2014 et 2019, les crédits affectés aux mesures d'éloignement des étrangers en situation irrégulière ont ainsi connu une progression limitée à 37,5 %, alors que la demande d'asile a presque doublé.

Il est culturellement difficile de reconnaître la faiblesse et l'impuissance de l'État... Souvenez-vous des propos très forts et très inquiétants de Gérard Collomb lorsqu'il a quitté le ministère de l'intérieur : ils méritent que nous portions désormais un regard lucide sur la situation. On parle de « seuil de tolérance », de « territoires perdus de la République », d' « archipellisation », de « parcellisation » ou de « partition » du territoire... mais quels actes répondent à ces réalités ?

L'accueil de nouveaux citoyens est une chance pour la France, mais leur intégration suppose leur acceptation par les Français. C'est tout l'enjeu de la conception civique de la Nation.

Entre 2008 et 2018, les demandes de visa sont passées en dix ans de 2,3 millions à 4,3 millions !

L'article 24 de notre Constitution reconnaît au Parlement le pouvoir de contrôler l'action du Gouvernement et d'évaluer les politiques publiques. Mais en l'absence de toute consolidation des données et d'un minimum de fiabilité de celles-ci, notre contrôle est dérisoire. Il est déplorable qu'un pays comme le nôtre ait été jusqu'à présent incapable de clarifier la question de l'immigration une bonne fois pour toutes, en procédant à une évaluation objective de ses coûts et de ses bénéfices. Chacun peut constater l'état de saturation de nos services publics, dans les écoles, les hôpitaux, les prisons... Le droit d'asile est massivement détourné et ce n'est pas avec ce budget que la situation va s'améliorer.

Je vous invite à ne pas adopter les crédits de cette mission.

Mme Nathalie Goulet . - Disposez-vous de données sur les moyens humains mis à la disposition de cette politique transversale ?

Je tiens à alerter la commission sur la situation des interprètes afghans et de leurs familles. Sans eux, l'armée française aurait été sourde et muette. Or ils sont traités de manière indigne. Nous leur devons asile et intégration.

M. Marc Laménie . - Je remercie notre rapporteur spécial de ses éclairages sur ce sujet sensible et compliqué. Je rejoins la question de ma collègue Nathalie Goulet sur les moyens humains alloués à cette politique. Connaissez-vous la répartition des effectifs, notamment sur les territoires ? Les préfectures ont un rôle important à jouer. Quels montants sont alloués aux associations qui interviennent en ce domaine ?

Mme Sophie Taillé-Polian . - Merci à notre rapporteur spécial pour les éléments qu'il nous apporte, même si nous ne partageons pas la même vision des choses. Alors que la course du monde jette des milliers de personnes sur les routes, le droit d'asile est un droit fondamental, qui doit être mis en oeuvre avec des moyens adaptés. Certes, les moyens alloués à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) et à l'Ofpra devraient leur permettre d'accélérer les procédures - attention toutefois à ne pas créer de procédures expéditives ! -, mais les crédits sont insuffisants sur l'hébergement des demandeurs d'asile : il manque des places en centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA). Ceux-ci ne sont pas mis à l'abri dans des conditions correctes, certains sont à la rue alors que leur demande est en cours de traitement ! De nombreuses villes se retrouvent dans des situations difficiles. Ces personnes ne fuient pas leur pays par plaisir ! L'État ne remplit pas ses obligations. Nous voterons contre ce budget.

M. Roger Karoutchi . - Je partage le souci de notre collègue Nathalie Goulet concernant les interprètes afghans : ils ne sont pas nombreux, il serait indécent de leur refuser l'asile.

Le droit d'asile est un principe constitutionnel, mais il ne doit pas être détourné. Or de nombreux demandeurs d'asile sont en réalité des immigrés économiques. Il faut remettre à plat la politique d'immigration. Les crédits budgétaires sur l'intégration sont dérisoires : on accueille beaucoup et mal ; on intègre peu et mal. Mieux vaudrait avoir moins d'entrants, mais mieux traités et mieux intégrés. Ce serait mieux que la situation actuelle dans laquelle l'État ne maîtrise plus rien ! Tous les quinze jours, on nous annonce l'évacuation d'un campement illégal, ce que l'on appelle pudiquement une « mise à l'abri ». Mais on ne fait que faire passer les personnes concernées d'un gymnase municipal à l'autre, tous les mois. Les propos du président de la République sur les reconduites à la frontière sont de la pure incantation : pour réaliser l'objectif qu'il fixe il faudrait dix fois plus de crédits que nous n'en avons !

Mme Christine Lavarde . - Paris et les Hauts-de-Seine subissent les réquisitions dont parle notre collègue Roger Karoutchi. Les maires sont prévenus à peine une demi-journée avant l'arrivée du car, sans information fiable sur le nombre de personnes ou la durée de leur séjour. Ce manque d'information des maires et des populations crée un sentiment de peur. Or, si nous voulons que la population change de regard, il faut aussi que ces personnes soient accueillies dans des conditions satisfaisantes. Le tissu associatif est déstabilisé par la réquisition des équipements et les communes ne sont jamais indemnisées des coûts qu'elles exposent pour relocaliser parfois les activités de ces associations.

M. Sébastien Meurant , rapporteur spécial . - En 2018, la France a accueilli 400 000 personnes, l'équivalent de la ville de Nice. Les moyens humains de la mission s'élèvent à 2 000 équivalents temps plein (ETP), mais de nombreux autres emplois concourent à cette politique et nous ne disposons d'aucune consolidation budgétaire. L'Ofpra bénéficiera d'une augmentation de ses effectifs de 200 ETP. Dans les autres pays, on observe une baisse du nombre des demandes d'asile. En France, en revanche, on constate une augmentation en raison de l'attractivité de notre pays dans le cadre d'un « shopping de l'asile », selon les propos de l'ancienne ministre des affaires européennes elle-même. Les services publics sont engorgés ; c'est notamment le cas de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Sachez que sur 250 000 contentieux administratifs traités chaque année, 90 000 ressortissent du droit des étrangers. L'État recrute à tour de bras, mais ce n'est jamais suffisant.

Je déplore que nous n'ayons pas de chiffres sur l'éloignement des déboutés du droit d'asile. Laurent Nunez a reconnu la semaine dernière, lors de son audition par la commission des lois, que les crédits en matière de lutte contre l'immigration irrégulière diminuaient, mais que d'autres crédits, inscrits sur d'autres missions, concouraient à cette politique. On nous demande de nous prononcer sur une mission essentielle, sans nous donner les données nécessaires à notre contrôle. Chaque année, 96 % des déboutés du droit d'asile ne quittent pas le territoire ; d'année en année, cela représente toujours plus de personnes, qui se retrouvent en situation de grande précarité. Pour 66 %, les crédits de la mission sont consacrés à l'asile et les crédits de l'hébergement d'urgence augmentent de 22 %. L'État met à l'abri les personnes, mais il n'a pas pris la mesure de ce détournement massif : nous sommes l'un des rares pays à accepter des demandes en provenance de pays sûrs. Quelque 1 170 associations ont reçu, en 2018, 500 millions d'euros de subventions provenant des crédits de la mission. Il faut bien évidemment y ajouter les contributions des collectivités territoriales

Je déplore le manque de sincérité budgétaire de cette mission. La Turquie est le deuxième pays le plus aidé par l'Agence française de développement (AFD), au titre de la lutte contre l'immigration : ces crédits ne devraient-ils pas être intégrés à la mission ?

Je partage votre avis sur la situation des interprètes afghans.

Vendredi 8 novembre, au lendemain de l'évacuation du camp de la porte de la Chapelle à Paris, j'ai rencontré un Nigérien qui était déjà revenu, après avoir été évacué la veille en bus vers Cergy-Pontoise ; mais c'est auprès de la porte de la Chapelle, à Paris, qu'il trouvait l'aide des associations. Cela fait deux ans et demi qu'il est arrivé en France, attiré par l'espoir d'y travailler ; mais aujourd'hui il serait prêt à rentrer chez lui.

Pour avoir une vision globale de cette politique, nous devons aussi nous intéresser aux détournements de la loi et aux trafics.

La commission a décidé de proposer au Sénat de ne pas adopter les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».

M. Sébastien Meurant , rapporteur spécial . - Mon avis est favorable à l'adoption de l'article 76 nonies .

La commission a décidé de proposer au Sénat d'adopter l'article 76 nonies .

M. Sébastien Meurant , rapporteur spécial . - Mayotte, est un territoire français depuis 1841 et son acquisition par Louis-Philippe. Il comptait à l'époque 1 200 habitants. Aujourd'hui, l'État ne sait pas avec précision combien de personnes sont présentes sur le territoire, on l'estime autour de 260 000, soit une multiplication par sept depuis 1950 ! Le taux de fécondité y est de cinq enfants par femme ; le taux de pauvreté dépasse les 80 % ; et 48 % de la population y est étrangère, selon les chiffres de notre collègue député Mansour Kamardine.

L'application du contrat d'intégration républicaine (CIR) à Mayotte a déjà été repoussée une première fois, en 2017, au 1 er janvier 2020. L'article 76 decies prévoit un nouveau report au 1 er janvier 2022. Un tel décalage reviendrait à exclure environ 6 000 primo-arrivants du bénéfice de notre dispositif d'intégration.

L'État doit être mis devant ses responsabilités pour qu'il se donne les moyens de ses ambitions d'intégration à Mayotte : n'abaissons pas nos exigences d'intégration sur ce territoire ! Ces difficultés d'application de la loi proviennent avant tout de l'incapacité de l'État à gérer le flux migratoire à Mayotte, comme dans l'Hexagone. Je vous propose donc d'adopter un amendement de suppression de l'article 76 decies .

L'amendement n°1 est adopté.

En conséquence, la commission a décidé de proposer au Sénat de supprimer l'article 76 decies .

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Réunie à nouveau le jeudi 21 novembre 2019, sous la présidence de M. Vincent Éblé, président, la commission, après avoir pris acte des modifications apportées par l'Assemblée nationale, a confirmé sa décision de proposer au Sénat de ne pas adopter les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration » et d'adopter sans modification l'article 76 nonies . Enfin, elle a confirmé sa décision de proposer au Sénat de supprimer l'article 76 decies .

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