III. AUDITION DE MMES LAËTITIA ASSALI, PRÉSIDENTE DE LA COMMISSION AT-MP, ET ANNE THIEBEAULD, DIRECTRICE DES RISQUES PROFESSIONNELS, DE LA CAISSE NATIONALE DE L'ASSURANCE MALADIE

Mme Catherine Deroche , présidente . - Nous poursuivons nos travaux sur la proposition de loi pour la prévention en santé au travail avec l'audition commune de Mmes Laëtitia Assali, présidente de la commission accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM) et Anne Thiebeauld, directrice des risques professionnels de la CNAM.

Nous examinons ce matin le rôle des caisses de sécurité sociale dans l'organisation de la santé au travail dans le cadre de la réforme envisagée par la proposition de loi. Il s'agit de notre dernière audition plénière sur le sujet avant celle du ministre Laurent Pietraszewski le 16 juin prochain. Notre commission se réunira pour établir son texte le 23 juin prochain avant un examen en séance publique prévu le 6 juillet.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.

Mme Laëtitia Assali, présidente de la commission accidents du travail et maladies professionnelles de la Caisse nationale de l'assurance maladie . - MM. Ronald Schouller et Christian Expert, tous deux vice-présidents de la commission AT-MP que je préside, sont également présents en visioconférence.

La proposition de loi qui nous rassemble ce matin est la reprise de l'accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020. Il est donc important que tous les équilibres de cet accord, tels qu'établis par les partenaires sociaux, se retrouvent dans la proposition de loi. Certains des thèmes de l'ANI ont déjà été visités par la convention d'objectifs et de gestion (COG) de la branche.

Mme Anne Thiebeauld, directrice des risques professionnels de la Caisse nationale de l'assurance maladie . - Je voudrais insister sur l'importance de l'articulation entre santé publique et santé au travail : les échanges d'informations et la coordination entre médecins du travail, médecins de ville et médecins-conseils de l'Assurance maladie doivent être renforcés. Cela sera profitable aux salariés, notamment en matière de prévention de la désinsertion professionnelle (PDP).

Mme Pascale Gruny , rapporteur . - Quelles sont vos observations sur la redéfinition de l'offre de services des services de prévention et de santé au travail (SPST) et les nouvelles modalités de tarification ? Au-delà du changement de dénomination, cette réforme permet-elle de réorienter les services de santé au travail vers la prévention des risques professionnels ? Comment va-t-elle s'articuler avec les conventions pluriannuelles d'objectifs et de moyens (CPOM) qui encadrent leur activité ?

Quel bilan faites-vous des actions mises en oeuvre par l'Assurance maladie et la branche AT-MP en matière de PDP ? La proposition de loi vous semble-t-elle conforme aux objectifs de la branche AT-MP dans ce domaine ?

L'article 14 bis, qui prévoit des échanges d'informations entre les cellules de PDP et les organismes de sécurité sociale, peut-il contribuer à améliorer la détection des risques de désinsertion professionnelle ? Le texte va-t-il assez loin en matière de consolidation des données personnelles dans un objectif de prévention ?

Faut-il, selon vous, limiter l'ouverture de l'accès au dossier médical partagé (DMP) au seul médecin du travail ou plutôt l'élargir à tout professionnel de santé chargé du suivi de l'état de santé du salarié, comme les infirmiers de santé au travail employés par le service de santé au travail ?

La CNAM est chargée du déploiement du DMP dont l'ouverture devrait devenir automatique en 2022. Quel bilan faites-vous à ce stade des créations de DMP ? Il semblerait, selon un rapport parlementaire, que moins de dix millions de DMP aient été créés en juin 2020. Le Gouvernement vous avait fixé comme objectif 30 millions de DMP créés en 2021 : confirmez-vous que cet objectif ne sera pas atteint ? J'ai moi-même essayé d'ouvrir un DMP, mais y ai renoncé : c'était trop long.

Il est prévu une visite de bilan à 45 ans. Est-il pertinent de fixer un âge ? Pourquoi celui-ci a-t-il été retenu ? Pourquoi ne pas laisser le médecin du travail choisir le bon moment pour ce bilan, au regard notamment des spécificités du métier ?

Dernière question : qu'est-ce qui ne figure pas dans ce texte et que vous auriez aimé y trouver ?

M. Stéphane Artano , rapporteur . - Cette proposition de loi est la transposition de l'ANI. Les partenaires sociaux ont souhaité renforcer l'autonomie de la branche AT-MP. C'est aussi le souhait du Sénat : l'excédent de la branche doit aller au fonds national de prévention des accidents du travail (FNPAT).

Les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) sont-elles parvenues à être mieux identifiées comme un acteur de soutien en prévention, plutôt que comme un organisme de contrôle et de sanction ?

Que pensez-vous des dispositions de la proposition de loi concernant la transmission, la mise à disposition et la conservation du document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) ? Plusieurs organisations syndicales considèrent que les entreprises ne seront pas en capacité de les conserver pendant 40 ans, comme le prévoit le texte. Que pensez-vous de la proposition de transférer cette compétence vers les services de santé au travail ou l'assurance maladie ?

À quelles garanties les plateformes de téléconsultation - les SPST pourront les utiliser ou les créer pour assurer le suivi individuel des travailleurs - devront-elles répondre ? Ces téléconsultations pourront-elles être réalisées via un outil de visioconférence en accès libre choisi par le médecin du travail ou le travailleur ? Ou devront-elles plutôt passer par des plateformes privées de télémédecine aujourd'hui conventionnées avec l'Assurance maladie ?

Mme Laëtitia Assali . - Le processus d'élaboration de l'offre de services a été identifié : celle-ci devra répondre aux exigences du législateur, mais aussi aux objectifs du CPOM. Cette redéfinition de l'offre de services devra permettre à toutes les entreprises, même les plus petites, d'avoir accès à un service minimum en matière de prévention, de suivi médical et de PDP. Le suivi médical s'est enrichi au fil des réformes. Désormais, tous les salariés, de toutes les entreprises, doivent bénéficier de cet accompagnement, sous la forme d'une offre-socle, articulée à une offre complémentaire. Cette offre sera certifiée et devra être agréée par l'administration : c'est une double précaution.

Notre commission a évalué la première génération de CPOM. Nous pourrions leur donner une structure plus homogène afin d'en faciliter le suivi. Il faut qu'ils respectent les exigences de la réforme en cours.

Mme Anne Thiebeauld. - Nous avons effectivement réalisé un important travail sur les CPOM pour veiller à leur homogénéité avec les orientations de la branche et à leur adaptation aux besoins de chaque territoire en matière de santé au travail. Il s'agit d'outils de contractualisation très structurants qui permettent de concilier les objectifs des plans régionaux de santé au travail (PRST) et ceux de la COG déclinée dans les contrats pluriannuels de gestion (CPG) des Carsat. Les quelque 200 CPOM traitaient dans leur première version des principaux risques professionnels ; dans leur nouvelle version, ils intègreront davantage la prévention.

Mme Laëtitia Assali. - La PDP constitue un enjeu central pour le maintien dans l'emploi. Le sujet, initialement porté par la branche AT-MP, figure déjà dans la COG en cours, mais il demeure complexe.

La démarche comporte un double enjeu : le repérage précoce - où l'assurance maladie a toute sa place - des personnes susceptibles de s'éloigner de l'emploi - la proposition de loi envisage à cet effet de nouveaux outils - et l'affirmation de la PDP comme clé de voûte de l'action des services de santé au travail en développant les échanges entre le médecin du travail, qui joue un rôle pivot, et le salarié.

La répartition des rôles entre les différents intervenants apparaît certes importante, mais les acteurs de la PDP doivent avant tout se trouver au plus près des entreprises, afin de bien connaître leurs difficultés. Issue du secteur du bâtiment, je puis témoigner de l'intérêt de maîtriser les enjeux et les risques de la filière. Des expérimentations en matière de PDP se déroulent actuellement.

Mme Anne Thiebeauld. - Dès le début de la mise en oeuvre de la COG, nous avons effectivement imaginé, avec l'Assurance maladie, une expérimentation pour améliorer la PDP en renforçant les liens entre sécurité sociale et médecine du travail et en maintenant l'employeur au plus près du parcours et de la prise en charge des salariés autour d'un triptyque entre les services de santé au travail, les services sociaux de l'assurance maladie et les services médicaux de l'assurance maladie. Elle n'est cependant pas exclusive de l'action menée par d'autres intervenants, notamment Pôle emploi ou les structures d'accompagnement des personnes handicapées. Il s'agit d'appliquer les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) en menant un travail de détection des cas à risque et de rapprochement précoce avec le salarié avant que n'intervienne un arrêt de travail.

Hélas, après une phase de conception, l'expérimentation n'a démarré que mi-février 2020 dans quelques territoires et a rapidement été perturbée par la crise sanitaire. Elle n'a finalement été pleinement mise en oeuvre qu'à compter du mois d'octobre avec 130 assurés. Le dispositif peut sembler modeste, mais l'enjeu n'est pas le volume de prise en charge, mais la co-construction d'un parcours où chacun apporte sa contribution le plus tôt possible pour éviter la désinsertion professionnelle, le facteur d'échec principal étant une intervention trop tardive des acteurs publics.

La première phase est évidemment celle de la prise de contact ; à ce stade, 5 % des assurés n'ont pu être joints et 10 % ont refusé d'intégrer le dispositif. Près de 10 % des personnes suivies relevaient d'une prise en charge plus lourde par les services sociaux. À date, vingt-deux parcours ont été clôturés avec vingt reprises de poste, dont quatorze avec des aménagements ou des mesures d'accompagnement, et deux décisions d'inaptitude. Pour quarante-sept parcours, le travail se poursuit.

Vous conviendrez qu'il s'agit encore de résultats prématurés sur un panel modeste - cinq territoires et huit services de médecine du travail - mais ils apparaissent positifs pour les différents acteurs concernés. Cela va ouvrir la voie, à compter du mois de juin, à une expérimentation plus large, pilotée par l'Assurance maladie, sur quatorze territoires, pour laquelle sera mise à disposition une plateforme de la PDP. Nous manquions, en effet, d'outils de communication sécurisés et d'information lors de la première expérimentation.

Mme Laëtitia Assali. - L'enjeu de la PDP consiste à repérer précocement et à proposer des mesures individualisées en volume de masse. Il faut trouver l'adaptation correspondant à chaque cas et cet ajustement fin représente un défi. Parfois, le salarié doit faire le deuil de son précédent métier. Aussi la formation ne doit-elle pas être négligée. Les efforts de repérage et l'accompagnement des entreprises se trouvent également au coeur de la démarche.

M. Christian Expert, vice-président de la commission accidents du travail et maladies professionnelles de la Caisse nationale de l'assurance maladie. - Je participe à l'expérimentation précitée dans le cadre de mon service de santé au travail, dont la mise en oeuvre a effectivement été perturbée par la crise sanitaire. En encourageant le repérage précoce par le service médical et en renforçant le dialogue entre les médecins, l'employeur, le salarié et Cap emploi, cette initiative, de même que la proposition de loi, va dans le bon sens.

La recommandation de la HAS est claire, mais la stratégie proposée parfois difficile à mettre en oeuvre. Aussi convient-il de faciliter le dialogue avec le médecin-conseil pour mener un projet d'accompagnement commun. Il faut également détecter au plus tôt le risque de désinsertion. À cet égard, la visite médicale à quarante-cinq ans s'avère insuffisante ; elle doit être complétée par des mesures de prévention secondaire, notamment en matière d'ergonomie et via des outils d'aide au maintien dont l'utilité va au-delà du seul risque d'inaptitude. Comme pour les accidents du travail de moins de trente jours, il me semble aussi important de signaler les salariés avec des arrêts de travail répétés. L'information doit être transmise au plus tôt au service de santé au travail, sans attendre la survenue d'un sinistre grave. Dans mon territoire, nous nous intéressons beaucoup aux mesures de PDP.

Mme Laëtitia Assali. - Le bilan médical est réalisé à quarante-cinq ans, car il s'agit de l'âge pivot fixé par l'Union européenne pour identifier les travailleurs seniors. Aux termes du décret prochainement publié, une visite sera également prévue avant le départ en retraite. Le parcours du salarié est ainsi jalonné de temps d'information et de prévention. Dans les secteurs les plus exposés au risque, le suivi individuel se trouve renforcé. Bien entendu, le salarié peut, à tout moment, prendre l'initiative d'une visite médicale.

Il apparaît indispensable de doter les services de santé au travail des moyens, notamment humains, d'assurer ce suivi. Dans ce cadre, la mobilisation des médecins de ville correspondants me semble essentielle ; la proposition de loi mériterait d'être complétée sur ce point.

Pour ce qui concerne le recours à la téléconsultation, j'estime qu'il revient au médecin de définir le meilleur support au regard du risque et de sa connaissance de l'entreprise. L'empathie paraît parfois primordiale, ce qui invite alors à ne pas opter pour une téléconsultation.

M. René-Paul Savary . - Dans la Marne, nous avons développé un dispositif de télémédecine du travail avec des cabines où l'infirmière assure la relation empathique. C'est une pratique à généraliser.

Mme Anne Thiebeauld . - La montée en charge du DMP a été perturbée par la crise sanitaire. Les discussions sont en cours sur l'alimentation et l'usage de ce dossier ; l'Assurance maladie pilote ainsi la création de l'espace numérique de santé (ENS). L'accès aux DMP ne serait pas nécessairement réservé au médecin du travail : des délégations pourraient être mises en place, avec un encadrement approprié. Il serait intéressant d'avoir, en miroir, un accès des services de l'Assurance maladie aux dossiers médicaux de santé au travail.

En matière de prévention, l'échange d'informations est en effet la clé. Les difficultés des salariés sont souvent multifactorielles, et réclament une prise en charge individualisée. Les informations telles que la durée des arrêts de travail, les pathologies, les expositions doivent être mises en commun entre les organismes. Cela a un impact en termes de ressources - et nous savons que la ressource en médecins du travail, comme la ressource en médecins de ville, est rare.

M. Christian Expert . - Il existe des logiciels agréés par la HAS pour la médecine de ville. Ce sont des logiciels cryptés qui permettent les échanges de documents sécurisés entre médecin et patient. Les outils d'urgence n'offrent pas les mêmes garanties.

Les obstacles à l'accès au DMP sont exclusivement d'ordre technique : l'accès peut prendre du temps. Il faut évidemment que le salarié puisse mettre son veto au partage des données. La précédente loi Santé avait prévu que les données de santé au travail figurent dans le DMP : la nouveauté est l'accès direct de la médecine du travail à ce dossier.

Mme Anne Thiebeauld . - Dans le cadre de la PDP, il est en effet indispensable de disposer d'un outil d'échange. Les informations sont partagées avec les médecins traitants : le généraliste n'est pas seul concerné. Cela participe d'une bonne gestion.

Mme Laëtitia Assali . - La crise sanitaire a entraîné une prise de conscience des enjeux de la prévention au sein des TPE : les subventions accordées à celles-ci ont été fortement consommées en 2020, et nous nous en félicitons. Il faudra accompagner cette appétence nouvelle et développer les actions de prévention.

L'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a développé un outil d'aide à l'évaluation des risques appelé OiRA (outil interactif d'évaluation des risques en ligne). Dans le secteur très accidentogène du BTP, l'organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) a lancé le DU Prem's, qui permet aux entreprises d'identifier les cinq risques majeurs auxquels leurs salariés sont exposés. Ces outils mettent aux TPE le pied à l'étrier dans la démarche de prévention à travers le DUERP.

En revanche, la proposition de loi lie le DUERP et le plan d'action, qui concerne également, désormais, les entreprises de moins de cinquante salariés. Or il est indispensable que l'identification des risques, dans les TPE, soit menée par le chef d'entreprise lui-même. Évitons d'en faire une formalité administrative de plus qui serait confiée à l'expert-comptable. Le mieux est l'ennemi du bien : l'équilibre trouvé entre les partenaires sociaux doit être préservé.

Concernant la conservation du DUERP, la démarche d'identification préalable est la pierre angulaire de la politique de prévention.

Mme Laurence Cohen . - Les accidents au travail et maladies professionnelles restent trop nombreux. De plus les troubles psychosociaux, notamment la dépression ou le burn out, ne sont pas toujours reconnus comme maladies professionnelles ; or avec la crise sanitaire, ils sont en augmentation. La prévention reste assez pauvre en France, où l'on constate un fort décalage entre les déclarations et les actes. Le maillage de la médecine du travail est très faible. Quelle politique de prévention préconisez-vous pour faire reculer les accidents du travail et les décès ?

Mme Michelle Meunier . - Avez-vous des premiers chiffres sur les risques psychologiques liés au télétravail ?

J'insiste beaucoup sur le triptyque sur lequel doit reposer la prévention : repérage précoce, accompagnement et formation pour faciliter la reprise du travail.

La définition du harcèlement sexuel va entrer dans le code du travail, avec le harcèlement moral. Cette harmonisation permettra aux victimes d'ouvrir des droits à maladie ?

Mme Laëtitia Assali . - La baisse collective de moral liée à la crise sanitaire dépasse le cadre de la santé au travail... En matière de prise en compte des risques psychosociaux, les procédures existantes permettront d'y répondre avec notamment des voies de déclaration complémentaires.

Il est trop tôt pour présenter des données chiffrées en matière de harcèlement sexuel. Concernant le lien avec le travail, il me semble que le travail en lui-même n'est pas un facteur de harcèlement. Celui-ci relève d'errements individuels.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Je vous remercie pour votre participation à cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

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