CONCLUSION

De l'avis de la plupart des spécialistes de ce sujet, le FEDef pourrait, s'il prospère, constituer un tournant majeur pour la défense européenne. Mais pour cela, il faut que l'élan créé par l'initiative de la Commission européenne ne soit pas brisé par la réduction immédiate des ambitions. A travers ce dossier, c'est la volonté d'accéder à une véritable autonomie stratégique européenne qui se mesure. Cela explique pourquoi le Sénat appelle le Gouvernement à défendre cette ambition, et les crédits qui l'expriment.

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 5 février 2020, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission a procédé à l'examen du rapport de M. Cédric Perrin et du texte sur la proposition de résolution européenne sur la proposition de Règlement du Parlement Européen et du Conseil établissant le Fonds européen de la défense COM-2018-476 final.

M. Christian Cambon, président. - Notre programme de ce matin nous amène d'abord à nous prononcer sur la proposition de résolution européenne relative au Fonds européen de défense ; puis nous avons deux auditions importantes, celle de Jean-Pierre Chevènement, en prévision du déplacement de notre commission à Moscou, et celle du chef d'état-major des armées, sur le bilan et les perspectives de l'opération Barkhane.

De plus, nous entendrons, cet après-midi, Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France, sur l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (CETA), dans le cadre d'une audition commune avec la commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes.

M. Cédric Perrin, rapporteur. - Nous revenons aujourd'hui, avec la proposition de résolution européenne qui nous est soumise, sur un sujet de la plus grande importance : le Fonds européen de la défense (FEDef) et, par ce biais, la question de l'autonomie stratégique européenne.

Je veux tout d'abord saluer le travail de nos deux collègues au sein de la commission des affaires européennes, Gisèle Jourda et Cyril Pellevat, auteurs de la proposition de résolution qui a été adoptée hier après-midi par cette commission. Nous avons pu échanger en amont sur ce sujet, de façon à avoir une démarche pleinement coordonnée, afin que le Sénat s'exprime d'une seule voix, forte.

La proposition de résolution que nous examinons s'inscrit en effet pleinement dans la suite des travaux de notre commission, et plus particulièrement du rapport de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret sur la défense européenne. Ce rapport nous présentait de façon détaillée le fonctionnement du FEDef et les enjeux de sa création et de son financement.

Je rappellerai brièvement ces enjeux : il s'agit de favoriser la consolidation d'une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne. Le FEDef est un dispositif de cofinancement de recherche et technologie (R&T) et de recherche et développement (R&D) en matière de matériels de défense.

Le FEDef a trois caractéristiques principales.

En premier lieu, il a un effet accélérateur de l'investissement en matière d'industrie de défense, puisqu'il suscite un effet de levier sur des projets stratégiques. En effet, pour bénéficier du financement européen, les États membres, c'est-à-dire leurs entreprises, doivent eux-mêmes investir. Il s'agit pour l'essentiel d'un cofinancement et non pas d'une logique de financement complet, comme cela peut être le cas dans les programmes d'études amont français.

En second lieu, c'est un agrégateur de partenaires issus de différents États membres ; pour être éligible au FEDef, un projet doit regrouper des entreprises issues d'au moins trois États membres.

En troisième lieu, enfin, le financement favorise les projets qui répondent aux priorités définies de la coopération structurée permanente (CSP) en matière de défense et qui associent les PME et ETI, avec un bonus de financement en fonction de la part des PME et des ETI dans le projet candidat.

Un des intérêts de cette approche révolutionnaire - c'est la première fois que l'Union européenne finance directement des actions dans le domaine de la défense - consiste à associer des pays qui n'ont pas, pour l'instant, de BITD forte. Avec la nécessité d'avoir au moins trois pays et l'incitation à associer des PME, le dispositif permet d'intégrer progressivement des pays sans grandes entreprises de défense dans des projets majeurs.

Je ne serai pas plus long sur ce dispositif, afin d'en venir à l'objet principal de la proposition de résolution, qui est la question du financement. La proposition initiale de la Commission européenne, validée sur ce point par le Parlement européen, était de doter le FEDef de 13 milliards d'euros, en euros courants, sur la période 2021-2027. Ce chiffre correspond à environ 11,5 milliards d'euros en euros constants de 2018.

Toutefois, la présidence finlandaise du Conseil a présenté une proposition de financement affectant seulement 6 milliards d'euros pour le FEDef sur la période. C'est une remise en cause majeure du projet, puisqu'elle reviendrait à réduire de moitié les crédits. Outre le niveau des crédits lui-même, ce montant envoie aussi un signal politique, qui revient à déjuger la Commission quant à la nécessité de défendre et de promouvoir l'autonomie stratégique européenne, notamment en matière de défense.

Cette proposition à six milliards est donc inacceptable, et il est essentiel que le Sénat exprime la position du Parlement français sur ce point.

Certains analystes diront peut-être que 6 milliards d'euros, ce n'est pas rien ; certes, mais il faut se souvenir que nous parlons d'une enveloppe pluriannuelle courant sur sept ans - de 2021 à 2027 - ; cela revient donc à moins de 1 milliard d'euros par an.

Rappelons, pour mettre ces chiffres en perspectives, les ordres de grandeur des dépenses de R&T, R&D et achats d'équipements, en particulier dans le contexte du Brexit. Les États-Unis dépensent chaque année environ 160 milliards. Dans le même temps, l'Union à vingt-huit dépensait 40 milliards, soit quatre fois moins. Sur ces 40 milliards, un quart environ correspond à l'effort britannique, un quart à l'effort français, et les 20 milliards restant aux vingt-six autres pays.

On le voit bien, le Brexit rend indispensable un effort plus important des autres pays de l'Union. Le FEDef amorce cette dynamique, mais revoir ses crédits à la baisse, c'est briser un élan qui commence tout juste. Nous devons l'éviter, c'est pourquoi la proposition de résolution appelle le Gouvernement à défendre la position initiale de 13 milliards d'euros courants. De ce point de vue, je me réjouis que la rédaction de nos collègues de la Commission européenne reprenne les positions exprimées par notre commission début décembre, en affirmant que cette réduction à 6 milliards « serait un contresens politique, [...] un contresens économique et un contresens stratégique ».

Outre la question fondamentale du montant des crédits du FEDef, la proposition de résolution aborde plusieurs autres aspects. Je voudrais revenir plus particulièrement sur trois d'entre eux, qui sont en droite ligne avec les positions traditionnelles de notre commission.

Premier point, la proposition de résolution réaffirme notre position constante sur les programmes d'armements : ceux-ci doivent être guidés par l'efficacité industrielle et la bonne adéquation aux besoins opérationnels de nos armées, et non par la logique du retour industriel, qui a fait tant de mal aux grands programmes européens par le passé, l'exemple le plus fameux étant naturellement les difficultés de l'A400 M. De ce point de vue, l'approche de la Commission européenne est intéressante, car elle fixe, parmi les critères de choix des candidats, la contribution du projet à l'autonomie stratégique européenne. Il y a donc une légitime préoccupation d'efficacité stratégique de la dépense. D'autre part, l'originalité du dispositif est d'agréger les pays participants en amont, dans la constitution du projet. Pour être retenu, le projet devra être jugé meilleur que les projets concurrents. Il ne suffira donc pas d'additionner des pays participants pour recevoir les crédits.

Deuxième point : la préférence européenne. Cela avait été clairement écrit par Hélène Conway-Mouret et Ronan Le Gleut dans leur rapport, mais il est toujours utile de le répéter : il n'est pas question que l'argent des contribuables européens bénéficie à la recherche et au développement d'entreprises non européennes. Cela semble évident, mais cela va assurément mieux en le disant...

Le FEDef prévoit essentiellement deux cas dans lesquels des entreprises de pays tiers pourront bénéficier de ces crédits : le cas des pays associés à l'Union européenne, dans le cadre de l'Espace économique européen (EEE) ; et le cas des entreprises dont la participation est nécessaire « à condition qu'elle ne compromette pas les intérêts de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité ». À cette fin, trois garanties sont exigées par le règlement sur le FEDef : l'obligation pour l'entreprise de garantir la sécurité de ses approvisionnements, l'interdiction pour l'entreprise de faire sortir les droits de propriété intellectuelle de l'Union ou de les faire rentrer dans le champ d'un système de protection extérieur à l'Union, à l'instar du dispositif américain ITAR, et l'interdiction de faire sortir de l'Union des informations classifiées.

Troisième sujet sur lequel je souhaitais insister : la place particulière du Royaume-Uni. J'ai rappelé le poids aujourd'hui considérable du Royaume-Uni dans l'industrie de défense européenne - 10 milliards par an. Nous ne pouvons pas présumer de ce que donneront les difficiles négociations à venir entre l'Union et le Royaume-Uni, mais il est en tout état de cause important de rappeler que le Royaume-Uni est et devra rester un partenaire de premier plan en matière de défense et de sécurité. Naturellement, à l'impossible nul n'est tenu, et nous ne pourrons pas empêcher les Britanniques d'affaiblir ce lien, s'ils le souhaitent, mais il faut tâcher de l'éviter, dans l'intérêt du Royaume-Uni et des Vingt-sept.

La proposition de résolution évoque la nécessité de « maintenir une coopération solide, étroite et privilégiée en matière de défense et de sécurité entre l'Union et le Royaume-Uni ». C'est une affirmation utile, mais notre commission était allée sensiblement plus loin, voilà quelques mois, dans le rapport sur la défense européenne, visé du reste par la proposition de résolution, en souhaitant qu'un « statut spécifique puisse être réservé au Royaume-Uni du point de vue du FEDef, et plus généralement des questions de sécurité et de défense de l'Europe ».

Il me semble opportun de réaffirmer la position de notre commission sur ce point, et je vous présente donc un amendement en ce sens. Cet amendement COM-1 tend à compléter l'alinéa 54 de la proposition de résolution par les mots « juge à cet égard nécessaire qu'un statut spécifique puisse être réservé au Royaume-Uni pour la participation aux actions financées par le Fonds européen de la défense ».

En effet, notre commission a exprimé à plusieurs reprises, notamment au travers du rapport précité Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique, la nécessité de réserver un statut spécifique au Royaume-Uni en matière de défense et de sécurité, plus particulièrement en ce qui concerne la dimension capacitaire. Il importe de rappeler cette position concernant le FEDef.

Au vu de ces éléments, je vous propose d'adopter la proposition de résolution, afin qu'elle puisse exprimer le large consensus dont le FEDef fait, me semble-t-il, l'objet au Sénat.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je remercie Gisèle Jourda de son initiative au sein de la commission des affaires européennes, car il me semble nécessaire que nous allions dans le sens des positions que nous avons déjà exprimées l'année dernière au sein de notre commission. Je voterai donc pour cette proposition de résolution européenne. Le Parlement doit dénoncer cette remise en cause très forte du FEDef, qui est important pour la souveraineté européenne.

Je veux également soutenir l'instauration d'un statut particulier pour le Royaume-Uni, comme Cédric Perrin le préconise. Si ce fonds européen était ouvert à des pays tiers, les États-Unis ont déjà signalé qu'ils seraient intéressés, et on peut penser qu'Israël se manifesterait également. Il faut donc bien spécifier, au travers de ce texte, que l'ouverture attendue vise spécifiquement le Royaume-Uni, via un statut particulier.

Cela dit, ne risque-t-on pas d'ouvrir la voie à des résolutions européennes relatives à toutes les lignes budgétaires ? La diminution de ce fonds est liée, malheureusement, au retrait du Royaume-Uni et la disparition de 15 % du PIB européen ainsi induite aura nécessairement un impact budgétaire sur tous les secteurs. Donc, faisons attention à ne pas défendre de façon sectorielle chaque pré carré.

Mme Gisèle Jourda. - Je remercie Cédric Perrin de son exposé sur notre proposition de résolution européenne. Je ne peux que soutenir son amendement, qui vise à revenir à la rédaction initiale du texte, que nous avons soumise hier à la commission des affaires européennes. C'est pour ne pas risquer de gêner le négociateur Michel Barnier que cette commission a adopté hier une rédaction amendée. La défense européenne et le FEDef sont au coeur de nombreux rapports et textes parlementaires et ils représentent un enjeu majeur pour l'Europe, sur laquelle planent de nombreuses menaces, dont celle du terrorisme : nous avons souhaité rappeler les étapes de cheminement dans les visas.

L'amendement s'inscrit donc dans la droite ligne du rapport de Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret.

Par ailleurs, la commission des affaires européennes a adopté la semaine dernière par une proposition de résolution européenne relative au cadre pluriannuel, qui mentionne la réduction des crédits alloués à la politique agricole commune (PAC) et au domaine spatial, ce qui répond aux craintes exprimées par Hélène Conway-Mouret.

M. Pascal Allizard. - Je voterai pour cette proposition de résolution européenne, que j'ai soutenue, hier, devant la commission des affaires européennes. Deux motifs ont incité cette commission à amender le texte.

D'une part, elle souhaitait éviter d'ajouter une contrainte supplémentaire au négociateur Michel Barnier dans le règlement de la sortie du Royaume-Uni.

D'autre part, elle se demandait si, dans le cadre de nos relations avec l'Allemagne, nous n'aurions pas intérêt à travailler plus dans le sens des accords de Lancaster House ; ainsi, plutôt que de privilégier, en matière de défense, une relation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, ne serait-il pas plus opportun de renforcer les rapports entre la France et le Royaume-Uni, afin de peser plus efficacement, ensuite, dans nos relations avec l'Allemagne ? Tel était le sens de la suppression de la phrase que l'amendement vise à réintroduire.

Sur le fond, évidemment, nous sommes tous d'accord pour garder des relations privilégiées avec le Royaume-Uni sur ce sujet.

M. Richard Yung. - On parle d'un statut spécifique, qui passera sans doute par un accord bilatéral entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Pour ma part, je pense qu'il faut conserver la dimension européenne de cette relation, car notre discussion, si elle concerne précisément le FEDef, va au-delà : il s'agit de politique européenne de défense. Pour aider le négociateur Michel Barnier et le protéger, nous pourrions insister sur le fait que la coopération spécifique avec l'Union européenne doit se faire « dans le cadre des intérêts industriels et technologiques de l'Union européenne ». Je propose donc cet ajout à la fin de l'amendement.

M. Pierre Laurent. - Nous ne soutenons pas cette proposition de résolution européenne, je l'ai déjà indiqué hier à la commission des affaires européennes. En effet, elle est rédigée comme s'il était évident que la montée en puissance du FEDef allait servir l'autonomie stratégique européenne, mais on ne voit pas venir cette autonomie et beaucoup de questions demeurent.

J'ai déjà eu l'occasion de préciser ce que je pense des rapports entre l'ambition de défense européenne et l'OTAN. Nous allons ainsi participer, au printemps, à des manoeuvres de l'OTAN - les plus grandes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale - explicitement dirigées contre la Russie ; je pourrais citer d'autres exemples.

Il y a, en Europe, des pays qui ne veulent pas d'autonomie stratégique et la proposition de résolution européenne n'éclaircit pas cette question. On évoque l'autonomie stratégique européenne sans jamais la définir ; cela pose problème. Par exemple, les Européens n'ont pas été capables de dire quelque chose de fort sur l'annonce américaine relative à la Palestine, mais on continue de parler d'autonomie stratégique européenne.

En matière d'industrie de défense, nous nous dirigeons vers un accroissement des dépenses militaires et vers une intégration plus forte de nos industries de défense sans que soient levées ces ambiguïtés.

Nous ne voterons donc pas cette proposition de résolution européenne.

M. Cédric Perrin, rapporteur. - En réponse à Pascal Allizard, il ne faut pas se faire d'illusion sur ce sujet ; le Royaume-Uni sait qu'il est l'une des rares puissances européennes à pouvoir nous accompagner en opérations extérieures et l'un des deux plus gros investisseurs en matière de défense, et ils ne se priveront pas de le faire valoir lors des négociations.

Pour ce qui concerne les relations avec l'Allemagne, l'amendement montre aussi que ce pays n'est pas notre seul partenaire ; nous pouvons aussi avoir intérêt à travailler avec les Britanniques sur certains dossiers. Cela dit, effectivement, il ne faut pas pour autant être naïf ; les Britanniques sont tout à fait conscients de notre intérêt à travailler avec eux.

Monsieur Yung, nous sommes ici au Sénat français et non dans une institution européenne ; à ce titre, nous nous exprimons sur les objectifs du FEDef et sur les principaux partenaires avec lesquels nous voulons travailler, même si nous conservons à l'esprit la perspective européenne globale.

Madame Hélène Conway-Mouret, la PAC présente sans doute une problématique similaire, mais cela ne rentre pas dans le champ de notre commission.

Enfin, je partage pour partie les propos de Pierre Laurent sur l'autonomie stratégique européenne ; mais y a-t-il une alternative ? En outre, la BITD représente 200 000 emplois en France, ce n'est pas négligeable ! Il faut donc consolider cette base et, pour cela, le FEDef doit être mis en avant. Je rappelle que sur les 40 milliards d'investissements européens annuels dans la défense, la France représente 10 milliards. Les enjeux des 13 milliards du FEDef pour notre BITD sont donc importants.

M. Christian Cambon, président. - Nous passons maintenant à l'examen de l'amendement.

EXAMEN DU TEXTE DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

Article unique

M. Christian Cambon, président. - L'amendement COM-1 a déjà été présenté.

L'amendement COM-1 est adopté.

La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission, le groupe CRCE et M. Stéphane Ravier votant contre.

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