EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 2 JUIN 2021

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M. Laurent Lafon, président . - Nous en venons à l'examen de la proposition de loi déposée par Mme Laure Darcos, visant à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs. Ce texte a fait l'objet d'un avis du Conseil d'État, sollicité par le président du Sénat, et d'une déclaration de procédure accélérée à l'initiative du Gouvernement.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - La proposition de loi propose une réforme d'ampleur des relations entre auteurs et éditeurs, et, plus largement, vise à adapter le monde de l'édition au monde contemporain.

Avant de débuter cette présentation, je précise que la proposition de loi est placée sous les meilleurs auspices. Le président du Sénat a saisi le Conseil d'État, ce qui a donné à Mme Laure Darcos l'opportunité à la fois grisante et épuisante de défendre son texte devant une assemblée générale que l'on imagine conquise.

Le Conseil d'État a rendu un avis extrêmement positif et très précieux, avec de nombreuses propositions d'amélioration de la rédaction, en particulier concernant l'article 5. Par ailleurs, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée sur le texte, ce qui augure d'un heureux dénouement à l'Assemblée nationale.

Le principal objectif de la proposition de loi est d'adapter le monde du livre à l'ère numérique et de rééquilibrer les relations, toujours complexes, entre auteurs et éditeurs, en procédant à des réformes ciblées, très attendues par la profession. Je précise que nous avons organisé de nombreuses auditions et tables rondes, qui ont montré l'excellent accueil réservé à cette initiative.

L'article 1 er propose plusieurs adaptations destinées à assurer le respect de la loi du prix unique - la loi Lang de 1981. Afin d'établir les conditions d'une concurrence équitable entre libraires et plateformes en ligne, des frais de port minimum seront fixés par arrêté ; ainsi cessera l'avantage concurrentiel le plus évident d'Amazon, qui pèse également sur les autres distributeurs en ligne, contraints de s'aligner.

Cet article 1 er propose également de mieux distinguer, sur les sites, livres neufs et livres d'occasion. En effet, cette distinction n'apparaît pas toujours de manière satisfaisante et peut laisser à penser que les livres sont à des prix différents en fonction de l'endroit où ils sont vendus.

Les ventes directes réalisées par les éditeurs seront également régulées pour ne pas laisser subsister, là encore, une ambiguïté sur le prix unique. Enfin, toujours pour assurer le respect de la loi de 1981, le contrôle sera transféré des agents du ministère de la culture à ceux de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), mieux armés pour y procéder.

L'article 2 donne aux collectivités la possibilité d'accorder une subvention pour les librairies indépendantes. Il s'agit d'une simple faculté, qui s'apparente au dispositif de la loi Sueur pour les cinémas.

L'article 3 transpose dans la loi des dispositions de l'accord interprofessionnel du 29 juin 2017 entre le Syndicat national de l'édition (SNE) et le Conseil permanent des écrivains (CPE) qui vient encadrer certaines pratiques de l'édition. Le dernier accord sur le contrat d'édition à l'ère du numérique remontait à mars 2013. Pour l'essentiel, les modifications renforcent les droits des auteurs dans le cas d'une cessation d'activité de l'éditeur, ainsi qu'en encadrant les pratiques de la provision pour retour et de la compensation intertitre. Des dispositions spécifiques sont également créées pour l'édition musicale.

L'article 4 propose d'élargir la saisine du Médiateur du livre aux auteurs et à leurs représentants.

Enfin, l'article 5 adapte le dépôt légal à l'ère numérique. Les responsables de cette opération patrimoniale essentielle - la Bibliothèque nationale de France (BNF), le Centre du cinéma et de l'image animée (CNC) et l'Institut national de l'audiovisuel (INA) - sont actuellement confrontés à des difficultés d'accès sur les parties d'Internet protégées par des mots de passe ou des protections spécifiques. L'article 5 actualise l'état du droit pour offrir les moyens juridiques et techniques de mener à bien cette mission.

Comme vous le constatez, ces dispositions embrassent un champ large, mais cohérent dans sa volonté d'adapter l'édition au monde contemporain.

Avant de conclure, il me revient de vous présenter le périmètre d'application de l'article 45 de la Constitution retenu pour ce texte. Ce périmètre pourrait comprendre : le cadre des relations contractuelles entre éditeurs et auteurs ; les conditions de concurrence dans le secteur du livre entre ventes en ligne et ventes dans les commerces ; la saisine du Médiateur du livre ; les conditions d'octroi d'une aide financière aux librairies indépendantes par les collectivités ; le dépôt légal.

Il en est ainsi décidé.

M. Laurent Lafon, président . - Je donne maintenant la parole à l'auteure de la proposition de loi, Mme Laure Darcos.

Mme Laure Darcos, auteure de la proposition de loi . - Je ne pensais pas être aussi émue... C'est une aventure de plusieurs mois, voire de plusieurs années, sur le point d'aboutir. Les acteurs de ce milieu - un peu comme dans le cinéma - forment une chaîne, et celle-ci ne tient que si tous les acteurs sont solides et en bonne santé.

Je tiens à remercier les deux rapporteures, ainsi que monsieur le président du Sénat qui a permis cette saisine du Conseil d'État ; le moment, devant tous les conseillers du Conseil d'État, est assez impressionnant. Les échanges ont été très denses, notamment au sujet de l'article 5, pour lequel le Conseil d'État a proposé une nouvelle rédaction.

Certains parmi vous seront peut-être saisis par des auteurs concernant cette proposition de loi. Ce texte est le fruit d'un long travail d'équilibre et de négociation entre les acteurs ; aller plus loin serait actuellement très compliqué ; après le rapport de Bruno Racine, qui donnait des pistes sur la rémunération des auteurs, le ministère est en train de rouvrir les négociations avec le professeur Sirinelli. Il faut aller progressivement vers cette évolution et amener les éditeurs à faire des efforts par rapport à leurs auteurs ; le texte de la proposition de loi a - déjà - fait grincer quelques dents chez beaucoup d'éditeurs.

Concernant l'article 1 er , le traitement des marketplace ne fait pas débat. Les livres à l'état neuf et ceux d'occasion étaient présentés sur la même page de vente, avec des prix très différents, ce qui constituait un contournement de la loi Lang.

En ce qui concerne le débat sur les frais d'expédition, j'ai ajouté cette mesure en décembre dernier, avant de déposer la proposition de loi. J'avais été heureusement surprise par le fait que le Gouvernement ait remboursé tous les frais d'expédition des libraires. Les livraisons ont connu un bond incroyable chez les libraires, puisqu'elles représentent plus de 60 % de leurs chiffres d'affaires. Comme l'assure depuis des années le Syndicat de la librairie française (SLF), les libraires n'arrivent pas à développer les livraisons, car les services postaux ne leur permettent pas de bénéficier de tarifs préférentiels.

Concernant les livraisons, la Fnac est obligée de s'aligner sur Amazon, pour qui les frais de port constituent un produit d'appel. La Fnac et les autres fournisseurs sont contraints de s'aligner - soit 1 centime d'euro par livraison. Idéalement, ils aimeraient que les frais d'expédition soient les mêmes pour tout le monde.

Ma mesure, certes, n'est pas idéale, mais elle n'en reste pas moins utile. Contrairement à ce que l'on peut dire, les personnes dans les territoires reculés n'achètent pas majoritairement leurs livres sur Amazon ; elles vont plutôt à l'hypermarché du coin. Ce sont les urbains qui achètent leurs livres sur Amazon. Ma mesure pourrait donc avoir un double effet, en favorisant le retour des personnes dans les librairies.

Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques . - Je remercie Mme Laure Darcos d'avoir déposé cette proposition de loi sur l'économie du livre, qui soutient des acteurs incarnant l'exception culturelle française. Il est complexe, sachant les spécificités nombreuses du secteur, de modifier le cadre règlementaire et législatif ; de l'avis général, cette proposition de loi y parvient, en dépit d'une légère divergence que la commission des affaires économiques exprime concernant l'article 1 er .

Parmi les trois dispositions de l'article 1 er , la commission des affaires économiques s'est concentrée sur la fixation par arrêté d'un tarif plancher des frais d'expédition des livres. L'article part d'un constat que nous faisons tous : la vente en ligne de livres se développe rapidement ; elle atteint aujourd'hui environ 20 % du marché, soit 70 millions de livres par an, et peut représenter un danger pour la pérennité de nos librairies indépendantes.

Comment ces librairies peuvent-elles rivaliser lorsque les plateformes numériques facturent 1 centime d'euro leurs frais d'expédition ? Pour répondre à cette question de rééquilibrage de la concurrence, l'article 1 er propose au ministre de l'économie et à celui de la culture de fixer un tarif plancher. La commission des affaires économiques considère que cette mesure présente d'importants effets de bord qui conduiront, à l'inverse de l'objectif recherché, à renforcer encore la puissance des géants du numérique.

Le premier effet de bord concerne la hausse des prix. Pour un livre vendu 10 euros, la hausse pourrait atteindre 30 % avec un tarif plancher fixé à 3 euros. Je ne suis pas convaincue qu'une hausse des prix supportée uniquement par le consommateur soit un bon signal à envoyer et cela, d'autant que les lecteurs n'habitant pas à proximité d'une librairie ne pourront se rendre en libraire qu'en utilisant leur véhicule, c'est-à-dire en engageant des dépenses supplémentaires.

La commission ne souscrit pas à l'hypothèse de départ, selon laquelle les clients de ces plateformes les délaisseront pour se rendre soit dans une librairie physique, afin d'économiser les frais de livraison, soit sur le site Internet des librairies. Nous pensons que les nouveaux modes de consommation ne vont pas être modifiés par cette hausse des prix, car les consommateurs ne recherchent pas que la gratuité des frais de livraison sur ces plateformes de vente en ligne ; ils sont clients pour d'autres raisons, comme la profondeur de l'offre, la possibilité de réaliser des paniers mixtes, la rapidité de la livraison, les avis des autres consommateurs ou encore les choix proposés par algorithme.

Par ailleurs, les consommateurs qui se rendent sur ces plateformes appartiennent à des catégories plutôt aisées de la population, moins sensibles à la hausse des prix. Si le prix d'un livre passe de 15 à 18 euros, ces 3 euros de différence serviront uniquement à augmenter la puissance financière des géants du numérique. La proposition de loi permettra à ces plateformes, qui n'auront plus à supporter la quasi-gratuité des frais d'envoi et ne perdront pas de clients, de restaurer leurs marges. Si nous ne pouvons anticiper les innovations que cette hausse du chiffre d'affaires permettra de financer, nous pouvons assez facilement imaginer qu'elles ne seront pas une excellente nouvelle pour nos petits commerces.

Ces deux raisons - hausse massive des prix et enrichissement des plateformes sans effet positif pour les libraires - ont conduit notre commission à vous soumettre un amendement de suppression de cette mesure. Nous pensons préférable d'inciter les organisations professionnelles de libraires à négocier des tarifs préférentiels avec les opérateurs postaux. Il faut également encourager l'élaboration d'un cadre international empêchant l'optimisation réalisée par certains acteurs, à l'origine de distorsions de concurrence insupportables.

La discussion que nous aurons en séance la semaine prochaine sera donc l'occasion d'interroger madame la ministre de la culture sur ces difficultés pratiques. Nous nous réjouissons que le Président de la République ait indiqué vouloir avancer sur ce sujet, mais le Gouvernement doit maintenant dépasser le stade des déclarations et nous préciser clairement les modalités opérationnelles.

Nous souhaitions également redire notre attachement au maillage de nos territoires par un réseau de librairies indépendantes. Au-delà de l'aspect économique, il s'agit avant tout d'un enjeu social, qui touche à la diversité culturelle et à une certaine conception du livre en France.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Notre groupe soutiendra sans réserve la proposition de loi de Mme Laure Darcos. Ce texte arrive à point nommé. Cela fait dix ans - le 26 mai 2011 - que nous avions, à l'initiative de M. Jacques Legendre, adopté la loi sur le prix du livre numérique. Depuis cette date, aucun texte législatif n'était venu compléter l'arsenal. La crise sanitaire a mis en lumière certaines fragilités du secteur. Parmi tous les acteurs, j'ai une pensée particulière pour les auteurs et les éditeurs, car, avec l'annulation des différents salons du livre et des manifestations qui permettent habituellement d'exposer les nouveautés, ils sont dans une situation peut-être encore plus difficile que les libraires ; ces derniers reconnaissent d'ailleurs qu'ils ont été substantiellement accompagnés par l'État dans le cadre du plan de relance et aussi par les collectivités territoriales.

Je soutiens sans restriction la proposition concernant le prix unique des frais de port. Il faut que nous en finissions avec cette complaisance naïve à l'égard des plateformes qui ne paient pas d'impôts...

Mme Laure Darcos . - La Fnac en paie !

Mme Catherine Morin-Desailly . - L'enjeu est de préserver notre écosystème et notamment nos librairies ; le maillage sur le territoire perdure, car celles-ci sont fortement accompagnées par l'État et les collectivités. Il nous faut absolument corriger tout ce qui peut apparaître comme un désavantage concurrentiel.

Il s'agit de s'engager dans des politiques volontaristes, en faveur de l'accompagnement, de la modernisation des librairies et de la conception de plateformes de proximité permettant la distribution des livres. À l'époque, quand nous avions auditionné le président du SLF, Matthieu de Montchalin, il y avait un grand projet de plateforme nationale des libraires ; ce projet n'a pas prospéré, mais sans doute que ce type d'initiative est aujourd'hui envisageable localement, par bassin de vie.

Mme Sylvie Robert . - Je suis ravie qu'une proposition de loi s'attaquant à l'ensemble de la chaîne du livre - avec ma proposition de loi en complément - puisse être discutée dans notre hémicycle la semaine prochaine. Dans le contexte des 40 ans de la loi Lang, c'est l'occasion pour nous, parlementaires, de réaffirmer un certain nombre de points.

Notre groupe soutiendra sans réserve cette proposition de loi. Le passage par le Conseil d'État permet de sécuriser un texte complexe, et la procédure accélérée laisse augurer - je l'espère en tout cas - une issue favorable.

Concernant les librairies indépendantes, le rappel de la loi « Sueur » pour les cinémas est très intéressant pour les collectivités territoriales. Par ailleurs, avec l'article 3, l'actualisation du lien entre auteurs et éditeurs est une avancée importante, alors que les relations entre ces deux acteurs sont encore très sensibles et conflictuelles.

Au sujet de l'article 1 er , je rejoins les propos de Mme Catherine Morin-Desailly. Il faut ne plus se laisser dicter les règles par Amazon et toutes ces grandes plateformes. Il faut dire : non ! On peut imaginer des effets de bord, mais il s'agit d'abord d'une question politique. Si on laisse Amazon agir de la sorte, il ne faudra pas s'étonner, à l'avenir, que d'autres champs soient concernés. Le livre n'est pas un bien comme les autres ; c'est une affaire politique, de justice par rapport aux librairies.

C'est une affaire écologique, aussi : on peut commander un Que sais-je ? et se le faire livrer en 24 heures. Et nous examinerons bientôt le projet de loi sur le climat... Si nous voulons être cohérents, il faut arrêter de considérer qu'on peut se faire livrer un livre en 24 heures parce qu'un dimanche soir, on ne sait pas quoi faire et qu'on estime qu'il nous le faut pour le lendemain ! En fait, il ne nous le faut pas pour le lendemain et, justement, le lundi, on peut aller à la librairie d'à côté, où ce ne sera pas un algorithme, mais un libraire qui nous conseillera, et qui nous ouvrira peut-être à d'autres horizons que le livre que l'on cherchait.

Bref, c'est une affaire politique, et je suis assez étonnée qu'on puisse préjuger ainsi des usages. C'est pourquoi mon groupe adoptera sans réserve cette proposition de loi.

Mme Béatrice Gosselin . - Je voulais remercier l'auteure du texte pour le travail effectué. Je sais que c'est un sujet qui lui tient à coeur depuis plusieurs années. Le livre est important dans notre culture, depuis le plus jeune âge et jusqu'à l'extrême vieillesse. L'enfant a besoin dès le départ de baigner dans les livres. Je soutiens donc cette proposition de loi. La fixation d'un prix unique de distribution, à l'article 1, me paraît bienvenue. Ces rouleaux compresseurs commerciaux que sont les plateformes ne doivent pas occulter l'importance du travail du libraire, qui apporte en plus un conseil. Pour elles, le livre est un produit d'appel ! Les libraires doivent prouver eux-mêmes que leur travail essentiel et important dans notre société.

L'article 3 propose d'aider les auteurs. Ce soutien est primordial, quand l'activité commerciale fait défaut ou est en liquidation. Le travail du libraire et celui de l'auteur sont liés : c'est tout le système entier du livre, de l'auteur jusqu'au lecteur, en passant par l'éditeur et les libraires, qui doit fonctionner.

M. Pierre Ouzoulias . - J'aimerais revenir sur le fond. Ce que j'attendais de la commission des affaires économiques, c'est une analyse macroéconomique de la stratégie d'Amazon. À la commission de la culture, nous avons compris le combat que mène Amazon en perdant de l'argent sur le livre : il s'agit de mettre à bas le prix unique du livre ! Amazon considère que c'est à elle de fixer le prix des produits qu'elle vend. Elle déploie un lobbying effréné auprès des institutions européennes pour obtenir l'abandon de cette disposition. Ce que la commission de la culture défend, c'est notre souveraineté nationale : il n'est plus tolérable qu'une entité supranationale non étatique comme Amazon décide de la politique des États. Je souhaite à mon tour exprimer toute ma solidarité à notre collègue parlementaire pour la façon dont elle a été agressée par Amazon. C'est purement scandaleux qu'un groupe puisse traiter comme cela une parlementaire. Clairement, Amazon considère qu'elle fera ses affaires et que ce n'est ni le Sénat, ni encore moins une sénatrice, qui s'y opposera. Ce sont là des choses qu'on ne peut pas entendre. Pour avoir participé à la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, je crois qu'il est temps que nous reprenions notre souveraineté sur ces questions : il s'agit de défendre la République. En défendant le prix unique, nous défendons l'exception culturelle française : tel est le coeur de notre combat. J'aurais aimé de la solidarité de la commission des affaires économiques sur ce point, parce que c'est un sujet capital. Il ne s'agit pas de ristournes ou de droits d'expédition, mais de défendre ce qui est notre spécificité culturelle. Le jour où elle disparaîtra, la France comptera moins en Europe et dans le monde.

M. Thomas Dossus . - Je salue le travail de Mme la rapporteure et celui de notre collègue Laure Darcos sur cette proposition de loi. Nous sommes tous d'accord pour dire que le tissu de libraires en France est exceptionnel et doit être préservé, d'autant que ceux-ci ont connu ces derniers mois un certain nombre de difficultés, avec les confinements et la difficulté que nous avons eue à les faire reconnaître comme commerces essentiels, sans parler de la concurrence directe et très dure des plateformes de vente en ligne.

On a bien vu, quand ils ont pu rouvrir, qu'une partie des Français - une partie seulement, ne tombons pas dans l'angélisme - restent attachés et fidèles à leur librairie de quartier. Ce texte reconnaît le rôle particulier des libraires dans nos villes et nos villages avec une mesure de régulation économique, qui est une mise à jour de la loi Lang, puisqu'elle vient garantir le prix unique du livre. Évidemment, la régulation économique n'est pas du goût de la commission des affaires économiques...

Pourtant, la concurrence des plateformes est très forte, et surtout cynique, comme le montre la manière dont elles ont contourné la gratuité des frais de port avec la livraison à 1 centime. L'autorégulation ne suffit pas toujours, et il faut parfois imposer quelques contraintes fermes, parfois à l'encontre des lois du marché.

Ce texte s'attaque concrètement à un problème de concurrence déloyale, et c'est une excellente chose. La saisine du Conseil d'État s'est avérée plutôt bénéfique, puisqu'elle renforcera la solidité juridique du texte. Les autres dispositions n'appellent pas forcément de remarques de ma part. La possibilité donnée aux communes ou aux EPCI d'accorder des subventions aux libraires en difficulté est de nature à conserver ce réseau dense. Nous sommes favorables à ce texte, et je me réjouis du consensus de notre commission sur la possibilité de faire parfois intervenir le législateur pour réguler l'économie.

M. Max Brisson . - Je n'ajouterai que quelques mots à ceux de Béatrice Gosselin. Outre l'auteure de la proposition de loi et la rapporteure, je tiens à saluer la rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques, qui ne passe pas un moment particulièrement agréable !

Cette initiative sénatoriale fera avancer l'économie du livre. D'autres initiatives aussi, comme l'adaptation du monde du livre au numérique, notamment pour le dépôt légal, ou la possibilité pour les collectivités de soutenir le maillage territorial des librairies. Quarante ans après la loi Lang, le respect du prix unique nous ramène au débat que nous avons. En l'état actuel des choses, chaque commission est aussi dans son rôle. Nous devons aussi entendre un certain nombre des arguments qui sont avancés par la commission des affaires économiques du Sénat. J'espère que le bon sens l'emportera. Pour l'ensemble des membres du groupe Les Républicains de la commission, la ligne constante est que l'économie du livre ne peut pas être soumise exclusivement aux règles du marché. Sinon, il n'y aurait plus depuis longtemps de réseau et de maillage de librairies dans nos territoires. Nous défendons cette exception culturelle, qui consiste à protéger et à défendre la proximité dans le maillage de l'accès à la culture. C'est le rôle du Sénat, aussi, que de défendre la présence dans les territoires des librairies, et de tous les lieux d'accès à la culture. Nous sommes donc solidaires de la proposition de loi, et du rapport.

M. Laurent Lafon, président . - Je salue à mon tour le travail de l'auteure du texte et de notre rapporteure. Ce sujet leur tient à coeur. La présidente de la BnF, Laurence Engel, nous avait dit qu'elle attendait cette proposition de loi, avec un enjeu important pour les archives. L'ensemble du texte est important. Sur l'article 1 er , je trouve également que la position de la commission des affaires économiques s'entend. Le principe posé est important, mais la mise en oeuvre est complexe, et nous n'avons pas la solution. Les questions posées par la commission des affaires économiques sont justifiées, et nous ne devons pas les occulter. Pour autant, il est extrêmement important que nous rappelions ce principe. Nous connaissons l'importance du prix unique pour la préservation de la chaîne du livre. Celle-ci a été attaquée à plusieurs reprises depuis 40 ans, par la vente en supermarché des livres, par le livre numérique, ou plus récemment par les plateformes. La résilience de la chaîne du livre a reposé sur cette notion de prix unique. Or les politiques tarifaires différenciées pour les livraisons sont une façon de contourner le prix unique. Pour nous, préserver ce secteur est comme un acte militant. Notre commission soutient donc ce texte - et Julien Bargeton, qui a dû s'absenter, vient de m'indiquer que son groupe la voterait, aussi.

Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis . - Ce n'est pas une surprise pour moi que la commission de la culture ne soit pas en accord sur ce sujet avec la commission des affaires économiques. Je me réjouis, dans un sens, que ce sujet soit transpartisan, puisque l'amendement de suppression que je vous proposerai a été voté à l'unanimité, sauf une abstention.

Il ne faut pas assimiler la question des tarifs d'envoi à celle de la fiscalité. Nous sommes tous d'accord pour dire que l'optimisation fiscale augmente la capacité financière des acteurs des plateformes, leur permet de proposer la quasi-gratuité des frais d'envoi, et que l'évitement de l'impôt, qui est organisé à une échelle internationale pour des montants considérables, vient à l'appui de cette stratégie commerciale agressive. Cette situation intolérable doit être combattue fermement au niveau international. Il y a eu de récentes avancées dans cette lutte contre l'optimisation fiscale, visant notamment à instaurer un taux minimum d'imposition. Il est urgent de taxer les profits là où ils se trouvent, et de parvenir au plus vite à un accord, au moins au niveau de l'Union européenne ou de l'OCDE.

Nous en sommes tous d'accord, mais la question des tarifs d'envoi est un peu différente. La position de la commission des affaires économiques n'est pas du tout une complaisance naïve vis-à-vis de ces grandes plateformes. Il s'agit plutôt d'éviter un cadeau de 100 millions d'euros à Amazon ! Je suis la première à soutenir nos libraires indépendants, notamment dans mes actes d'achat.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1 er

M. Laurent Lafon, président . - Nous commençons par examiner deux amendements en discussion commune : celui de Mme Berthet, l'amendement COM-18, qui correspond à l'avis de la commission des affaires économiques, et celui de notre rapporteure.

Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis . - Mon amendement supprime la fixation par arrêté ministériel d'un tarif plancher des frais d'envoi. Nous avons sur ce point une divergence principale. Selon nous, les consommateurs qui se rendent sur Amazon ne le font pas simplement parce que la plateforme propose la quasi-gratuité des frais de port ; ils le font également en raison des autres services et atouts. Nous pensons donc que, même si le prix du livre est supérieur à deux euros, les lecteurs resteront chez Amazon, ou renonceront à leur achat. En dehors de quelques acheteurs, nous pensons que cette mesure n'apportera pas de nouveaux clients aux libraires - mais qu'elle entraînera une hausse de la marge des grandes plateformes. Ce lien est d'autant plus mécanique que les achats sur Amazon sont plutôt le fait de clients aisés et urbains, qui accepteront de payer deux euros de plus, somme qui profitera directement à ces grandes plateformes. Selon nous, il y aura donc une hausse des prix, une augmentation de la puissance d'Amazon, et cela risque de pénaliser les lecteurs qui ne vivent pas à proximité immédiate d'une librairie, qu'ils soient ruraux ou urbains. En zone rurale, peu de lecteurs achètent sur Amazon : ils passent surtout par les grandes surfaces. Mais justement, les 12 % qui passent sur Amazon vont soit continuer d'acheter sur Amazon, à un prix plus élevé, soit renoncer à Amazon pour aller en grande surface. Dans tous les cas, les libraires n'auront vraisemblablement pas gagné de clients.

La commission des affaires économiques partage entièrement l'objectif de lutter contre les distorsions de concurrence entre acteurs du commerce. Nous pensons simplement que le moyen ici proposé présente plus d'effets de bord qu'il n'apporte de bénéfices. D'où cet amendement de suppression. La séance publique sera l'occasion d'interroger la ministre et de savoir enfin, au-delà des déclarations d'intentions du Gouvernement, quelles modalités concrètes il souhaite proposer au Parlement.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - Je n'ai pas pris la parole après la discussion générale, parce que j'ai entendu tous vos arguments et que je me suis réjouie du fait qu'ils étaient tous unanimement partagés, notamment par l'auteure de la proposition de loi et la rapporteure que je suis. Mais je vais évidemment répondre à cette demande de suppression de la première partie de l'article 1 er . Je rends hommage au travail de la rapporteure pour avis, et j'ai été ravie de mener ces auditions avec elle. Cette divergence de fond a été discutée entre nous de manière constructive, et elle n'altère en rien l'idée que nous avons tous de réduire la distorsion de concurrence entre les différents acteurs économiques. Je vais donc répondre en allant plus loin dans les arguments, pour que vous les ayez vraiment en tête.

La disposition de l'article 1 er relative aux frais de port est très certainement celle qui fait le plus débat dans cette proposition de loi, comme en témoignent nos échanges. J'étais personnellement sceptique, à l'origine, et partageais quasiment la position de la commission des affaires économiques. Cependant, je n'ai pas peur d'avouer que mon avis a évolué.

Quel impact positif en attendre pour les libraires, qui sont au coeur de la proposition de loi ? Qui supporterait le coût final de l'entrée en vigueur de cette mesure, dont le premier effet est incontestablement d'augmenter les prix ? Le chiffre de 100 millions d'euros, avancé pour chiffrer ce que gagnerait Amazon, ne me convainc pas. Le modèle économique d'Amazon fait du livre un produit d'appel, mais il pourrait bien répercuter le prix des livraisons sur le consommateur. Enfin, comment la création de frais de port peut-elle s'insérer dans la problématique plus large du développement durable et de notre souveraineté économique et culturelle ?

Un impact positif pour les librairies est possible, mais encore incertain, et dépendant de plusieurs facteurs. Comme vous le savez, depuis la loi dite Lang du 10 août 1981, la France vit sous le régime du prix unique du livre. Il s'agit là d'un facteur essentiel de préservation d'un tissu dense de libraires sur notre territoire. Aujourd'hui, seule une promotion de 5 % est possible, et uniquement pour l'achat ou le retrait en magasin.

L'arrivée de grandes plateformes, au premier rang desquelles Amazon, a bouleversé cet équilibre. En proposant une livraison gratuite, ou quasi gratuite, pour contourner la loi de 2014, le géant américain a établi un nouveau standard. Pourquoi sur le seul livre ? Précisément à cause de la loi sur le prix unique : pour les plateformes, il s'agit du seul outil de différenciation, un livre étant identique et de même prix quel que soit l'endroit où il a été acquis.

Aujourd'hui, même si la part de la vente en ligne reste contenue autour de 20 % du total, les libraires estiment subir une concurrence déloyale, et les autres réseaux, comme la Fnac, subir des pertes, car ils sont contraints de s'aligner sur cette pratique - nous avons même entendu parler de distorsion de concurrence, et de dumping, ce qui sont des mots forts... Amazon a en effet construit un outil logistique extrêmement performant, qui mêle ses propres moyens avec des contrats très avantageux passés avec La Poste, Geodis, et d'autres distributeurs. Si l'on ne dispose pas des chiffres de l'entreprise, on suppose qu'Amazon perd de l'argent sur chaque livraison gratuite, mais en gagne grâce aux volumes et aux ventes sur les autres produits.

La proposition de loi vise à fixer un tarif minimum pour les livraisons de livres. Il serait donc mis fin au « zéro euro » de l'abonnement au programme de fidélité, ou au « 1 centime » si vous n'en disposez pas. L'objectif est de ramener les clients vers les libraires, d'une part, et de permettre à ces derniers de proposer la livraison en réduisant le différentiel par rapport à Amazon, d'autre part. L'entreprise américaine ne pourrait plus mettre en avant la livraison gratuite.

Comment cela peut-il s'organiser ? On peut tout d'abord prendre pour acquis que les grandes plateformes de vente fixeront leurs frais de port au tarif minimal de l'arrêté. Il est alors possible de dégager deux grands scénarii. Premier scénario, le libraire ne s'aligne pas sur ce tarif minimum. Ce tarif peut en effet s'établir à un niveau inférieur au seuil de rentabilité de l'envoi. Si par exemple le tarif minimal est de deux euros pour un ouvrage standard, et que le coût supporté par le libraire est de six euros, il doit compenser par une diminution de sa marge sur le prix du livre. Il peut aussi préférer ne pas mettre en place la logistique complexe de l'achat en ligne, qui passe par la création d'un site internet - éventuellement en partenariat avec d'autres libraires - et une manipulation contraignante des ouvrages. Dans ce cas, la loi aura simplement contribué à améliorer les marges des grandes plateformes.

Second scénario, le libraire choisit de s'aligner sur tarif minimal. Dans ce cas, si un acheteur souhaite faire l'acquisition d'un ouvrage et n'est pas en mesure de se déplacer dans une librairie, il consulte le site d'une plateforme en ligne ou d'un libraire. Le prix unique serait majoré du tarif minimal de livraison. À partir de là, l'acheteur dispose de deux options. Première option, l'acheteur choisit de commander en ligne. Le libraire est en mesure d'offrir la même prestation pour le même prix : la concurrence s'exerce alors sur d'autres éléments, comme la qualité de la relation, du site, ou les délais de disponibilités. Il convient cependant de noter que le libraire pourra encore perdre sur la livraison, car il est peu probable que ses coûts réels soient identiques à ceux d'une grande plateforme. Seconde option : l'acheteur préfère bénéficier d'un meilleur tarif, ou bien de conseils supplémentaires, et se déplace chez le libraire. Il renonce donc à l'achat en ligne au bénéfice du commerce de proximité.

Il existe donc deux cas favorables au libraire et au rééquilibrage du marché du livre : l'acheteur privilégie pour commander en ligne le site du commerçant, qui offrira la même prestation au même prix, ou l'acheteur choisit finalement de se déplacer pour bénéficier d'un prix inférieur. À l'heure actuelle, il est très difficile de prévoir l'effet bénéfique ou neutre de cette mesure, je ne vous le cache pas mes chers collègues. Le délai d'inscription de la proposition de loi n'a pas permis de saisir l'Autorité de la concurrence, qui s'est montrée par ailleurs un peu sceptique dans sa réponse écrite. Cependant, l'argument de l'efficacité peut être affiné avec un deuxième point : cette mesure va-t-elle pénaliser les territoires ruraux ?

On pourrait le penser. Pour les personnes les plus éloignées des librairies, la livraison gratuite ou quasi gratuite constitue une manière d'accéder à moindre frais à la culture. Cependant, les clients établis dans des communes de moins de 2 000 habitants n'ont réalisé que 12 % de leurs achats en valeur sur Amazon, soit à peu près le niveau national moyen. En réalité, les habitants des territoires ruraux passent par les libraires et les grandes surfaces, à parts égales - environ 20 % pour chacun. Dans le même sens, sur 100 euros dépensés par les résidents de petites villes - communes entre 2 000 et 20 000 habitants - 8 euros le sont sur Amazon, ce qui est inférieur à la moyenne nationale. Ces clients ne dépendent donc pas de ce site Internet pour se procurer des livres : ils ont bien davantage recours aux grandes surfaces culturelles ou alimentaires, aux librairies et à l'ensemble formé par la vente par correspondance, le courtage et les clubs de livres.

Le constat est identique si l'on regarde les catégories socioprofessionnelles : les moins élevées - ouvriers, employés - recourent à Amazon pour 6 % de leurs dépenses de livres, contre plus de 20 % pour les cadres supérieurs et professions libérales.

On peut donc déduire de ces éléments, certes partiels, que l'achat de livres sur Amazon est surtout le fait de catégories aisées et urbaines, et moins de catégories défavorisées et rurales. Certes, ces dernières sont concernées, mais proportionnellement moins. La mesure envisagée dans la proposition de loi se ferait donc essentiellement ressentir auprès de personnes qui, en raison de leur aisance financière ou localisation géographique, sont les plus à même ou de la supporter sans trop de problèmes, ou, et c'est ce qui est recherché, de se déplacer dans une librairie.

Pour autant, j'entends également les arguments contraires, qui soulignent, à raison, que ce nouveau système pourrait s'avérer in fine favorable aux grandes plateformes, en limitant leurs pertes sur l'envoi d'ouvrages, et qu'en plus de tarifs avantageux, les consommateurs bénéficient également gratuitement de délais de livraison très réduits, parfois même dans la journée. Les libraires ne seront vraisemblablement pas en mesure de proposer un service équivalent. J'entends ces arguments et, pour partie, je les partage. Il faut cependant remarquer qu'Amazon, en particulier, reste opposé à cette disposition, ce qui signifie qu'ils ne doivent pas en attendre trop de bénéfices... Mais des doutes peuvent exister sur la fin d'un service apprécié car gratuit et efficace.

D'où mon troisième et dernier point : comment comprendre cette mesure dans le cadre plus large de nos politiques en faveur de l'environnement et de la souveraineté nationale ? Nous allons bientôt discuter du projet de loi climat...

Je note tout d'abord que la question de la gratuité des frais de port fait débat. Par exemple, nos collègues de la commission du développement durable, Nicole Bonnefoy et Rémy Pointereau, ont récemment publié un rapport consacré au transport de marchandises face aux impératifs environnementaux, une question qui nous préoccupe tous. Leurs propositions n os 35, 36 et 37 demandent l'interdiction de l'affichage de la mention « livraison gratuite » sur les sites de vente en ligne et la publicité portant sur la livraison gratuite, l'information du consommateur sur le coût réel de sa livraison, dans une logique de vérité de prix, et l'affichage du bilan carbone des solutions de livraison. Il y a donc un problème clairement identifié lié au coût social et écologique de livraisons gratuites qui sont en réalité incitatives à la surconsommation.

En rendant le transport d'ouvrages payant, le consommateur prendrait conscience de l'impact sur l'environnement de livraisons successives pour de très petites quantités. La non-gratuité des frais de port pourrait alors être assimilée à la fin de la gratuité pour les sacs en plastique, une mesure également irritante pour les consommateurs, mais qui a fini par être comprise et par entraîner des évolutions des habitudes. Rien n'empêchera au demeurant l'arrêté d'afficher des tarifs dégressifs, voire nuls pour les grandes quantités ou les poids importants.

Enfin, j'ajoute un dernier argument, celui de notre souveraineté économique et culturelle. En établissant comme un standard la gratuité de la livraison, Amazon contraint les acteurs français et européens à s'aligner, alors même qu'ils ne disposent pas de la même surface financière et de la même capacité à perdre de l'argent sur les livraisons, encore qu'il s'en soit défendu durant l'audition. Cela constitue indéniablement une manière de casser le marché. Jusqu'à présent, il faut admettre que les libraires et grandes enseignes nationales ont bien résisté. Pour combien de temps ? La pandémie a initié de très nombreuses personnes aux délices de la livraison gratuite...

Pour résumer mon argumentation - pardon d'avoir été un peu longue, mais le sujet le méritait - l'impact sur les librairies n'est pas encore démontré, mais pourrait s'avérer positif grâce au changement de comportement du consommateur ; les frais de port seront essentiellement supportés par des personnes qui ont ou les moyens financiers de les supporter, ou pourront se déplacer ; la mesure est respectueuse des objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et s'inscrit dans une politique que nous soutenons de reconquête de notre souveraineté économique et culturelle.

Voilà la réflexion que je vous soumets, et qui, à mon sens, plaide pour adopter en l'état la disposition de l'article 1 er relative aux frais de port. Je vous propose donc un avis défavorable à l'amendement de suppression de la commission des affaires économiques.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Merci pour cet argumentaire extrêmement solide, qui démontre le bien-fondé de la proposition de notre collègue Laure Darcos. Nous suivrons l'avis défavorable à cet amendement de notre collègue rapporteure de la commission des affaires économiques. Je m'excuse auprès de cette dernière si j'ai pu la froisser en employant les termes de « complaisance naïve »... Je pensais plus généralement à nos gouvernants qui, ces vingt dernières années, n'ont pas su prendre les mesures qui font qu'aujourd'hui les plateformes sont devenues des mastodontes, des monstres, qui avalent tout sur leur passage. Comme on n'a jamais voulu réguler ni légiférer quoi que ce soit, on voit bien l'état dans lequel nous nous trouvons : en perte de souveraineté économique.

Si nous n'avions pas été quelques-uns - avec les associations, les sociétés de droits d'auteur, etc. - à être extrêmement militants ces quinze dernières années, nous n'aurions jamais eu le prix unique du livre numérique, ni les directives sur les droits d'auteur et les droits voisins. La mobilisation des sociétés d'auteurs au niveau européen, celle de notre commission et de notre collègue David Assouline ont été déterminantes. C'est cela qui a fait gagner du terrain, bon an mal an, à défaut d'une régulation qui est en train de se construire à Bruxelles.

Vous avez évoqué les questions de fiscalité. Cela fait presque vingt ans qu'on en parle. C'est un chantier qui n'avance pas de manière fulgurante, même si notre ministre Bruno Le Maire s'y consacre. Pendant ce temps-là, les plateformes continuent à s'enrichir de façon monstrueuse, et donc à pouvoir développer toujours plus de services, toujours plus au détriment des autres acteurs, qui souffrent d'un désavantage concurrentiel notoire. Ce déséquilibre mènera à la disparition potentielle d'un modèle de société, voire de civilisation, j'ose le dire !

Nous aurons à débattre de ces sujets dans le cadre de la loi climat et résilience. La taille des entrepôts pose aussi une vraie question, dans l'équilibre entre le commerce de proximité, le maintien de la vie dans nos villages et centres-bourgs... Je ne suis pas pour un modèle régressif : il faut s'inscrire dans une forme de modernité et favoriser le commerce électronique à distance. Mais il y a tout de même des règles à établir pour maintenir des convictions, des valeurs et des modes organisationnels auxquels nous sommes extrêmement attachés. Cet acte militant, comme l'a dit le président, est essentiel pour envoyer des signaux extrêmement fors vers ces acteurs.

Mme Laure Darcos . - Vous avancez la somme de 100 millions d'euros de moindre perte pour Amazon. Pour les avoir affrontés depuis une vingtaine d'années, je sais qu'ils ne donnent jamais de chiffres. On ne peut donc pas calculer avec précision ce montant. D'ailleurs, s'ils y gagnaient 100 millions d'euros, pourquoi seraient-ils contre cette mesure ? Lorsque nous avons entendu leurs représentants, ils nous ont lâché avec condescendance que les libraires devaient rester des petites boutiques et que le e-commerce était leur apanage. Ils nous ont aussi expliqué qu'ils hébergeaient de petits libraires - mais eux, ils les taxent pour frais d'expédition ! Ce n'est que pour leur propre plateforme qu'ils font l'expédition à 1 centime d'euro, non tant pour contourner la loi, puisqu'en effet ils appliquent le prix unique du livre, mais en vendant à perte, du coup. La plateforme meslibraires.com , à l'époque de Matthieu de Montchalin, balbutiait. Mais dans le plan de relance, 10 à 12 millions d'euros sont prévus, via le Centre national du livre, pour moderniser les plateformes de commandes de nos libraires. Si l'on part du principe qu'Amazon fait tout, mieux vaudrait plier bagage et consacrer ces 12 millions d'euros à autre chose. Bien sûr, on ne sait pas si cette mesure va avoir un impact. Mais nous devons tendre la perche à ces libraires, pas les plus petits, bien évidemment, mais ceux qui auront la chance de se mutualiser et de moderniser leurs plateformes de vente à distance, pour qu'ils puissent au moins essayer, quitte à faire le bilan ultérieurement.

Mme Sonia de La Provôté . - Ce qui se joue là, c'est l'exception culturelle française et la question de la diversité culturelle. Le monopole de l'offre culturelle ne doit pas appartenir à des structures qui, en l'occurrence, ne sont même pas des acteurs culturels, mais des acteurs de livraison et de commerce. Même si l'impact est incertain, c'est toujours cela de pris, pour la défense de la diversité des acteurs, des oeuvres, des auteurs, des éditeurs, de la distribution et du réseau des libraires.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - Amazon jouit d'une certaine aura auprès de nombreux publics : il ne s'agissait pas d'entrer en croisade contre eux. Catherine Morin-Desailly a raison. À New York, par exemple, il y avait 350 librairies dans les années 1950 ; il n'y en a plus que 70, parce qu'Amazon a tout dévoré. Il faut sortir d'une logique économique quand on traite de cette question, et c'est bien l'ADN du Sénat et de la commission de la culture de le faire. D'ailleurs, le Conseil d'État ne s'y est pas trompé puisqu'il a mis en perspective la liberté de commerce, inscrite dans la Constitution, avec d'autres questions tout aussi importantes, comme la diversité culturelle.

Mme Martine Berthet, rapporteure pour avis . - Le chiffre de 100 millions d'euros avancé par la commission des affaires économiques résulte d'un calcul très simple. On sait qu'Amazon vend 40 millions de livres par an. Des frais de 2,5 euros aboutiraient donc à 100 millions d'euros supplémentaires.

Vous dites que le plan de relance favorisera la création de plateformes par les libraires indépendants. C'est justement la voie qu'il faut absolument suivre, pour que ceux-ci jouent à armes égales avec les plateformes. Je comprends qu'il y aurait un tarif dégressif en fonction du nombre de livres envoyés. Si l'on ne retient pas le prix réel d'expédition, qui prend en charge la différence ?

L'amendement COM-18 n'est pas adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - Les dispositions prévoyant d'une part la mise en place d'un tarif plancher pour la livraison de livres à domicile, et d'autre part la clarification de la distinction entre livres neufs et livres d'occasion dans la vente en ligne, nécessitent une entrée en vigueur différée dans le temps afin de permettre aux acteurs professionnels concernés de se préparer aux obligations nouvelles. Mon amendement COM-5 organise ce report, en prévoyant que les nouvelles dispositions soient applicables six mois après la publication des textes réglementaires nécessaires.

L'amendement COM-5 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - Les précisions que mon amendement COM-3 propose de supprimer ne relèvent pas du domaine de la loi et doivent donc être traitées dans le décret d'application prévu au même alinéa.

L'amendement COM-3 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - La disposition introduite par la proposition de loi vise à empêcher le contournement de la loi par un éditeur qui, sans modifier le prix qu'il a fixé, procède à des ventes directes comme détaillant à des prix cassés. Mon amendement COM-4 vise les situations où l'éditeur exerce une activité de détaillant sans personnalité morale distincte pour cette activité. Il s'agit, dans ce cas, de limiter l'interdiction des soldes aux seuls livres édités par cet éditeur, en le laissant solder dans les mêmes conditions que n'importe quel autre détaillant les livres édités par des tiers qu'il est susceptible de vendre dans le cadre de cette activité. Il convient de noter que les éditeurs qui possèdent des librairies généralistes, établissements dotés d'une personnalité morale, conservent bien la possibilité d'y pratiquer des soldes sur l'ensemble des ouvrages qu'ils vendent.

L'amendement COM-4 est adopté.

L'article 1 er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 2

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - L'amendement COM-6 permet d'assurer l'application des dispositions de l'article 2 aux collectivités de Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon. En particulier, la définition de la période de référence pour examiner si la situation de l'entreprise au regard de sa cotisation foncière, figurant à l'article 1467 A du code général des impôts, n'est pas transposable en l'état dans des collectivités dotées de la compétence fiscale.

L'amendement COM-6 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - L'amendement COM-7 a pour objet de supprimer les dispositions de l'article 2 qui prévoient un montant maximal de l'aide fixé à 30 % du chiffre d'affaires annuel de l'établissement, calculé pour l'année précédant la décision d'attribution de la subvention.

Il est en effet préférable de renvoyer ces dispositions au décret d'application prévu au premier alinéa de l'article, comme dans le cas des aides aux salles de spectacles cinématographiques dont le montant figure à l'article R. 1511-43 du code général des collectivités territoriales.

L'amendement COM-7 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - L'amendement COM-8 a pour objet d'ajouter l'hypothèse d'une convention de subvention entre un libraire et un groupement de communes.

L'amendement COM-8 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - L'amendement COM-9 a pour objet de rendre le dispositif d'aide au bénéfice des libraires, créé par l'article 2, compatible avec le droit européen.

L'amendement COM-9 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - L'amendement COM-10 vise à reporter au 1 er janvier, suivant l'adoption de la loi, l'entrée en vigueur de la possibilité de dépense nouvelle prévue par l'article 2 concernant l'attribution de subventions aux petites librairies indépendantes par les communes ou leurs groupements, afin de la faire coïncider avec le début d'un exercice budgétaire pour les collectivités concernées.

L'amendement COM-10 est adopté.

L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 3

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - L'objectif recherché par l'alinéa 4 de l'article 3 est d'améliorer l'information des auteurs sur l'exploitation de leurs oeuvres, lorsque la cessation de l'activité de l'entreprise d'édition est prononcée.

L'amendement COM-11 vise à ce que l'état des comptes soit bien adressé au cédant, c'est-à-dire à l'auteur et non au cessionnaire des droits.

Mme Sabine Van Heghe . - La notion d'auteur intègre-t-elle les ayants droit ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - Je vous le confirme.

L'amendement COM-11 est adopté.

Le texte prévoit, en cas de cessation de l'activité de l'entreprise d'édition, une reddition des comptes plus exigeante que l'obligation de reddition périodique prévue pendant toute la durée du contrat, puisqu'elle impose à l'éditeur ou au liquidateur de faire apparaître dans l'état des comptes le nombre d'exemplaires disponibles non seulement dans le stock de l'éditeur, mais aussi chez les distributeurs ainsi que dans les réseaux de vente au détail.

Cette recherche d'une information exhaustive est légitime, mais elle implique une connaissance exacte par l'éditeur ou le liquidateur des stocks des distributeurs et des détaillants, sans pour autant qu'une obligation d'information soit énoncée à la charge de ceux-ci.

L'amendement COM-12 tend ainsi à préciser que, selon le cas, l'éditeur ou le liquidateur fournit à l'auteur les informations qu'il a pu recueillir auprès des distributeurs et des détaillants sur le nombre d'exemplaires restant disponibles.

L'amendement COM-12 est adopté.

Les amendements rédactionnels COM-13 et COM-1 sont adoptés.

Mme Laure Darcos . - Je précise que les compositeurs et éditeurs de musique n'avaient pas du tout été impliqués dans la loi relative au prix du livre numérique en 2011. Mais, aujourd'hui, l'achat des partitions se fait en grande partie par voie numérique. C'est donc un consensus qui a été trouvé entre éditeurs et compositeurs de musique.

Les amendements rédactionnels COM-14 et COM-15 sont adoptés.

Les dispositions prévues par la proposition de loi afin d'améliorer l'information fournie à l'auteur sur le nombre d'exemplaires de ses ouvrages disponibles en cas de cessation de l'activité de l'entreprise d'édition nécessitent une entrée en vigueur différée dans le temps, afin de permettre aux différents acteurs professionnels concernés de se préparer aux obligations nouvelles. L'amendement COM-16 organise les modalités de ce report.

L'amendement COM-16 est adopté.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - L'amendement COM-17 modifie le code de la propriété intellectuelle afin de rendre applicables les dispositions de l'article 3 à Wallis-et-Futuna.

L'amendement COM-17 est adopté.

L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 4

L'article 4 est adopté sans modification.

Article 5

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - L'amendement COM-2 rectifié a pour objet une réécriture complète de l'article 5 relatif au dépôt légal.

Cette réécriture suit les recommandations du Conseil d'État. La juridiction a en effet proposé une nouvelle rédaction plus sécurisée juridiquement de l'article 5, mais qui n'en modifie pas le fond. L'auteur de cet amendement a également veillé à compléter cette nouvelle rédaction par l'inclusion de dispositions spécifiques relatives à l'outre-mer.

L'avis de la commission est favorable d'autant que, lors de nos auditions, tout le monde a salué la simplification opérée par la réécriture du Conseil d'État.

L'amendement COM-2 rectifié est adopté.

L'article 5 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 6

L'article 6 est adopté sans modification.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure . - Je remercie Laure Darcos, qui m'a permis de m'immerger dans ce sujet. Il est gratifiant, pour un premier rapport, de travailler avec une assemblée aussi consensuelle, dont je partage les arguments. Le livre a véritablement été mis à l'honneur ce matin !

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Article 1 er

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Mme BERTHET

18

Suppression de la non-gratuité des frais de port.

Rejeté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

5

Entrée en vigueur des dispositions de l'article 1er

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

3

Rédactionnel

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

4

Précision sur les soldes d'ouvrages par leurs éditeurs.

Adopté

Article 2

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

6

Application des dispositions de l'article 2 pour la collectivité de Saint-Barthélemy et la collectivité de Saint-Martin et les communes de Saint-Pierre-et-Miquelon

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

7

Renvoi du montant maximal des subventions au décret

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

8

Possibilité d'une convention passée avec le groupement de communes

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

9

Compatibilité avec le droit européen.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

10

Report au 1 er janvier de l'année suivant la promulgation de la loi des dispositions de l'article 2.

Adopté

Article 3

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

11

Droits de l'auteur à recevoir des informations.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

12

Précisions sur les obligations de l'éditeur en cas de cessation d'activité.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

13

Rédactionnel.

Adopté

Mme Laure DARCOS

1

Rédactionnel.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

14

Rédactionnel.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

15

Rédactionnel.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

16

Entrée en vigueur différée des obligations d'informations.

Adopté

Mme BOULAY-ESPÉRONNIER, rapporteure

17

Application à Wallis-et-Futuna

Adopté

Article 5

Mme Laure DARCOS

2 rect.

Réécriture complète de l'article 5 relatif au dépôt légal suite à une proposition du Conseil d'État.

Adopté

PROPOSITION DE LOI N° 252 VISANT À AMÉLIORER L'ÉCONOMIE DU LIVRE ET À RENFORCER L'ÉQUITÉ ENTRE SES ACTEURS

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