N° 359

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 février 2021

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi (procédure accélérée) autorisant la ratification de l' accord portant extinction des traités bilatéraux d' investissement entre États membres de l' Union européenne ,

Par M. Philippe FOLLIOT,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Olivier Cigolotti, Robert del Picchia, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Cédric Perrin, Gilbert Roger, Jean-Marc Todeschini , vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Philippe Paul, Hugues Saury , secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, Gérard Poadja, Mme Isabelle Raimond-Pavero, MM. Stéphane Ravier, Bruno Sido, Rachid Temal, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard, Richard Yung .

Voir les numéros :

Sénat :

273 et 360 (2020-2021)

L'ESSENTIEL

Dans son arrêt du 6 mars 2018 - dit arrêt « Achmea » -, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a jugé que les clauses d'arbitrage entre États et investisseurs, présentes dans les traités bilatéraux d'investissement conclus entre États membres, étaient contraires au droit de l'Union.

Pour mettre en oeuvre cet arrêt, la France et vingt-deux autres États membres ont signé, le 5 mai 2020, un accord portant extinction desdits traités. Cet accord met donc un terme aux traités bilatéraux d'investissement conclus par la France avec d'autres États membres de l'Union européenne, ainsi qu'à l'ensemble des traités bilatéraux d'investissement intra-européens liant les autres États membres signataires.

Le présent accord contient des dispositions relatives aux procédures d'arbitrage intentées sur le fondement de ces traités bilatéraux, qui ne pourront plus être invoqués pour initier de nouveaux contentieux. En revanche, les procédures d'arbitrage intentées et réglées avant le 6 mars 2018 ne seront pas affectées.

L'accord instaure des mesures transitoires pour les différends faisant l'objet de procédures d'arbitrage en cours. Ces procédures pourront, sous conditions, être réglées à l'amiable dans le cadre d'un mécanisme ad hoc de dialogue structuré, ou être tranchées par les juridictions nationales des États mis en cause.

À la lumière de ces éléments, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a adopté ce projet de loi , dont le Sénat est saisi en premier.

I. LES CONSÉQUENCES DE L'ARRÊT ACHMEA POUR LES INVESTISSEMENTS RÉALISÉS AU SEIN DE L'UNION EUROPÉENNE

Afin d'offrir une protection renforcée aux investissements réalisés à l'étranger par nos entreprises, la France a conclu une centaine d'accords bilatéraux de protection des investissements avec, le plus souvent, des pays en développement désireux d'attirer sur leur sol des investissements directs étrangers (IDE), parmi lesquels des États d'Europe centrale et orientale qui ont, depuis, intégré l'Union européenne (UE) 1 ( * ) .

Pour prémunir les entreprises contre tout risque de nature politique, ces accords prévoient, d'une part, que le pays hôte réservera un traitement juste et équitable aux investisseurs de l'autre partie, et d'autre part, un accès à un mode alternatif de règlement des différends tel que l'arbitrage, généralement placé sous l'égide du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) ou du Règlement d'arbitrage de la commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI).

A. LES ÉLARGISSEMENTS DE L'UNION EUROPÉENNE ONT REMIS EN CAUSE LES TRAITÉS BILATÉRAUX D'INVESTISSEMENT CONCLUS ENTRE ÉTATS MEMBRES

1. Des traités bilatéraux dénoncés par les nouveaux États membres, avec le soutien de la Commission européenne

L'adhésion des pays précités à l'UE, postérieure à la conclusion desdits accords, a inévitablement soulevé la question de la compatibilité des accords d'investissement avec le droit de l'Union. Aussi la République tchèque a-t-elle, pour la première fois, remis en cause la conformité au droit européen d'un accord bilatéral conclu avec les Pays-Bas, qui a servi de fondement à une procédure d'arbitrage intentée à son encontre par l'entreprise néerlandaise Eastern Sugar B.V .

D'autres États membres, principalement d'Europe de l'Est - qui sont les plus fréquemment mis en cause dans le cadre de contentieux investisseur-État intra-européens -, ont également dénoncé la compatibilité des traités bilatéraux d'investissement avec le droit de l'UE, qui, selon eux, ont cessé d'exister avec leur adhésion à l'Union.

La Commission européenne a pris position en faveur de ces États, faisant valoir que ces accords n'avaient plus lieu d'être au sein du marché intérieur. Elle est ainsi intervenue en qualité d' amicus curiae dans le cadre de plusieurs contentieux opposant des États membres à des investisseurs, et a envisagé des solutions alternatives au mécanisme de règlement des différends prévu par les accords bilatéraux intra-UE, afin d'en obtenir le démantèlement.

Ses démarches n'ont pas obtenu les effets escomptés compte tenu des divisions entre les États membres sur ce sujet ; seuls quelques accords ont été volontairement dénoncés.

Fin 2019, le nombre de litiges entre États membres et investisseurs intra-UE était d'environ 150 ; plus de la moitié de ces contentieux ont été engagés sur le fondement des traités bilatéraux d'investissement (TBI). Il apparaît que ces litiges opposent, le plus souvent, des États membres issus des derniers élargissements de l'Union européenne (République tchèque, Pologne, Hongrie, Slovaquie, etc. ) à des investisseurs originaires des pays de l'« Europe des 15 » (en particulier les Pays-Bas, le Luxembourg et la France). Il est à noter qu'à ce jour, la France n'a jamais agi en qualité de partie défenderesse dans le cadre d'un contentieux engagé sur le fondement de ces accords qui, par ailleurs, ont été invoqués à une quarantaine de reprises par des investisseurs français contre des pays tiers à l'Union européenne.

2. La Cour de justice de l'Union européenne a consacré le principe de primauté du droit de l'Union...

En 2015, la Commission européenne a décidé de relancer les démarches préalables à l'introduction de recours en manquement engagées contre les États membres disposant toujours d'accords d'investissement intra-européens. À cette fin, des demandes d'information ( « EU Pilot » ) ont été transmises à 21 États membres, dont la France, alors que 5 autres États membres qui avaient déjà franchi cette étape préalable (Autriche, Suède, Roumanie, Slovaquie et Suède) se voyaient notifier des mises en demeure en vue d'une éventuelle saisine de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Toutefois, ces démarches précontentieuses ont été privées d'objet puisque la Cour de Luxembourg a été saisie d'une question préjudicielle l'interrogeant sur la compatibilité des accords bilatéraux de protection des investissements conclus entre États membres, au regard du droit de l'Union.

En effet, après l'ouverture du marché de l'assurance maladie privée réalisée par la République slovaque en 2004, la société néerlandaise Achmea a investi 70 millions d'euros dans le secteur. À la suite du changement de gouvernement intervenu en 2006, diverses mesures ont été adoptées afin de revenir, partiellement, sur la libéralisation de ce marché.

Estimant que ces mesures constituaient une violation du TBI conclu, en 1991, entre les Pays-Bas et la Tchécoslovaquie - à laquelle la République slovaque a succédé -, la société Achmea a formulé une demande d'arbitrage à l'encontre de l'État slovaque tendant à la réparation du préjudice subi.

Après avoir rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la République slovaque au motif que le TBI était incompatible avec le droit de l'Union et ne pouvait, dès lors, pas être appliqué, le tribunal arbitral siégeant à Francfort a fait droit à la demande d'Achmea et a condamné l'État slovaque à lui verser des dommages et intérêts d'un montant de 22 millions d'euros. La République slovaque a contesté cette sentence arbitrale devant diverses juridictions allemandes, jusqu'à la Cour fédérale de justice 2 ( * ) , qui a alors posé trois questions préjudicielles à la CJUE visant à déterminer si le TBI en question était ou non compatible avec le droit de l'UE.

La Cour a fondé la solution retenue sur un raisonnement en trois temps :

- dans un premier temps , elle a examiné l'article 8 du TBI traitant du droit applicable. Elle a relevé que cet article impose au tribunal arbitral de tenir compte du droit de l'État contractant mis en cause - en l'espèce, le droit slovaque -, des dispositions du traité lui-même, ainsi que de tout autre accord pertinent entre les États contractants, des dispositions d'accords spéciaux relatifs à l'investissement et des principes généraux du droit international. Elle en a déduit que le droit de l'UE était applicable par le tribunal arbitral à la fois parce qu'il fait partie du droit slovaque (le droit de l'UE étant intégré aux ordres juridiques nationaux), et parce qu'il résulte de traités auxquels les deux États en cause sont parties ;

- dans un deuxième temps , la Cour a cherché à déterminer si le tribunal arbitral pouvait être considéré comme une juridiction de l'un des États membres au sens de l'article 267 du TFUE, faute de quoi il ne disposait pas de la faculté de poser des questions préjudicielles à la CJUE. D'après elle, tel n'était pas le cas puisque le tribunal n'est ni une juridiction d'un État membre, ni une juridiction commune à plusieurs d'entre eux ;

- enfin, dans un troisième temps , la Cour s'est demandé si le contrôle exercé sur la sentence par les juridictions des États membres était de nature à garantir le respect du droit européen. Elle a estimé que ce contrôle était insuffisant au regard de plusieurs éléments : le fait que le tribunal choisisse son siège et donc l'étendue du contrôle sur la sentence à venir ; le caractère limité du contrôle dans les États de l'Union portant essentiellement sur la validité de la convention d'arbitrage et le respect de l'ordre public ; le nombre de cas très réduit d'annulations de sentences arbitrales en Allemagne qui est réputée favorable à l'arbitrage. Elle en a conclu que ce mécanisme de résolution des différends ne permettait pas de trancher ces litiges tout en garantissant la pleine efficacité du droit de l'Union, alors même que ce droit était applicable.

Ainsi, dans son arrêt du 6 mars 2018 3 ( * ) , la CJUE a jugé que « les articles 267 et 344 TFUE [traité sur le fonctionnement de l'Union européenne] [...] s'opposent à une disposition contenue dans un accord international conclu entre les États membres, [...] aux termes de laquelle un investisseur de l'un de ces États membres peut, en cas de litige concernant des investissements dans l'autre État membre, introduire une procédure contre ce dernier État membre devant un tribunal arbitral, dont cet État membre s'est obligé à accepter la compétence » .

Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)

Article 267

La Cour de justice de l'Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :

a) sur l'interprétation des traités,

b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l'Union.

Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question.

Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour.

Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais.

Article 344

Les États membres s'engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l'interprétation ou à l'application des traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par ceux-ci.

En conséquence, la Cour de Luxembourg a estimé :

- que la clause d'arbitrage de l'accord litigieux prévoyait, de manière explicite, que le différend soit soumis au tribunal arbitral du droit national de l'État membre partie au litige, ce qui incluait nécessairement le droit de l'Union européenne ;

- que le tribunal arbitral devant régler le différend se situait en dehors du système juridictionnel de l'UE et que, n'étant pas une juridiction d'un État membre ou une juridiction commune à plusieurs d'entre eux, il n'avait pas la capacité de saisir la CJUE à titre préjudiciel ;

- et que le contrôle des sentences arbitrales rendues par un tel tribunal était restreint.

Pour toutes ces raisons, la CJUE a considéré, d'une part, que l'autonomie et la pleine efficacité du droit de l'Union européenne n'étaient pas pleinement garanties dans ce contexte, et d'autre part, que la clause d'arbitrage remettait en question le principe de confiance mutuelle sur lequel repose le droit européen, ce qui implique que les juridictions nationales sont réputées impartiales même lorsqu'il s'agit de trancher des litiges entre l'État dont elles relèvent et un ressortissant étranger 4 ( * ) .

3. ...rendant inapplicables les clauses d'arbitrage contenues dans lesdits traités

Il résulte de l'arrêt précité que les clauses d'arbitrage entre investisseurs et États, contenues dans les traités bilatéraux d'investissement conclus entre États membres, sont contraires au droit de l'Union européenne et donc inapplicables.

Aussi les États membres se sont-ils engagés, conformément aux obligations qui leur incombent, à mettre un terme à tous les TBI conclus entre eux, et à prendre des dispositions s'agissant des procédures d'arbitrage entre investisseurs et États intentées sur le fondement de ces traités.


* 1 Depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en 2009, l'Union européenne est compétente pour négocier des accords commerciaux prévoyant des dispositions sur la protection des investissements pour le compte des États membres ; ces États conservent toutefois une compétence résiduelle en la matière.

* 2 Organe suprême en Allemagne de la juridiction en matières civile et pénale. Son siège est à Karlsruhe.

* 3 Cf. affaire C-284/16, République slovaque c/ Achmea.

* 4 À l'inverse, le droit de la protection des investissements repose sur la méfiance à l'égard de juridictions qui pourraient juger les litiges impliquant leur État de façon partiale, d'où le recours à des arbitres.

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