II. UNE RATIFICATION À DROIT CONSTANT DÉNONCÉE PAR LES ORGANISATIONS SYNDICALES

D'après l'étude d'impact annexée au projet de loi, la législation française est conforme aux stipulations de la convention et ne nécessite aucune modification de notre droit interne. Les organisations syndicales et les ONG contestent cette interprétation juridique et appellent à faire évoluer le droit français sur plusieurs points.

À ce titre, le rapporteur souhaite formuler plusieurs propositions pour faire avancer notre législation en la matière, comme la recommandation n° 206 nous y invite.

A. LES MESURES MISES EN PLACE EN FRANCE MÉRITERAIENT D'ÊTRE RENFORCÉES

Les organisations auditionnées par le rapporteur regrettent que le présent projet de loi n'ait pas été l'occasion d'un réexamen du dispositif de lutte contre les violences et le harcèlement au travail, au regard, notamment, de la recommandation n° 206, adoptée au même titre que la convention n° 190 mais dénuée de portée normative - la recommandation n'est d'ailleurs pas soumise à l'examen du Parlement.

1. Renforcer les prérogatives des référents harcèlement et les moyens qui leur sont alloués

La loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel impose la désignation de deux référents en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes : le premier est désigné parmi les membres du comité social et économique (CSE), et le second directement par l'employeur dans les entreprises d'au moins 250 salariés.

S'agissant des très petites entreprises (moins de 11 salariés), où la mise en place d'un CSE n'est pas possible, les commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), dont l'objet est de représenter les salariés de ces entreprises, ont notamment pour mission « d'apporter des informations, de débattre et de rendre tout avis utile sur les questions spécifiques aux entreprises de moins de onze salariés et à leurs salariés, notamment en matière [...] de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes » (article L23-113-1 du code du travail).

D'après les organisations syndicales, ces référents ne sont pas formés à l'accompagnement des victimes de violences et ne disposent d'aucun moyen pour l'exercice de leur mandat (local pour recueillir les témoignages, etc.). En outre, ces référents doivent souvent assumer les prérogatives de membre de CSE, ce qui limite le temps consacré à cette mission. Enfin, le périmètre de leurs prérogatives mériterait d'être étendu pour leur permettre, entre autres, d'assister une victime lors d'un entretien avec sa hiérarchie ou avec la direction des ressources humaines de l'entreprise.

Proposition n° 1 : Dresser le bilan de la mise en place des référents harcèlement et apporter les ajustements nécessaires (effectifs, missions, prérogatives, formation, moyens, etc.) pour garantir leur efficacité.

2. Améliorer la formation et la vigilance en ce domaine

En 2014, le Défenseur des droits publiait une enquête consacrée au harcèlement sexuel au travail, selon laquelle une femme sur cinq aurait fait l'objet de harcèlement sexuel au travail. Ces victimes n'osaient que rarement en parler et engager une action pour faire valoir leurs droits. D'après cette même enquête, 82 % des employeurs n'avaient pas mis en place d'action de prévention en la matière, signe d'une certaine banalisation du phénomène.

L'employeur est pourtant tenu à une obligation de sécurité à l'égard de ses salariés et doit prendre, à ce titre, toutes les mesures nécessaires à la protection de leur santé morale et physique :

- informer les salariés des dispositions de l'article 222-33 du code pénal relatif à l'exhibition et au harcèlement sexuels, ainsi que des actions contentieuses civiles et pénales ouvertes en matière de harcèlement sexuel, et des coordonnées des autorités et services compétents (référents d'entreprise, inspection du travail, médecine du travail, Défenseur des droits) ;

- rappeler, dans le règlement intérieur de l'entreprise, les dispositions du code du travail relatives au harcèlement ;

- prévoir une sensibilisation plus globale des salariés, sans qu'une telle campagne ne revête un quelconque caractère obligatoire.

Ces mesures d'information doivent être complétées, en tant que de besoin, par des formations destinées aux membres de l'encadrement. Ainsi, les membres du comité social et économique de l'entreprise « bénéficient de la formation nécessaire à l'exercice de leurs missions en matière de santé, de sécurité et de conditions de travail » (article L2315-18 du code du travail), afin de leur permettre « de développer leur aptitude à déceler et à mesurer les risques professionnels et leur capacité d'analyse des conditions de travail » et « de les initier aux méthodes et procédés à mettre en oeuvre pour prévenir les risques professionnels et améliorer les conditions de travail » (article R2315-9 du même code).

En outre, l'employeur doit élaborer un « document unique d'évaluation des risques », au sein duquel les risques de harcèlement sexuel, de harcèlement moral et d'agissement sexiste doivent être pris en compte.

Cependant, lors du « Grenelle sur les violences conjugales », les experts ont souligné certaines lacunes en matière de formation et se sont largement prononcés en faveur d'une amélioration du dispositif à destination de tous les professionnels en contact avec des femmes victimes de violences, comme les cadres intermédiaires et supérieurs et les personnels des ressources humaines.

Proposition n° 2 : Imposer aux cadres intermédiaires et supérieurs, ainsi qu'aux personnels des ressources humaines, une obligation de formation sur la question de la violence et du harcèlement au travail.

Enfin, dans une économie mondialisée, le devoir de vigilance 2 ( * ) des entreprises doit s'étendre à l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement afin de veiller au respect des dispositions de la convention y compris par leurs sous-traitants et leurs fournisseurs.

Proposition n° 3 : Étendre le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre aux cas de violence et de harcèlement au travail.

3. Prendre en compte les violences domestiques dans la sphère professionnelle

Dans le préambule de la convention, la conférence générale de l'OIT note « que la violence domestique peut se répercuter sur l'emploi, la productivité ainsi que sur la santé et la sécurité, et que les gouvernements, les organisations d'employeurs et de travailleurs et les institutions du marché du travail peuvent contribuer, dans le cadre d'autres mesures, à faire reconnaître les répercussions de la violence domestique, à y répondre et à y remédier » .

Lors de son audition devant la délégation aux droits des femmes du Sénat le 5 octobre 2021, Mme Élisabeth Borne, ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion, a ouvert la porte à une évolution législative sur cette question, tout en la subordonnant à une négociation préalable entre les partenaires sociaux, eu égard à la sensibilité du sujet pour les organisations patronales. Or, les employeurs sont réticents à l'idée de tenir compte, dans la sphère professionnelle, de violences subies dans la sphère privée.

Par conséquent, il est difficile de progresser sur cette question si le Gouvernement n'invite pas formellement les partenaires sociaux à en débattre. À ce titre, le quatrième plan santé au travail (PST 4) en cours d'élaboration devra prévoir un volet consacré à cette question, afin que des discussions tripartites puissent avoir lieu.

Proposition n° 4 : Inclure un volet consacré à la violence et au harcèlement dans le travail d'élaboration du prochain « plan santé au travail » (PST 4).

De grandes entreprises françaises ont une politique volontariste pour faire reculer les violences dont leurs collaboratrices peuvent être victimes, y compris lorsqu'il s'agit de violences domestiques :

- la Société d'exploitation de la tour Eiffel a nommé des référents de proximité (un par service) qui bénéficient de quatre heures de formation par an ;

- le groupe Orange ouvre une aide au relogement d'urgence pour les victimes de violences conjugales, sous réserve qu'elles déposent plainte ;

- à La Poste , la direction des ressources humaines et le personnel encadrant sont tenus de tout mettre en oeuvre pour proposer une solution de mobilité géographique ;

- chez Stellantis , lorsqu'un membre du personnel est victime de violences conjugales, le service compétent veille, en toute discrétion, à lui apporter un soutien juridique.

Ces actions sont donc le fait de grands groupes qui disposent des ressources nécessaires à leur mise en oeuvre, et les progrès enregistrés sont bien souvent le fruit de négociations entre les partenaires sociaux. Par conséquent, il semble important d'intégrer cette thématique aux négociations annuelles sur la qualité de vie au travail, obligatoires dans les entreprises dotées d'organisations syndicales représentatives.

Proposition n° 5 : Faire de la violence et du harcèlement au travail un thème obligatoire des négociations annuelles sur la qualité de vie au travail.

En matière de prise en compte des violences faites aux femmes, la France accuse un certain retard par rapport à certains pays tels que l'Espagne, le Canada et la Nouvelle-Zélande.

Dans ces pays, l'entreprise est considérée comme un lieu d'écoute, d'accueil et d'accompagnement des victimes. Aussi les victimes peuvent-elles bénéficier d'un aménagement de poste et d'horaires, d'absences rémunérées pour accomplir leurs démarches (médicales, juridiques, administratives, etc.) et d'une mobilité fonctionnelle, voire géographique, choisie dans l'entreprise. En outre, leur licenciement y est interdit ( cf. infra ).

Comme indiqué précédemment, ces mesures peuvent exister en France, mais elles sont laissées à la discrétion des entreprises qui, lorsqu'elles sont de taille modeste, sont rarement adoptées.

En conséquence, une réflexion sur le sujet mériterait, là aussi, d'être débattue au plan national entre les partenaires sociaux. Il s'agirait d'accorder de nouveaux droits aux victimes de violences conjugales, ouverts sur présentation d'un certificat médical ou d'un dépôt de plainte (ou de main courante), pour leur permettre de se mettre en sécurité et de se reconstruire.

Proposition n° 6 : Créer de nouveaux droits pour les victimes, en s'inspirant des meilleures pratiques à l'étranger, pour leur permettre de se mettre en sécurité et de se reconstruire.

4. Garantir l'autonomie économique des victimes de violence

Le droit français permet à un salarié démissionnaire victime de violences conjugales de bénéficier des allocations chômage et de débloquer son épargne salariale qui, cependant, n'existe pas dans toutes les entreprises.

Même si elles sont bienvenues, ces mesures se révèlent insuffisantes pour garantir aux victimes une indépendance économique leur permettant de s'éloigner d'un conjoint violent. En effet, la perte d'un emploi, qu'elle soit consécutive à une démission ou à un licenciement, précarise les victimes de violences conjugales et obère leur indépendance économique.

Proposition n° 7 : Protéger les victimes de violences domestiques contre le licenciement.


* 2 Le devoir de vigilance est une obligation imposée aux multinationales d'être vigilantes dans toutes leurs activités, et de respecter une norme dite de « diligence raisonnable » qui renvoie à une procédure de gestion continue, qu'une entreprise raisonnable et prudente se doit de réaliser pour respecter les droits humains ( cf. loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre).

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