Rapport n° 469 (2021-2022) de Mme Béatrice GOSSELIN , fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, déposé le 9 février 2022

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N° 469

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 9 février 2022

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1)
sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée,
relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites ,

Par Mme Béatrice GOSSELIN,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Laurent Lafon , président ; M. Max Brisson, Mme Laure Darcos, MM. Stéphane Piednoir, Michel Savin, Mme Sylvie Robert, MM. David Assouline, Julien Bargeton, Pierre Ouzoulias, Bernard Fialaire, Jean-Pierre Decool, Mme Monique de Marco , vice-présidents ; Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Else Joseph, Marie-Pierre Monier, Sonia de La Provôté , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jérémy Bacchi, Mmes Annick Billon, Alexandra Borchio Fontimp, Toine Bourrat, Céline Brulin, Samantha Cazebonne, M. Yan Chantrel, Mme Nathalie Delattre, M. Thomas Dossus, Mmes Sabine Drexler, Laurence Garnier, Béatrice Gosselin, MM. Jacques Grosperrin, Jean Hingray, Jean-Raymond Hugonet, Claude Kern, Mikaele Kulimoetoke, Michel Laugier, Pierre-Antoine Levi, Jean-Jacques Lozach, Jacques-Bernard Magner, Jean Louis Masson, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Philippe Nachbar, Olivier Paccaud, Damien Regnard, Bruno Retailleau, Mme Elsa Schalck, M. Lucien Stanzione, Mmes Sabine Van Heghe, Anne Ventalon, M. Cédric Vial .

Voir les numéros :

Assemblée nationale ( 15 ème législ.) :

4632 , 4911 et T.A. 765

Sénat :

395 et 470 (2021-2022)

L'ESSENTIEL

Le projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, adopté par l'Assemblée nationale en première lecture le mardi 25 janvier 2022, vise à faire sortir des collections publiques quinze oeuvres d'art afin qu'elles puissent être rendues aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites pendant la période du nazisme.

Si ce texte, composé de quatre articles, est extrêmement simple dans son objet comme dans sa présentation, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication a considéré qu'il n'en revêtait pas moins une portée majeure .

D'une part, il présente un caractère inédit , puisqu'il constitue le premier texte de loi visant à faire sortir des collections publiques des biens spoliés ou acquis dans des conditions troubles pendant la période du nazisme afin de les restituer à des personnes physiques . Il fournit donc au Parlement l'occasion d'exprimer sa volonté politique sur l'enjeu crucial de la réparation des spoliations.

D'autre part, il traduit l'engagement de la France à faire oeuvre de justice et à contribuer à la mémoire des victimes des crimes antisémites . Il manifeste clairement la volonté de notre pays de faire mieux en matière de restitution de biens spoliés, même si cette démarche devra sans doute être encore renforcée pour y répondre à l'avenir de manière pleinement satisfaisante.

Consciente de l'importance de permettre un retour rapide des oeuvres concernées aux familles des victimes pour contribuer à restaurer leur identité, leur dignité et leur mémoire, mais aussi de rendre possible la restitution du tableau de Maurice Utrillo en faveur de laquelle le conseil municipal de Sannois s'est prononcé à l'unanimité il y a déjà quatre ans, la commission de la culture n'a pas souhaité amender ce projet de loi afin d'en garantir l'adoption définitive dans les meilleurs délais .

I. POURQUOI UN TEXTE DE LOI AFIN DE RENDRE CES oeUVRES ?

A. L'OBJECTIF DU PROJET DE LOI : RENDRE DES oeUVRES APPARTENANT AUX COLLECTIONS PUBLIQUES

Le présent projet de loi comporte quatre articles poursuivant un même objectif : celui de rendre, dans un délai d'un an, des oeuvres appartenant aux collections de plusieurs musées nationaux et d'un musée territorial aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites pendant la période du nazisme. L'ensemble de ces oeuvres a fait l'objet d'une demande de restitution formelle de la part des ayants droit.

1. Trois articles visant à restituer des oeuvres spoliées

Les articles 1 er et 3 du projet de loi, ainsi que l'article 4 introduit par amendement à l'initiative du Gouvernement en première lecture à l'Assemblée nationale, visent à restituer aux ayants droit de leurs propriétaires légitimes trois oeuvres qui se sont révélées, postérieurement à leur entrée dans les collections publiques, constituer des oeuvres spoliées .

Le parcours de ces oeuvres a fait l'objet d'une enquête minutieuse de la part des services du ministère de la culture et des musées dans lesquels ils sont aujourd'hui conservés pour s'assurer que les tableaux en question correspondaient bien aux tableaux réclamés.

Principaux éléments sur l'histoire de ces trois oeuvres spoliées

? L'article 1 er du projet de loi vise à restituer aux ayants droit de Nora Stiasny le tableau de Gustav Klimt, Rosier sous les arbres , acquis auprès d'une galerie par l'État français en 1980 et conservé au musée d'Orsay.

Il s'avère que cette oeuvre a été vendue à vil prix pour subsister par Nora Stiasny en août 1938 à Vienne, quelques mois après l'Anschluss et le début des persécutions antisémites.

Les ayants droit de Nora Stiasny ayant appris grâce à des documents d'archives à la fin des années 1990 que leur aïeule avait vendu sous la contrainte un tableau de Gustav Klimt intitulé Pommier , ils ont d'abord présenté une demande de restitution aux autorités autrichiennes portant sur le tableau Pommier II , qui était conservé au musée du Belvédère de Vienne. Le tableau leur fut restitué en novembre 2001, même si des doutes subsistaient sur la correspondance de l'oeuvre. Les recherches archivistiques se sont poursuivies et la mise au jour de nouveaux documents en 2016 ont mis en évidence l'erreur sur l'oeuvre restituée. C'est sur cette base que les ayants droit de Nora Stiasny ont adressé en 2019 une demande de restitution du tableau Rosiers sous les arbres .

? L'article 3 vise à restituer à l'ayant droit de Georges Bernheim le tableau de Maurice Utrillo, Carrefour à Sannois , acquis par la ville de Sannois pour son musée Valadon-Utrillo au cours d'une vente aux enchères organisée à Londres en 2004 par la maison de vente Sotheby's.

Cette oeuvre s'avère avoir été volée au domicile du marchand d'art Georges Bernheim par le service allemand de pillage, l'Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) , en 1940. L'oeuvre est identifiée par la liste et les photographies des biens pillés par l'ERR.

Cette spoliation a été reconnue par la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliation (CIVS) le 16 février 2018, la conduisant à recommander la restitution du tableau.

Le conseil municipal de la ville de Sannois, dont cette oeuvre est aujourd'hui la propriété, s'est déjà prononcé, en mai 2018, en faveur de cette restitution et attend depuis l'adoption de ce projet de loi pour qu'elle soit effective.

? L'article 4 vise à restituer aux ayants droit de David Cender le tableau de Marc Chagall, Le Père , conservé dans les collections du musée national d'art moderne et exposé au musée d'art et d'histoire du judaïsme dans le cadre d'un dépôt.

Cette oeuvre a été volée en Pologne après l'internement de son propriétaire dans le ghetto de Lodz en 1940. La propriété de David Cender et la spoliation de cette oeuvre ont été reconnues par un tribunal allemand en 1972 dans le cadre des procédures d'indemnisation mises en oeuvre par l'Allemagne (loi Brüg), bien que le juge ait rejeté la demande d'indemnisation dans la mesure où il n'existait pas de preuve que l'oeuvre ait transité par le territoire allemand pendant la guerre comme la loi Brüg l'exige. La description faite de ce tableau par David Cender correspond parfaitement à celle du tableau conservé au musée national d'art moderne.

Le parcours de cette oeuvre reste toutefois très singulier et marqué par plusieurs zones d'ombres qui n'ont pas pu être élucidées entre 1914 et 1928 puis entre 1940 et 1953. En effet, l'oeuvre est entrée dans les collections du musée national d'art moderne en 1988 par dation en paiement des droits de succession de l'artiste. Elle se trouvait à nouveau en la possession de Marc Chagall à compter des années 1950. L'une des hypothèses émises serait que cette oeuvre aurait pu faire partie des oeuvres qui ont été dérobées à Marc Chagall dans son atelier parisien pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il était reparti en Russie. N'ayant pas déclaré ce vol à son retour en France dans les années 1920, il aurait pu chercher à racheter certaines des oeuvres qui lui avaient été subtilisées, parmi lesquelles ce tableau qui avait une forte dimension symbolique pour lui, puisqu'il s'agissait de l'unique tableau qu'il avait peint représentant son père.

2. Un article visant à remettre des oeuvres acquises par l'État dans des circonstances troubles sous l'Occupation

L'article 2 vise à faire sortir des collections publiques douze oeuvres achetées par l'État au cours d'une vente aux enchères organisée en 1942 à Nice par sa famille pour disperser une partie de sa collection après son décès.

Il traduit une recommandation de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliation (CIVS) du 17 mai 2021 qui a estimé que, même si la vente en question n'avait pas revêtu à ses yeux un caractère spoliateur, l'État aurait dû s'abstenir d'y enchérir, dans la mesure où le conservateur qui y a enchéri pour le compte de l'État avait eu connaissance des mesures d'aryanisation intervenues après son lancement, notamment la nomination d'un administrateur provisoire chargé de gérer le produit de la vente. La CIVS a donc préconisé que les oeuvres soient rendues aux ayants droit pour des motifs d'équité .

L'absence de reconnaissance du caractère spoliateur de cette vente par la CIVS explique le recours au verbe « remettre » et non au verbe « restituer » pour qualifier le retour de ces oeuvres dans la famille de leur propriétaire.

B. LA NÉCESSITÉ D'UNE AUTORISATION DU LÉGISLATEUR

1. Des oeuvres soumises au principe d'inaliénabilité des collections

Trois principales voies permettent la restitution d'oeuvres spoliées conservées dans les collections publiques.

a) La voie administrative, exclusivement destinée aux oeuvres inventoriées « Musées Nationaux Récupération » (MNR)

Ce statut fut créé en 1950 en faveur d'un certain nombre d'oeuvres rapportées d'Allemagne après la Seconde guerre mondiale, qui n'avaient pas pu être restituées à leurs propriétaires dans l'immédiat après-guerre.

Ces oeuvres ont pour caractéristique d'être conservées dans les musées sans appartenir au patrimoine de l'État . Elles sont placées sous la garde temporaire des musées nationaux (notamment le musée du Louvre et le musée d'Orsay) et de certains musées territoriaux dans l'attente de leur restitution à leurs propriétaires. Comme elles n'ont pas intégré les collections publiques, elles sont facilement restituables. Leur restitution peut être décidée par la voie administrative sous le contrôle du juge administratif.

C'est essentiellement par cette voie qu'ont été effectuées jusqu'à présent des restitutions d'oeuvres spoliées. 178 restitutions d'oeuvres MNR sont déjà intervenues depuis 1950.

Cependant, cette voie de restitution n'est pas applicable pour les oeuvres concernées par le projet de loi, qui ne figurent pas parmi les MNR.

b) La voie judiciaire

Une ordonnance du 21 avril 1945, toujours applicable, frappe de nullité tout acte de spoliation commis en France par l'occupant ou par le régime de Vichy et prévoit la restitution des biens considérés au propriétaire originellement dépossédé, quand bien même le bien aurait eu des propriétaires successifs, ceux-ci étant considérés, en vertu de ce texte, comme « possesseurs de mauvaise foi ».

Le juge peut demander, à la requête des ayants droit, la restitution d'une oeuvre appartenant aux collections publiques sur le fondement de cette ordonnance, sa décision ayant pour effet d'annuler son entrée dans les collections et donc de lever leur caractère inaliénable. C'est sur cette base que la cour d'appel de Paris a ordonné, en septembre 2020, la restitution de trois tableaux d'André Derain conservés dans les collections du musée d'art moderne de Troyes et du musée Cantini de Marseille aux héritiers de René Gimpel auquel ils avaient été spoliés.

Cette voie judiciaire n'était cependant pas la plus appropriée dans le cas d'espèce .

D'une part, elle n'aurait pas garanti la restitution des oeuvres concernées par les articles 1 er et 4, respectivement spoliées en Autriche et en Pologne, dans la mesure où l'ordonnance du 21 avril 1945 n'est applicable qu'aux restitutions d'oeuvres spoliées sur le sol français.

D'autre part, il est sans doute préférable, en termes d'image, que l'initiative de la restitution résulte de l'État français, et non d'une décision de justice dès lors que la spoliation est avérée ou que le retour du bien se justifie pour des motifs légitimes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Gouvernement défend son choix de proposer la remise des douze oeuvres qu'elle a acquises en 1942 dans la vente aux enchères de la collection d'Armand Dorville, alors que les ayants droit ont parallèlement formé une action en justice pour demander l'annulation de l'ensemble de cette vente aux enchères.

c) La voie législative

La seule option à la disposition de l'État pour restituer, à son initiative, les quinze oeuvres spoliées en question est la voie législative. En effet, toutes ces oeuvres sont inaliénables, puisqu'elles appartiennent aux collections publiques , à la différence des MNR. Elles ne peuvent pas être déclassées , la procédure de déclassement n'étant applicable qu'aux oeuvres qui ont perdu leur intérêt public. Il faut donc une autorisation du législateur pour faire sortir ces oeuvres des collections , dans la mesure où il est le seul compétent pour déroger au principe d'inaliénabilité des collections, qui est de valeur législative.

2. Une autorisation du législateur sollicitée pour la première fois

Si l'on pourrait s'étonner qu'il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans pour que l'autorisation du législateur soit sollicitée, plusieurs facteurs expliquent cette situation.

La question de la réparation des spoliations est un enjeu qui a quitté le devant de la scène à compter des années 1950 . La volonté de tourner la page et le contexte international de la Guerre froide ont sans doute contribué à passer cet enjeu sous silence. Cette question est redevenue un objet de préoccupation à compter du milieu des années 1990 , en France, comme sur la scène internationale. L'accès à de nouvelles archives à la suite de l'effondrement du bloc soviétique a en effet relancé la recherche et permis de prendre à nouveau conscience de l'ampleur de l'entreprise génocidaire du régime nazi.

Le niveau des connaissances a considérablement progressé au cours des vingt dernières années . Les archives publiques se sont ouvertes et sont devenues plus accessibles grâce aux progrès permis par la numérisation. De nombreuses bases de données ont vu le jour. Les États ont accru leur coopération dans ce domaine et se sont mis à échanger des informations. Les travaux de recherche scientifique se sont multipliés. Les institutions publiques y participent très largement, à l'image de l'Institut national d'histoire de l'art, qui a lancé, en 2016, un projet, en coopération avec l'Allemagne, de « Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation ». Les acteurs privés participent également peu à peu à ce processus en ouvrant, quoi qu'encore timidement, leurs archives.

Ces progrès dans la connaissance ont contribué à la prise de conscience que certaines des oeuvres appartenant aux collections publiques étaient susceptibles d'être des oeuvres spoliées et que le travail d'identification ne pouvait pas se limiter aux seules oeuvres MNR. L'affaire dite « Cornelius Gurlitt », du nom de ce collectionneur allemand, fils d'un marchand d'art, au domicile duquel près de 1 500 oeuvres spoliées ont été retrouvées en 2012, a également joué le rôle d'électrochoc.

Parallèlement, une évolution s'est également opérée du côté des familles des victimes . La réparation des spoliations apparaît comme un enjeu beaucoup plus fort pour les personnes de confession juive à compter de la troisième génération après la Shoah. Là où la mémoire était sans doute encore trop douloureuse pour les générations précédentes compte tenu de la proximité avec l'évènement, les générations actuelles sont plus enclines à se lancer dans ce combat, qui représente pour elle autant une oeuvre de justice, qu'une quête identitaire et un moyen d'assurer la transmission de la mémoire de la Shoah.

II. POURQUOI CE TEXTE REVÊT-IL UNE PORTÉE MAJEURE ?

A. UN TEXTE FONDAMENTAL POUR APPROFONDIR LA RECONNAISSANCE ET LA RÉPARATION DE LA SHOAH

1. Une réparation encore incomplète

Même si les spoliations artistiques ne représentent qu'une part minoritaire des spoliations dont ont été victimes les Juifs pendant la période nazie (environ 10 % des spoliations selon la CIVS), elles ont été, qu'elles qu'en aient été leur forme (vol, pillage, confiscation, vente sous la contrainte), l'un des volets de la politique d'anéantissement des Juifs d'Europe conduite par le régime nazi . Sans en être l'instigateur, le régime de Vichy a également collaboré à ces crimes de manière active.

Malgré les mesures mises en place après la Libération pour permettre la réparation des spoliations de biens culturels commises pendant la période nazie, celle-ci est jusqu'ici restée incomplète . Non seulement l'ensemble des oeuvres spoliées n'a pas été récupéré après-guerre, mais l'ensemble des oeuvres récupérées n'a pas été restitué. Environ 25 % des oeuvres récupérées par la Commission de récupération artistique n'avaient pas retrouvé leurs propriétaires à sa dissolution à la fin de l'année 1950. Parmi les oeuvres non restituées, 2 000 furent sélectionnées pour former la catégorie des MNR, mais 85 % d'entre elles furent vendues par le service des Domaines, avec le risque de pouvoir refaire surface à tout moment.

Chiffres clés concernant les oeuvres spoliées récupérées par la France

61 000

45 500

13 500

2 000

178

oeuvres MNR ou équivalent restituées
depuis 1950

2. Une reconnaissance symbolique des spoliations artistiques

La réparation constitue pourtant un enjeu essentiel, pour les familles comme pour la collectivité nationale . Comme le souligne Emmanuelle Polack, historienne de l'art, ces oeuvres sont des « témoins silencieux » des exactions qui ont été commises, susceptibles de prendre le relais des derniers témoins de la Shoah à mesure qu'ils disparaissent. Leur restitution dépasse le simple champ de l'objet matériel .

Pour les familles de victimes, pour lesquelles ces oeuvres sont parfois la seule trace matérielle qui subsiste de leurs ancêtres, la restitution est un moyen de recouvrer une mémoire et une identité et de restaurer la dignité de leurs ancêtres. Au-delà du retour de l'objet, leur quête a très largement pour but la reconnaissance symbolique de la spoliation dont a été victime leur famille .

Pour la collectivité, les restitutions sont au coeur du devoir de mémoire et de réparation qui lui incombe à l'égard des victimes de la barbarie nazie. Ce projet de loi doit donc être vu comme un prolongement de la reconnaissance par le Président de la République, Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, de la responsabilité de l'État français dans la déportation des Juifs de France. Il reconnait la nécessité de réparer des spoliations dont le régime de Vichy s'est aussi rendu coupable. Il met par ailleurs en évidence le fait que des biens spoliés ou acquis dans des circonstances troubles n'auraient jamais dû entrer dans les collections publiques .

B. LE SIGNAL D'UN TOURNANT DANS L'APPRÉHENSION DE L'ENJEU DES RESTITUTIONS

1. Le fruit des progrès accomplis par la France pour accélérer la réparation des spoliations

Ce projet de loi démontre les progrès accomplis par la France au cours des dernières années afin d'améliorer le traitement des spoliations .

Le rapport 1 ( * ) réalisé par notre collègue Corinne Bouchoux au nom de la commission de la culture, en janvier 2013, a largement contribué à la mise en place de cette nouvelle dynamique, en mettant en évidence le retard de la France en matière de recherche de provenance et la nécessité de mener, au sein des musées, un travail d'introspection pour ouvrir la voie à une histoire plus apaisée.

Les principales propositions du rapport de Mme Corinne Bouchoux
relatif à la gestion, par la France et ses musées,
de la question des oeuvres spoliées par les nazis ou « au passé flou »

Adopté le 16 janvier 2013 par la commission de la culture, ce rapport mettait en évidence la nécessité pour la France de poursuivre ses efforts afin de faciliter la restitution d'oeuvres spoliées en adoptant une démarche plus proactive et en donnant en particulier une nouvelle impulsion à la recherche de provenance .

Ses principales propositions étaient les suivantes :

- lancer une recherche systématique de provenance des oeuvres spoliées avec certitude ou fortes présomptions ;

- clarifier l'historique des oeuvres en dépôt dans les musées et inscrire, pour chaque oeuvre des collections publiques, un sigle permettant de garantir que la provenance a été vérifiée ;

- réaliser un inventaire complet des archives relatives aux oeuvres spoliées, y compris celles du ministère des affaires étrangères, et le rendre accessible en ligne ;

- proposer aux stagiaires de l'Institut national du patrimoine et des universités de contribuer aux travaux de recherche sur l'identification de provenance des oeuvres des collections ;

- veiller à la présentation au public des MNR et soutenir leur exposition, y compris dans des monuments historiques.

À la suite de la publication de ce rapport, une nouvelle logique reposant sur une action plus volontariste s'est peu à peu imposée , dans l'objectif de retrouver les propriétaires d'objets d'art spoliés sans attendre les demandes émanant des ayants droit.

À la demande de la ministre de la culture de l'époque, Aurélie Filippetti, la France a pris l'initiative, à compter de 2013, de mener des recherches proactives pour identifier et retrouver les ayants droit des oeuvres MNR. Si ces recherches ont dans un premier temps buté sur les difficultés d'accès à certaines archives, la numérisation progressive de différents fonds a permis d'accélérer significativement le rythme des restitutions de MNR au cours des dernières années . 50 des 57 MNR restituées par la France depuis 2016 l'ont été sur la base de recherches proactives. Le ministère de la culture évalue à environ 25 le nombre de restitutions de MNR qui pourraient intervenir en 2022.

Évolution des restitutions de MNR depuis 1950

Source : Commission de la culture, de l'éducation et de la communication
à partir des données transmises par le ministère de la culture

Parallèlement, des consignes ont été données aux musées pour améliorer la connaissance de la provenance des biens inscrits sur leurs inventaires . La circulaire du 4 mai 2016 relative à la méthodologie du récolement des ensembles dits indénombrables et aux opérations de post-récolement des collections des musées de France invite clairement les musées à « documenter autant que faire se peut les biens considérés comme "sensibles" » dont les informations historiques se révéleraient insuffisantes à l'occasion du récolement décennal. Elle vise spécifiquement « les biens dont l'historique n'est pas clairement connu entre l'année 1933 (arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne) et l'année 1945 (fin de la Seconde Guerre mondiale) et qui auraient pu faire l'objet, durant cette période, d'une spoliation ou d'une vente forcée ».

Afin d'aller plus loin en matière de restitution des biens culturels spoliés, le Premier ministre, Édouard Philippe, a également revu l'organisation interministérielle , sur la base des préconisations formulées par David Zivie dans un rapport 2 ( * ) commandé par Audrey Azoulay, ministre de la culture, en mai 2017 et remis en février 2018 à sa successeure, Françoise Nyssen :

- les attributions de la CIVS ont été modifiées par le décret n° 2018-829 du 1 er octobre 2018 afin de lui permettre également de s'autosaisir de cas de spoliations de biens culturels , son intervention n'étant auparavant possible qu'en cas de saisine par des ayants droit ;

- un service spécifique a été créé au sein du ministère de la culture par un arrêté du 16 avril 2019, dénommé « mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 » (M2RS) et rattaché au Secrétariat général, pour piloter la politique de réparation des spoliations artistiques et faire la lumière sur les biens culturels à la provenance douteuse conservés par les institutions publiques .

2. Un signal politique fort

Premier texte législatif prévoyant de faire sortir des oeuvres des collections publiques au motif des persécutions antisémites subies par leur propriétaire pendant la période nazie, l'adoption de ce projet de loi constitue un signal politique fort , adressé conjointement par le Gouvernement en tant qu'auteur du texte et par le Parlement par l'entremise de son vote, de la volonté de la France à faire oeuvre de justice et de sa détermination à « prendre des mesures dans les meilleurs délais pour trouver une solution juste et équitable », conformément aux Principes de Washington , adoptés par la France à l'issue de la conférence organisée dans cette ville sur les oeuvres d'art volées par les nazis en décembre 1998.

Ce texte pourrait apporter la preuve que la France est prête à se confronter à son passé et qu'elle considère que des biens dont la spoliation est établie n'ont pas leur place dans les collections publiques.

Il pourrait permettre à la France de combler le retard qu'elle accuse en matière de restitution de biens culturels spoliés par rapport à certains de ses voisins, en particulier l'Allemagne, où les restitutions sont facilitées par le fait que le principe d'inaliénabilité des collections publiques n'y est pas juridiquement reconnu. Les ayants droit étrangers concernés par ce projet de loi semblent avoir trouvé la France efficace dans l'instruction de leurs demandes de restitution en comparaison de la procédure applicable dans d'autres pays.

III. POURQUOI CETTE LOI NE CONSTITUE-T-ELLE QU'UN PREMIER PAS ?

A. DES EFFORTS QUI DOIVENT ENCORE ÊTRE POURSUIVIS ET ACCENTUÉS POUR FAIRE DE CETTE LOI UN VÉRITABLE TOURNANT

1. La nécessité d'accélérer le travail de recherche de provenance

Si des changements profonds se sont opérés au cours des dernières années grâce à la volonté politique très forte qui s'est exprimée sur ce sujet et à une nette évolution des mentalités au sein des institutions muséales, la France ne doit pas relâcher son effort.

Les musées se sont déjà clairement emparés de cet enjeu au cours des dernières années, sous l'impulsion du ministère de la culture. Ils sont volontaires. Les jeunes conservateurs sont maintenant formés à la recherche de provenance dans le cadre des enseignements dispensés à l'Institut national du patrimoine.

Les recherches de provenance sont désormais systématiques et très fouillées avant toute acquisition de manière à ne pas prendre le risque d'intégrer dans les collections publiques des biens qui pourraient être spoliés.

Les musées se lancent par ailleurs peu à peu dans des travaux spécifiques de recherche sur les oeuvres de leurs collections. Ainsi le musée du Louvre a-t-il créé une mission visant à étudier le parcours des oeuvres entrées dans ses collections entre 1933 et 1945, mais son initiative n'est pas isolée, le musée d'Orsay et le musée national d'art moderne ayant engagé des travaux similaires, de même qu'un nombre croissant de musées territoriaux.

La recherche de provenance apparait aujourd'hui comme la clé de voûte des restitutions . Ce travail est à la fois capital pour améliorer le processus de réparation des spoliations artistiques, crucial pour la réputation de nos musées et urgent face à la disparition progressive des héritiers encore en mesure d'identifier les oeuvres que possédaient leurs ancêtres victimes de spoliations. Plus les musées seront transparents, plus les familles de victimes se sentiront apaisées, facilitant ainsi le travail de réparation .

2. La question des moyens

Le travail de recherche de provenance représente un chantier immense : il suppose de passer en revue tous les biens culturels produits avant 1945 qui sont entrés dans nos collections depuis 1933. Il représente un travail chronophage et tout à fait spécifique qui nécessite à la fois des moyens et un personnel dédié .

Jusqu'à présent, les musées se sont lancés dans cette mission à moyens constants. Ils n'ont pas reçu de budgets spécifiques ni obtenu de relèvement de leur plafond d'emplois à cet effet. La M2RS dispose d'un budget pour financer des recherches, mais celui-ci est sans commune mesure avec les sommes consacrées par le gouvernement fédéral allemand à cette fin chaque année.

La commission de la culture ne peut qu'insister sur la nécessité d' allouer des moyens appropriés à cette politique et de former davantage de personnels dédiés , y compris au niveau territorial, afin que le travail en matière de recherche de provenance puisse être mené à bien dans des délais raisonnables.

B. L'INDISPENSABLE RÉFLEXION AUTOUR DE L'OPPORTUNITÉ D'UNE LOI-CADRE

1. Un outil susceptible de faciliter les réparations

Face à une possible multiplication des restitutions dans les années à venir, se pose la question de l'intérêt d'adopter une loi-cadre pour faciliter les restitutions en évitant le recours systématique à une autorisation au cas par cas du Parlement, qui a pour effet d'allonger la durée de la procédure , à rebours des Principes de Washington qui évoquent la nécessité de « prendre des mesures dans les meilleurs délais ». L'exemple fourni par l'article 3 en est une parfaite illustration : près de quatre années ont séparé la recommandation de la CIVS (février 2018) et le vote du conseil municipal de la Ville de Sannois (mai 2018) de l'examen par le Parlement du présent projet de loi.

Même si le Gouvernement n'a pas souhaité s'engager sur cette voie pour conserver à ce premier texte législatif sa dimension symbolique et garantir son adoption rapide par le Parlement, la ministre de la culture, Roselyne Bachelot-Narquin, a fait savoir, lors de l'examen en première lecture à l'Assemblée nationale, que le Gouvernement était favorable au principe de la loi-cadre et qu'il était convaincu que cette solution finirait par s'imposer.

2. Une élaboration complexe

La réflexion n'apparait pas encore mûre à ce stade pour permettre d'envisager une telle loi-cadre . Elle est de surcroît compliquée par le débat actuel sur la restitution des biens coloniaux, bien qu'il soit difficile de bâtir un cadre commun à l'ensemble de ces restitutions, les critères ne pouvant être identiques. Les restitutions de biens coloniaux concernent des relations d'État à État, tandis que les biens spoliés sont restitués aux héritiers des propriétaires victimes.

Deux pistes principales sont aujourd'hui évoquées pour faciliter les restitutions de biens spoliés sans autorisation au cas par cas du législateur :

- l'adoption d'un cadre législatif général définissant les critères applicables pour permettre à l'autorité administrative d'opérer directement des restitutions de biens spoliés ;

- la mise en place d'une procédure judiciaire , à l'initiative de l'autorité administrative, en vue d'obtenir l'annulation de l'entrée du bien spolié dans les collections publiques.

Chacune de ces pistes soulève des interrogations, qui appellent de mûres réflexions.

Le cadre général soulève l'épineuse question des critères à y faire figurer . Le présent projet de loi fournit un exemple de la diversité des cas d'oeuvres spoliées. Le retour des oeuvres y est justifié par différents motifs : vente sous la contrainte, pillage, vol, vente dans un contexte trouble. Les crimes ont des origines géographiques différentes et se sont produits à des moments distincts de l'histoire (certains pendant l'Occupation et d'autres avant même 1939).

Or, pour être opérationnel, un cadre législatif général doit fixer précisément les critères de restituabilité. Le législateur ne peut pas renvoyer cette tâche au pouvoir réglementaire au risque d'être sanctionné pour incompétence négative. Dès lors, comment définir des critères qui ne soient ni trop étroits pour ne pas faire obstacle à des restitutions légitimes, ni trop larges pour ne pas remettre en cause le principe d'inaliénabilité des collections, qui est un pilier de nos musées auquel il serait dangereux de renoncer ?

Quelle autorité serait investie du pouvoir de contrôler le bien-fondé de la restitution et quels seraient son rôle, sa composition et son degré de responsabilité ? Si la CIVS pourrait sembler une instance appropriée, quitte à en faire évoluer la composition, elle est aujourd'hui limitée par son champ d'action, qui reste circonscrit aux seules spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation.

De prime abord séduisante par sa simplicité et son adaptabilité, la solution d'une procédure judiciaire n'apporte pas la garantie d'atteindre l'effet recherché . Comment faire en sorte que l'annulation de l'entrée dans les collections puisse se traduire par la restitution effective de l'oeuvre spoliée par le précédent propriétaire s'il ne s'agissait pas de la victime ? Si l'on peut envisager que l'ordonnance du 21 avril 1945 pourrait permettre au juge, s'agissant des spoliations intervenues en France, de demander effectivement la restitution aux ayants droit du propriétaire dépossédé, les autres possesseurs étant considérés comme de mauvaise foi, il n'est pas certain que les pays voisins disposent de législations similaires permettant d'annuler toutes les ventes successives pour restituer au propriétaire victime de la spoliation. La procédure pourrait donc se révéler inefficace pour restituer les oeuvres conservées dans les collections publiques spoliées à l'étranger.

Enfin, de manière générale, si la loi-cadre devrait rendre plus aisées les restitutions et y apporter un nouveau coup d'accélérateur, elle leur fera sans doute aussi perdre, par leur automaticité, beaucoup de leur portée symbolique . Or les familles conçoivent aussi la restitution comme une reconnaissance symbolique de la spoliation. Il sera donc impératif d'associer les familles de victimes à la réflexion autour de la loi-cadre, afin de s'assurer qu'il s'agit d'une évolution qui peut les satisfaire.

Ces nombreuses questions sans réponse plaident une nouvelle fois pour faire de la recherche de provenance une priorité . Elle permettra de faire la lumière sur la diversité des cas éventuels pour pouvoir bâtir, le cas échéant, un dispositif approprié.

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La commission a adopté le projet de loi sans modification .

EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 9 FÉVRIER 2022

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M. Laurent Lafon , président . - Nous examinons aujourd'hui le rapport de notre collègue Béatrice Gosselin sur le projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, adopté à l'Assemblée nationale le 25 janvier dernier, après engagement de la procédure accélérée.

Mme Béatrice Gosselin , rapporteur . - Le texte que nous examinons ce matin vise à faire sortir des collections publiques quinze oeuvres d'art, afin qu'elles puissent être rendues, d'ici à un an, aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites pendant la période du nazisme.

Même si les enjeux de restitution ne nous sont pas inconnus, ce texte se distingue des précédentes lois de restitution par deux aspects. D'une part, la restitution a pour motif la spoliation artistique dont ont été victimes des juifs pendant la période nazie ; d'autre part, les bénéficiaires de ces restitutions ne sont pas des États, mais des personnes physiques, à savoir les familles ou ayants droit des victimes.

Trois des quatre articles du projet de loi restituent aux ayants droit de leurs propriétaires légitimes des oeuvres qui se sont révélées, postérieurement à leur entrée dans les collections publiques - qu'il s'agisse de musées nationaux ou de musées appartenant à des collectivités territoriales - être des oeuvres spoliées.

Le parcours de ces oeuvres a fait l'objet de recherches minutieuses de la part du ministère de la culture et des musées qui les conservent pour s'assurer que les tableaux en question correspondaient bien aux tableaux réclamés.

L'article 1 er restitue aux ayants droit de Nora Stiasny le tableau de Gustav Klimt Rosiers sous les arbres , acquis auprès d'une galerie suisse par l'État français en 1980 et conservé au musée d'Orsay.

À l'origine, les héritiers de Nora Stiasny pensaient que le bien spolié à leur aïeule était le tableau intitulé Pommier II conservé au musée du Belvédère de Vienne, obtenant en 2001 sa restitution par les autorités autrichiennes, mais des doutes subsistaient. Les recherches archivistiques se sont donc poursuivies et ont fini par démontrer que le tableau qui avait été vendu à vil prix pour subsister par Nora Stiasny en août 1938 à Vienne, quelques mois après l'Anschluss et le début des persécutions antisémites, était en fait celui conservé au musée d'Orsay.

L'article 3 restitue à l'ayant droit de Georges Bernheim le tableau de Maurice Utrillo Carrefour à Sannois , acquis par la ville de Sannois pour son musée Utrillo-Valadon au cours d'une vente aux enchères organisée en 2004 par Sotheby's.

Cette oeuvre s'avère avoir été volée au domicile du marchand d'art Georges Bernheim par le service allemand de pillage, l' Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), en 1940. Le conseil municipal de la ville de Sannois s'est déjà prononcé en 2018 en faveur de cette restitution à l'unanimité de ses membres et attend impatiemment l'adoption de ce projet de loi pour qu'elle soit effective.

L'article 4 vise à restituer aux ayants droit de David Cender le tableau de Marc Chagall Le Père , conservé dans les collections du Musée national d'art moderne et exposé au musée d'art et d'histoire du judaïsme dans le cadre d'un dépôt.

Le parcours de cette oeuvre est tout à fait particulier, puisque les recherches ont montré qu'elle avait été volée en Pologne après l'internement de son propriétaire dans le ghetto de Lodz en 1940. Pourtant, jamais le Musée national d'art moderne n'aurait pu soupçonner qu'il s'agissait d'une oeuvre spoliée, dans la mesure où elle est entrée dans ses collections en 1988 par dation en paiement des droits de succession de l'artiste. Il est difficile de comprendre les conditions dans lesquelles elle s'est à nouveau retrouvée en la possession de Marc Chagall à compter des années 1950. L'hypothèse à laquelle en sont arrivés le ministère de la culture, le Musée national d'art moderne et le comité Marc Chagall, c'est qu'elle aurait pu faire partie de celles qui lui ont été dérobées dans son atelier parisien pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il était reparti en Russie. N'ayant pas déclaré ce vol à son retour en France dans les années 1920, il aurait cherché à en racheter certaines, parmi lesquelles ce tableau, le seul qu'il ait peint représentant son père.

Il est à noter que cet article ne figurait pas dans le projet de loi initialement déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale par le Gouvernement le 3 novembre dernier. L'instruction de la demande de restitution, présentée en septembre 2020 par les ayants droit, s'est achevée il y a seulement quelques semaines. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a introduit cet article par voie d'amendement lors de l'examen en commission en première lecture à l'Assemblée nationale.

L'article 2 se distingue des trois autres articles, puisqu'il vise, non à restituer, mais à remettre aux ayants droit d'Armand Dorville douze oeuvres que l'État avait achetées au cours de la vente aux enchères organisée à Nice en 1942 par sa famille pour disperser une partie de sa collection après son décès.

Pourquoi cette distinction sémantique ? Cet article suit une recommandation de mai dernier de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), qui a estimé que, même si la vente de 1942 n'avait pas revêtu un caractère spoliateur, l'État aurait dû s'abstenir d'y enchérir parce que le conservateur l'ayant représenté avait eu connaissance des mesures d'aryanisation intervenues après son lancement, notamment la nomination d'un administrateur provisoire chargé de gérer le produit de la vente. Elle a donc préconisé que les oeuvres que l'État avait acquises et qui sont aujourd'hui présentées au musée du Louvre et au musée de Compiègne, soient rendues aux ayants droit pour des motifs d'équité.

L'utilisation du terme « restitution » serait impropre, mais cet article conserve les mêmes effets que les trois autres : la sortie des oeuvres des collections publiques et le transfert de leur propriété aux ayants droit.

Pourquoi une loi est-elle nécessaire pour restituer ces oeuvres ? Ce ne sont pourtant pas les premières oeuvres spoliées aux juifs restituées par la France. La restitution d'oeuvres spoliées conservées dans les collections publiques peut emprunter trois voies.

La première concerne les oeuvres inventoriées « Musées Nationaux Récupération » (MNR), rapportées d'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Ces oeuvres n'appartiennent pas au patrimoine de l'État : elles ont seulement été placées sous la garde temporaire de musées nationaux ou de musées territoriaux, dans l'attente de leur restitution à leurs propriétaires. Elles sont donc facilement restituables. Depuis la création de ce statut en 1950, 178 restitutions d'oeuvres MNR sont déjà intervenues, dont trois la semaine dernière. Mais cette voie n'est pas applicable aux oeuvres concernées par le projet de loi, qui ne sont pas des MNR.

La deuxième voie est judiciaire. Une ordonnance du 21 avril 1945, toujours applicable, frappe de nullité tout acte de spoliation commis en France par l'occupant ou par le régime de Vichy et prévoit la restitution des biens considérés au propriétaire originellement dépossédé, même si le bien a changé de main plusieurs fois par la suite, les acquéreurs successifs étant considérés comme « possesseurs de mauvaise foi ».

Sur le fondement de cette ordonnance, le juge peut ordonner, à la demande des ayants droit, la restitution d'une oeuvre appartenant aux collections publiques, sa décision ayant pour effet d'annuler son entrée dans les collections. C'est ce qui s'est produit en 2020 lorsque le musée d'art moderne de Troyes et le musée Cantini de Marseille ont été condamnés à restituer aux héritiers de René Gimpel trois tableaux d'André Derain.

Il faut d'ailleurs savoir qu'une action en justice a été formée par les ayants droit d'Armand Dorville en juillet dernier pour obtenir l'annulation des acquisitions résultant de la vente aux enchères de 1942. Cette affaire n'a pas encore été jugée.

En revanche, cette voie judiciaire n'aurait pas pu être empruntée par les ayants droit de Nora Stiasny ou de David Cender, dans la mesure où l'ordonnance du 21 avril 1945 n'est applicable que pour les spoliations intervenues sur le sol français. En outre, en termes d'image, il est sans doute préférable que l'initiative de la restitution résulte de l'État et non d'une décision de justice, dès lors que la spoliation est avérée ou que le retour du bien se justifie pour des motifs légitimes.

La troisième voie possible de restitution consiste à obtenir l'autorisation du législateur. C'est la voie qui a été retenue pour rendre les quinze oeuvres concernées par ce projet de loi, parce qu'à la différence des MNR, elles appartiennent aux collections publiques et sont, à ce titre, inaliénables. Il faut donc une autorisation du législateur pour les faire sortir des collections, le principe d'inaliénabilité des collections étant de valeur législative.

Peut-être certains d'entre vous s'étonnent-ils, comme moi, qu'il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans après les faits pour qu'un texte de ce type soit examiné par le Parlement. Plusieurs facteurs l'expliquent.

D'une part, la réparation des spoliations est un enjeu qui a quitté le devant de la scène entre les années 1950 et le milieu des années 1990. Le climat international de l'époque, avec la Guerre froide, y a sans doute contribué. La manière dont les conservateurs concevaient alors leur mission a pu également jouer un rôle : ils avaient surtout à coeur - et il est difficile de le leur reprocher - de transmettre les collections dont ils étaient les gardiens.

On constate d'ailleurs que cet enjeu est beaucoup plus fort pour les personnes de confession juive à compter de la troisième génération après la Shoah que pour les générations qui les ont précédées. Peut-être la mémoire était-elle encore trop douloureuse, tandis que, pour les générations actuelles, le combat pour la restitution représente une quête identitaire fondamentale.

Par ailleurs, il convient de réaliser à quel point le niveau des connaissances a considérablement progressé au cours des vingt dernières années : les archives publiques se sont ouvertes et sont devenues plus accessibles grâce aux progrès permis par la numérisation, de nombreuses bases de données ont vu le jour, les États ont accru leur coopération dans ce domaine et se sont mis à échanger des informations et les travaux de recherche scientifique se sont multipliés. Un exemple : le répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, projet lancé en 2016 par l'Institut national d'histoire de l'art (INHA) en coopération avec l'Allemagne, pour mettre au jour les trajectoires des hommes et des oeuvres pendant cette période et ainsi faciliter l'identification des oeuvres spoliées. Les premières notices ont été mises en ligne il y a quelques semaines et seront, à terme, accessibles en français, en allemand et en anglais. Les acteurs privés eux-mêmes ont évolué : ils acceptent de plus en plus d'ouvrir leurs archives, même si ce mouvement reste encore timide ; les maisons de vente se mettent à faire des recherches sur les oeuvres qu'elles proposent à la vente pour s'assurer qu'elles ne sont pas entachées d'une suspicion de spoliation.

Tous ces progrès ont contribué à la prise de conscience que certaines des oeuvres appartenant aux collections publiques peuvent constituer des oeuvres spoliées et que le travail d'identification ne doit donc pas se limiter aux seules oeuvres MNR. Mais, cette prise de conscience est récente.

Pourquoi est-il important que nous votions ce texte ?

Même si les spoliations artistiques ne représentent qu'une part minoritaire des spoliations dont ont été victimes les juifs pendant la période nazie - environ 10 % des spoliations selon la CIVS -, elles ont été, quelle que soit la forme qu'elles aient pu prendre - vol, pillage, confiscation, vente sous la contrainte -, l'un des volets de la politique d'anéantissement des juifs d'Europe conduite par le régime nazi. Sans en être l'instigateur, le régime de Vichy a également collaboré à ces crimes de manière active.

Jusqu'ici, leur réparation est restée incomplète. Non seulement l'ensemble des oeuvres spoliées n'a pas été récupéré après-guerre, mais l'ensemble des oeuvres récupérées n'a pas été restitué. Sur un total d'environ 61 000 oeuvres récupérées, 45 500 ont pu être rendues par la Commission de récupération artistique immédiatement après la guerre, 2 000 furent classées comme MNR et 13 500 furent vendues par le service des Domaines, avec le risque de refaire surface à tout moment.

Je considère donc que ce projet de loi revêt une portée majeure du point de vue de la reconnaissance et de la réparation de la Shoah.

J'ai été marquée par les propos d'Emmanuelle Polack, historienne de l'art, que nous avons entendue la semaine dernière et qui a décrit ces oeuvres comme des « témoins silencieux » des crimes qui avaient été commis, susceptibles de prendre le relais des derniers témoins de la Shoah à mesure qu'ils disparaissent. Ces oeuvres sont bien plus que de simples objets matériels. C'est une part de l'identité, de la mémoire et de la dignité de ces hommes et de ces femmes victimes de la barbarie nazie que l'on restitue ; c'est une reconnaissance symbolique de la spoliation et des crimes dont ils ont été victimes. D'où l'importance de ce processus, à la fois pour les familles, mais aussi pour la collectivité nationale, dans son ensemble.

Ce projet de loi vient, en quelque sorte, prolonger la reconnaissance par le Président de la République, Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, de la responsabilité de l'État français dans la déportation des juifs de France. Il reconnaît la nécessité de réparer des spoliations dont le régime de Vichy s'est aussi rendu coupable.

Plusieurs des personnes auditionnées ont estimé que ce texte pourrait marquer un tournant dans l'appréhension par la France de l'enjeu des restitutions de biens spoliés. Je crois en tout cas qu'il porte en lui la marque du travail et des progrès réalisés par la France, notamment depuis une dizaine d'années, pour améliorer le traitement des spoliations. David Zivie nous en avait retracé les grands axes lors de son audition le 19 janvier dernier.

D'abord, la France mène désormais des recherches proactives pour identifier et retrouver les ayants droit des MNR. J'indique, à cet égard, le rôle essentiel des généalogistes dans ces recherches souvent très complexes, compte tenu du nombre d'ayants droit susceptibles d'être concernés par une restitution. L'association des généalogistes de France a d'ailleurs assisté le ministère de la culture sur six dossiers de MNR dans le cadre d'un mécénat de compétences entre 2016 et 2022.

Ensuite, l'organisation interministérielle a été renforcée. D'une part, les attributions de la CIVS ont été élargies en 2018 afin de lui permettre désormais de s'autosaisir en ce qui concerne les biens culturels spoliés. D'autre part, il a été créé, au sein du ministère de la culture, un service chargé spécifiquement de piloter la politique de réparation des spoliations artistiques et de faire la lumière sur les biens culturels à la provenance douteuse conservés par les institutions publiques. Il s'agit de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 que dirige M. Zivie.

Enfin, les musées ont été mis à contribution pour faire des recherches sur la provenance de leurs collections. C'est un travail que le ministère leur demande de mener, depuis 2016, dans le cadre des opérations de post-récolement.

Ces progrès nous permettent, aujourd'hui, au travers de ce texte, d'adresser un signal politique fort de la volonté de la France à « trouver des solutions justes et équitables » pour réparer les spoliations, conformément aux principes de Washington de 1998. J'ai pu constater, en entendant les ayants droit, que la majorité d'entre eux avaient été satisfaits de la manière dont s'était déroulée l'instruction de leurs demandes et de la décision qui était envisagée.

On a longtemps accusé la France d'être en retard par rapport à plusieurs de ses voisins européens en matière de réparation des spoliations. Avec ce texte, elle prouve à la fois qu'elle est prête à se confronter à son passé et qu'elle considère que des biens dont la spoliation est établie n'ont pas leur place dans ses collections publiques. Le geste est particulièrement manifeste avec la restitution du tableau de Gustav Klimt, la seule oeuvre de ce peintre de nos collections publiques.

Pour autant, nous ne pouvons pas nous arrêter là. Ce texte nous oblige à poursuivre les efforts et à les accentuer, pour qu'il marque effectivement un tournant.

C'est bien au niveau des recherches de provenance qu'il faut accélérer le travail. La tâche est immense, car elle nécessite de passer en revue toutes les oeuvres produites avant 1945 entrées dans nos collections depuis 1933. Mais il s'agit d'un travail à fois capital pour améliorer le processus de réparation des spoliations artistiques, crucial pour la réputation de nos musées et urgent face à la disparition progressive des héritiers encore en mesure d'identifier les oeuvres que possédaient leurs ancêtres victimes de spoliations.

Je suis convaincue que plus les musées seront transparents, plus les familles de victimes se sentiront apaisées ; ce sera un grand pas de franchi dans le travail de réparation.

J'ai pu constater combien, ces dernières années, les musées s'étaient emparés de cet enjeu sous l'impulsion du ministère de la culture. Les mentalités des conservateurs ont évolué. La recherche de provenance fait d'ailleurs maintenant partie de leur formation initiale.

Les musées effectuent des recherches très poussées avant toute acquisition de manière à ne pas prendre le risque d'intégrer dans les collections publiques des biens qui pourraient être spoliés. Plusieurs musées ont par ailleurs lancé des travaux de recherche sur les oeuvres de leurs collections. Le Louvre fouille ainsi le parcours des oeuvres entrées dans ses collections entre 1933 et 1945 ; le musée d'Orsay et le Musée national d'art moderne se sont aussi lancés dans des travaux de recherche systématiques et un nombre croissant de musées territoriaux se mobilisent pour faire la lumière sur leurs collections.

Le problème, c'est qu'il s'agit d'un travail chronophage, qui nécessite à la fois des moyens et un personnel spécifique. Or, les musées n'ont pas toujours reçu de budgets pour cela. La mission dirigée par David Zivie peut financer des recherches, mais elle ne dispose elle-même que d'un budget de 200 000 euros à cet effet, sans commune mesure avec le budget que consacre chaque année à cet enjeu le Gouvernement fédéral allemand, de l'ordre de plusieurs millions.

Si nous voulons que le travail en matière de recherche de provenance soit accompli dans des délais raisonnables, il faudra y consacrer des moyens appropriés et former davantage de personnels dédiés. C'est un choix politique qui mériterait d'être discuté à l'occasion de l'examen du prochain budget.

Le dernier point que je souhaiterais aborder, c'est celui de la loi-cadre. Face à une possible multiplication des restitutions dans les années à venir, des voix s'élèvent pour demander l'adoption d'un tel dispositif afin de faciliter les restitutions sans recourir à une autorisation au cas par cas du législateur.

Ce n'est pas le choix retenu par le Gouvernement avec ce projet de loi, mais la ministre de la culture a fait savoir, lors de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, que le Gouvernement était favorable au principe d'une loi-cadre et que cette solution s'imposerait.

Pour avoir beaucoup abordé ce sujet au cours de mes quatorze auditions, j'ai constaté que la réflexion n'était pas encore mûre. Elle est sans doute également compliquée par l'enjeu des biens coloniaux, même si je crois préférable de distinguer les deux sujets tant il serait difficile de bâtir un cadre commun à l'ensemble des restitutions : celles des biens coloniaux concernent des relations d'État à État, quand les autres vont aux héritiers des propriétaires victimes.

Deux pistes principales sont évoquées : soit l'adoption d'un cadre législatif général fixant les critères selon lesquels une restitution pourrait être opérée par l'autorité administrative, soit la mise en place d'une procédure judiciaire à l'initiative de l'autorité administrative, en vue d'obtenir l'annulation de l'entrée du bien spolié dans les collections.

Chacune de ces pistes pose de nombreuses questions.

Quels critères faire figurer dans le cadre général ? Le projet de loi que nous examinons nous fournit un exemple de la diversité des cas d'oeuvres spoliées : certaines spoliations résultent d'une vente sous la contrainte, d'autres d'un pillage, d'autres d'un vol, d'autres enfin d'une vente dans un contexte trouble ; certaines spoliations ont été commises en France et d'autres à l'étranger ; certaines spoliations ont été commises pendant l'Occupation, mais d'autres remontent à avant 1939. Dès lors, comment définir des critères qui ne soient ni trop étroits, pour ne pas faire obstacle à des restitutions légitimes, ni trop larges, pour ne pas remettre en cause le principe d'inaliénabilité des collections, qui est un pilier de nos musées auquel il serait dangereux de renoncer ?

Quelle autorité pourrait contrôler le bien-fondé de la restitution et quels seraient son rôle, sa composition et son degré de responsabilité ? Le champ d'action de la CIVS se limite aux spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation.

S'agissant de la deuxième piste, celle du recours au juge, comment faire en sorte que l'annulation de l'entrée dans les collections puisse se traduire par la restitution effective de l'oeuvre spoliée par le précédent propriétaire s'il ne s'agissait pas de la victime ? Sans doute est-ce possible s'agissant des oeuvres spoliées en France, compte tenu de l'ordonnance du 21 avril 1945, mais est-ce compatible avec des législations étrangères ?

J'ajoute enfin que si la loi-cadre rendrait plus aisées les restitutions, elle leur ferait sans doute aussi perdre, par leur automaticité, beaucoup de leur caractère symbolique. Il sera donc impératif d'associer les familles de victimes à la réflexion, afin de déterminer s'il s'agit d'une évolution qui peut les satisfaire.

Quoi qu'il en soit, j'ai le sentiment que ce débat autour d'une loi-cadre ne fait que renforcer la nécessité de progresser en matière de recherche de provenance, tant nous avons besoin de bien connaître la diversité des cas éventuels pour pouvoir éventuellement bâtir un dispositif approprié.

M. Laurent Lafon , président . - Il nous reste à définir le périmètre pour l'application de l'article 45 de la Constitution.

Mme Béatrice Gosselin , rapporteur . - Ce périmètre pourrait comprendre les dispositions visant à faire sortir des collections publiques d'autres oeuvres spoliées aux juifs pendant la période nazie et celles qui ont trait à l'organisation, à la procédure et aux conditions des restitutions de ces biens.

En revanche, je vous propose que nous excluions de ce périmètre les dispositions ayant pour objet la restitution d'oeuvres qui n'entreraient pas dans la catégorie des oeuvres spoliées aux juifs pendant la période nazie.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Ce sujet délicat est connu de longue date de notre commission. Merci, madame le rapporteur, de l'avoir remis en perspective avec la restitution des biens coloniaux, tout en soulignant les différences entre les deux cas.

Lors des prochaines lois de finances, nous devons absolument être attentifs aux moyens. Depuis qu'Audrey Azoulay s'est saisie du sujet, le mécanisme a pris beaucoup de temps à se mettre en place et les moyens ne sont pas toujours au rendez-vous. On peut aussi déplorer l'absence de sensibilisation des musées territoriaux. La recherche de provenance doit s'appliquer à l'ensemble des biens.

Faut-il ou non une loi-cadre ? On voit bien toute la difficulté du choix à faire. La définition des critères de la loi-cadre relative aux restes humains a pris beaucoup de temps, avec un groupe de travail dédié. Malgré ce travail scientifique et pluridisciplinaire, ils ont été contestés par le Gouvernement qui n'a pas voulu de la solution de cadre général que nous introduisions dans la proposition de loi relative à la circulation des biens culturels appartenant aux collections publiques. Il est sans doute préférable d'oeuvrer au cas par cas de manière pragmatique.

Je voterai ce texte. Il faudra avancer sur les restitutions et l'instauration d'une entité capable de conduire la réflexion sur ce sujet de manière permanente et de contrôler les décisions.

M. Pierre Ouzoulias . - À mon tour de remercier vivement notre rapporteur. En participant à certaines des auditions, j'ai été impressionné par l'empathie et la très grande humanité avec lesquelles elle les a conduites, alors qu'elles sont parfois émotivement très dures. Je partage ses observations. J'en ajouterai une : la discordance entre le décret de 1999, qui organise l'indemnisation des victimes, et l'arrêté de 2019, qui crée la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, est regrettable. Le champ de cette mission est bien plus vaste, puisqu'il couvre des biens présents sur le territoire français, mais qui ont pu être spoliés de 1933 à 1945, que ce soit en France ou à l'étranger. Toutes les spoliations liées à des mesures antisémites sont concernées, et pas seulement celles qui sont liées aux législations antisémites. Il serait de bonne politique que le Gouvernement révise le décret de 1999 pour que la CIVS puisse instruire des dossiers qui échapperaient sinon à ses attributions.

La question de la restitution de toutes les archives spoliées reste ouverte. Les archives sont des biens culturels qui entrent dans le champ d'action de la commission de restitution. Or les troupes soviétiques en ont saisi beaucoup au moment de la prise de Berlin. Il faudrait un accord d'État à État pour que les archives puissent être restituées à la France.

Il y a des archives privées comme celles de Marc Bloch, ou de mouvements syndicaux ou autres. Il y a une grande part d'inconnues. La question est compliquée, puisqu'elle intervient dans les relations diplomatiques complexes liant la France et la Russie. Mais sans doute le Président de la République en a-t-il parlé pendant les cinq heures qu'il a passées avec le président Poutine...

M. Lucien Stanzione . - Ce texte traduit dans la loi la restitution de quinze oeuvres spoliées. À mon tour de saluer le travail de notre rapporteur avec qui j'ai participé aux auditions.

La restitution de ces objets représente plus qu'un retour légitime. C'est une question de reconnaissance, de justice et de réparation. Ces oeuvres contribuent à la nécessaire réparation des abominations commises contre le peuple juif. C'est un acte symbolique fort et indispensable.

Le processus reste compliqué, puisqu'il est nécessaire de passer par la loi. Le Carrefour à Sannois , reconnu en 2018 comme provenant d'un pillage de l'ERR ne pourra finalement être restitué que quatre ans après. Il est temps que les délais soient enfin réduits, et qu'une loi-cadre crée un dispositif similaire à celui des MNR.

Reste la question du partage de l'oeuvre, qui a souvent une valeur universelle. Cette question s'était posée à propos de la restitution au Bénin et au Sénégal des oeuvres pillées. Les oeuvres pourraient-elles rester accessibles au plus grand nombre grâce à des photos ou à des reproductions ? Les familles doivent bénéficier d'un cadre juridique rassurant pour envisager un tel partage.

Notre groupe votera ce texte, en espérant que nous pourrons continuer à travailler sur les contours d'une loi-cadre prenant en considération toute la question de la reconnaissance et de la réparation. Comme les auditions l'ont montré - notamment celle de Mme Polack -, c'est autant la reconnaissance symbolique qui est recherchée que la restitution de l'objet.

M. Thomas Dossus . - Merci à Mme le rapporteur pour sa présentation très précise : chaque oeuvre a une histoire particulière. Je salue ce texte nécessaire. Nous avons besoin d'améliorer notre politique de restitution. La recherche de provenance s'est accélérée ces dernières années après une période très ralentie depuis 1950.

Notre ancienne collègue Corinne Bouchoux avait fait un rapport sur le sujet, où elle regrettait que les musées aient souvent des « secrets de famille » sur la provenance de tel ou tel tableau. Ils ont aujourd'hui une attitude plus convenable ; mais il leur faut des moyens. La restitution rétablit le respect et la dignité pour les victimes de la barbarie.

M. David Assouline . - Je salue, moi aussi, le travail effectué. C'est l'honneur du Sénat que d'avoir été le lieu du travail très précurseur de notre collègue Corinne Bouchoux, qui, de façon solitaire, s'est lancée dans une recherche qui nous a fait découvrir l'ampleur du sujet. Notre commission avait alors adopté neuf propositions très concrètes en janvier 2013 grâce auxquelles les choses se sont améliorées. Elles reposaient sur le principe suivant : nous ne pourrons pas tout restituer, mais ce n'est que lorsque nous aurons mis tout en oeuvre pour le faire que nous pourrons, sinon tourner la page, du moins considérer que notre pays a fait ce qu'il fallait.

Je vois bien la complexité d'écrire une loi-cadre. Il serait néanmoins préférable de ne pas avoir à délibérer à chaque fois. Nous pouvons concevoir une réglementation qui, une fois que les choses sont clairement établies conformément aux principes de Washington, nous permettra de restituer les oeuvres.

Mme Béatrice Gosselin , rapporteur . - Mme Morin-Desailly met le doigt avec raison sur les besoins financiers.

Une loi-cadre permettrait d'aller beaucoup plus vite. Elle devrait sans doute être améliorée à chaque découverte, car chaque oeuvre a une histoire différente, tortueuse. Malgré tout, cela accélérerait les restitutions.

M. Ouzoulias a raison sur la restitution des archives. Des milliers de livres et d'archives ont en effet été saisis à Berlin, mais il est très compliqué de travailler avec l'État russe. Il serait cependant souhaitable de travailler à recouvrer ce qui ressort du patrimoine de nos territoires avant-guerre et pendant la guerre.

M. Stanzione propose que des copies restent dans les musées. Mais Emmanuelle Polack et Corinne Hershkovitch l'ont dit, la reconnaissance suffit parfois aux familles pour envisager de faire des dépôts ou des dons aux musées.

Mme Filippetti a effectivement mis en place une équipe sur ces questions après le travail de Mme Bouchoux, qui a incontestablement relancé le travail de recherche sur la provenance des oeuvres.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1 er

L'article 1 er est adopté sans modification.

Article 2

L'article 2 est adopté sans modification.

Article 3

L'article 3 est adopté sans modification.

Article 4 (nouveau)

L'article 4 est adopté sans modification.

A l'unanimité, le projet de loi est adopté sans modification. (Applaudissements)

La réunion est close à 10 h 20.

PROJET DE LOI N° 395 (2021-2022)

RÈGLES RELATIVES À L'APPLICATION DE L'ARTICLE 45
DE LA CONSTITUTION ET DE L'ARTICLE 44 BIS
DU RÈGLEMENT DU SÉNAT (« CAVALIERS »)

Si le premier alinéa de l'article 45 de la Constitution, depuis la révision du 23 juillet 2008, dispose que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis », le Conseil constitutionnel estime que cette mention a eu pour effet de consolider, dans la Constitution, sa jurisprudence antérieure, reposant en particulier sur « la nécessité pour un amendement de ne pas être dépourvu de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie » 3 ( * ) .

De jurisprudence constante et en dépit de la mention du texte « transmis » dans la Constitution, le Conseil constitutionnel apprécie ainsi l'existence du lien par rapport au contenu précis des dispositions du texte initial, déposé sur le bureau de la première assemblée saisie 4 ( * ) .

Pour les lois ordinaires, le seul critère d'analyse est le lien matériel entre le texte initial et l'amendement, la modification de l'intitulé au cours de la navette restant sans effet sur la présence de « cavaliers » dans le texte 5 ( * ) .

En application des articles 17 bis et 44 bis du Règlement du Sénat, il revient à la commission saisie au fond de se prononcer sur les irrecevabilités résultant de l'article 45 de la Constitution, étant précisé que le Conseil constitutionnel les soulève d'office lorsqu'il est saisi d'un texte de loi avant sa promulgation.

En application du vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des Présidents, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication a arrêté, lors de sa réunion du mercredi 9 février 2022, le périmètre indicatif du projet de loi n° 395 (2021-2022) relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites .

Elle a considéré que ce périmètre incluait des dispositions :

- visant à faire sortir des collections publiques d'autres oeuvres spoliées aux Juifs pendant la période nazie ;

- relatives à l'organisation, à la procédure et aux conditions des restitutions des biens culturels spoliés aux Juifs pendant la période nazie.

En revanche, la commission a estimé que ne présentaient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé , des amendements ayant pour objet la restitution d'oeuvres qui n'entreraient pas dans la catégorie des oeuvres spoliées aux Juifs pendant la période nazie.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Mardi 25 janvier 2022

- Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) : MM. Michel JEANNOUTOT , président, et Jérôme BENEZECH , directeur.

- Conseil des ayants droit de M. David Cender (article 4) : Maître Melina WOLMAN , avocat à la cour, cabinet Pinsent Masons France LLP.

- Mairie de Sannois : M. Bernard JAMET , maire, Mmes Valérie FERRARI , directrice du cabinet, et Nathalie LECA , responsable du service culturel.

- Représentant des ayants droit de Nora Stiasny (article 1 er ) : Maître Alfred NOLL , professeur de droit, avocat.

- Ayant droit de M. Georges Bernheim (article 3) : M. Vincent TILLIER .

- Représentante des ayants droit de M. Armand Dorville (article 2) : Maître Corinne HERSHKOVITCH , avocate à la cour, cabinet Corinne Hershkovitch.

Jeudi 27 janvier 2022

Audition commune :

. du Cabinet de la ministre : MM. Jean-Baptiste DE FROMENT , conseiller spécial en charge du patrimoine, de l'architecture et de la prospective, et Tristan FRIGO , conseiller technique en charge des relations avec le Parlement ;

. de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 : M. David ZIVIE , responsable de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés 1933-1945 ;

. et du Service des musées de France : Mme Claire CHASTANIER , adjointe au sous-directeur des collections du service des musées de France.

Mardi 1 er février 2022

- Institut national d'histoire de l'art (INHA) : M. Éric de CHASSEY , directeur général.

- Musée d'Orsay : M. Christophe LERIBAULT , président, Mmes Virginie DONZEAUD , administratrice générale adjointe, et Sylvie PATRY , directrice de la conservation et des collections, et M. Emmanuel COQUERY , adjoint à la directrice de la conservation et des collections.

Jeudi 3 février 2022

- Mme Emmanuelle POLACK , historienne de l'art, spécialiste de l'art sous l'Occupation, chargée de mission au musée du Louvre sur les oeuvres acquises par ce musée entre 1933 et 1945.

- Musée du Louvre : Mme Néguine MATHIEUX , directrice de la recherche et des collections.

- Musée national d'art moderne (MNAM) : M. Xavier REY , directeur.

- Association des généalogistes : MM. Cédric DOLAIN , président, et Gérald POSTANSQUE , secrétaire général.

LA LOI EN CONSTRUCTION

Pour naviguer dans les rédactions successives du texte, visualiser les apports de chaque assemblée, comprendre les impacts sur le droit en vigueur, le tableau synoptique de la loi en construction est disponible sur le site du Sénat à l'adresse suivante :

https://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl21-395.html

ANNEXE

Audition de M. David Zivie, responsable de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 du ministère de la culture

MERCREDI 19 JANVIER 2022

_______

M. Laurent Lafon , président . - Nous accueillons ce matin M. David Zivie qui dirige, depuis sa création en avril 2019, la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 rattachée au secrétariat général du ministère de la culture.

Monsieur Zivie, vous travaillez depuis maintenant plusieurs années sur la question des biens culturels spoliés. Vous avez été chargé en 2017 par la ministre de la culture de l'époque, Audrey Azoulay, de dresser l'état des lieux des avancées et des points à améliorer dans le traitement par la France des oeuvres et des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations. Votre rapport, remis en 2018 à Françoise Nyssen, a conduit le Gouvernement à souhaiter revoir l'organisation interministérielle pour donner un coup d'accélérateur aux restitutions de biens spoliés. C'est ainsi que fut créée la mission que vous dirigez aujourd'hui et que les pouvoirs de la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) furent renforcés.

Nous sommes ravis de vous recevoir aujourd'hui à un double titre.

D'abord pour que vous nous fassiez partager votre travail. Quel est le rôle de cette nouvelle cellule ? Pourquoi dépend-elle du secrétariat général du ministère de la culture ? Quelle est son articulation avec la CIVS ? Quels progrès avez-vous enregistrés en trois ans ? Quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confronté ? Vous connaissez l'intérêt de notre commission pour ces questions. Le rapport de Corinne Bouchoux en 2013 avait pointé du doigt les insuffisances en termes de recherche de provenance et appelait de ses voeux une « dynamique muséale » en la matière.

Ensuite, actualité législative oblige, nous souhaiterions aborder avec vous le projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, que l'Assemblée nationale doit nous transmettre la semaine prochaine, une fois qu'elle en aura achevé l'examen. Si vous le voulez bien, peut-être pourriez-vous déjà nous en dire quelques mots dans votre intervention liminaire, avant que notre collègue, Béatrice Gosselin, qui en sera la rapporteure, ne vous pose des questions plus spécifiques à son sujet.

M. David Zivie, responsable de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 du ministère de la culture . - Je suis très honoré d'être entendu par votre commission. Je dois d'abord vous dire que de nombreuses autres personnes travaillent sur le sujet des spoliations, que ce soit au ministère de la culture, dans les musées et institutions culturelles ou à la CIVS. Il s'agit donc d'un travail d'équipe que nous menons aussi avec les familles et les ayants droit.

La mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 a été créée en 2019, vous l'avez dit, monsieur le président, à la suite de plusieurs travaux de réflexion, dont celui mené par Mme Bouchoux au Sénat. À l'occasion de la commémoration de la rafle du Vel d'Hiv, en 2018, le Premier ministre avait demandé à ce que les efforts de recherche des biens conservés dans les collections publiques soient accentués. Il avait demandé de « faire mieux » pour une question d'honneur et de dignité de l'État. Cette volonté politique a permis de créer un service ad hoc chargé d'animer ces recherches et de mobiliser les professionnels et les différents acteurs concernés. Il s'agit, j'insiste sur ce point, d'une véritable politique publique de réparation et de mémoire.

La CIVS constitue un autre volet de ce dispositif. Créée en 1999 et placée auprès du Premier ministre, elle émet des recommandations en matière d'indemnisation ou, lorsque cela est possible de restitution. En 2018, un décret a élargi ses compétences en lui conférant notamment la capacité de s'autosaisir.

Cette politique publique s'inscrit dans la lignée des décisions prises par Jacques Chirac, lorsqu'il était Président de la République, et des recommandations de la mission que Jean Mattéoli a conduite entre 1997 et 2000 ; elle s'inscrit aussi en collaboration avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah.

Notre mission est rattachée au ministère de la culture, mais il faut toujours rappeler que les biens culturels ne constituent qu'une petite partie des spoliations subies dans le cadre du projet nazi d'éradication des Juifs d'Europe.

Le rattachement au secrétariat général du ministère permet de développer une vision transversale. Nous travaillons avec les différents services concernés au sein du ministère : le service des musées de France, mais aussi le service du livre et la lecture - parmi les biens spoliés, on compte de nombreux livres. Ce rattachement permet aussi de répondre à la critique ancienne, mais qui me semble dorénavant dépassée, selon laquelle le ministère serait juge et partie et aurait des réticences à restituer des biens.

Nous sommes chargés de travailler sur les oeuvres conservées dans les collections publiques, que ce soit sur ce qu'on appelle les MNR (Musées Nationaux Récupération), qui sont des oeuvres récupérées en Allemagne après la guerre, ou sur des oeuvres entrées légalement dans les collections, mais dont le parcours est problématique. Nous devons aussi répondre aux demandes des familles, qui font souvent elles-mêmes des recherches. Enfin, notre mission est chargée de présenter ces oeuvres, de raconter leur histoire et de sensibiliser le public.

Nous nous occupons par ailleurs de développer les formations sur ces questions et nous instruisons des dossiers individuels à la demande soit de musées soit de familles, ce qui inclut le cas échéant la recherche d'ayants droit.

Il reste beaucoup de travail à faire sur les MNR, qui restent au nombre d'environ 2 000. Depuis la guerre, 175 oeuvres ont été restituées, dont 40 % durant les dix dernières années, ce qui dénote une certaine accélération. Nous pensons en restituer entre 25 et 30 en 2022.

Mais, fait nouveau des dernières années, nous travaillons aussi sur les oeuvres achetées par les musées tant entre 1933 et 1945 que postérieurement à la guerre ; leur provenance doit être étudiée. Le musée du Louvre a lancé une vaste étude sur cette question, mais nous travaillons aussi avec d'autres musées - le musée d'Orsay, le musée national d'art moderne et des musées de taille plus modeste comme le musée Faure d'Aix-les-Bains ou le musée des Beaux-arts de Rouen. Les investigations sont difficiles. Ce travail sur l'ensemble des oeuvres achetées depuis 1933 est titanesque et nous devons identifier les oeuvres qui ont ce que nous appelons un « trou » dans la provenance. Lorsqu'un musée procède à une acquisition, il faut vérifier précisément la provenance de l'oeuvre.

Nous avons de nombreux partenaires en France et dans le monde. Les oeuvres circulent, elles sont disséminées et il nous faut aussi travailler avec les acteurs du marché de l'art, notamment pour les repérer lorsqu'elles sont mises en vente.

J'en viens maintenant au projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites. C'est un texte très important. Il autorise la sortie du domaine public d'oeuvres spoliées ou acquises dans des conditions troubles. C'est le premier exemple de texte de ce type, même si on peut le rapprocher de la loi du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal - les conditions historiques sont évidemment profondément différentes, mais la rédaction utilisée dans les articles du projet de loi que vous allez examiner se rapproche de celle de cette loi.

Ce projet de loi concernait quatorze oeuvres à l'origine ; une a été ajoutée lors des travaux de l'Assemblée nationale. Il raconte quatre « romans » pour reprendre le terme employé par la ministre en commission des affaires culturelles à l'Assemblée nationale.

L'article 1 er prévoit de faire sortir des collections nationales le tableau de Gustav Klimt intitulé « Rosiers sous les arbres », conservé par le musée d'Orsay. Cette oeuvre, achetée par l'État en 1980, a en effet fait l'objet d'une spoliation dans le cadre des persécutions antisémites perpétrées par les nazis en Autriche après l'Anschluss : la propriétaire de ce tableau, Eleonore Stiasny, a été contrainte de le vendre en août 1938 à Vienne pour un prix dérisoire afin de tenter de faire face aux taxes et impôts imposés à la population juive.

L'article 2 prévoit de faire sortir des collections nationales douze oeuvres issues de la collection d'Armand Dorville vendues lors d'une vente publique en juin 1942.

L'article 3 prévoit de faire sortir des collections de la ville de Sannois un tableau de Maurice Utrillo intitulé « Carrefour à Sannois ». Cette oeuvre, achetée par la ville en 2004, s'est révélée avoir été volée par le service allemand de pillage des oeuvres d'art, le Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) dirigé par Alfred Rosenberg, au collectionneur et marchand Georges Bernheim à Paris en 1940.

Enfin, l'article 4, ajouté à l'Assemblée nationale à la suite de recherches achevées récemment, concerne un tableau de Marc Chagall intitulé « Le Père » et conservé dans les collections nationales placées sous la garde du Musée national d'art moderne. Cette oeuvre s'est révélée avoir été volée à Lodz, en Pologne, à David Cender pendant ou après le transfert des Juifs vers le ghetto de la ville en 1940.

J'ajoute que nous n'avons pas besoin de loi pour restituer des MNR, car ces oeuvres sont considérées comme ne faisant pas partie des collections publiques.

Ce projet de loi constitue, à notre sens, une première étape, car nous devons avancer. Je rappelle que la ville de Sannois a décidé il y a plusieurs années maintenant de restituer le tableau de Maurice Utrillo. Pour l'avenir, la question se pose de savoir si nous devons disposer d'un dispositif législatif cadre pour faciliter les restitutions ou si nous devons procéder au cas par cas. La ministre est plutôt favorable à la première solution, plus souple, mais il n'est pas simple d'écrire un tel dispositif, car il faut définir précisément le champ des oeuvres concernées, mais aussi le champ temporel ou géographique. De nombreux députés se sont exprimés en faveur d'une loi-cadre, mais nous avions besoin de cette première étape. C'est l'objet de ce projet de loi.

Mme Béatrice Gosselin , rapporteure . - Notre commission examinera dans trois semaines le projet de loi dont débattent actuellement nos collègues députés. Il est important d'aller rapidement sur ces sujets, parce que le temps passe et que les recherches sont de plus en plus difficiles. Il s'agit d'un texte à la fois essentiel et sans précédent.

Essentiel, parce qu'il devrait permettre à notre pays de contribuer à la mémoire des victimes des persécutions antisémites, en restituant à leurs ayants droit quinze oeuvres appartenant à nos collections publiques.

Sans précédent, parce qu'il s'agit du premier texte visant à faire sortir des biens spoliés des collections que le Parlement aura à examiner.

L'étude d'impact de ce texte est à la fois très fournie et d'une grande qualité. Il me semble qu'elle permet de répondre à l'essentiel des interrogations que nous pourrions avoir. Je voudrais cependant vous poser trois séries de questions.

Dans son avis sur ce projet de loi, le Conseil d'État s'interroge, en ce qui concerne l'article 2, sur le caractère éventuellement prématuré de la remise des oeuvres aux ayants droit d'Armand Dorville, compte tenu de l'action en justice qu'ils ont parallèlement intentée l'été dernier pour obtenir la nullité de la totalité de la vente de juin 1942. Le Conseil évoque également le risque de créer un précédent sur la validité des ventes conduites à l'époque dans des circonstances analogues. Ces deux interrogations vous paraissent-elles fondées ?

J'en viens maintenant au débat autour d'une éventuelle loi-cadre. Vous recommandiez, dans votre rapport de 2018, de modifier le code du patrimoine pour permettre d'annuler l'entrée dans les collections publiques des oeuvres qui se révèlent spoliées et ne relèvent pas de la catégorie spécifique des MNR. Il est évident qu'une disposition-cadre permettrait d'accélérer sensiblement le rythme des restitutions des oeuvres spoliées, ce qui est souhaitable. Mais ce projet de loi nous montre combien les cas sont divers. Les spoliations ont des natures multiples et ne sont pas forcément intervenues sur le sol français. Comment parvenir à définir des critères à la fois suffisamment précis pour rendre possibles des dérogations au principe d'inaliénabilité des collections et suffisamment larges pour ne pas faire obstacle à certaines restitutions ? Est-ce un sujet auquel le ministère de la culture travaille actuellement ? Quels sont les critères que vous avez déjà identifiés ?

Je souhaiterais enfin vous interroger sur les axes d'amélioration, parce que nous nous rendons compte que le temps presse pour parvenir à identifier les oeuvres spoliées et répondre aux demandes des ayants droit qui se lancent aujourd'hui dans un véritable parcours du combattant, voire à les anticiper. Des progrès importants ont été faits ces dernières années. Le nombre d'oeuvres MNR restituées s'est beaucoup accru. Mais ce projet de loi nous le prouve, la question ne se résume pas aux seules oeuvres MNR. Quels sont les documents sur lesquels il est possible de s'appuyer pour ce travail d'identification ? Les archives sont-elles désormais suffisamment ouvertes ? Les moyens consacrés à la recherche sont-ils suffisants ? Faudrait-il former davantage de chercheurs ? Les exemples étrangers (Allemagne, États-Unis, Israël...) peuvent-ils être une source d'inspiration en termes de méthodologie, de moyens ou de formation ?

M. David Zivie . - En ce qui concerne l'article 2 du projet de loi, le contexte est complexe et il a fallu longtemps pour le caractériser. La vente des douze oeuvres en question a été organisée par la succession du collectionneur Armand Dorville, un avocat français juif, à la suite de son décès qui a eu lieu en zone Sud, mais elle a été placée sous administration provisoire par le Commissariat général aux questions juives. L'État a donc conservé le produit de la vente ; certes, il a ensuite proposé, au bout de quelques mois, et de manière surprenante, de le remettre à la famille, mais plusieurs des membres de celle-ci avaient entre-temps été arrêtés - ils seront déportés et assassinés. Après la guerre, selon les documents dont nous disposons, la vente elle-même n'a pas été remise en cause par les héritiers de la famille qui en ont finalement perçu le produit.

La CIVS a considéré que l'État, présent à la vente par l'intermédiaire du chef du département des peintures du Louvre, représentant la direction des musées nationaux, a acheté ces douze oeuvres en ayant connaissance du caractère particulier des circonstances de la vente ; elle a estimé que cette vente n'était pas spoliatrice, mais qu'elle avait eu lieu dans un contexte « trouble ». Compte tenu de ces circonstances particulières, la CIVS a proposé de « remettre » ces oeuvres, non de les « restituer ». Le Premier ministre a suivi cette recommandation.

La famille souhaitait pour sa part faire constater la nullité de la vente, ce qui permettrait la restitution d'autres oeuvres entrées dans les collections publiques après la guerre. Selon nous, ce contentieux est indépendant du projet de loi et nous poursuivons finalement le même objectif. De deux choses l'une : si le juge donne raison à la famille, l'État pourra remettre ces oeuvres grâce à l'adoption du texte qui va vous être soumis ; si le juge la déboute, l'État considère de toute façon qu'il faut les lui remettre. J'ajoute que la famille ne remet pas en cause la décision de l'État ; elle assigne l'État selon une autre procédure que celle que nous suivons avec ce projet de loi.

En ce qui concerne la mise en place d'un autre dispositif, plus général, visant à faciliter les restitutions, des réflexions sont en cours, mais il n'y a pas d'arbitrage à ce stade. Dans mon rapport, je proposais, sur le modèle de ce qui a été adopté dans le cadre de la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, de permettre à l'État de saisir le juge pour que celui-ci constate, ou non, la nullité de l'entrée de certaines oeuvres dans les collections publiques. Néanmoins, d'autres solutions existent et je ne suis plus favorable, à titre personnel, à la mesure que je proposais alors.

La question des critères est évidemment importante. Par exemple, la CIVS est aujourd'hui compétente pour les seules spoliations intervenues sur le territoire français pendant l'occupation, quelle que soit la nationalité des personnes spoliées. Or certaines oeuvres présentes dans nos collections ont été spoliées ailleurs ou à un autre moment et il faudrait prendre en compte cette situation. Vous le voyez, il est nécessaire de bien calibrer le dispositif pour ne pas embrasser trop large, tout en ne restreignant pas les possibilités de manière excessive. Plusieurs options sont sur la table et je pense que nous serons prêts assez vite maintenant.

En ce qui concerne les axes d'amélioration, j'en vois plusieurs.

Il est évident qu'il faut créer de l'intérêt dans les équipes des musées et des bibliothèques, susciter un déclic. Pour cela, nous organisons des formations avec l'Institut national du patrimoine (INP) et l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib) et il me semble que la compétence se diffuse. Un premier cursus universitaire diplômant a été ouvert à Nanterre cet hiver.

Les agents doivent aussi disposer de temps pour travailler sur de tels dossiers, ce qui est souvent difficile, car les effectifs sont nécessairement limités. Des chercheurs indépendants proposent aussi leurs services, sur le modèle de ce qui se fait en Allemagne où, pour information, les restitutions ne sont pas nécessairement plus faciles qu'en France.

S'agissant des documents, les archives sont désormais ouvertes et de plus en plus souvent numérisées, mais elles sont dispersées, tant en France qu'à l'étranger. Un exemple : nous devons aussi avoir recours aux archives diplomatiques pour ce qu'on appelle la commission de récupération artistique, un organisme créé en 1944 afin de traiter et de restituer les oeuvres d'art et les livres que le régime nazi avait spoliés en France durant l'occupation et que les alliés avaient retrouvés à la fin de la guerre à travers le continent européen.

Nous assistons en tout cas à un mouvement général dans beaucoup de pays et de nombreux musées ont lancé la revue de leurs collections. Il me semble que la clé réside dans l'échange d'informations pour éviter que nous fassions tous un peu les mêmes recherches, comme cela arrive parfois aujourd'hui. Nous devons mettre en commun nos connaissances.

M. Olivier Paccaud . - Je m'interroge sur un point précis en tant qu'agrégé d'histoire... Votre mission vise explicitement la période 1933-1945 contrairement au projet de loi qui ne comporte, dans son intitulé tout du moins, aucune date. Il est vrai que l'arrivée d'Hitler au pouvoir en janvier 1933 va très vite être suivie de mesures tenant à réduire les droits des Juifs, mais avez-vous des exemples de spoliations subies dès 1933 ? Il s'agit de ma part d'une simple curiosité historique.

M. Pierre Ouzoulias . - Le travail que vous menez est exemplaire ; il montre combien les recherches historiques sont indispensables avant qu'il ne puisse être question de proposer des solutions au Parlement, lorsqu'il est question de sortir des oeuvres des collections publiques. Vous avez compris que nous aurions aimé disposer d'un tel travail avant l'examen du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal...

Il ne peut être question de faire une comparaison entre les deux situations et contextes historiques et je me situe uniquement d'un point de vue juridique. D'un côté, le ministère de la culture semble considérer que la loi-cadre ne permet pas d'énoncer des critères opératoires au regard de la diversité des situations rencontrées et du risque d'incompétence négative du législateur - c'est ce qui est indiqué pour ce texte dans l'étude d'impact et c'est d'ailleurs la position de notre commission ! De l'autre, le ministère explique qu'une loi-cadre est possible pour la restitution des oeuvres africaines. Nous ne pouvons qu'être surpris... Je ne comprends pas, en droit, ce qui justifie la différence de traitement entre les deux dossiers.

Sur le fond, je comprends de votre intervention que le Gouvernement a acté un changement de doctrine sur ce qui constitue une oeuvre spoliée. Jusqu'à présent, on considérait surtout comme spoliées celles que le III e Reich avait saisies en France, éventuellement avec l'aide du Gouvernement français.

Désormais, la prise en compte du contexte particulier des lois antisémites donne lieu à une nouvelle approche. Certaines ventes ayant eu lieu sous l'Occupation s'apparentent à du dol. Le domaine de compétences de la commission s'est ainsi élargi après 1945. Par la loi du 22 juillet 1940, le Gouvernement pétainiste a déchu de nombreux juifs de leur nationalité. Beaucoup de juifs envoyés dans les camps étaient donc de fait étrangers, devenus apatrides et expulsés pour cela. Vous l'aurez compris, je me réfère à un discours récent. Or, quand on est déchu de sa nationalité, en droit français, on ne nous octroie plus les mêmes conditions de vente, ce qui signifie que les légitimes propriétaires ne pouvaient donc plus bénéficier de la protection juridique accordée aux Français. Cette nouvelle doctrine exige de vous un travail pour examiner la nature du marché de l'art pendant cette période, sachant que des musées nationaux ont ensuite pu racheter certaines des oeuvres vendues à l'époque.

Cette extension de compétences donne le vertige et le champ ainsi ouvert est immense. Vous avez raison : le Louvre ne doit pas s'arrêter en 1945. Y a-t-il un programme au sein du ministère de la culture pour renforcer ces moyens ?

Mme Catherine Morin-Desailly . - Je vous remercie d'avoir rappelé que notre ancienne collègue Corinne Bouchoux a été à l'origine de la mise en lumière de ces sujets et de cette trop lente réparation. Je salue son travail, occasion d'une prise de conscience pour notre commission.

Les choses semblent enfin bouger. Monsieur Zivie, vous accomplissez un travail important avec les moyens dont vous disposez. Vous avez évoqué le rôle du musée du Louvre et d'autres, dont celui de Rouen, ainsi que la formation des élèves de l'INP. Quels sont le cadre et le rythme de cette formation ? Beaucoup de musées sont-ils concernés en France ? Les élus des collectivités territoriales, gestionnaires de ces musées, ont-ils été sensibilisés à la question ? Ce sujet n'a en effet jamais été évoqué dans le cadre du conseil des territoires pour la culture, avec la ministre, alors que les tutelles devraient être sensibilisées à cette cause nationale.

Sur la recherche de provenance, certaines oeuvres qui avaient fait l'objet de spoliations sur le territoire français se trouvent sans doute aujourd'hui à l'étranger. Quelles actions sont déployées dans ce domaine ?

Enfin, pour aller dans le sens des propos de Pierre Ouzoulias, vous évoquez les difficultés à élaborer une loi-cadre. Estimez-vous pour autant qu'une loi-cadre est impossible ?

M. Max Brisson . - Je partage les propos de Pierre Ouzoulias et de Catherine Morin-Desailly.

Béatrice Gosselin a dit notre appréciation générale sur la loi présentée à l'Assemblée nationale et sur ses limites, et vous nous avez apporté des réponses.

Vous avez dit que le Sénat avait débattu d'un dispositif-cadre pour faciliter les restitutions. Ce n'est pas le cas : nous voulons que ce dispositif-cadre éclaire la représentation nationale pour éventuellement permettre certaines restitutions. Nous voulons examiner, par une démarche scientifique, chaque proposition de restitution. Nous sommes attachés à l'inaliénabilité des collections nationales et au rôle de la représentation nationale. Chaque oeuvre, chaque parcours a une histoire particulière.

Certes, comme l'a dit Pierre Ouzoulias, il n'y a pas à comparer la façon dont certains biens qui ont pu entrer dans les collections nationales à l'époque coloniale et la spoliation qui a eu lieu quand l'Europe était sous la férule nazie. Mais il est surprenant d'entendre le Président de la République parler de loi-cadre alors que vous exprimez des réserves, que je partage d'ailleurs. Généraliser reviendrait à une approche trop globale de l'histoire qui instrumentaliserait des oeuvres.

Pour les biens entrés dans nos collections durant la période coloniale, sous le Président Chirac et depuis la mission d'étude Mattéoli sur la spoliation des Juifs de France, un vrai travail de réflexion scientifique, que vous amplifiez, a été mené. Dieu merci, nous ne sommes pas ici sous l'emprise du rapport Sarr-Savoy, mais plutôt dans le cadre d'une réflexion digne d'un pays qui s'est confronté à son histoire.

M. David Zivie . - Monsieur Olivier Paccaud, pour la question des dates, nous avons cherché à viser large, de 1933 à 1945. Très vite, on observe des cas de ventes forcées à la suite de mesures prises contre des citoyens allemands juifs. Par exemple, nous nous interrogeons sur la date d'un tableau vendu par une famille berlinoise à la fin de l'année 1933, dont nous considérons qu'elle peut être liée aux persécutions qu'elle a subies. En 1935 et en 1936, beaucoup de ventes ont eu lieu pour pouvoir payer les impôts permettant de quitter le pays : elles peuvent être assimilées à une spoliation. Ainsi, le musée Labenche de Brive-la-Gaillarde a indemnisé une famille pour conserver une oeuvre vendue dans ces conditions.

Il est en tout cas important de rappeler que les ordonnances de 1945 ne visent que les spoliations intervenues sur le territoire français à partir de juin 1940. Par exemple, la spoliation du tableau de Klimt date de 1938, en Autriche. En tout cas, pour des ventes à partir de janvier 1933 en Allemagne, il y a un risque de spoliation, contrairement à une vente passée avant. Pour l'heure, la loi ne couvre que quatre cas dont le plus ancien remonte à 1938.

Sur l'élargissement du champ entre les saisies, les vols et les ventes, ce n'est pas si nouveau. On s'est beaucoup intéressé à la question du pillage par les services allemands dès juin 1940, parfois aidés des services français, par exemple le dossier Utrillo, avec l'intervention de l'équipe d'intervention du Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR). La question des ventes, notamment faites sous la contrainte, organisées par Vichy et le commissariat général aux questions juives, est prise en compte depuis la création de la CIVS qui indemnise les victimes de ces ventes. Les ventes dites « d'aryanisation » sont elles aussi considérées comme des spoliations depuis longtemps.

En revanche, c'est plus compliqué à caractériser pour certaines ventes non organisées par les administrateurs temporaires de Vichy, par exemple d'un particulier vendant mal et sans traces parce qu'il doit fuir. Beaucoup de pays considèrent les familles avec une certaine bienveillance et on peut considérer qu'il n'y a pas forcément besoin de preuves absolues. Il ne faut toutefois pas considérer que tout le marché de l'art, florissant après la guerre, est concerné.

Sur vos questions relatives à la loi-cadre, je me suis peut-être mal exprimé. Nous travaillons tous ensemble, au ministère et avec les musées, sur la période coloniale et sur la spoliation des années 1933 à 1945, mais nous abordons les sujets séparément. Les questions juridiques sont souvent proches, car il faut dans tous les cas faire sortir les oeuvres du domaine public. Pour la partie coloniale, que je connais moins, l'une des dernières étapes est l'annonce en octobre par le Président de la République, au moment de la restitution des oeuvres au Bénin, d'une réflexion sur une loi générale, confiée à Jean-Luc Martinez. Par ailleurs, nous nous sommes interrogés sur la création d'un dispositif-cadre pour la période 1933-1945.

Cette dernière option n'a pas été retenue, comme nous l'avons précisé dans l'exposé des motifs. Cependant, pour reprendre les termes prononcés avant-hier par la ministre devant l'Assemblée nationale, nous sommes sur cette voie, qui n'est pas impossible même si j'ai exprimé certaines des questions et des difficultés que pose la rédaction d'un tel cadre, en particulier en ce qui concerne ses bornes géographiques et temporelles. Cette loi est une première étape. Peut-être aurons-nous deux cadres, un pour le volet colonial et l'autre pour le volet 1933-1945.

Sur le fait de faciliter les restitutions, je me suis mal exprimé en interprétant ce que voulait le Sénat, mais je maintiens le terme pour les biens dont on sait qu'ils ont été spoliés, comme le Klimt ou l'Utrillo de Sannois. Une fois la spoliation avérée, il pourrait être souhaitable d'accélérer les choses. Bien qu'il faille séparer les deux questions, ce travail qui dure depuis 25 ans permettra peut-être aussi de servir de modèle à ceux qui réfléchissent sur les oeuvres coloniales. J'espère avoir pu corriger les choses.

M. Max Brisson . - Je vous remercie.

M. David Zivie . - Madame Catherine Morin-Desailly, vous avez parlé du rôle des musées, avec des milliers d'oeuvres ainsi acquises. Le Louvre a commencé par les acquisitions faites de 1933 à 1945, mais aussi après 1945. C'est ce que nous avons fait aussi avec le musée national d'art moderne et le musée d'Orsay. On parle de milliers d'oeuvres. Pour Rouen, nous en sommes au début, nous en reparlerons prochainement avec son directeur Sylvain Amic, qui est enthousiaste. Le musée pourra ainsi s'appuyer sur un réseau de chercheurs pour passer en revue certaines acquisitions. Il y a d'autres initiatives, comme celle du musée Faure à Aix-les-Bains, sur un legs reçu en 1942, de l'initiative propre du musée, avec le soutien de la collectivité.

D'autres musées nous consultent à l'occasion de certaines donations. C'est par exemple le cas de celui du Havre pour la donation d'un Dufy, pour lequel je précise qu'il n'y avait pas de problème. Le mouvement n'est pas encore massif, mais ces initiatives locales sont à saluer.

Vous avez raison, il faut peut-être travailler plus systématiquement à la sensibilisation des élus en plus du travail actuel des directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Sur la formation, j'ai évoqué un nouveau diplôme universitaire. Pour les agents du ministère, dont les élèves conservateurs de l'INP, et des bibliothécaires de l'Enssib, il y a trois jours de formation obligatoire sur ce sujet, sur des cas concrets. Les deux établissements proposent aussi des formations continues. L'école du Louvre aborde aussi la question de l'histoire des collections, et un membre de l'équipe y intervient régulièrement. En outre, plusieurs universités en histoire de l'art et en droit travaillent sur la question, comme celles de Lyon et Paris II. Il devient plus rare pour des étudiants, même non spécialistes, de passer à côté du sujet.

S'agissant de l'étranger, un réseau s'est constitué entre la CIVS et des commissions équivalentes en Allemagne, en Autriche, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Pour les oeuvres spoliées en France et retrouvées à l'étranger, cela dépend de discussions entre États et avec les détenteurs. Nous sommes parfois aussi sollicités par des acteurs du marché de l'art, qui s'appuient sur notre expertise pour négocier entre le détenteur et les descendants de la famille spoliée. Nous échangeons également avec des homologues aux États-Unis et en Israël.

Mme Annick Billon . - Dans le volet gouvernance générale de votre rapport de février 2018, votre cinquième proposition était d'aider et d'assister les collectivités territoriales dans le suivi des dossiers des biens spoliés. Quelle en serait la déclinaison locale concrète et quelles collectivités en seraient les bons chefs de file ?

Ensuite, comment peut-on renforcer les liens avec le marché de l'art pour mieux lutter contre la circulation des biens spoliés ?

M. Laurent Lafon , président . - La constitution de la CIVS a été un accélérateur. Combien de familles ont déposé un dossier auprès d'elle ?

Par ailleurs, la question de la spoliation n'est plus un sujet de débat public, la doctrine s'est affinée et une organisation est en place pour répondre aux demandes et agir de manière proactive. À quel rythme pouvons-nous traiter des spoliations qui ont eu lieu il y a plus de 80 ans et quels sont les moyens mis à disposition par l'État ?

Mme Laure Darcos . - Quels sont vos rapports avec les instances juives ? En particulier, on sait que le mémorial de la Shoah est volontaire sur le sujet.

M. David Zivie . - Nous avons des exemples de collaboration avec les collectivités territoriales, je pense notamment au musée Labenche de Brive-la-Gaillarde, dont j'ai déjà parlé. Ce musée avait reçu une demande d'une famille en Allemagne, pour une tapisserie achetée durant les années 1990. Nous les avons aidés à faire les recherches nécessaires, en y associant le Louvre. Une fois la confirmation que c'était bien l'oeuvre recherchée, vendue sous la contrainte en Allemagne, nous avons aidé à la mise en relations. Si tous nous demandaient de l'aide, nous aurions du mal à y répondre mais cela se met en place.

Sur le niveau pertinent de collectivité, je pense que ce doit être avant tout la collectivité propriétaire, souvent la municipalité, mais pas toujours : il existe aussi des musées départementaux par exemple. En effet, c'est le propriétaire qui est amené, le cas échéant, à restituer l'oeuvre. Nous l'avons vu avec la ville de Sannois, dont le conseil municipal s'était à l'unanimité prononcé en faveur de la restitution.

Sur le marché de l'art, il y a de plus en plus de liens avec les grandes maisons de vente, comme Christie's, Sotheby's, Artcurial et quelques maisons de vente plus modestes en France. Les deux premières ont un service restitutions, qui passe les oeuvres en revue avant leur mise en vente. Elles nous sollicitent parfois, et nous les invitons le cas échéant à retirer des oeuvres de la vente. Certaines maisons plus petites font appel à Art Loss Register, qui recense tous les fichiers d'oeuvres volées. Nous avons nous aussi besoin des archives des maisons de vente, pour retrouver les propriétaires d'avant-guerre. Nous travaillons avec Drouot, qui a des séries complètes de catalogues de vente. Cela fonctionne bien, même si ces partenaires ont parfois du mal à révéler des informations comme le propriétaire actuel ou les acheteurs les plus récents. Sotheby's présentera d'ailleurs bientôt ses travaux au Louvre.

Sur les familles qui formulent des demandes auprès de la commission, certaines n'ont aucune information à donner. Lorsqu'elles existent, les archives des familles sont précieuses, mais nous ne les leur demandons pas spécifiquement.

Environ 170 dossiers sont ouverts à la CIVS, dont une vingtaine en fin de parcours. Une cinquantaine de dossiers sont en cours d'ouverture. Cependant, parmi eux, certains concernent des milliers de pièces volées, et d'autres beaucoup moins, mais avec très peu d'éléments d'information ou d'archives, notamment des ventes contraintes.

Quelques demandeurs deviennent eux-mêmes des chercheurs. Ainsi, Pauline Perrignon, arrière-petite-fille du collectionneur Jules Strauss, s'est plongée dans cette problématique et aide désormais d'autres familles.

Sur la rapidité et sur le rythme, nous avons élargi notre champ d'action en travaillant sur les collections. Madame Gosselin m'interrogeait plus tôt sur le risque de créer des précédents : combien d'oeuvres pourraient être concernées par une future loi, d'espèce ou cadre ? Il est impossible de le dire. S'agissant du précédent que pourrait créer le dossier Dorville, le travail du Louvre a permis de montrer que les quelques ventes ayant eu lieu pendant la guerre via un administrateur provisoire ont déjà été traitées après-guerre. En revanche, certaines oeuvres ont circulé à la même période mais dans d'autres conditions.

En termes de moyens, nous sommes six personnes et faisons appel, grâce à notre budget, qui n'existait pas avant, à des chercheurs indépendants qui doublent nos capacités. La CIVS a accès aux archives nationales et départementales sur l'ensemble des chefs de spoliation.

Désormais, nous restituons très rarement à des enfants de spoliés en raison de leur âge. Il s'agit plutôt de petits-enfants ou d'arrière-petits-enfants. Même avec l'éloignement, ces démarches recréent souvent un lien avec les générations passées, il y a un effet dans la mémoire des familles, apprécié et recherché par elles. Le temps n'est donc pas un obstacle.

Sur les organisations juives, la Fondation pour la mémoire de la Shoah est notre principal interlocuteur. Le Mémorial de la Shoah a organisé une exposition en 2019 sur ce sujet, à laquelle nous avons été associés, avec pour la première fois des prêts d'oeuvres du Louvre et du Musée d'Orsay. Je pense aussi à la Claims Conference américaine, avec laquelle nous travaillons.

Mme Sabine Drexler . - Étant élue d'Alsace, je sais que beaucoup de familles juives alsaciennes sont parties en Suisse. Je souhaite savoir si vous travaillez avec ce pays.

M. David Zivie . - Nous travaillons avec des musées suisses, dont celui de Berne, mis en avant dans l'actualité depuis des années, car c'est à lui que le marchand Cornelius Gurlitt a légué plusieurs centaines oeuvres, qui ont fait l'objet de recherches par le musée.

Un autre volet, que je connais moins, concerne les questions bancaires sur l'argent conservé en Suisse.

Toujours est-il qu'il y a bien des contacts sur place, avec le musée de Neuchâtel également. D'ailleurs, certaines oeuvres ont aussi été mises à l'abri en Suisse, sous un statut pas toujours clair : était-ce une vente de sauvetage, une vente forcée, l'acheteur en a-t-il profité ? Ces questions restent souvent posées.

M. Laurent Lafon , président . - Je vous remercie pour toutes ces explications, qui seront précieuses pour notre travail sur ce texte. Chacun dans cette commission est attentif au travail de réparation auquel notre pays se livre et vous avez notre soutien. Au-delà du projet de loi actuel, nous aurons certainement l'occasion d'en reparler.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .


* 1 Rapport de Mme Corinne Bouchoux présenté le 16 janvier 2013 au nom de la mission d'information de la commission de la culture sur les oeuvres d'art spoliées par les nazis, intitulé « OEuvres culturelles spoliées ou au passé flou et musées publics : bilan et perspectives ».

* 2 Rapport de M. David Zivie à Mme Françoise Nyssen, ministre de la culture, de février 2018 « "Des traces subsistent dans des registres..." - Les biens culturels spoliés pendant la Deuxième Guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer ».

* 3 Cf. commentaire de la décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010 - Loi portant réforme des retraites.

* 4 Cf. par exemple les décisions n° 2015-719 DC du 13 août 2015 - Loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne et n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016 - Loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.

* 5 Décision n° 2007-546 DC du 25 janvier 2007 - Loi ratifiant l'ordonnance n° 2005-1040 du 26 août 2005 relative à l'organisation de certaines professions de santé et à la répression de l'usurpation de titres et de l'exercice illégal de ces professions et modifiant le code de la santé publique.

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