C. UNE APPLICATION PRUDENTE PAR LES JURIDICTIONS

Quelques-unes des décisions rendues par les juridictions en application de l'article 7 de l'ordonnance n° 2020-596 du 20 mai 2020 ont retenu l'attention des médias et du grand public, certains s'opposant par principe à ce qu'un dirigeant d'entreprise soit autorisé, généralement par l'intermédiaire d'une société, à reprendre son entreprise en difficulté au lieu de mettre en oeuvre un plan de redressement avec continuation d'activité.

Un examen attentif de la jurisprudence montre toutefois que les tribunaux ont fait un usage prudent de cette possibilité, le plus souvent avec l'assentiment des organes de la procédure, des salariés et du parquet . Les jugements sont rendus au vu de l'ensemble des circonstances de chaque espèce, en comparant les prix proposés par les repreneurs, le périmètre des activités et le nombre d'emplois repris, les capacités financières des repreneurs et la viabilité de leur projet pour l'entreprise, le contexte social au sein de celle-ci, ainsi que le comportement passé des dirigeants.

Prenons l'exemple du groupe Ymagis , spécialisé dans la fourniture de services et de technologies numériques pour l'industrie du cinéma, dont six sociétés avaient été placées en redressement judiciaire par jugements du tribunal de commerce de Paris rendus le 30 juin 2020. Deux offres de reprise avaient été présentées, l'une par la société J.M.S. détenue à 99 % par le président directeur général de la société faîtière du groupe Ymagis, l'autre par la société Sylicone RGB.

Les deux offres étaient très proches quant au périmètre des activités reprises et au nombre d'emplois préservés, avec néanmoins un léger avantage pour celle de la société J.M.S. Le prix proposé par cette dernière (700 000 euros) était également supérieur à celui proposé par son concurrent (507 007 euros) ; dans l'un et l'autre cas, ce prix était faible eu égard aux actifs repris et très insuffisant pour assurer l'apurement du passif des sociétés en redressement (plus de 91 millions d'euros). Les deux offres étaient jugées fragiles par les administrateurs eu égard aux besoins financiers prévisibles et à la situation du marché, mais J.M.S. disposait d'un avantage tiré de « la connaissance du groupe et de l'ensemble de ses activités » (selon les administrateurs) ainsi que de la « connaissance du marché » (selon le juge-commissaire). Les représentants des salariés ayant, de leur côté, exprimé leur préférence pour l'offre de J.M.S. et le ministère public s'en étant remis à la sagesse du tribunal, celui-ci a finalement retenu l'offre de la société contrôlée par le dirigeant en place 15 ( * ) .

À l'inverse, dans le cas de la société Camaïeu , le tribunal de commerce de Lille a retenu l'offre présentée par la Financière immobilière bordelaise plutôt que celle d'un consortium dont faisait partie le dirigeant de Camaïeu, en raison principalement de l'opposition du comité social et économique à cette dernière offre (justifié notamment par le nombre légèrement plus faible d'emplois repris), et alors même que les administrateurs, les mandataires, les contrôleurs et le parquet plaidaient en faveur de l'offre du consortium 16 ( * ) .

Le tableau ci-après synthétise les principales caractéristiques des offres présentées au cours de quelques procédures qui ont eu un retentissement particulier au cours des derniers mois, et où le tribunal a ordonné la cession de tout ou partie de l'entreprise en difficulté à l'un de ses dirigeants (ou à une personne morale contrôlée au moins partiellement par ce dirigeant) 17 ( * ) . Ce tableau ne présente qu'un aperçu très schématique de chaque dossier : le nombre d'emplois repris ne dit rien, par exemple, de la viabilité à moyen terme du projet du repreneur, sur laquelle l'avis des administrateurs, du juge-commissaire et du parquet fournit en revanche des indications.

Synopsis des offres de reprise présentées dans quatre affaires concernant des entreprises en redressement judiciaire

Alinéa

Offre présentée indirectement par le dirigeant (seule offre globale)

20 918 752 €

865 (sur 1 895)

Favorable

Favorable

Favorable

Réservé

Favorable

Favorable

OFFRE ACCEPTÉE

Source : commission des lois du Sénat

Ymagis

Offre concurrente

500 007 €

702

Défavorable

Défavorable

Défavorable

Défavorable

N.A.

Sagesse

Offre rejetée

Offre présentée indirectement par le dirigeant

700 000 €

740

Favorable

Défavorable

Favorable

Favorable

N.A.

Sagesse

OFFRE ACCEPTÉE

Camaïeu

Offre concurrente

2 €
+ stocks

2 750

Défavorable

Défavorable

Favorable

Favorable

Défavorable

Défavorable

OFFRE ACCEPTÉE

Offre présentée indirectement par le dirigeant

2 000 002 €
+ stocks

2 516

Favorable

Favorable

Défavorable

Défavorable

Favorable

Favorable

Offre rejetée

Orchestra-Prémaman

Offre concurrente

26 000 000 €

2 242 en France

3 485 dans le monde

Défavorable

Réservé

Défavorable

Favorable

N.A.

Réservé

Offre rejetée

Offre présentée indirectement par le dirigeant

35 500 000 €

2 136 en France

3 769 dans le monde

Favorable

Réservé

Favorable

Défavorable

N.A.

Réservé

OFFRE ACCEPTÉE

Prix offert

Nombre d'emplois maintenus (directs et indirects)

Avis des administrateurs judiciaires

Avis des mandataires judiciaires

Avis du juge-commissaire

Avis des représentants des salariés

Avis des contrôleurs

Avis du ministère public

Issue

Par ailleurs, il est intéressant de constater que, dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire ouverte au bénéfice de quatre sociétés du groupe BVA (connu en particulier pour son activité de sondages), alors même que le tribunal avait été requis par le ministère public d'examiner l'offre d'une société présidée par le dirigeant du groupe, c'est une autre offre qui a été retenue par jugement du 15 septembre 2020, le tribunal ayant considéré que l'offre concurrente présentait de meilleures garanties quant à la continuité de l'activité à moyen terme, aux droits des salariés (grâce aux engagements pris en matière d'augmentation de salaire, d'intéressement et d'actionnariat salarié) et à l'apurement du passif (malgré un prix de cession apparemment moins élevé, mais grâce aux engagements pris en matière de charges augmentatives 18 ( * ) et à la non-déclaration des créances du repreneur sur le débiteur). Les avis exprimés à l'audience étaient partagés, les administrateurs et mandataires judiciaires, les membres du comité social et économique et le contrôleur se déclarant favorables à l'offre du dirigeant, tandis que le juge-commissaire plaidait en sens contraire. Quant au parquet, malgré sa requête initiale, son avis formulé à l'audience penchait plutôt pour l'offre concurrente, en dépit du « point négatif » tenant à l'absence d'adhésion des salariés 19 ( * ) .

Depuis, il ressort d'informations de presse que le ministère public a fait appel de la décision du tribunal, avec le soutien du comité social et économique 20 ( * ) , ce qui est la meilleure preuve qu'une offre présentée par un dirigeant en place peut apparaître, dans certaines situations, comme la solution la mieux à même de répondre aux intérêts des salariés comme aux exigences de l'ordre public économique .


* 15 Tribunal de commerce de Paris, 2 octobre 2020, n° 2020031869.

* 16 Tribunal de commerce de Lille, jugement précité.

* 17 Outre les deux jugements précités, voir Tribunal de commerce de Montpellier, 19 juin 2020, n° 2020005729 et Tribunal de commerce de Marseille, 14 septembre 2020, n° 2020L01979.

* 18 Les charges augmentatives du prix s'entendent de prestations supplémentaires incombant en principe au vendeur en qualité de propriétaire, et imposés par lui à l'acquéreur dans l'acte de vente. En l'espèce, il s'agissait de la reprise de congés payés et du versement de sommes restant dues à la suite de l'acquisition de deux filiales du groupe BVA.

* 19 Tribunal de commerce de Toulouse, 15 septembre 2020, n° 2020F01218.

* 20 « Ce recours du procureur, c'est l'appel de l'espoir », entretien avec Ludovic Briey, secrétaire du CSE, La Dépêche du Midi , 12 novembre 2020.

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